Amadeo Bordiga
Lénine sur le chemin de la révolution
(extraits)
(«le prolétaire»; N° 552; Février-Mars-Avril 2024)
Pour commémorer l’œuvre de Lénine (mort en janvier 1924 d’un AVC après de longs mois d’affaiblissement), Bordiga tint une conférence à la Maison du Peuple de Rome, le 24 février 1924. Cent ans plus tard ce texte dont nous publions des extraits est une réponse à tous ceux qui dénigrent derrière la figure de Lénine, la révolution prolétarienne et le marxisme. Le texte complet a été publié sur notre brochure Le Prolétaire n°21, disponible à notre adresse.
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LE RESTAURATEUR DE LA THEORIE MARXISTE
Nous considérons tout d’abord son œuvre comme restaurateur de la doctrine philosophique du marxisme ou, pour mieux dire, de la conception générale de la nature et de la société appartenant au système de connaissances théoriques du prolétariat révolutionnaire : celui-ci n’a pas seulement besoin en effet, d’une opinion sur les problèmes de l’économie et de la politique : il lui faut prendre position sur tout l’ensemble des questions ci-dessus.
A un certain moment de l’histoire complexe du mouvement marxiste apparut une école philosophique qui entendait soumettre à révision le matérialisme dialectique marxiste afin de donner au mouvement ouvrier une base philosophique idéaliste et presque mystique. Cette école prétendait faire admettre aux marxistes que les philosophies néo-idéalistes modernes avaient « dépassé la philosophie matérialiste et scientifique. Son chef était le russe Bogdanov : Lénine lui répondit d’une façon définitive dans une œuvre (Matérialisme et empiriocriticisme) malheureusement peu traduite et peu connue, parue en russe en 1908. Après un important travail de préparation, il y développe une critique des philosophies idéalistes anciennes et modernes, défendant intégralement le réalisme dialectique de Marx et d’Engels, et démontrant sa brillante supériorité sur les idées abstruses des philosophes officiels.
Il prouve ensuite que les écoles idéalistes modernes ne font que refléter un état d’esprit récent de la bourgeoisie, et leur influence sur la pensée du parti prolétarien, une psychologie d’impuissance et un désarroi provoqués par la réelle situation de défaite de la classe ouvrière russe après 1905. Lénine établit d’une façon qui pour nous exclut tout doute ultérieur, qu’« il ne peut pas exister de doctrine socialiste et prolétarienne sur des bases spiritualistes, idéalistes, mystiques et morales »
Lénine défend l’ensemble de la doctrine marxiste sur un autre front, celui de l’économie et de la critique du capitalisme. Marx n’a pas achevé son œuvre monumentale, Le Capital, mais il a laissé au prolétariat une méthode d’étude et d’interprétation des faits économiques qu’il s’agissait d’appliquer aux données nouvelles fournies par le développement capitaliste récent sans en déguiser la portée révolutionnaire.
Là, le révisionnisme, et surtout le révisionnisme allemand, avait cherché à tricher, élaborant des doctrines « nouvelles » qui constituaient autant de rectifications en apparence secondaires, mais en réalité essentielles, aux doctrines de Marx. Si nous parlons de tricherie c’est que (et Lénine l’a montré mieux que personne) le révisionnisme ne se présentait pas seulement comme une prétendue conquête de résultats scientifiques objectifs, mais comme un opportunisme politique : la corruption des chefs prolétariens alla en effet jusqu’à retirer de la circulation des écrits importants de Marx et d’Engels dont ils tentaient, soit de fausser, soit de « rectifier » la pensée.
Avec d’autres économistes, comme Rosa Luxemburg et le Kautsky de la bonne époque, Lénine continue au contraire la critique économique du capitalisme faite par Marx. Il soutient dans d’innombrables écrits que la science économique marxiste est parfaitement en mesure d’expliquer des phénomènes modernes comme les monopoles économiques et la lutte impérialiste pour les marchés coloniaux : il n’y avait donc à modifier aucune de ses théories fondamentales sur la nature du capitalisme, et sur l’accumulation de ses profits grâce à l’exploitation de ses salariés.
En 1915, Lénine résume ces résultats dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, œuvre de vulgarisation qui reste un écrit fondamental de la littérature communiste. Cette attitude théorique est le point de départ de sa lutte politique contre l’opportunisme et les vieux chefs faillis dans la guerre impérialiste. Nous y reviendrons plus loin.
Dans le domaine plus étroitement russe, Lénine mena une autre lutte théorique, contre les falsificateurs bourgeois du marxisme, celle-là. Rejetant le contenu politique et révolutionnaire du marxisme, ils prétendaient en accepter le système et la méthode économique et historique afin de démontrer qu’en Russie le capitalisme devait triompher de la féodalité : leur adhésion dissimulait mal leur projet de réprimer toute avancée ultérieure du prolétariat.
Dans son œuvre de théoricien, qu’il nous soit permis de l’observer, Lénine se présente comme le défenseur de l’inséparabilité des parties dont se compose la conception marxiste. Il ne le fait certes pas par dogmatisme fanatique - personne ne mérite moins que lui cette accusation - puisqu’il s’appuie sur l’examen d’une énorme quantité de faits et d’expériences fournis par sa culture exceptionnelle de chercheur et de militant et illuminés par son génie incomparable.
Nous devons considérer à la manière de Lénine ceux qui isolent arbitrairement une « partie » du marxisme pour en disposer à leur gré : que ce soient des économistes bourgeois qui trouvent commode la méthode du matérialisme historique, comme c’est arrivé il y a quelques décennies, et non seulement en Russie mais même en Italie (autre pays de capitalisme arriéré) ; que ce soient des intellectuels liés aux écoles philosophiques du néo-idéalisme qu’ils prétendent concilier avec l’acceptation des thèses sociales et politiques du communisme ; que ce soient des camarades qui écrivent des livres pour affirmer leur accord avec la partie « historico-politique » du marxisme mais proclament ensuite caduque toute la partie économique, c’est-à-dire les doctrines fondamentales pour l’interprétation du capitalisme.
A diverses reprises Lénine a analysé, a critiqué des attitudes analogues, il a brillamment et de façon marxiste indiqué que leurs véritables origines se trouvent en dehors et contre l’intérêt du véritable processus d’émancipation prolétarienne. De façon non moins brillante, il a prévu à l’avance leurs dangereux développements opportunistes qui ont débouché de façon plus ou moins directe sur le passage à la cause ennemie, sauf bien sûr les exceptions individuelles de tel ou tel camarade resté fidèle à notre drapeau. A la suite de Lénine nous devons répondre à ceux qui « daignent » d’accepter nos opinions mais sous bénéfice d’inventaire, avec des distinctions arbitraires, des divisions fantasques, qu’ils nous feraient grand plaisir de s’épargner la peine d’accepter le « reste » du marxisme : en effet la force majeure de celui-ci est précisément de constituer une perspective d’ensemble, reflet des problèmes du monde naturel et humain en même temps que des faits politiques et économiques, dans la conscience d’une classe révolutionnaire.
L’œuvre restauratrice de Lénine est plus grandiose, ou au moins plus connue universellement, dans la partie « politique » de la doctrine marxiste, c’est-à-dire pour ce qui est de la théorie de l’Etat, du parti, du processus révolutionnaire, sans exclure que cette partie, que nous préférerions appeler « programmatique », inclut aussi tout le processus économique qui s’ouvre avec la victoire révolutionnaire du prolétariat. La réfutation éclatante des équivoques, des mensonges, des mesquineries et des préjugés des opportunistes, des révisionnistes, des petits bourgeois, des anarco-syndicalistes s’accomplit dans ce domaine d’une façon encore plus passionnante et impressionnante. Après Lénine sur ce terrain les armes polémiques se brisent entre les mains de tous nos contradicteurs proches ou lointains. Ceux qui les ramassent démontrent seulement leur ignorance, c’est-à-dire leur absence du processus vivant qu’assume la lutte du prolétariat aspirant à sa libération.
Parcourons à grands traits cette série de thèses qui sont autant de fragments de réalité fixés dans les termes d’une doctrine incomparablement vraie et vitale. Il nous suffit de suivre Lénine : ce sont les thèses des premiers congrès de la nouvelle Internationale ; ce sont les discours, les programmes et les proclamations du parti bolchévik sur la voie de la grande victoire ; c’est enfin l’exposé patient et génial de L’Etat et la Révolution où il démontre que ces thèses n’ont jamais été autre chose que celles de Marx et d’Engels, dans l’interprétation correcte des textes classiques et dans la compréhension véritable de la méthode et de la pensée des maîtres depuis le Manifeste jusqu’à l’analyse des événements ultérieurs et surtout des révolutions de 48, de 52 et de la Commune de Paris. Œuvre qui accompagne l’avancée historique du prolétariat mondial et que Lénine reprend et rattache aux batailles révolutionnaires de Russie : la défaite de 1905 et l’écrasante revanche de 12 ans plus tard.
Le problème de la signification de l’Etat est résolu dans la cadre de la doctrine historique de la lutte de classe : l’Etat est l’organisation de la force de la classe dominante, née révolutionnaire, devenue conservatrice dans ses positions. Comme pour tous les autres problèmes, il n’y a pas une entité immanente et métaphysique, « l’Etat », attendant la définition et le jugement du philosophe de service réactionnaire et anarchisant ; mais il y a l’Etat bourgeois, expression de la puissance capitaliste, comme il y aura plus tard l’Etat ouvrier et comme ensuite nous tendrons à la disparition de l’Etat politique. Notre analyse scientifique nous permet de montrer que toutes ces phases se succèdent dialectiquement dans le processus historique, chacune d’elle naissant de la précédente dont elle constitue la négation. Qu’est-ce qui les sépare ? Entre l’Etat de la bourgeoisie et celui du prolétariat se place nécessairement le point culminant d’une lutte révolutionnaire vers laquelle est guidée la classe ouvrière par le parti politique communiste, qui remporte la victoire en renversant par les armes le pouvoir bourgeois et en constituant le nouveau pouvoir révolutionnaire ; et celui-ci réalise avant tout la démolition du vieil appareil d’Etat dans toutes ses ramifications et organise la répression par les moyens les plus énergiques des tentatives de contre-révolution.
Aux anarchistes nous répondons que le prolétariat ne peut pas immédiatement supprimer toute forme de pouvoir, mais qu’il doit au contraire assurer « son » propre pouvoir. Aux sociaux-démocrates, nous répondons que la moyen d’arriver au pouvoir n’est pas la voie pacifique de la démocratie bourgeoise, mais celle de la guerre de classe et elle seule. Lénine est notre maître à tous par sa longue lutte pour défendre cette position tant falsifiée du marxisme : la critique de la démocratie bourgeoise, la démolition du mensonge légalitaire et parlementaire, la dérision du suffrage universel et autres panacées semblables comme armes du prolétariat et des partis qui sont sur ce terrain, avec la vigueur sarcastique et corrosive de la polémique enseignée par Marx et par Engels.
En se reliant de façon magistrale aux fondements de la doctrine, Lénine résout tous les problèmes du régime prolétarien et du programme de la révolution. « Il ne suffit pas de prendre possession de l’appareil d’Etat » disaient Marx et Engels en commentant à plusieurs années de distance le Manifeste, après la Commune de Paris. Par une « escroquerie » théorique qui restera classique, les opportunistes en concluaient arbitrairement que l’économie capitaliste devait évoluer lentement vers le socialisme tandis que le pouvoir ouvrier se préparait légalement. Lénine vient démontrer tout le contraire : il faut « non seulement » s’emparer du vieil appareil d’Etat, mais le réduire en pièces et le remplacer par la dictature du prolétariat. On n’arrive pas à celle-ci par les voies démocratiques et elle ne se base pas sur les « principes » immortels (pour le philistin) de la démocratie. Elle exclut les membres de la bourgeoisie vaincue de la nouvelle liberté, de la nouvelle égalité politique, de la nouvelle « démocratie prolétarienne » comme Lénine lui-même se plaisait à dire en donnant à la « démocratie » un sens plus étymologique qu’historique. Dans des formulations d’une évidence cristalline et d’une magnifique cohérence théorique, Lénine a montré comment c’était là les seules bases réalistes de la liberté de vivre et de gouverner pour le prolétariat. Dénoncera qui veut la suppression de la liberté d’association et de presse pour les sinistres agents, inconscients ou stipendiés, de la restauration anti-prolétarienne : après Lénine il sera inévitablement écrasé dans la polémique ; dans la pratique nous espérons que la garde révolutionnaire aura toujours assez de plomb pour pallier sa compréhension limitée des arguments théoriques.
A propos des tâches économiques du nouveau régime, Lénine explique à la fois, (pas seulement pour ce qui concerne Russie, sur laquelle nous devrons revenir, mais en ligne générale), le caractère nécessairement graduel des transformations, et la véritable nature de leur opposition avec l’économie bourgeoise privée, dans le domaine de la production, de la distribution et de toutes les activités collectives. Là aussi le lien est direct et éclatant avec les sources les plus authentiques de la doctrine marxiste ; avec les réponses de Karl Marx aux mille confusions et banalités des adversaires bourgeois ou des disciples de Proudhon, de Bakounine ou de Lassalle ; avec les meilleures polémiques de la gauche marxiste contre le syndicalisme sorélien.
Après la conquête du pouvoir, subsistera encore une bourgeoisie qu’il faudra réprimer par la dictature ; dans le prolétariat et surtout le semi-prolétariat il y aura encore des éléments récalcitrants qu’il faudra plier à la discipline de la loi ; par ses décrets le nouveau pouvoir effectuera l’intervention « despotique » (Marx) sur le terrain économique. N’est-il pas alors contradictoire d’affirmer qu’il devra « attendre » pour supprimer certaines formes capitalistes dans certains secteurs donnés ? Lénine résout la contradiction d’une façon logique, définitive, magnifique, par la définition d’un programme révolution qui adhère totalement à la réalité, et qui n’a pas peur de le faire parce qu’il n’a pas peur de l’empoigner et de la pulvériser dans les secteurs qui ont fait leur temps, les formes mortes, au long du processus implacable des évolutions et des révolutions.
Comme facteur nécessaire de toute cette lutte rénovatrice, contre les dégénérescences du labourisme et du syndicalisme, Lénine retrouve le rôle du parti politique de classe, marxiste et centralisé, à la discipline quasi-militaire dans les moments suprêmes de la lutte ; et il jette à la tête des opportunistes que la « politique » de la classe révolutionnaire n’est pas basse manœuvre parlementaire, mais stratégie de la guerre civile, mobilisation pour l’insurrection finale, préparation à la gestion de l’ordre nouveau.
Après les efforts, les douleurs de l’enfantement d’un nouveau régime prévues dans le passage classique d’Engels, c’est-à-dire après l’époque où l’avant-garde révolutionnaire doit consentir les sacrifices indispensables, se dresse comme couronnement du magistral édifice la prévision solide et scientifique - et non le produit d’impatiences mystiques de penseurs impuissants - de la société sans Etat et sans contraintes, de l’économie fondée sur la satisfaction maximum des besoins de chacun de ses membres, de la liberté complète de l’homme, non comme individu, mais comme espèce vivant en solidarité dans l’assujettissement complet et rationnel des forces et des ressources de la nature.
A Lénine, nous devons donc la restauration de notre « programme », en plus de celle de notre critique du monde en général et du régime bourgeois en particulier, restaurations qui dans leur ensemble complètent l’élaboration théorique de l’idéologie propre au prolétariat moderne.
LE REALISATEUR DE LA POLITIQUE MARXISTE
L’œuvre théorique de Lénine ne peut être considérée séparément de son œuvre politique : les deux choses se mêlent continuellement et nous ne les avons séparées que pour la commodité de l’exposé. En même temps qu’il rétablit la conception et le programme révolutionnaires du prolétariat, Lénine en devint un des principaux chefs politiques, et il appliqua en pratique dans la lutte de classe les principes qu’il défendait sur le terrain de la critique doctrinale. Le champ de cette grandiose activité dans sa vie trop brève n’est pas restreint à la seule Russie mais s’étend à tout le mouvement prolétarien international.
Considérons tout d’abord l’œuvre de Lénine au cours de plus de trente années de lutte politique en Russie, jusqu’au moment où il apparut comme chef du premier Etat prolétarien.
Des adversaires de toute tendance ont voulu nier la continuité et l’unité qui existent entre cette tâche de la grande figure historique de Lénine et sa doctrine marxiste. Il ne s’agirait pas d’une réalisation du programme politique du prolétariat de l’Occident capitaliste et « civilisé », d’une victoire effective du socialisme connu dans les pays modernes et développés, mais d’un phénomène historique hybride, propre à un pays arriéré comme le Russie ; il s’agirait d’un mouvement, d’une révolution, d’un gouvernement « asiatiques » qui n’ont pas le droit de se réclamer de la tâche historique du prolétariat mondial. Et celui-ci n’aurait pas le droit de les considérer comme sa première victoire, comme la preuve historique que la réalisation de ses idéaux révolutionnaires est possible.
Le bourgeois occidental dit cela pour se rassurer sur le danger de la « contagion » bolchévique : l’opportuniste social-démocrate pour ne pas être contraint de reconnaître la liquidation de son programme de collaboration des classes et de ses perspectives d’évolution légale et pacifique, toutes choses qu’il présente sans vergogne comme l’apanage du prolétariat avancé des pays « civilisés » ; l’anarchiste pour attribuer à la nature du peuple russe et aux traditions de l’absolutisme les formes coercitives de la révolution, et pour s’obstiner à ne pas voir la preuve évidente, à crever les yeux, de la nécessité inéluctable de celles-ci.
Rien de plus stupide que ces thèses. Lénine exprime le contenu international, mondial et même occidental (si par Occident on entend l’ensemble des peuples de race blanche affligés des délices les plus modernes du capitalisme industriel) de la révolution russe. Les faits le démontrent à l’évidence, au-delà de tous les arguments qui militent en faveur de l’analyse marxiste selon laquelle tous les pays connaîtront l’avènement du prolétariat et du communisme.
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LA FONCTION DU CHEF
Lénine est mort. Le géant a abandonné son œuvre, et cela ne date pas d’hier. Qu’est-ce que cela signifie pour nous ? Quelle place les chefs occupent-ils dans notre mouvement et quelle conception avons-nous de leur fonction ? Quelle conséquence la disparition de ce chef exceptionnel aura-t-elle pour le parti communiste russe, pour l’Internationale communiste, pour toute la lutte révolutionnaire mondiale ? Avant de terminer ce discours déjà long, revenons un peu sur notre interprétation de ce problème important.
Il en est qui tonnent contre les chefs, qui voudraient s’en passer, qui décrivent ou qui rêvent d’une révolution « sans chefs » (6). Lénine lui-même a clarifié cette question par sa critique limpide, en la débarrassant du confusionnisme superficiel. Il y a, comme réalités historiques, les masses, les classes, les partis et les chefs. Les masses sont divisées en classes, les classes sont représentées par des partis politiques et ceux-ci sont dirigés par des chefs : la chose est bien simple. Concrètement le problème des chefs a revêtu un aspect particulier dans la IIe Internationale. Ses dirigeants parlementaires et syndicaux encourageaient les intérêts de certaines couches du prolétariat auxquelles ils faisaient accorder des privilèges par des compromis anti-révolutionnaires avec la bourgeoisie et l’Etat.
Ces chefs finirent par rompre le lien qui les unissait encore au prolétariat révolutionnaire, en s’accrochant toujours plus au char de la bourgeoisie : 1914 révéla ouvertement que, d’instruments de l’action prolétarienne, ils étaient purement et simplement devenus des agents du capitalisme. Cette critique et la juste indignation contre eux, ne devait cependant pas nous égarer au point de nier que les chefs, mais des chefs bien différents, existaient et ne pouvaient pas ne pas exister dans les partis et dans l’Internationale révolutionnaire. C’est un lieu commun de prétendre que toute fonction de direction donne fatalement naissance à des formes de tyrannie ou d’oligarchie, quels que soient l’organisation et les rapports dans lesquels elle s’exerce. Mais ce lieu commun est si absurde que même Machiavel était en mesure d’en faire une critique d’une évidence limpide il y a déjà cinq siècles dans son Prince. Le prolétariat a ce problème, certes pas toujours facile, d’avoir des chefs tout en évitant qu’ils ne remplissent leur fonction de façon arbitraire ou infidèle aux intérêts de classe : mais on ne peut résoudre ce problème en s’obstinant à ne pas le voir ou en prétendant l’éviter par l’abolition des chefs, mesure dont personne ne saurait d’ailleurs dire en quoi elle consiste.
Le matérialisme historique étudie la fonction des chefs en sortant résolument des limites étroites dans laquelle la conception individualiste vulgaire enferme le problème.
Pour nous, un individu n’est pas une entité, une unité achevée et indépendante des autres, une machine fonctionnant avec son énergie propre ou avec celle qui lui viendrait par branchement direct de la puissance créatrice divine ou de n’importe quelle autre abstraction philosophique comme l’immanence, l’esprit absolu et autres inventions abstruses. Les manifestations de l’individu et sa fonction sont déterminées par les conditions générales du milieu, de la société et de l’histoire de celle-ci. Ce qui s’élabore dans le cerveau d’un homme a été préparé dans ses rapports avec autrui et dans l’action - y compris l’action intellectuelle - d’autres hommes. Certains cerveaux privilégiés et exercés, machines mieux construites et plus perfectionnées, traduisent, expriment et réélaborent mieux que d’autres un patrimoine de connaissances et d’expériences qui n’existerait pas s’il ne reposait sur la vie d’une collectivité.
Plus qu’il n’invente, le chef révèle la masse à elle-même. Il lui permet de mieux se situer face au monde social et au devenir historique, d’exprimer dans des formules exactes sa tendance à agir dans ce sens, dont les conditions sont données par les facteurs sociaux et dont l’économie explique en dernière analyse le mécanisme. Le matérialisme historique est une solution géniale du problème du déterminisme et de la liberté humaine dont la portée vient de ce qu’il a analysé le problème en sortant du cercle vicieux de l’individu isolé de son environnement, et en le replaçant sur le terrain de l’étude expérimentale de la vie collective. Puisque les faits historiques confirment la méthode déterministe marxiste, ils nous permettent de conclure à la justesse de notre point de vue objectiviste et scientifique dans l’examen de ces questions, même si, au stade actuel, la science ne peut pas nous dire comment les déterminations somatiques et matérielles qui s’exercent sur les organismes humains se traduisent en processus psychiques collectifs et personnels.
Le cerveau du chef est un instrument matériel fonctionnant grâce aux liens qui l’unissent à toute la classe et au parti. Les formules qu’il donne en tant que théoricien, les règles qu’il prescrit en tant que dirigeant pratique, ne sont pas des créations à lui, mais la matérialisation d’une conscience dont les matériaux appartiennent à la classe-parti et proviennent d’une très vaste expérience. Les données de cette expérience n’apparaissent pas toujours toutes présentes à l’esprit du chef sous forme d’érudition mécanique, de telle sorte que nous pouvons expliquer de façon réaliste certains phénomènes d’intuition qui sont vulgairement pris pour de la divination, mais qui, loin de prouver la transcendance de certains individus sur les masses, nous confirment que le chef est l’instrument de la pensée et de l’action commune, et non pas son moteur.
Le problème des chefs ne peut se poser de la même façon à toutes les époques de l’histoire parce que l’évolution en modifie tout au long les données. Là comme ailleurs nous sortons des conceptions qui prétendent résoudre les problèmes à l’aide de données immanentes dans l’éternité des faits de l’esprit. Notre conception de l’histoire du monde assigne une place particulière à la victoire du prolétariat, première classe qui possédât une théorie exacte des conditions sociales de cette victoire et une connaissance de sa mission historique et qui « sortant de la préhistoire humaine », pût organiser la domination de l’homme sur les lois économiques. De la même façon, la fonction du chef prolétarien est un phénomène historique nouveau et original, et nous pouvons nous contenter de rire de ceux qui, à ce propos, citent les abus des Alexandre et des Napoléon. Pour en revenir à la lumineuse figure de Lénine, il n’a pas vécu ce qui dans l’avenir apparaîtra comme l’époque classique de la révolution ouvrière, l’époque où elle aura déployé le maximum de ses formes à la grande terreur des philistins ; et cependant sa biographie présente des caractères tout nouveaux, et les clichés traditionnels sur la soif de pouvoir, l’ambition et le satrapisme perdent toute signification devant cette vie droite et simple, toute concentrée sur un but unique, jusque dans les plus petits détails du comportement personnel.
Les chefs sont ceux qui savent le mieux et les plus efficacement penser de la pensée de la classe, vouloir de sa volonté, cette pensée et cette volonté étant le produit nécessaire des facteurs historiques sur la base desquels elles édifient activement leur œuvre. Lénine illustre de façon extraordinaire cette fonction du chef prolétarien par l’intensité et l’ampleur avec lesquelles il l’exerça. Si nous avons retracé son œuvre, c’est qu’elle fait merveilleusement comprendre la dynamique collective qui pour nous, marxistes, anime l’histoire ; mais nous ne sommes pas de ceux qui admettent que sa présence conditionnait le processus révolutionnaire à la tête duquel nous l’avons vu, et encore moins que sa disparition arrêtera la marche en avant des classes travailleuses.
L’organisation en parti qui permet à la classe d’être classe et de vivre comme telle se présente comme un mécanisme unitaire dans lequel les divers « cerveaux » (pas seulement les cerveaux, mais sans aucun doute les autres organes individuels aussi) remplissent les différentes fonctions correspondant à leurs aptitudes et à leurs potentialités, toutes au service d’un but et d’un intérêt qui s’unifie toujours plus intimement « dans le temps et dans l’espace » (expression commode à comprendre dans sa signification empirique, et non pas transcendante). Tous les individus n’ont donc pas la même place ni le même poids dans l’organisation, mais à mesure que la division des tâches se rationalise, il devient de plus en plus impossible que celui qui se trouve à la tête se transforme en privilégié aux dépens des autres (et ce qui vaut dès aujourd’hui pour le parti-classe, vaudra demain pour toute la société). Notre évolution révolutionnaire ne va pas vers la désintégration, mais vers la liaison toujours plus scientifique des individus entre eux.
Elle est anti-individualiste parce que matérialiste. Ne croyant ni à l’âme ni à un contenu métaphysique transcendant de l’individu, elle insère les fonctions de celui-ci dans un cadre collectif et constitue une hiérarchie qui substituera peu à peu la rationalité technique à la coercition. Le parti est déjà un exemple d’une telle collectivité sans coercition.
Ces éléments généraux montrent que personne n’a mieux dépassé que nous les banalités de l’« égalitarisme » et de la démocratie « numérique ». Si nous considérons que la base de l’activité est la collectivité, et non pas l’individu, quelle importance le nombre brut des individus peut-il bien avoir pour nous ? Quel sens pouvons-nous donner aux mots de démocratie et d’autocratie ? Hier nous disposions en Lénine d’un champion de classe exceptionnelle, comme diraient les sportifs, et nous pouvions le placer tout au sommet de la pyramide hiérarchique. Mais aujourd’hui que cette machine humaine s’est arrêtée, le mécanisme peut continuer à fonctionner ; la hiérarchie sera seulement quelque peu modifiée, le sommet en étant occupé par un organe collectif composé bien entendu d’éléments choisis. La question se pose à nous non pas en termes juridiques, mais techniques, et on ne la résoudra pas avec des sophismes de droit constitutionnel, ou pire, naturel. Aucune raison de principe ne nous oblige à inscrire dans nos statuts l’expression « comité de chefs » ou le mot « chef ».
C’est en partant de là qu’on donnera une solution marxiste à la question du choix : ce choix qui est fait avant tout par l’histoire dynamique du mouvement, et non par la banalité d’une consultation électorale. Et si nous préférons ne pas mettre le mot « chef » dans nos statuts, c’est parce que nous n’aurons pas toujours parmi nous une individualité de la force d’un Marx ou d’un Lénine. Si l’homme, l’« instrument » exceptionnel existe, le mouvement l’utilise ; mais il peut tout aussi bien vivre s’il n’existe pas. Notre théorie du chef est bien loin des stupidités qui servent aux théologies et aux politiques officielles à démontrer la nécessité des pontifes, des rois, des « premiers citoyens », des dictateurs et des Duce, pauvres marionnettes qui s’imaginent faire l’histoire.
Bien plus, comme le processus d’élaboration du matériel appartenant à une collectivité que nous voyons se réaliser dans la personne du dirigeant, emprunte à cette collectivité des énergies qu’il lui restitue transformées, sa disparition ne peut donc rien retirer au cycle d’ensemble. La mort physique de Lénine ne signifie nullement la fin de cette fonction, si comme nous l’avons démontré, le matériel qu’il a scientifiquement élaboré reste l’aliment vital de la classe et du parti. Dans ce sens rigoureusement scientifique, et toutes idées mystiques ou exagérations littéraires mises à part, nous pouvons parler d’immortalité, une immortalité qui, en raison même de la place particulière de Lénine dans l’histoire et de la tâche qu’il y a accomplie dépasse largement celle de tous les héros traditionnels dont nous parlent la mystique et la littérature.
Nous ne voyons pas dans la mort l’éclipse d’une vie intellectuelle, qui a ses fondements dans la collectivité et non dans l’individu, mais un fait purement physique, scientifiquement définissable. Bien sûr, les fonctions du cerveau s’arrêtent pour toujours avec la mort, et nous ne croyons pas que la pensée d’un Lénine désincarné plane sur nos assemblées. Cette machine puissante et admirable est détruite pour toujours ; mais nous avons la certitude que sa fonction continue et se perpétue dans celle des organes de combat dont il était à la tête. L’autopsie a montré comment il est mort, par un durcissement progressif des vaisseaux cérébraux soumis à une pression excessive et incessante. Certains mécanismes de très haute puissance ont une vie mécanique brève : leur effort exceptionnel entraîne leur précoce inutilisation.
Ce qui a tué Lénine est le processus physiologique déterminé par le travail titanesque auquel il voulut s’astreindre dans les années suprêmes, et auquel il devait s’astreindre car la fonction collective exigeait que cet organe travaille à son rendement maximum et il n’y avait pas moyen de faire autrement. Avant que les résistances qui s’opposaient à l’œuvre révolutionnaire aient usé ce magnifique instrument, il avait déjà brisé les points vitaux de la matière adverse sur laquelle il travaillait.
Lénine lui-même a écrit que la lutte n’est pas terminée même après la victoire politique, et qu’une fois la bourgeoisie abattue, nous ne pouvons-nous débarrasser immédiatement de son cadavre ; celui-ci se décompose autour de nous, infectant l’air que nous respirons de ses miasmes pestilentiels. Ces produits vénéneux ont eu raison du meilleur artisan de la révolution. Il fallait fournir un travail énorme pour affronter les interventions militaires et politiques de la réaction mondiale et les menées des sectes contre-révolutionnaires, pour briser la terrible étreinte de la famine provoquée par le blocus capitalistes fauteur de disette : Lénine ne pouvait ménager son organisme.
A cela il faut ajouter les coups de revolver de la socialiste-révolutionnaire Dora Kaplan qui ont certainement contribué à abréger sa vie. Nous efforçant de rester à la hauteur de l’objectivité de notre méthode, nous ne pouvons expliquer que par un phénomène semblable de pathologie sociale certaines attitudes tellement insensées et insultantes qu’elles seraient autrement incompréhensibles. Nous faisons ici allusion à celle des anarchistes italiens qui ont commenté la disparition du plus grand lutteur de la classe révolutionnaire sous le titre : Deuil ou fête ? Ces gens appartiennent eux aussi à un passé qui doit disparaître : le futurisme paranoïaque qui les caractérise a toujours été une des manifestations des grandes crises Lénine a fait le sacrifice de lui-même pour lutter contre ces survivances dont il était entouré jusque dans la triple forteresse de la révolution victorieuse. La lutte sera encore longue, mais finalement le prolétariat vaincra, se hissant au-dessus des exhalaisons immondes d’une société de désordre et de servitude et de leur souvenir dégoûtant.
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