La victoire de Milei assure la continuité de la misère et l’intensification de la répression contre les prolétaires
(«le prolétaire»; N° 551; Décembre 2023 - Janvier 2024)
Les élections argentines du dimanche 19 novembre ont proclamé comme vainqueur Javier Milei, candidat de La Libertad Avanza, qui s’était présenté comme une sorte d’outsider de la politique traditionnelle. A la fois histrionique et bouffon, Milei a fait des réseaux sociaux et de ses interventions plus que grotesques dans les médias une sorte d’emblème, un drapeau destiné à montrer son rejet des formes politiques même traditionnelles. Et c’est en grande partie grâce à cela, grâce à une image plus qu’à un programme, grâce au scandale permanent plus qu’à une perspective à moyen terme de gouvernement, qu’il a réussi à battre d’abord Patricia Bulrich, candidate de la droite traditionnelle réunie autour de l’Unione Civica Radicale, puis le candidat officiel Sergio Massa, ex-ministre des Finances du gouvernement péroniste de ces dernières années.
Finalement, les résultats ne sont pas aussi étranges que la presse a voulu le faire croire : Milei ne pourra compter que sur 38 sièges sur 257 au Congrès, et dépendra toujours de la formation d’un bloc avec la droite traditionnelle de Macri et Bulrich pour pouvoir réaliser son programme de gouvernement. Dans un schéma également connu en Espagne, les partis du «changement» s’appuient sur les anciennes structures politiques, qui servent en réalité à maintenir leur pouvoir.
La situation dans laquelle Javier Milei arrive au pouvoir est critique pour l’Argentine. Après quatre années d’un gouvernement péroniste qui a assuré la continuité de la dynastie Kirchner (d’abord Néstor, président du pays de 2003 à 2007, puis son épouse Cristina, également présidente de 2007 à 2015 et vice-présidente du gouvernement sortant), et en raison de la structure sociopolitique du péronisme «de gauche», corrompu jusqu’à la moelle et basé sur de vastes réseaux clientélistes établis avec les syndicats et d’autres organisations civiles, la réalité du pays s’est notablement détériorée. C’est pourquoi la candidature de Sergio Massa, identifié pour son comportement au gouvernement comme l’un des responsables de cette situation, a pu mobiliser contre lui à la fois La Libertad Avanza et la partie de l’Unione Civica Radicale contrôlée par l’ancien président Macri, qui a fourni des moyens, de l’argent et des infrastructures au petit parti «ultralibéral».
Sur le plan économique, la situation est la pire que l’Argentine ait connue au cours des quarante dernières années, ce qui n’est pas peu dire. En décembre de cette année et d’une année sur l’autre, l’inflation connaîtra une variation de 210% ; la faible valeur du peso [la monnaie nationale] rend incroyablement chères les importations, essentielles dans un pays importateur net de produits industriels, technologiques et même agricoles. En bref, la pauvreté a augmenté dans tout le pays, plus de 20% de la population ne dispose pas du minimum de produits essentiels pour vivre et ces dernières années la mort d’enfants à cause de la faim a même été signalée. Les mesures prises par le gouvernement péroniste n’ont pas soulagé cette situation. D’une part, l’action de la Banque centrale en émettant des lettres de change en guise de compensation pour que les banques commerciales obtiennent des dépôts en pesos n’a fait qu’accroître les tensions inflationnistes en raison de l’expansion de ses engagements financiers et des intérêts payés sur ceux-ci. D’autre part, les obligations contractées par l’État auprès du FMI pèsent sur l’économie et oblige le FMI lui-même à souligner, dans sa note de juillet dernier, que le pays n’est pas en mesure de satisfaire aux exigences imposées pour l’accès à son Mécanisme élargi de crédit. Enfin, la pire sécheresse depuis des décennies, a frappé de plein fouet un pays dont une grande partie de l’économie repose sur l’exportation de produits agricoles.
Face à cette situation politique et économique, l’apparition de Milei comme une sorte de figure illuminée de la politique nationale, comme quelqu’un d’extérieur à la «caste» (professeur d’économie de profession il se rattache au courant dit « autrichien », certes marginal au sein de la pensée économique bourgeoise) semble le remède radical qui manquait. Et ce, d’une part, en raison d’un discours anti-caste, si cher au populisme de droite et de gauche, et de la référence à l’État profond comme véritable origine du malaise social, assortie dans ce cas d’un discours ultra-libéral sur la nécessité de réduire l’État à sa plus simple expression. Et, d’autre part, pour ses invectives économiques, sur la nécessité de dollariser l’économie, d’abolir la Banque Centrale elle-même, de privatiser toutes les entreprises publiques, etc. Ce sont précisément ces élans, ainsi que la bouffonnerie du personnage, qui ont attiré l’attention de la presse internationale et forgé l’aura du personnage providentiel qui l’accompagne.
Mais que peut-on attendre de Milei ? Comme dans les autres pays où un tel personnage a triomphé (le Brésil avec Bolsonaro, les États-Unis avec Trump, l’Italie avec Meloni ou Wilders aux Pays-Bas), ce qui prime, ce sont l’autoritarisme, la promesse de durcir la loi, de poursuivre le crime et la subversion, etc. Ce n’est pas pour rien que Milei, détracteur de l’État dans ses discours, ne tarit pas d’éloges sur la police argentine qui, avec l’armée, a une très longue histoire d’assassinats derrière elle. Ce rappel à l’ordre, étendard de la petite bourgeoisie réclamant la paix contre la tension sociale que les récentes crises capitalistes ont fait remonter à la surface, est l’objectif principal, le reste lui étant subordonné. On comprend pourquoi, en plus des prétendus «anarcho-capitalistes», Milei a nommé au nouveau gouvernement et comme vice-présidente d’Argentine Victoria Villarruel, liée à l’extrême droite nationale et défenseuse de la dictature de Videla. La critique de la «caste» que le nouveau gouvernement apporte dans son propre programme fonctionne aussi dans ce sens : l’idée d’une réforme gouvernementale basée sur l’ordre et la main de fer est très chère à cette petite bourgeoisie qui, écrasée par la grande bourgeoisie et son État, fantasme sur la croyance que ce sont les intrigues noires, les familles ou les clans politiques qui la détruiront et la réduiront à la misère, et non le cours économique et social implacable du capitalisme.
Deuxièmement, les réformes économiques proposées par Milei visent à libéraliser le secteur public - notamment YPF (1), les compagnies aériennes et la télévision publique - afin de contenir les dépenses. En cela, le message s’est adouci dès son arrivée au pouvoir : des excès verbaux de la campagne, il est passé à «assainir d’abord, vendre ensuite», ce qui pourrait bien signifier ne jamais vendre, car la «caste» qui correspond à la haute bourgeoisie nationale pourrait ne pas vouloir s’en débarrasser. Quoi qu’il en soit, la longue chaîne de privatisations à laquelle nous assistons depuis quarante ans dans tous les pays capitalistes montre qu’un transfert de ces secteurs ou entreprises rentables au capital national ou international n’implique pas, à moyen terme, de réduction des dépenses de l’État en termes globaux. Dès sa naissance, l’État bourgeois est le principal agent du capitalisme en termes de propriété, de capacité d’intervention sur le marché, etc. L’augmentation systématique des dépenses publiques, du budget, est un fait irrévocable qui découle de sa nécessité d’intervenir dans tous les aspects de la vie sociale du monde bourgeois et il n’y a pas et il n’y aura pas de gouvernement capable de l’éviter, même s’il le voulait... ce qui n’arrive jamais.
Quant aux ajustements financiers, visant à stabiliser la situation du peso par rapport au dollar afin de pouvoir, dès lors, atténuer l’inflation galopante qui affecte le pays, on ne peut en imaginer qu’un succès relatif et temporaire. Bien que les mesures de libéralisation des changes (en Argentine, il existe plusieurs taux de change peso-dollar, avec une différence de plusieurs milliers entre le taux officiel et celui, beaucoup plus réaliste, du marché noir), y compris tous les ajustements nécessaires visant à réduire les obligations de l’État qui contribuent à la dévaluation du peso, puissent avoir l’effet escompté, la cause de l’inflation argentine, qui est un phénomène chronique, se trouve dans la structure productive du pays : l’absence relative d’une industrie nationale oblige à importer la quasi-totalité des produits finis, ce qui, en contrepartie, oblige le pays à dépendre des exportations agricoles. Les ajustements fiscaux et monétaires ne changeront rien à cette situation, et l’idée qu’ils enclencheront une sorte de cercle vertueux qui augmentera l’entrée de dollars dans le pays et appliquera un baume sur la situation actuelle, ne développera dans le meilleur des cas, qu’une situation de grande fragilité qui ne pourra que s’inverser à tout moment.
Que peut-on vraiment attendre de Milei et de son gouvernement? Les ajustements économiques se feront contre le prolétariat et contre la grande masse des pauvres qui peuplent la périphérie du grand Buenos Aires et les grandes villes du pays. A moyen terme, la «discipline fiscale» signifiera de fortes exigences à l’encontre de la classe ouvrière, qui verra comment la réduction des dépenses publiques sera celle des misérables subventions grâce auxquelles une bonne partie d’entre elle survit aujourd’hui. En outre, la réforme financière visera sans aucun doute à contenir les salaires, ce qui permettra de limiter la dévaluation du peso et l’inflation. Et si les réformes allaient finalement dans le sens d’une dollarisation de l’économie, cette baisse des salaires sera encore plus importante car ils seront fixés en dollars et forcés à la baisse.
Cette situation, comme promise par Milei lors de sa campagne électorale, s’accompagnera d’un durcissement de la répression contre les secteurs organisés de la classe prolétarienne, même lorsqu’ils sont dirigés par des syndicats collaborationnistes ou péronistes. Les participants aux piquets de grève, les grévistes, les travailleurs organisés en coopératives... seront constamment dans le collimateur du nouveau gouvernement, qui interviendra durement pour que ses mesures ne se heurtent pas à une forte riposte des prolétaires. En attendant, n’en doutons pas, la «caste» politique, syndicale et Cie, restera intacte, prête à entrer au gouvernement à la chute de Milei.
Le gouvernement Milei représente une nouvelle étape sur un chemin qui a commencé d’une certaine manière en 2001, avec les troubles sociaux provoqués par la crise économique et le corralito (2). Ces révoltes avaient un caractère interclassiste marqué, donc confus et sans perspective (l’image du Congrès attaqué par une masse portant le drapeau national sur la tête est emblématique), mais un secteur de la classe ouvrière a pu s’y exprimer, bien que de façon très limitée, en tendant instinctivement à rompre tant avec l’orientation démocratique des révoltes qu’avec les organisations traditionnelles du syndicalisme officiel (CGT) et des partis péronistes. Ces tendances ont été rapidement étouffées tant par l’effort de répression de l’État que par la politique de collaboration avec la bourgeoisie imposée par la gauche officielle et l’extrême gauche trotskiste. Le kirchnerisme, forme particulièrement aberrante de ce socialisme du XXIe siècle que l’opportunisme brandissait dans ces années-là, a été le salut d’une bourgeoisie qui jusqu’alors, n’avait pas réussi à maintenir un seul de ses gouvernements. Depuis lors, tant la crise structurelle du pays que l’aggravation de la situation internationale ont ouvert la voie à une solution comme celle proposée aujourd’hui par Milei.
Les prolétaires argentins, pour lesquels s’ouvre aujourd’hui une période très difficile parce que la bourgeoisie est passée de la politique du bâton (de plus en plus) et de la carotte (de moins en moins) à la menace ouverte, ne pourront tirer les leçons de cette situation que s’ils rompent avec la terrible influence que le nationalisme et le démocratisme exercent sur eux à travers des organisations politiques et syndicales opportunistes : s’ils luttent contre l’offensive bourgeoise non pas dans le cadre des organisations qui les contrôlent encore aujourd’hui et qui ne garantissent que la défaite face à toute exigence de l’ennemi, mais avec leurs propres moyens et méthodes classistes, avec leur propre organisation indépendante sur le terrain de la lutte immédiate, dans la perspective de rompre non seulement avec l’inertie qui les empêche aujourd’hui de réagir, mais aussi avec la grande force que représente la contre-révolution qui domine depuis des décennies.
(1) YPF, Yacimientos Petroliferos Fiscales, est une entreprise spécialisée dans l’exploitation, l’exploration, la transformation, la distribution et la vente de pétrole et de ses dérivés, dont 51% des actions sont aux mains de l’État.
(2) Lors de la crise économique argentine de 2001, afin d’éviter l’effondrement du système bancaire, une restriction avait été imposée sur la disponibilité en espèces de l’argent des comptes bancaires et de l’épargne, et elle a été appelée corralito.
23/11/2023
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