Le Pétrole, le Moyen Orient et l’impérialisme
(«le prolétaire»; N° 553; Mai-Juin-Juillet 2024)
La «doctrine Carter»
En janvier 1980 le très pieux président Démocrate américain, Jimmy Carter, énonça, lors du traditionnel «discours de l’Union», ce qu’on allait appeler la «doctrine Carter». Son principal élément était synthétisé dans la phrase suivante: «toute tentative de contrôle de la région du golfe Persique par une force extérieure sera considérée comme une atteinte aux intérêts vitaux des États-Unis d’Amérique et sera réprimée par tous les moyens nécessaires, y compris par la force».
Cette affirmation répondait explicitement à l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS; Carter expliquait: «La région aujourd’hui menacée par les troupes soviétiques en Afghanistan est d’une grande importance stratégique : Elle contient plus des deux tiers du pétrole exportable dans le monde. L’effort soviétique pour dominer l’Afghanistan a amené les forces militaires soviétiques à moins de 300 miles de l’océan Indien et à proximité du détroit d’Ormuz, une voie navigable par laquelle la majeure partie du pétrole mondial doit s’écouler. L’Union soviétique tente aujourd’hui de consolider une position stratégique qui constitue donc une grave menace pour la libre circulation du pétrole du Moyen-Orient».
La conséquence pratique de cette «doctrine» sera la création en mars 1980 d’une «Force de déploiement rapide» de plusieurs dizaines de milliers d’hommes; censée en théorie pouvoir être envoyée dans le monde entier; mais en pratique elle avait explicitement le Moyen-Orient comme cible, de l’Egypte à la Somalie, de l’Afghanistan au Yémen avec l’objectif de «assurer la stabilité dans la région et le flux du pétrole vers l’Ouest» face aux menaces de l’extérieur, de guerres entre Etats de la région et d’insurrections dans ces Etats. Il faut dire que la dite «révolution islamique» qui venait de renverser le régime pro-américain du Shah d’Iran jusque là pilier de l’ordre impérialiste dans la région, faisait trembler les monarchies pétrolières du Golfe…
Ces événements démontraient le rôle crucial du pétrole moyen-oriental pour l’économie internationale et en particulier pour les grands pays occidentaux.
Au cours du vingtième siècle le pétrole et les produits pétroliers sont devenus une source d’énergie primordiale pour le capitalisme: représentant une énergie liquide et concentrée, peu chère car facile à produire, facile à transporter, à stocker et à utiliser alors que le charbon est difficile à produire et à manipuler, ils ont permis une croissance économique accélérée.
Le véritable moteur du capitalisme est le taux de profit; il se définit par pl (plus-value) divisé par les dépenses: c (capital constant) plus v (capital variable = salaires): pl / c + v. Le capital constant comprend les machines et installations, et les matières premières dont l’énergie est un élément irremplaçable. Tout ce qui permet une baisse du dénominateur (baisse des salaires, baisse du prix des matières premières, etc.) entrainera donc une hausse du taux de profit. (Le Capital, Livre III ch 14, 15).
Le capitalisme est en permanence à la recherche d’une source d’énergie abondante, d’utilisation commode et surtout la moins chère possible car cela signifie frein à la baisse tendancielle du taux de profit ou accroissement du taux de profit (de là les investissements massifs lorsque apparaît la possibilité d’une découverte à se sujet comme lors de la ruée il y a quelques années autour du mirage de la «fusion froide», à savoir la possibilité de produire de l’énergie sur la base d’une réaction de type nucléaire «dans un tube à essai», c’est-à-dire en s’affranchissant des gigantesques et très coûteuses centrales nucléaires actuelles). Le pétrole a répondu parfaitement à ce besoin pendant les décennies où il était très peu cher; la hausse de son prix à la suite de l’épuisement progressif des gisements les plus productifs conduit maintenant à la recherche d’alternatives.
La rente pétrolière
Le Moyen-Orient concentre la plus grande partie des gisements pétroliers exploités à ce jour: 31% contre 24% pour l’Amérique du Nord, 19% pour l’Europe (surtout la Russie et la Grande Bretagne), 8% pour l’Asie, 8% pour l’Afrique et 6% pour l’Amérique latine en 2021, ce qui explique son importance dans la politique mondiale; de plus ce pétrole est de bonne qualité (pétrole dit «léger» qui est moins coûteux à raffiner alors que les pétroles dits «lourds» comme celui du Venezuela nécessitent un raffinage plus complexe et donc plus onéreux) et il a les coûts de production les plus bas du monde. Les coûts de production sont des données jalousement gardées par les producteurs et nous n’avons trouvé que des estimations datant de dix ans environ; mais les choses n’ont certainement pas fondamentalement changé depuis, y compris pour ce qui est des variations du dollar, la monnaie américaine étant toujours celle utilisée jusqu’ici. Dans le tableau 1 on voit que le coût de production le plus faible est celui du Koweit avec un coût total (dépense en capital plus dépense opérationnelle) de 8,5 dollars le baril, suivi par l’Arabie Saoudite, l’Irak, les Emirats, l’Iran. Le plus élevé est celui de la Grande Bretagne (52,5) devant ceux du Brésil et du Canada. Pour le Koweit il suffit pratiquement de forer à une faible profondeur sans avoir besoin de pompes perfectionnées alors que pour la Grande Bretagne et le Brésil il faut des installations coûteuses en mer et pour le Canada le pétrole est produit à grands frais à partir des sables bitumineux.
Une autre estimation (tableau 2), datant de 2014, donne d’autres chiffres, mais en différenciant pour certains pays, selon l’origine du pétrole extrait: onshore (à l’intérieur des terres), offshore (en mer), shale (pétrole de shiste), sand (sables bitumineux), etc.
Marx explique le mécanisme de la rente différentielle qui fait que c’est le coût de production du terrain le plus mauvais qui détermine le prix de vente du produit: en effet si le prix de vente pratiqué sur le marché est inférieur au prix de production de ce terrain (compris le taux de profit moyen), le terrain n’est pas mis en production; si la demande n’est pas satisfaite les prix augmentent alors jusqu’à ce qu’il devienne rentable de mettre le mauvais terrain en production, répondant ainsi à la demande insatisfaite. Le propriétaire de ce terrain empoche le taux de profit moyen et les propriétaires des terrains plus rentables, vendant au même prix, empochent des profits supérieurs. Marx démontre aussi qu’existe une rente absolue découlant de la propriété privée du sol mais nous ne revenons pas ici sur ce point (Le Capital, Livre III, 6, ch 14).
Comme le pétrole est vendu sur le marché mondial, toutes choses égales, au même prix, et qu’il ne peut être remplacé sur le champ par une autre source d’énergie (on ne peut décider de faire voler les avions au charbon pour pallier à une hausse du kéroséne, etc.), la loi de la rente décrite par Marx joue à plein. Le pétrole moyen oriental est la source de surproduits pharamineux attisant la convoitise de toutes les puissances bourgeoises et expliquant l’intervention en particulier des impérialismes dans cette région; surtout depuis la deuxième moitié du vingtième siècle on peut dire que le pétrole a été le facteur toujours plus important de ces interventions et de ces guerres.
Quand le besoin en pétrole diminue, les prix baissent, mettant hors jeu les producteurs ayant les coûts de production les plus élevés, notamment ceux qui exploitent des sources de pétrole «non conventionnelles» ou les fournisseurs d’«énergie alternative».
Il existe plusieurs facteurs qui agissent sur les prix de pétrole; si on laisse de côté les mouvements spéculatifs temporaires, ils relèvent des variations de la demande liées aux aléas de l’économie mondiale (une crise réduit la demande de pétrole; celle consécutive à la pandémie du Covid entraîna une baisse de 30% de la demande) et les variations de l’offre: une guerre ou des troubles affectant un pays producteur («révolution islamique» en Iran, guerre en Libye, etc) diminuent l’offre; les pays de l’«OPEP plus» (avec la Russie) s’efforcent la plupart du temps de contrôler la production pour réguler les prix. Mais en 2020 éclata une guerre du pétrole entre la Russie et l’Arabie Saoudite, les 2ème et 3ème producteurs mondiaux: ulcérée du non-respect par la Russie des accords de limitation de la production, l’Arabie Saoudite inonda le marché de pétrole, provoquant une chute sans précédent des cours (ils vont même être négatifs le 20 avril!) et mettant la Russie à genoux: étant donné que ses coûts de production sont beaucoup plus élevés toute son industrie pétrolière était menacée et elle capitula au bout d’un mois.
De l’autre côté la mise en pratique de nouvelles techniques ou l’exploitation de nouvelles sources, la mise sur le marché de nouvelles quantités de pétrole, etc., sont des facteurs augmentant l’offre. C’est ainsi que le gouvernement américain a autorisé depuis 2015 l’exportation de son pétrole, alors qu’elle était interdite pour des raisons de «sécurité nationale» depuis la crise pétrolière de 1975, et il met de temps à autre en vente ses stocks pétroliers stratégiques pour faire baisser les prix, en contradiction avec les intérêts directs des firmes pétrolières US: les intérêts du capitalisme dans son ensemble en dernière analyse priment sur les intérêts particuliers de ces dernières (dites «Big Oil»).
Evolution de la production et de la consommation mondiales de pétrole
Depuis 1980 la consommation d’énergie dans le monde a doublé; la part du pétrole et des produits pétroliers est toujours la plus grande quoique en recul (39% contre 46%); la part du charbon est passée de 16% à 13%, celle de la «biomasse» (bois, etc.) de 15 à 13%, alors que la consommation d’électricité a augmenté de 11 à 21% – cette dernière étant à 36 % produite par le charbon, 22% par du gaz naturel,15 % par des installations hydroélectriques, 10 % par des centrales nucléaires et 10% par des installations solaires ou éoliennes (chiffres pour 2021): on constate que les sources d’énergie traditionnelles dominent de façon écrasante par rapport aux dites nouvelles «énergies renouvelables» qui ne peuvent représenter une alternative sérieuse à court terme pour le capitalisme, en dépit des conséquences désastreuses pour l’environnement de l’utilisation des «énergies fossiles»: celles-ci conservent donc toute leur importance géostratégique.
Les tableaux 3, 4 et 5 indiquent les pays producteurs, importateurs et exportateurs, dans ces 2 derniers cas avec des chiffres datant de plusieurs années. Ce qu’il faut en retenir c’est que kes USA sont redevenus le premier pays producteur (grâce au pétrole de schiste) devant la Russie et l’Arabie Saoudite; ils sont depuis quelques années un important exportateur de pétrole: en 2023 le pétrole serait même devenu leur premier poste à l’exportation (principalement vers l’Europe et la Chine); mais ils sont aussi (en 2022) derrière la Chine le deuxième importateur de pétrole dans le monde. Le pétrole qu’ils importent vient essentiellement du Canada, puis du Mexique. Selon les statistiques officielles la Chine a importé en 2023 son pétrole d’abord de la Russie puis de l’Arabie Saoudite et de l’Irak.
On voit que le Moyen Orient n’est pas d’une grande importance pour ce qui est du pétrole utilisé par les Etats Unis; et en fait plus de 75 % du pétrole exporté de cette région l’est vers l’Asie; la Chine en importait en 2020 plus de 40% de son pétrole, le Japon plus de 80%, la Corée du Sud près de 70%.
Le «pivot vers l’Asie» d’Obama
Fin 2011 le président américain Obama annonça un changement d’orientation de la politique extérieure des Etats Unis: la priorité ne devait plus être le Moyen Orient mais la région Asie-Pacifique où le poids de la Chine ne cessait de grandir et apparaissait tendre à menacer la primauté des intérêts américains. Ce changement de cap se manifesta, entre autres, par le refus d’une intervention militaire directe contre le régime syrien (en dehors de la présence de militaires en Syrie dans la lutte aux côtés des Kurdes contre l’«Etat islamique» et la «sécurisation» de gisements pétroliers syriens) et la signature d’un accord sur le nucléaire avec l’Iran malgré l’hostilité d’Israël, de l’Arabie Saoudite et des Etats du Golfe (et de l’impérialisme français, cherchant à profiter de la brouille de ces derniers avec les Etats Unis pour pousser ses intérêts militaires et commerciaux dans la région), et, sur le plan intérieur, des Républicains.
L’administration Trump accentua cette politique anti-chinoise (tout en rompant avec l’approche «multilatérale» d’Obama) et au Moyen Orient elle continua le «désengagement» relatif américain en s’appuyant résolument sur Israël et l’Arabie Saoudite: dénonciation de l’accord avec l’Iran, processus de normalisation individuelle des Etats arabes avec Israël (accords d’Abraham) qui signifiait implicitement enterrer toute perspective de règlement négocié global de la question palestinienne, etc. Pendant plusieurs mois l’administration Biden s’employa a ouvrir la voie à un accord entre Israël et l’Arabie Saoudite dans la lignée de ces accords d’Abraham de Trump.
L’administration Biden suivit les orientations définies par Obama, en réaffirmant officiellement la prééminence de la région indopacifique pour les Etats-Unis: «aucune région n’aura plus d’importance pour le monde et tous les jours pour les Américains que l’Indopacifique» («Stratégie de sécurité nationale», octobre 2022). Mais la hausse du prix du pétrole imposa à Biden de revenir pratiquement dès le début de son mandat vers une autre région: le Moyen-Orient. Le président américain alla demander à l’Arabie Saoudite d’intervenir pour faire baisser les prix du pétrole en augmentant sa production (sans succès). Il déclara à cette occasion que «l’époque des guerres terrestres dans la région, des guerres où sont engagées d’importantes quantités de forces américaines est terminée»; mais «nous ne quitterons pas [le Moyen-Orient] ce qui laisserait un vide qui serait rempli par la Russie, la Chine ou l’Iran» (discours devant le Conseil de Coopération du Golfe, 15 juillet 2022).
Le pétrole du Moyen Orient est toujours d’une importance stratégique et en dépit du pivot vers l’Asie, plus de 40 ans plus tard la «doctrine Carter» guide toujours la politique de l’impérialisme américain.
Tableaux statistiques
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