Notes de lecture

Michel Naumann

« M.N. Roy (1887-1954) . Un révolutionnaire indien et la question de l’universel»

(«programme communiste»; N° 100; Décembre 2009)

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En 2008 la bourgeoisie indienne et mondiale a célébré le soixantième anniversaire de la mort de Gandhi; pour les bourgeois un «révolutionnaire» partisan de la non-violence et adversaire de la révolution sociale et de la lutte des classes, est évidemment quelqu’un à montrer en exemple aux prolétaires! Il est donc bien naturel que les médias bourgeois utilisent toute leur puissance pour encenser un Gandhi, ou sa version plus moderne, un Mandela.

Il est tout aussi naturel qu’ils fassent silence sur un autre homme politique indien, dont l’activité s’est déroulée à la même période: M. N. Roy. L’action contrastée de ce dernier s’est en effet inscrite dans le cadre de l’Internationale Communiste et à ce titre elle est du plus haut intérêt pour les prolétaires conscients du sort de leur classe.

L’ouvrage de Naumann (1) nous donne la première bibliographie en français de ce révolutionnaire indien qui a joué un rôle non négligeable - même s’il n’a pas toujours été positif , loin s’en faut!- dans le mouvement prolétarien et révolutionnaire de la première moitié du vingtième siècle, non seulement en Inde, mais au niveau international.

La trajectoire politique contradictoire de Roy a été en fait étroitement déterminée par le flux et le reflux du mouvement communiste international au point d’être emblématique de la tragédie de toute une époque; c’est en cela qu’elle nous intéresse encore aujourd’hui. Il ne fut pas le seul révolutionnaire indien à être capturé par la force d’attraction de la révolution prolétarienne, mais il fut celui chez qui cette force d’attraction imprima une adhésion rapide au communisme, même si le dépérissement de cette révolution l’emporta dans son funeste sillage.

 Narendra Nath Bhattacharya, plus connu sous son pseudonyme de Manabendra Nath Roy, commença très jeune son activité politique dans le mouvement nationaliste indien. Avant la première guerre mondiale, il faisait partie d’un groupe terroriste bengalais qui luttait contre l’occupation de l’Inde par les britanniques.

Le Bengale - et plus précisément la région de Calcutta - était sans doute la partie de l’Inde la plus développée. Plusieurs sociétés secrètes s’étaient formées à Calcutta au début du vingtième siècle; elles prônaient divers moyens de lutte contre la domination coloniale, des attentats aux campagnes de boycott des marchandises britanniques, tandis que les représentants plus directs de la bourgeoisie indienne préconisaient, eux, la «résistance passive» (que Gandhi théorisera par la suite) en alternative avec une politique de collaboration avec le colonisateur. Au moment de la guerre mondiale, alors que Gandhi, comme il l’avait fait en Afrique du Sud lors de la guerre des Boers, appelait ses compatriotes à se battre aux côtés de l’Angleterre, l’Allemagne, s’appuyant sur son prestige de puissance non-colonisatrice, proposait discrètement son aide aux révolutionnaires indépendantistes bengalais. Roy fut chargé par son organisation de prendre un contact direct avec les Allemands afin de recueillir argent et armes pour déclencher l’insurrection au Bengale. Les aléas de l’entreprise l’emmenèrent jusqu’aux Etats-Unis; c’est là que pour la première fois il entendit parler de socialisme et qu’il commença à se familiariser avec cette doctrine nouvelle pour lui, alors que sa fréquentation du groupe d’indépendantistes indiens pro-allemands ne lui causait que des désillusions.

 L’entrée en guerre des Etats-Unis l’obligea à se réfugier au Mexique. A Mexico il reprit ses contact avec les autorités allemandes pour le financement de l’activité indépendantiste et l’achat d’armes - tout en militant dans le petit Parti Socialiste mexicain dont il devint vite l’un des animateurs. Les projets de déclenchement de la lutte armée en Inde grâce au financement allemand ne virent jamais le jour, et Roy s’aperçut que l’Allemagne n’était au fond pas différente des grandes puissances coloniales. Alors qu’il oeuvrait à développer le parti socialiste, il entra en contact avec Borodine, un militant bolchevik qui venait de se réfugier au Mexique (2). Les discussions avec cet émissaire de la prestigieuse révolution d’Octobre furent le tournant décisif dans son adhésion au communisme: jusqu’alors il disait accepter le socialisme comme politique, mais rejeter la philosophie matérialiste. Avec l’aide de Borodine, Roy et ses amis réussirent à transformer le PS en Parti Communiste lors d’un congrès en septembre 1919 et c’est en tant que délégué du PC mexicain que Roy fut invité à participer au IIe second congrès de l’Internationale Communiste. Sur sa route, il passa plusieurs mois en Allemagne. Roy raconte dans ses mémoires qu’il a eu «la grande chance» d’être témoin lors de son séjour en Allemagne de l’échec du putsch de Kapp par la grève générale (mars 1920): «Naturellement, cela laissa une impression indélébile dans mon esprit», écrit-il (3). Le communiste néophyte faisait ainsi l’expérience concrète de la force de la lutte prolétarienne dans un pays capitaliste développé; par ailleurs ses contacts étroits avec les milieux dirigeants du communisme en Allemagne lui donnaient l’occasion d’élargir son horizon politique. Mais comme le rapporte Nauman, il tira aussi de son séjour l’idée que le prolétariat européen ne pourrait prendre le pouvoir tant que l’impérialisme n’aurait pas été affaibli par la révolte des peuples coloniaux.

 Avant de gagner Moscou, Roy rédigea un «Manifeste communiste Indien» qui était un appel aux prolétaires britanniques. Il fut publié dans le Glasgow Socialist. Ce manifeste est intéressant pour sa valeur historique de premier texte communiste indien, mais également parce qu’il montre les lacunes théoriques que Roy, en dépit de son adhésion enthousiaste au marxisme, n’arrivera jamais à surmonter; nous faisons allusion surtout aux rapports entre le prolétariat et la paysannerie, y compris sans terre: deux classes distinctes avec des intérêts de classe distincts qui déterminent la nature de la révolution à venir et donc l’orientation des communistes. En voici quelques extraits:

«Le mouvement nationaliste en Inde n’a pas réussi à toucher les masses parce que son objectif est la démocratie bourgeoise et qu’il est incapable de dire aux masses quels bénéfices elles retireront de l’indépendance nationale. L’émancipation de la classe ouvrière repose sur la révolution sociale et la fondation d’un Etat communiste. Par conséquent l’esprit de révolte croissant parmi les masses doit être organisé sur la base de la lutte de classe, en étroite coopération avec les mouvements prolétariens du monde.

Mais comme la domination britannique prive les Indiens des libertés élémentaires pour l’organisation d’une telle lutte, le mouvement révolutionnaire doit mettre à son programme la libération politique du pays. (...) La force gigantesque que l’impérialisme tire de ses immenses possessions coloniales riches en ressources naturelles et forces de travail à bas prix, ne peut plus être ignorée. Tant que l’Inde et les autres pays colonisés resteront les victimes de l’exploitation capitaliste et que le capitaliste britannique sera assuré de sa domination sur des millions et des millions de bêtes de somme humaines, il sera capable d’accorder les revendications demandées par les syndicats britanniques et de retarder la révolution prolétarienne qui le détruira. Pour détruire complètement le capitalisme mondial, il faut l’attaquer simultanément sur tous les fronts. Le prolétariat britannique ne peut aller vers la victoire finale que s’il entraîne avec lui ses camarades des colonies dans la lutte contre l’ennemi commun. (...) “La terre aux paysans” sera notre slogan le plus puissant parce que l’Inde est un pays agricole dont la majorité de la population appartient à la paysannerie sans terre. Notre programme appelle aussi à l’organisation du prolétariat indien sur la base de la lutte de classe pour la fondation d’un Etat communiste basé durant la période de transition sur la dictature du prolétariat.

Nous appelons les travailleurs de tous les pays et plus particulièrement ceux de Grande Bretagne à nous aider à réaliser notre programme. (...) Cessez d’être les victimes du slogan impérialiste selon lequel les masses de l’orient sont des races arriérées (...). Aidez-nous à lever le drapeau de la révolution sociale en Inde et à nous libérer de l’impérialisme et du capitalisme pour que nous puissions vous aider lors de la lutte finale pour établir l’Etat communiste universel» (4).

Au Deuxième congrès de l’Internationale à Moscou, lors des discussions sur la question nationale, Roy présenta un projet de «Thèses supplémentaires» à celles proposées par Lénine. Les débats en commission sur ce projet lui apportèrent plusieurs modifications. En effet, d’une part ce projet avait tendance à sous-estimer le rôle de forces bourgeoises et petites-bourgeoises dans les révolutions anticoloniales; d’autre part Roy et les délégués du Turkestan en étaient arrivés à dire que sans une révolution préalable dans les colonies, la révolution dans le monde capitaliste était pratiquement impossible. Finalement les Thèses et Thèses supplémentaires précisées et amendées en commission furent adoptées par le Congrès. Elles définissaient en grandes lignes mais de manière non équivoque, les positions communistes dans la question des luttes dans les pays colonisés ou retardataires sur la base des principes suivants: indépendance de classe du prolétariat et soutien du prolétariat des pays impérialistes à la lutte révolutionnaire des masses de ces pays (5). Nous donnons en annexe une traduction entièrement revue des Thèses supplémentaires.

Par la suite Roy occupa des postes de premier plan dans le travail de l’Internationale en direction des pays d’Orient et plus particulièrement de l’Inde. A plusieurs reprises il s’éleva contre le désintérêt des partis communistes occidentaux vis-à-vis de la lutte anticoloniale; au Ve Congrès il fut accusé de «nihilisme national» et de «luxemburgisme» par l’exécutif parce qu’il critiquait le soutien trop prononcé au mouvement national bourgeois. Cela n’empêche pas que, selon ses propres dires, il se rangeait politiquement parmi les «jeunes staliniens».

Nous n’avons pas la possibilité dans le cadre de cette note de lecture de faire l’analyse des orientations confusionnistes de l’Internationale, en direction de l’Inde et d’ailleurs, défendues par Roy, sous le signe de la perspective de création de partis «ouvriers-paysans» ou «populaires-révolutionnaires»: c’était l’expression même du renoncement à l’organisation indépendante de classe du prolétariat à laquelle celui-ci avait appelé au IIe Congrès.

Rien d’étonnant donc que lors des luttes dans le parti russe et l’Internationale sur la question chinoise, Roy, qui faisait partie depuis 1923 de la direction de l’Internationale Communiste, soutint la position officielle farouchement opposée à ce que le PC Chinois rompe avec le parti bourgeois du Kuomintang.

Il fut envoyé comme émissaire de l’Internationale en Chine en 1927 et après la défaite, inévitable étant donné la ligne de soumission à la bourgeoisie qu’imposait l’Internationale, il servit de bouc-émissaire; au XVIe Congrès du parti russe il fut dénoncé pour avoir défendu l’alliance avec la bourgeoisie nationale, comme si ce n’était pas jusque là la politique officielle!

Après avoir réussi à quitter l’URSS pour cause de maladie, Roy milita en Allemagne dans les rangs de l’«opposition de droite» dirigée par Brandler. En 1930 il partit clandestinement en Inde; arrêté en 1931 il fut condamné à 6 ans de prison et relâché à la fin de 1936. Dès sa libération il adhéra au parti du Congrès, le Kuomintang indien, affirmant que le seul but était pour lui la lutte pour l’indépendance, les objectifs sociaux devant être mis de côté jusqu’à l’obtention de l’indépendance.

Lors de l’éclatement de la guerre mondiale, Roy et ses partisans appelèrent à soutenir inconditionnellement la Grande-Bretagne dans le conflit: c’est la lutte pour l’indépendance qui devait maintenant être mise de côté jusqu’à la fin de la guerre. Roy et ses partisans furent alors expulsés du parti du Congrès. Gandhi et les autres dirigeants du parti dénonçaient le soutien au colonisateur en guerre comme une trahison de la lutte indépendantiste: les positions respectives prises lors de la première guerre mondiale par Gandhi et Roy étaient ainsi complètement inversées!

Acceptant le financement des autorités britanniques pour faire vivre son petit mouvement, Roy tenta, sans doute sur leur conseil, de créer un mouvement syndical pro-guerre en scissionant les syndicats existants. Le nationaliste révolutionnaire qui s’était embarqué en 1915 dans un tour du monde à la recherche d’argent et armes pour déclencher l’insurrection contre la domination des colonialistes anglais, finissait dans la peau du vendu à ces mêmes colonialistes! Entre temps il était passé de la lutte pour la révolution communiste mondiale à la défense de la théorie du socialisme dans un seul pays.

Les lois de l’histoire sont implacables et les individus en eux-mêmes ne pèsent rien par rapport aux forces sociales qui s’affrontent sur la scène historique. Lorsque celui-ci fut exclu de l’Internationale, Trotsky écrivit de Roy qu’il n’était que «le digne disciple de Staline» (6). Il serait plus juste de dire que Roy comme Staline n’étaient que l’instrument des forces politiques et sociales anti-prolétariennes auxquelles ils s’étaient soumis.

La contre-révolution se fraye un chemin non seulement en massacrant les révolutionnaires, mais aussi et surtout en transformant en ses agents ceux qui n’ont pas la force de défendre envers et contre tout les positions programmatiques et politiques correctes de la classe exploitée.

 


 

(1) Il ne nous semble pas utile de dire grand chose des thèses particulières de Michel Naumann. Anti-marxiste (il se réfère au PSU - un petit parti de gauche dirigé par Rocard, qui fusionna avec le PS de Mitterrand), parsemant son texte de références pseudo-philosophiques obscures, il fait grand cas du «dépassement» du marxisme ouvertement revendiqué par Roy après 1945: en réalité celui-ci avait déjà renié le marxisme en pratique depuis bien longtemps. D’autre part Naumann ne semble pas s’être rendu compte que Roy exécutait la politique de l’Internationale et non sa politique propre...

(2) Lorsqu’il fut envoyé en Chine, il y retrouva Borodine qui était conseiller auprès des militaires nationalistes. Roy reprocha à Borodine d’interdire au PC Chinois toute action qui pourrait porter atteinte aux intérêts des militaires et des bourgeois.

(3) cf «M. N. Roy Memoirs», Bombay 1964, p. 270.

(4) cf «Selected Works of M. N. Roy», New Dehli 1987, vol. 1, pp. 160-164.

(6) Voir «Le Deuxième Congrès de l’I.C.: un sommet et une croisée des chemins», Programme Communiste n°60.

(5) cf «Staline et Roy», septembre 1930, Writings of Leon Trotsky (1930), Pathfinder 1975.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

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