Contre la guerre impérialiste russo-ukrainienne, la riposte ne peut être donnée que par le prolétariat de Russie, d’Ukraine et d’Europe par sa lutte de classe, contre le poison belliciste des bourgeoisies respectives et de leurs intérêts nationaux, et contre l’opium pacifiste
(«le prolétaire»; N° 553; Mai-Juin-Juillet 2024)
L’«opération militaire spéciale» que l’impérialisme russe a déclenchée contre l’Ukraine pour l’empêcher d’adhérer à l’OTAN en rejoignant le front occidental euro-américain, comme l’avaient déjà fait les anciennes républiques démo-populaires d’Europe de l’Est, s’est transformée en une guerre qui dure désormais depuis plus de deux ans avec des conséquences tragiques pour la population ukrainienne, de même que pour la population russophone du Donbass et de la Crimée, ainsi que pour les soldats russes envoyés à la boucherie pour défendre les intérêts impérialistes des capitalistesau pouvoir à Moscou. A ce jour, selon les estimations officielles des différents gouvernements, les morts et les blessés parmi les Russes et les Ukrainiens s’élèveraient à plus de 500.000 : un immense carnage, alors qu’une grande partie du sud-est de l’Ukraine a été détruite.
Tous les médias et gouvernements occidentaux affirment que les causes du conflit qui a éclaté en Ukraine sont à rechercher dans la volonté d’oligarchies ou de potentats qui veulent dominer d’autres pays, ou même le monde, en détruisant le cours pacifique du développement des affaires défendu par la démocratie dont les USA et les pays d’Europe occidentale, à commencer par la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et derrière eux tous les autres, se proclament les champions absolus. Si une guerre éclate, c’est parce que cette « dictature », cette « autocratie », ce « totalitarisme », en somme ces nouveaux Hitler et Mussolini, l’ont voulue... Du côté russe, la cause du conflit devrait plutôt être recherchée dans la politique nazie et militariste de l’Ukraine, soutenue par les États-Unis et les pays européens de l’OTAN, qui veulent encercler, affaiblir et isoler la Russie en mettant en péril sa sécurité nationale. Quand de tels arguments viennent à manquer, ils sont toujours prêts à sortir un autre : le « terrorisme international », islamique bien sûr...
Mais les causes de cette guerre, comme de toutes les guerres, sont à rechercher dans le développement du capitalisme impérialiste, qui enserre tous les pays du monde dans une étreinte mortelle. Le capitalisme, pour se développer, a besoin d’attaquer par toutes sortes de violences, virtuelles (politiques, diplomatiques, culturelles, religieuses) et cinétiques (économiques, financières, militaires), chaque pays parce qu’il représente un marché potentiel pour ses marchandises et ses capitaux, un point de force ou de faiblesse dans l’affrontement des intérêts que chaque Etat bourgeois défend par tous les moyens, et le moyen militaire n’est certainement pas secondaire.
Après l’effondrement de l’URSS, tous les États satellites de l’URSS s’en sont séparés pour ne plus dépendre de la puissance militaire et économique de Moscou ; mais, dans la phase impérialiste du capitalisme, si un pays se sépare d’un bloc de puissances, c’est parce qu’il finit inévitablement dans le bloc adverse, soit parce qu’il cherche à protéger et à soutenir ses propres intérêts nationaux, soit parce que les intérêts économiques et financiers de chaque capitalisme national s’entremêlent de plus en plus avec les intérêts économiques et financiers des grandes puissances qui dominent le marché international, soit parce que les puissances impérialistes, bien que divisées en différents blocs d’intérêts, ne peuvent laisser aucun coin de la planète en dehors de leur contrôle.
PHASE DE DESORDRE MONDIAL
L’effondrement de l’URSS a signifié en même temps, une crise générale de l’ordre mondial constitué à la fin de la deuxième guerre impérialiste mondiale, une crise qui, surtout en Europe – où le condominium russo-américain avait garanti, dans une certaine mesure, la reconstruction d’après-guerre et le développement « pacifique » et accéléré des capitalismes nationaux, en tout cas sous le contrôle des bases militaires américaines, surtout en Allemagne et en Italie – a remis en question tous les points d’équilibre construits jusqu’à ce moment-là. Et bien sûr, cela signifiait aussi la disparition de l’alliance militaire du Pacte de Varsovie, formée en son temps en opposition à l’alliance atlantique, c’est-à-dire à l’OTAN. Après la disparition de la force militaire représentée par le Pacte de Varsovie, il restait celle de l’OTAN – que l’on a même cru morte il y a quelques années – comme seul maître armé du nucléaire en Europe et, en fait, comme maître de l’Europe. Ainsi, les États-Unis, après être sortis comme les véritables vainqueurs de la deuxième guerre impérialiste mondiale et avoir aidé et dirigé la « reconstruction d’après-guerre » en Europe, renforçant le poids de leur impérialisme de l’Europe à l’Extrême-Orient, se sont présentés au monde comme les garants du capitalisme mondial et de son ordre économique et politique, dans lequel même la Russie poststalinienne a fini par s’insérer ouvertement, avouant factuellement avoir définitivement clos le chapitre du faux socialisme de label stalinien.
La phase de guerres qui avait jusqu’alors concerné les autres continents, où Russes et Américains s’affrontaient par le biais des luttes de « libération nationale », a finalement englobé également le continent européen : les guerres des années 1990 en ex-Yougoslavie, avec l’intervention directe de l’OTAN, donc des Etats-Unis, ont marqué le début d’une nouvelle phase d’agression des impérialismes américains et européens dans des régions où l’impérialisme russe avait eu un poids déterminant. Et l’extension de l’OTAN aux pays de l’Europe de l’Est est une preuve supplémentaire que les impérialismes américain et ouest-européen n’avaient et n’ont aucun intérêt à accorder à l’impérialisme russe le temps et l’espace nécessaires pour reconstituer son ancienne puissance en Europe. Chaque impérialisme est avide du moindre kilomètre carré de territoire économique sur lequel exercer sa domination et, étant donné la situation mondiale prévalant depuis plus d’un siècle, chaque crise qui précipite l’économie capitaliste dans la récession et la barbarie pousse les impérialismes les plus forts à dévorer des kilomètres carrés de territoires économiques pris à leurs adversaires plus faibles, pas nécessairement en utilisant leurs propres troupes au sol, mais, surtout, leur propre capital. L’attaque contre la « souveraineté » de l’Ukraine a en fait été menée simultanément par Moscou et Washington, Londres, Berlin, Paris, politiquement, économiquement, financièrement et, enfin, militairement. L’OTAN, trahissant les promesses faites à Moscou après l’effondrement de l’URSS selon lesquelles elle n’engloberait pas les pays voisins de la Russie, s’est au contraire jetée sur eux. À ce jour, après avoir intégré la quasi-totalité des anciens satellites de Moscou en Europe de l’Est entre 1999 et 2020, seules la Biélorussie et l’Ukraine restent en dehors de l’OTAN. Il va sans dire que l’Ukraine est le morceau stratégique le plus important et qu’il est logique que les Etats-Unis misent sur elle depuis l’effondrement de l’URSS, comptant aussi sur les contrastes nationalistes qui caractérisent leurs histoires respectives. La Russie – que le gouvernement soit dirigé par Poutine ou par une autre figure – pourrait-elle rester tranquille en ayant un front continu de bases militaires de l’OTAN dotées de missiles atomiques à sa frontière occidentale ? Il va sans dire que la réponse est négative, et elle l’est encore plus depuis que la Finlande, qui borde la Russie à l’extrême nord, a adhéré à l’OTAN, entraînant dans son sillage la Suède. La manœuvre d’encerclement européen de la Russie est donc presque terminée. Pour l’instant et principalement à cause du déroulement de la guerre avec la Russie, l’Ukraine, reste en balance.
Le cours de la guerre russo-ukrainienne aurait-il pu être différent de ce qu’il s’est avéré dernièrement, à savoir une guerre qui ouvre la voie à d’autres guerres en Europe et dans le monde ?
Un peu plus d’un mois après l’invasion militaire des troupes russes sur le territoire ukrainien, le 24 février 2022, Kiev et Moscou, selon les médias internationaux, étaient sur le point de négocier un traité par lequel Kiev s’engageait à ne pas adhérer à l’OTAN, à ne pas adhérer à l’Union européenne, et à cesser la répression des populations russophones du Donbass en leur accordant une réelle autonomie, comme cela avait été promis dans les traités de Minsk. Selon ceux-ci, il semblait possible que le conflit – qui avait en fait commencé huit ans plus tôt avec la répression par Kiev des mouvements russophones du Donbass et l’annexion de la Crimée par Moscou – ne s’étende pas comme il l’a fait et, surtout, qu’il n’implique pas directement les puissances de l’OTAN, même si ce n’est pas par l’envoi de troupes, mais par un soutien militaire et financier soutenu. Ce sont Londres et Washington qui ont arrêté Zelensky, en lui promettant un soutien énorme et continu de la part des pays de l’OTAN, des financements par milliards et des fournitures d’armes modernes, au point de lancer une vaste campagne de propagande sur le danger que la Russie, après avoir envahi l’Ukraine, envahisse l’ensemble de l’Europe ; une campagne de propagande soutenant la possibilité de mettre à genoux l’économie russe par une série de sanctions économiques et financières et, enfin, de vaincre militairement la Russie en reconquérant tous les territoires qu’elle a occupés, y compris la Crimée.
Tous les porte-parole des bellicistes euro-américains ont continué à propager un soutien indéfectible au belliciste ukrainien, pour battre le belliciste russe militairement et économiquement ; tous les porte-parole occidentaux ont continué à parler d’une guerre qui durerait longtemps parce qu’ils feraient tout pour isoler et vaincre la Russie, en la repoussant dans les frontières de la Fédération de Russie de 1992 et en détruisant son économie. Les choses se sont passées différemment : les sanctions ont mis l’économie russe en crise, mais sans la faire vraiment plier, tandis que ses exportations de pétrole, de gaz, de céréales et d’autres matières premières se sont poursuivies – bien qu’en plus petites quantités qu’auparavant et à des prix inférieur – vers d’autres marchés (surtout la Chine et l’Inde), et l’augmentation de la production d’armements a été commencée non seulement pour reconstituer les stocks de ceux qui ont été utilisés et qui seront utilisés dans la guerre en Ukraine, mais aussi en vue d’autres fronts de guerre, comme le font d’ailleurs tous les grands pays impérialistes, à commencer par les États-Unis qui, pour la seule année 2024, ont porté le budget du Pentagone à 886 milliards de dollars, suivis par les pays de l’Union européenne, la Chine, l’Inde et le Japon. La situation qui se profile à l’échelle mondiale est donc celle de la guerre armée.
Tout comme lors de la pandémie de Sars-Cov2, ce sont les multinationales pharmaceutiques qui ont empoché des milliards de profits au prix de plus de 16 millions de morts entre 2020 et 2021, lors de la guerre russo-ukrainienne et de la guerre d’Israël contre le Hamas et les Palestiniens, comme dans toutes les autres guerres, ce sont les grandes multinationales de l’armement qui engrangent profit sur profit, tandis que les politiques sociales qui, pendant de nombreuses décennies, ont constitué, avec leurs étayages d’amortisseurs sociaux, l’ossature de la politique collaborationniste des pays capitalistes les plus avancés et des organisations syndicales et politiques du prolétariat, ont commencé à se réduire de plus en plus au profit de la politique militariste. La guerre armée fait partie intégrante du développement capitaliste et constitue un élément indispensable de la politique étrangère de chaque impérialisme. Il n’y aura jamais de paix tant que le capitalisme existera ; chaque cessez-le-feu et chaque période de paix suivant des périodes de guerre ne sont que des trêves destinées à réorganiser la reprise de la guerre ou la prochaine guerre.
La guerre bourgeoise et impérialiste ne provoque pas seulement des morts, des blessés et des invalides parmi les soldats et les populations civiles touchées intentionnellement pour démoraliser les soldats au front, elle provoque aussi des conséquences à long terme de misère et de dévastation ; et tandis que dans les pays impérialistes, lorsque leurs territoires nationaux ne sont pas directement touchés par la guerre, la paix prend l’apparence d’une vie sociale et d’un travail « normaux », dans les pays où, au contraire, les conflits entre impérialismes sont constants, se produit une situation d’insécurité générale, de misère et de faim, et le phénomène inévitable des migrations forcées – de l’Afrique, du Moyen-Orient, de l’Asie Centrale et de l’Extrême-Orient, de l’Amérique latine elle-même – prend des dimensions bibliques.
L’OPIUM PACIFISTE
Face à l’hécatombe des morts civiles en Ukraine et en Palestine, la voix du pacifisme s’est à nouveau élevée de cette idéologie qui, s’adressant aux auteurs mêmes de la guerre, leur demande d’arrêter la guerre, de cesser de massacrer des civils sans défense, de déposer les armes et de s’asseoir à une table pour convenir d’une trêve et entamer des tractations pour la paix. Parmi les porte-parole ultime de cette idéologie on trouve le chef de l’Église de Rome, une puissance financière respectée dans le monde entier.
L’horreur de la guerre devrait inciter les gouvernements concernés à y mettre fin. En réalité, le pacifisme n’a jamais empêché ou arrêté la guerre, et ce pour des raisons matérielles très précises : la guerre est la continuation de la politique étrangère de tout État par des moyens militaires. À quoi répond la politique étrangère des États si ce n’est aux intérêts du capitalisme national de chaque pays défendu par tous les moyens, y compris militaires, par l’État bourgeois national ? Qu’est-ce que l’impérialisme à l’ère du capitalisme développé sinon la politique de la puissance économique et financière des plus grandes concentrations économico-financières et des États qui défendent leurs intérêts dans le monde entier ? Et quel est l’objectif de cette politique si ce n’est de se répartir la domination du marché mondial dans un ordre toujours changeant en fonction de l’évolution de la puissance de chaque État ?
La guerre fait partie intégrante de cette politique, elle n’est pas une option parmi d’autres, elle ne peut être évitée car les classes bourgeoises dominantes ne répondent pas à la « conscience » de chacun de leurs membres, mais aux intérêts matériels du système économique dont elles sont les représentantes et les seules bénéficiaires.
Tant que règnent les intérêts économiques et financiers du capitalisme, aucune bourgeoisie n’a d’alternative : elle doit défendre énergiquement ces intérêts par tous les moyens, légaux et illégaux, pacifiques et violents, parce que son existence même en dépend.
C’est précisément pourquoi le pacifisme, parce qu’il ne remet pas en cause le système économique et financier capitaliste, est totalement impuissant face à la guerre bourgeoise et impérialiste. Il a cependant un rôle politique et social égal à celui du réformisme et du collaborationnisme, à savoir celui de détourner les mouvements d’opposition à la guerre du terrain de classe sur lequel la lutte de la seule classe qui n’a pas d’intérêts immédiats et historiques à défendre dans cette société et dans la guerre impérialiste – la classe des travailleurs salariés, du prolétariat – a la possibilité de briser les cycles horribles des guerres impérialistes, en tournant la lutte antimilitariste et antibourgeoise sur le terrain de la révolution anticapitaliste et, par conséquent, antibourgeoise.
En réalité, le pacifisme a la même fonction que l’opium : il hébète et abrutit l’esprit des masses prolétariennes, leur faisant croire qu’elles peuvent échapper aux horreurs du terrain de la guerre en voyageant dans un monde fantastique et irréel, dans lequel chaque individu se détache virtuellement des relations économiques et sociales qui l’enchaînent à la société, planant, libéré des douleurs du monde, au-dessus d’elles ; mais il est destiné ensuite à retomber dans l’effroyable réalité à laquelle le capitalisme condamne l’humanité tout entière.
L’avenir du prolétariat est entre les mains du prolétariat lui-même
Le monde, coincé dans la recherche spasmodique du profit par des concentrations capitalistes toujours plus gigantesques, déverse aussi sur la vie quotidienne des prolétaires des pays bourgeois occidentaux une pluie toujours plus dense de restrictions, de licenciements, de dégradation des conditions de travail et d’appauvrissement généralisé qui touche des couches de plus en plus larges d’une classe prolétarienne qui, depuis des décennies, a complètement perdu son orientation de classe. Les prolétaires de l’Occident opulent ne peuvent plus se reconnaître comme la classe antagoniste par excellence des classes bourgeoises dominantes de leur propre pays, ils ne peuvent plus tirer de la misère tragique croissante qui les démoralise et les étouffe la première leçon sociale utile pour résister et réagir à l’exploitation écrasante à laquelle ils sont de plus en plus soumis : s’unir dans la lutte commune contre l’ennemi commun, c’est-à-dire la classe bourgeoise de leur propre pays ! La bourgeoisie, en privilégiant les couches supérieures du prolétariat, en les transformant en une véritable aristocratie ouvrière, en les habituant à vivre selon le style de la petite et moyenne bourgeoisie (qui s’appuie sur la petite et moyenne propriété privée, et sur les privilèges qui proviennent de l’exploitation générale du travail salarié) s’en sert pour répandre dans les plus larges masses prolétariennes l’illusion qu’elles peuvent améliorer leurs conditions de vie en collaborant avec les patrons, avec l’État patronal, en un mot avec la bourgeoisie dominante, avec la classe qui les exploite, les affame, les massacre de fatigue et sacrifie dans les guerres. Et cette collaboration – dont les syndicats et les partis vendus au capital sont les vecteurs les plus insidieux et efficaces – n’est possible qu’en renonçant à la lutte pour la défense exclusive des intérêts de classe du prolétariat (qui sont objectivement opposés et en totale contradiction à ceux de la bourgeoisie), en renonçant à la lutte avec des moyens et des méthodes classistes, c’est-à-dire avec des méthodes et des moyens incompatibles ni avec la collaboration de classe, ni avec la cohésion sociale, ni avec la communauté d’objectifs immédiats et futurs de la bourgeoisie. La classe bourgeoise, grâce aussi à toutes les forces sociales collaborationnistes qui la soutiennent, accroît ainsi sa force, apparaît ainsi invincible, mais seulement parce que la masse prolétarienne, au lieu de se reconnaître comme une classe antagoniste – comme une force unifiée se battant de manière coordonnée pour des objectifs clairement opposés à la bourgeoisie –, se voit comme faisant partie du « peuple », d’une « communauté nationale » dans laquelle elle a totalement perdu son identité de classe historique.
Les prolétaires, dans l’illusion qu’ils sont mieux protégés et plus forts s’ils s’en remettent à la bourgeoisie et à ses serviteurs, s’ils « participent » au « bien-être commun » en renonçant à exiger pour eux-mêmes des conditions d’existence plus tolérables malgré l’exploitation, finissent par se transformer en bêtes de somme, en machines au service du profit capitaliste, pour être ensuite écartés, jetés dans un coin ou laissés à l’abandon lorsqu’ils sont inutilisables pour la production de profit. Et lorsque la crise économique et financière prend le système capitaliste à la gorge, comme cela se produit cycliquement, la bourgeoisie tente de se sauver en tant que classe dominante et en tant que propriétaire individuel du capital en transformant une partie considérable de ses prolétaires en chair à canon. Ainsi, la guerre de concurrence que les bourgeoisies du monde mènent continuellement les unes contre les autres devient une guerre armée contre des pays qui sont considérés à ce moment-là comme des ennemis à vaincre « coûte que coûte ». Que les coûts de la guerre soient principalement payés par le prolétariat et la population civile, dans les pays amis comme dans les pays ennemis, est aujourd’hui chose connue.
Qu’est-ce qui empêche alors le prolétariat de rompre ce « contrat social » non signé, mais rendu valide par la puissance politique, économique et militaire de l’État capitaliste bourgeois, pour reconquérir son indépendance et son autonomie de classe ?
La peur de perdre son emploi, et donc son salaire, la peur de se retrouver seul, et sans aucune aide, de devoir assurer sans moyens sa propre survie et celle de sa famille ; la peur de perdre ses économies d’une vie, sa maison, l’affection de sa famille une fois qu’on a perdu son emploi et donc ses moyens de subsistance ; la peur d’être abandonné par les organisations sociales et l’État qui s’étaient présentés auparavant comme les garants du soutien dans les moments difficiles de l’économie nationale et de l’économie d’entreprise, difficultés qui étaient toujours annoncées comme transitoires, surmontables et qui, au fur et à mesure qu’elles s’amplifiaient, exigeaient de nouveaux sacrifices. Les décennies de politiques collaborationnistes qui ont caractérisé la vie politique et sociale dans tous les pays ont habitué les larges masses prolétariennes à déléguer la défense de leurs intérêts immédiats à des organes syndicaux et politiques qui ont procédé, en réalité, à l’effacement total – après les avoir transfigurés – des intérêts généraux et historiques de la classe à laquelle appartiennent les prolétaires, en les remplaçant par les intérêts de la « croissance économique », de la « compétitivité », de la « productivité », de la défense de l’« économie nationale » et de la « patrie ». Et les prolétaires des pays occidentaux, tout comme les russes ou chinois, les arabes ou latino-américains, les orientaux ou les africains, entendent de leurs propres oreilles les mêmes appels, les mêmes paroles, les mêmes « exigences » avec lesquels la classe capitaliste et le pouvoir bourgeois s’adressent à eux dans le but d’obtenir non seulement leur collaboration spontanée et convaincue (mais prêts à l’obtenir par la force s’ils se montrent réticents), mais aussi l’offre de leur vie en sachant qu’aujourd’hui ils peuvent mourir au travail et demain sur les fronts de guerre.
Les bourgeois savent, parce qu’ils ont eux aussi tiré les leçons de l’histoire des luttes de classes, que les prolétaires, au-delà d’une certaine limite, ne peuvent plus supporter matériellement et physiquement des conditions d’existence et de travail intolérables ; ils savent que ce puissant magma volcanique pris au piège des forces productives représentées par la force de travail salariée, non pas de tel ou tel pays, mais de tout le continent, sinon du monde entier, à un certain niveau de pression sociale, va exploser et que des formes de lutte jusqu’alors inconnues vont s’ouvrir, comme cela s’est produit avec les communards parisiens en 1871 ou avec les prolétaires russes dans les soviets en 1905, puis en 1917. L’histoire de la lutte des prolétaires de Paris ou de Saint-Pétersbourg dans ces années-là semble si lointaine qu’elle a fini par tomber dans l’oubli, tant la propagande bourgeoise a couvert de louanges sa civilisation capitaliste moderne et une démocratie faite de belles paroles – liberté, égalité, même fraternité – mais concrétisée dans l’exploitation la plus bestiale que l’homme ait jamais eu à subir : même les esclaves avaient sauvé la vie, alors que les prolétaires modernes ont été rendus si « libres » qu’ils ne sont même pas maîtres de leur vie.
L’horreur des guerres mondiales, l’horreur de toutes les guerres qui ont eu lieu ces dernières décennies, amplifiée de façon spectaculaire par les médias ultra-modernes de la civilisation bourgeoise, est l’une des armes de la propagande bourgeoise utile pour semer l’effroi, pour répandre la peur, pour faire plier les masses prolétariennes aux volontés de leurs nombreux tortionnaires de plus en plus souvent habillés en costume-cravate et dispensateurs incessants de belles paroles sur la « liberté » – tout en opprimant des masses d’êtres humains toujours plus larges –, sur la « lutte » contre les inégalités et la faim dans le monde – alors qu’ils luttent les uns contre les autres pour accroître les inégalités et la famine de milliards d’êtres humains –, sur la « paix » – alors qu’ils accroissent les guerres en les rendant une constante de la vie quotidienne de peuples et de continents entiers –, sur le « peuple souverain » et la « patrie » – alors que les peuples sont pillés, affamés et massacrés, et leurs patries sont opprimées, mises en pièces comme un butin de guerre sur lequel se précipitent les brigands du monde entier.
Le capitalisme, en se développant, a conduit l’humanité à l’inhumanité la plus étendue possible ; il a révolutionné les modes de production précédents, apportant, certes, des progrès exceptionnels dans le travail associé et la production sociale, mais au prix de pousser l’exploitation de l’homme par l’homme à des niveaux jamais atteints dans les sociétés précédentes, au prix de porter les moyens de destruction des forces productives, qu’il a lui-même développées, à leur utilisation au plus haut niveau d’efficacité. Il a « libéré » par la force et la violence d’énormes masses de paysans de leur isolement et du maigre lopin de terre sur lequel ils peinaient à survivre, les transformant en prolétaires, en sans réserve, sans propriété, sans patrie, les transformant de fait, historiquement et mondialement, en hommes prêts à révolutionner toute la société enchaînée dans les lois capitalistes du profit et du travail salarié, de l’argent et du marché, en la transformant en une société où les forces productives ne seront plus détruites cycliquement par les crises et les guerres bourgeoises parce qu’elles répondront à une planification économique rationnelle concernant l’ensemble de l’espèce humaine, en harmonie avec elle-même et avec la nature. Mais le chemin vers ce but historique est extrêmement accidenté, et semble impossible compte tenu du pouvoir que la bourgeoisie et sa société expriment encore. Le pouvoir bourgeois est dû, en grande partie, à l’impuissance politique de la classe du prolétariat, c’est-à-dire à son repli généralisé devant les nécessités de la vie du capitalisme et de la bourgeoisie dominante ; même pour les esclaves d’il y a deux mille ans et pour les serfs d’il y a mille ans, l’avenir paraissait tracé pour l’éternité. Mais le développement des forces productives, dans un cas comme dans l’autre et à un moment donné, a déchiré l’apparente immobilité de l’histoire ; alors est survenue la révolution bourgeoise qui a ouvert la porte à une société organisée universellement sur les mêmes lois économiques que le capitalisme ; une société qui ne pouvait faire d’autre que de produire, outre les techniques industrielles et le travail associé, les prolétaires, c’est-à-dire ceux qui produisent toute la richesse sociale, mais ne possèdent rien d’autre que leur propre force de travail qu’ils sont contraints de vendre contre un salaire s’ils veulent survivre. En substance, comme le dit le Manifeste Marx-Engels, « la condition d’existence du capital, c’est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l’industrie, dont la bourgeoisie reste l’agent sans volonté et sans résistance, substitue à l’isolement des ouvriers qui résulte de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l’association. Le développement de la grande industrie sape sous les pieds de la bourgeoisie le terrain même sur lequel elle a bâti son système de production et d’appropriation. La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. », précisément les prolétaires. Cette vision historique de la lutte des classes indique comment, matériellement, le développement des forces productives et leur révolution sont le moteur du développement des sociétés humaines ; il en a été ainsi jusqu’à la société du capital, il en sera d’autant plus ainsi pour la société future, pour la société communiste dans laquelle il n’y aura plus de classes, mais seulement une société capable de jouir librement et rationnellement du développement des forces productives que la société bourgeoise, pour se maintenir en vie, est aussi obligée de détruire à chaque cycle de crise.
Le prolétariat a donc une tâche historique en tant que classe révolutionnaire, mais pour devenir une classe révolutionnaire, il doit briser les liens politiques et sociaux qui le lient au destin du capitalisme, à ses crises et à ses guerres. Cela signifie que, de classe pour le capital – comme la bourgeoisie veut qu’il reste, en utilisant tous les moyens pour qu’il en soit ainsi – le prolétariat doit devenir une classe pour lui-même, précisément une classe révolutionnaire. Le chemin est long et ardu pour que les prolétaires regagnent le terrain de la lutte classiste, mais c’est le seul chemin tracé par le développement des forces productives et l’histoire même de leur développement. C’est une voie s’ouvre seulement à condition de rompre avec la collaboration de classe, donc de lutter contre la concurrence entre prolétaires : sans ce saut qualitatif, les prolétaires ne trouveront jamais leur propre voie de classe, la voie de leur propre émancipation du joug du capital. La lutte sera certainement longue et dure car la bourgeoisie s’opposera de toutes ses forces à la reprise de la lutte de classe du prolétariat : elle cherchera par tous les moyens de l’empêcher, de la détourner, de l’écraser parce qu’elle est parfaitement consciente que du développement de cette lutte renaîtra la confiance du prolétariat dans sa propre force de classe et que, dans le développement de cette lutte, le prolétariat rencontrera son parti de classe, son guide politique et théorique sans lequel – comme cela s’est déjà produit dans l’histoire passée – le prolétariat sera désorienté, il perdra le sens et les objectifs réels de sa lutte de classe, il se fera embrouiller, et les défaites qu’il rencontrera inévitablement sur son chemin le démoraliseront à tel point qu’il repoussera encore, loin dans l’avenir, le rendez-vous historique avec son émancipation.
Contre la guerre actuelle en Ukraine ou en Palestine ou en tout autre lieu dans le monde, le mot d’ordre que les communistes lanceraient spontanément au prolétariat est : défaitisme révolutionnaire, c’est-à-dire lutter contre l’enrégimentement des masses prolétariennes dans la guerre bourgeoise, pour déclencher la guerre de classe, la guerre contre la classe dominante bourgeoise. Le problème d’aujourd’hui est que le prolétariat, en général, dans n’importe quel pays et pas seulement en Ukraine, en Russie, en Palestine ou en Israël, où il est systématiquement massacré, n’a pas encore la force de lutter ne serait-ce que de manière classiste pour ses intérêts immédiats sur le terrain de la défense économique. Faute de cette expérience de lutte, faute de l’expérience d’organisation de classe et indépendante nécessaire non seulement pour mener la lutte de classe, mais aussi pour résister dans le temps sur ce front et développer une solidarité de classe avec les prolétaires d’autres secteurs et d’autres pays, il est illusoire pour le prolétariat ukrainien ou russe, palestinien ou israélien, britannique ou allemand, italien ou français ou espagnol, chinois ou américain, égyptien ou iranien ou de tout autre pays d’entrer directement en lutte pour sa guerre de classe, c’est à dire pour la révolution prolétarienne. Pour les communistes, la révolution prolétarienne est l’objectif historique de la lutte de classe du prolétariat dans n’importe quel pays, mais les prolétaires – et cela vaut également pour les communistes eux-mêmes – doivent se préparer, ils doivent avoir une expérience directe, physique, avec toutes les erreurs inévitablement commises dans toute préparation à la lutte, ils doivent s’expérimenter avec leur propre force et connaître la force et les mouvements de leurs adversaires. Comme le disait Lénine, les prolétaires doivent s’engager dans la lutte classiste de défense immédiate parce qu’elle est une « école de guerre ». Cela ne signifie pas qu’il faille cacher les grands objectifs de la lutte révolutionnaire du prolétariat, ni encore moins les difficultés réelles pour les atteindre, ni bien sûr les difficultés objectives de la lutte de défense immédiate elle-même. L’ennemi de classe ne doit certes pas être surestimé, mais il ne doit pas non plus être sous-estimé. Toutefois, c’est le prolétariat, à commencer par ses détachements les plus combatifs et les plus sensibles à la lutte classiste, qui doit trouver la force de réagir de manière indépendante à la pression et à la répression bourgeoises, et en cela il ne peut être remplacé par aucun parti.
26/03/2024
Parti Communiste International
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