Les causes historiques du séparatisme arabe

(«programme communiste»; N° 104; Mars 2017)

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Cet article, publié sur le n° 4 (1958) de Programme Communiste était la synthèse de deux articles parus sur Il Programma Comunista qui était alors l’organe alors du parti: les n°10/1957 («la chimère de l’unification arabe par des ententes entre Etats») et le n°6/1958 («Les causes historiques du séparatisme arabe»). Il nous a semblé intéressant de le republier (en revoyant la traduction) car il donne un cadre général, bien qu’extrêmement succinct, de l’histoire du «monde arabe» en pointant les causes historiques de sa fragmentation.

 Pour bien le comprendre il faut cependant resituer l’article lui-même dans le contexte historique. Un groupe de colonels dont le chef était Nasser avait renversé la monarchie égyptienne pro-anglaise, nationalisé le Canal de Suez et s’était fait le héraut du nationalisme arabe contre la domination coloniale et impérialiste. Après avoir essuyé en 1956 l’attaque des troupes françaises, anglaises et israéliennes, attaque stoppée par les pressions conjointes des impérialismes américain et russe désireux de ne pas laisser les vielles puissances coloniales anglaise et française maintenir leur présence dans la région, le régime avait formé avec la Syrie une «République Arabe Unie», qui ne dura que peu de temps. C’était l’époque de la vague des luttes anticoloniales, phénomène éminemment révolutionnaire même si, en absence de forces communistes en lutte dans les pays capitalistes développés qui auraient permis au jeune prolétariat des pays dominés de se placer sur des positions indépendantes de classe, il ne pouvait dépasser l’horizon bourgeois. Le marxisme n’hésite pas à saluer et à appuyer les mouvements qui font réellement «avancer le cours de l’histoire» – sans jamais pour autant se confondre avec eux et abandonner sa perspective propre. La victoire du système capitaliste sur les modes de production antérieurs est en effet la condition pour que dialectiquement puisse se développer la lutte de classe moderne, la lutte anticapitaliste du prolétariat pour la révolution communiste internationale. C’est ainsi que la constitution d’un grand Etat unifiant les populations arabes, aurait constitué un formidable progrès historique en permettant un puissant développement productif et social sur les ruines des structures pré-capitalistes, fournissant par conséquent une arène gigantesque à la lutte du prolétariat de la région, tout en assénant un coup terrible à la domination impérialiste avec toutes les inévitables retombées sur l’équilibre social interne de ces pays.

 Cet événement n’a pas eu lieu. Les forces sociales et politiques – bourgeoises et petite-bourgeoises – qui auraient pu lancer et diriger la lutte révolutionnaire pour cet objectif ont fait défaut, suivant la voie moins risquée de la recherche de compromis avec l’impérialisme et l’ordre établi. Soixante ans se sont écoulés depuis, au cours desquels, de façon déformée et inégale suivant les pays, le développement capitaliste s’est frayé la voie dans le cadre des structures étatiques qu’il a trouvé, créant un prolétariat plus ou moins nombreux, mais aggravant encore le «séparatisme arabe». Le vieux rêve de l’unité arabe caressé par un mouvement bourgeois nationaliste arabe aujourd’hui disparu, s’est évanoui comme un mirage dans le désert. L’histoire ne repasse pas les plats: proposer une réédition du panarabisme serait aujourd’hui complètement utopique, pour ne pas dire parfaitement réactionnaire. D’ailleurs les forces apparues à la suite de l’ébranlement de l’ordre établi provoqué par la crise capitaliste internationale, et qui luttent les armes à la main contre les pouvoirs en place et le partage impérialiste de la région, ne prétendent nullement avoir une telle perspective. Leurs objectifs beaucoup plus limités, camouflés derrière le voile d’une lutte inter-religieuse (Sunnites contre Chiites, etc.) que les nationalistes arabes voulaient éviter, correspondent étroitement aux intérêts des fractions bourgeoises éjectées du pouvoir par les Américains en Irak ou tenues à distance du pouvoir par le régime Baathiste en Syrie. S’appuyant inévitablement sur certains Etats voisins, leur succès éventuel, loin de faire avancer l’histoire, ne ferait que perpétuer, voire accroître sous une autre forme, la balkanisation du Moyen-Orient. D’autre part, et ce qui est pour nous essentiel, leur caractère profondément réactionnaire sur le plan social interne et externe, démontrent que tout autant que les régimes établis, ils sont, en tant que forces intégralement bourgeoises, des adversaires impitoyables de la seule classe désormais capable d’apporter un progrès historique à la région et au monde: le prolétariat. Et cette dernière, lorsqu’elle entrera en lutte sur ses bases propres, n’aura plus comme perspective le vieil objectif bourgeois de l’union arabe, mais celui de l’union des prolétaires de tous les pays par-delà toutes les divisions de nationalité, de religion, de race ou de sexe.

 

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La définition politique de la vague de mouvements d’indépendance qui, partie de l’Asie, a submergé le continent africain, demeure complexe et difficile. On ne peut nier sa portée historique considérable sans toutefois ignorer qu’elle ne présente pas en tous lieux et sous tous ses aspects, de profond caractère de subversion sociale qui, seul, mérite le nom de révolution. Tel est le cas notamment du mouvement par-arabe dirigé par l’Egypte, qui se pose indéniablement en adversaire résolu de l’impérialisme blanc, mais ne compte à son actif aucune modification sérieuse de la structure économique et sociale de ce pays, qui conserve sous son niveau régime politique, les formes archaïques d’exploitation et d’oppression du temps du roi Farouk.

L’étude qui suit a pour objet d’exposer les raisons profondes de cet été de chose dont il faut rechercher les causes, d’une part dans la puissance monstrueuse de l’impérialisme moderne, que le prolétariat divisé et désemparé ne combat pas, de l’autre dans les antécédents historiques du mouvement panarabe et dans les conditions économiques et naturelles spécifiques qui ont dominé l’évolution des Etats qui, au cours des siècles, se sont en vain attelés à la tâche de leur unification politique.

On ne saurait ignorer que ces questions intéressent au plus haut point l’avenir du mouvement prolétarien international. Plus les bases historiques des peuples qui se constituent en Etats nationaux sont puissantes, plus grandes sont leurs possibilités de lutte victorieuse contre l’impérialisme, plus radicale est la transformation économique qui en résulte et, par suite, plus massif est l’appui que les masses travailleuses de ces pays pourront apporter à la lutte internationale pour le socialisme. Quand ces bases sont débiles ou inexistantes, le combat contre l’oppresseur blanc est plus difficile et plus incertain, et la transformation sociale qui en est le corollaire est bien moins profonde. Mais, comme dans ce cas l’intervention du prolétariat des métropoles contre l’impérialisme de sa propre bourgeoisie doit prendre, pour faciliter la libération de ces peuples de couleur, une plus grande ampleur, les rapports entre le mouvement d’indépendance nationale des pays coloniaux ou para-coloniaux et la lutte de classe dans les pays capitalistes développés s’avèrent bien plus étroits.

Dans les pays qui ont accompli leur révolution nationale au cours de ces deux derniers lustres, ce résultat est un fait positif parce qu’il a inauguré une ère de production moderne et d’industrialisme qui doit fournir au prolétariat mondial de nouveaux et appréciables contingents pour l’offensive finale contre le capitalisme. Mais dans les pays où la lutte contre l’impérialisme ne peut aboutir qu’à la faveur d’une profonde vague sociale interne, à laquelle dans le rapport actuel des forces, l’impérialisme fait obstacle, cette irruption des masses, lorsqu’elle trouvera ses conditions propices, pourra constituer un catalyseur non moins décisif pour généraliser la reprise prolétarienne survenir au sein des métropoles capitalistes et unifier, sous le drapeau de la révolution communiste, «toutes les révoltes contre l’ordre existant».

Ainsi, dans les deux cas, le mouvement actuel des peuples de couleur exprime un phénomène historique progressif, soit parce qu’il apporte un appui décisif à la révolution prolétarienne lorsqu’elle est commencée, soit parce qu’il peut contribuer à la mettre en route et l’amplifier.

 

LE PROBLEME DE L’UNITE ARABE: CHIMERE DE L’«UNIFICATION PAR EN HAUT»

 

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Au stade où en sont les choses au Moyen-Orient, l’unification arabe reste une utopie impossible à réaliser tant qu’elle est confiée, comme c’est le cas, à la politique des Etats. La contradiction insoluble de la démagogie panarabiste consiste à lutter pour l’unité nationale des Arabes d’Egypte, d’Arabie Saoudite, de la Jordanie, d’Irak et de la Syrie, des diverses principautés du Golfe persique et de la Mer Rouge, tout en prétendant y arriver grâce à des ententes entre Etats; il est clair au contraire qu’une «nation arabe» constituée en un Etat unitaire n’est concevable que par la démolition des structures étatiques existantes et la fondation d’une nouvelle structure politique de type moderne

Toute révolution bourgeoise a pour tâche fondamentale d’abolir le particularisme étatique spécifique du féodalisme. Alors que le processus de centralisation politique est déjà très avancé dans l’Asie centrale et orientale (Inde, Chine), il se présente au contraire sous un jour bien plus difficile dans ce que les Européens appellent le Moyen Orient où, en dépit de l’unité de race et de langue, ce processus est encore très lointain comme le démontrent les profondes factures provoquées par la volte-face de la Jordanie.

L’unification arabe dont se remplissent la bouche les agitateurs aux ordres du gouvernement du Caire, s’il restait confié aux gouvernements constitués, ne serait réalisable qu’à une seule condition: l’apparition d’un moderne Gengis-Khan ou d’un Tamerlan de race arabe, capable d’écraser par la force des armes les résistances particularistes au panarabisme. Mais cela supposerait l’existence d’une puissance économique et donc militaire qui fait totalement défaut comme on l’a vu, dans la bataille du Sinaï avec la fuite éperdue de l’armée égyptienne. Conscient de sa faiblesse économique et militaire, Nasser a tenté au cours des derniers mois de constituer une fédération de l’Egypte avec la Syrie et la Jordanie, dans la cadre de l’alliance existant entre ces Etats et à laquelle participe aussi l’Arabie Saoudite. On sait que cette espèce d’OTAN arabe est allée jusqu’à unifier le commandement des Forces armées des Etats membres. Mais les événements de Jordanie ont suffisamment démontré que la Syrie et l’Egypte, qui sont les deux centres du mouvement panarabiste, ne peuvent compter que sur leurs propres forces; les monarchies saoudiennes et hachémites, tenant d’un côté à la conservation féodale et de l’autre à l’amitié avec les Etats-Unis, n’ont adhéré à l’initiative du Caire que pour neutraliser les courants pro-égyptiens, alimentés par les réfugiés palestiniens, comme en Jordanie, ou pour obtenir des royalties plus élevées comme en Arabie Saoudite (...).

L’ingérence des Etats-Unis comme des autres puissances impérialistes au Moyen-Orient s’appuie sur les scissions profondes qui divisent le «monde» arabe. La vérité que les Arabes sont divisés n’échappe à personne. Mais les causes de ces persistantes et profondes divisions sont-elles dues seulement à des «intrigues» de la diplomatie des puissances impérialistes comme le déclare unanimement la presse panarabiste à laquelle fait écho celle du national-communisme? Où est-ce l’inverse qui est vrai, à savoir que l’impérialisme a bon jeu à opposer les Arabes aux Arabes précisément parce que les scissions qui les opposent sont inscrites dans la situation du Moyen-Orient?

L’organisation de la «Nation arabe» en un Etat unitaire s’étendant de l’Irak au Maroc est certainement – dans le cadre bourgeois – une aspiration révolutionnaire; en l’absence de la révolution communiste prolétarienne dans les pays capitalistes avancés      , l’unification arabe ne peut aller au-delà de la société bourgeoise. Mais le progrès industriel et la décomposition des couches pré-bourgeoises parmi les classes dirigeantes, sont des faits révolutionnaires tant qu’on se trouve encore dans le cadre de structures semi-féodales. Par contre l’idéologie et la politique du panarabisme, loin d’être révolutionnaires, quoi que radotent les partis affiliés au Kremlin, sont du nombre des utopies conservatrices. Qu’il le dise ou non, le panarabisme à la Nasser rêve de procurer aux Arabes d’Afrique et d’Asie ce que la Confédération Nord-Américaine a procuré aux Américains, l’Unions Soviétique aux Russes et l’Union Indienne aux Indiens; mais il ne comprend pas, pour des raisons de classe, qu’à l’origine de ces organismes étatiques, il y a toujours eu des grandioses révolutions qui introduisirent, ou sont en train d’introduire, de nouveaux modes de production et de nouvelles formes d’organisation sociale. Or les panarabistes enragés du Caire ou de Damas, qui rêvent d’une édition moderne du Califat, sont révolutionnaires aussi longtemps que l’objet de leur haine se situe au-delà des frontières de leurs pays respectifs; mais ils ne le sont plus dès qu’il s’agit des affaires intérieures de leur pays.

L’unification politique du monde arabe n’est possible qu’en allant de pair avec un mouvement d’unification économique et sociale qui ne peut être qu’un mouvement révolutionnaire. Seule une révolution qui balaye les structures féodales, ou même pré-féodales (comment définir autrement les tribus nomades des Bédouins qui ont sauvé le trône branlant de Hussein?), peut donner le coup d’envoi à la suppression des divisions qui condamnent à l’impuissance la «Nation arabe». Que l’on songe à la formidable force d’inertie qu’opposent des sociétés comme celles d’Arabie Saoudite, du Yémen ou des principautés du Golfe Persique, «pétrifiées» dans des structures sociales archaïques. Que l’on pense à l’inverse à l’extraordinaire évolution politique d’un Etat non arabe du Moyen-Orient, l’Etat d’Israël, où est en acte une véritable «transplantation» de l’industrialisme moderne. Mais les panarabistes à la Nasser veuillent cueillir le fruit de la révolution en s’efforçant d’en détruire le germe. Nul n’ignore que le Napoléon d’Egypte use du poing de fer et des geôles contre quiconque attente, ou semble attenter, à la stabilité sociale interne de l’Egypte.

Pour conclure, il y a, selon la théorie, deux modes d’unification du monde arabe: la conquête militaire par un Etat dominant supprimant les divisions étatiques dans les territoires habités par des populations de race et de langue arabes; ou une révolution des classes inférieures qui, renversant l’ordre établi, jette les bases de la fondation d’un Etat unitaire.

La première solution est impossible faute d’un Etat arabe suffisamment puissant du point de vue militaire et suffisamment influent du point de vue politique pour jouer le rôle que, dans d’autres circonstances historiques, ont joué la Prusse pour l’Allemagne et le Piémont pour l’Italie. D’autre part l’existence de grands blocs impérialistes dirigés par les Etats-Unis et la Russie laisse facilement prévoir qu’une guerre entre Etats arabes se transformerait, par l’adhésion, ouverte ou dissimulée, de ces derniers à l’un et l’autre bloc, en une guerre impliquant des Etats non-arabes. Qui pourrait encore en douter après la venue de la VIe flotte américaine dans les eaux libanaises?

La question de l’unification arabe est inextricablement liée à la lutte mondiale pour l’accaparement des ressources pétrolières, et à l’installation de bases militaires. L’impérialisme américain ne peut renoncer à la position de force dont il jouit et qui lui permet de traiter avec les Etats arabes pris chacun isolément, sinon en concurrence avec les autres. La proclamation de la doctrine Eisenhower n’a pas eu lieu par hasard; son objectif affiché est de maintenir le «statu quo» au Moyen Orient. Se déclarant hostile à toute mesure susceptible de «menacer l’indépendance et l’intégrité» des Etats arabes, le Département d’Etat a dépêché la VIe flotte dans les eaux de la Méditerranée orientale: ayant désormais hérité de la suprématie au Moyen-Orient, l’impérialisme américain cherchait surtout à barrer la voie au mouvement panarabiste. Aussi longtemps que l’écrasante puissance militaire américaine veillera à la conservation d’un équilibre politique caractérisé par la division des Arabes en divers Etats souverains jaloux de leur indépendance et des privilèges économiques tirés de leurs rapports avec l’impérialisme; aussi longtemps que toute tentative d’unification (comme celle projetée entre l’Egypte, la Jordanie et la Syrie) se heurtera à l’insurmontable opposition de l’impérialisme américain, le mouvement panarabiste stagnera dans l’impuissance dont il fait preuve aujourd’hui.

Quant à la seconde solution, elle fait encore totalement défaut. Le mouvement nassérien, en dépit de la démagogie enflammée de ses chefs, ne peut en aucun cas se définir comme un mouvement de masse révolutionnaire. Il ne s’est accompagné d’aucun bouleversement social, se limitant à greffer sur la même structure sociale sur laquelle s’appuyait la monarchie, un régime politique qui n’en diffère que par des changements dans la politique étrangère (et même sur ce point il y aurait beaucoup de réserves à faire), changements à leur tour rendus possibles uniquement par les nouveaux rapports de force entre les grandes puissances mondiales. En d’autres termes, ce n’est pas une poussée révolutionnaire des masses égyptiennes qui est à l’origine de cette «nouvelle politique extérieure» que Nasser a inauguré avec la nationalisation du Canal de Suez. Le colonel Nasser et ses partisans, auxquels fait écho la presse russo-communiste, présentent l’expropriation des actionnaires du Canal, comme un aspect de leur prétendue révolution sociale. En réalité cette dernière n’a pas même effleuré les couches profondes de la société égyptienne qui continuent à vivre dans les mailles de fer de rapports productifs archaïques, et n’a aucunement exprimé la volonté de renouveau de toute bourgeoisie digne de ce nom.

Seule la révolution sociale, quand ses prémisses seront mûres, pourra, en démolissant les vieilles structures, supprimer la série d’Etats grands ou petits qui tirent vie de celles-ci. C’est à cette perspective que les panarabistes du Caire ou de Damas tournent le dos, en fiant leur fortune politique aux accords entre Etats.

Mais il est permis de prévoir que de futures conditions historiques, déterminées par la reprise de la lutte révolutionnaire du prolétariat des pays capitalistes, en plaçant l’impérialisme sur la défensive, permettront du même coup aux Arabes de se libérer de la domination impérialiste d’un côté et de la survie du particularisme féodal de l’autre.

 

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La dernière scission

 

La scission provoquée par la crise jordanienne s’est pleinement manifestée ces derniers jours avec la proclamation de la République Arabe Unie, fédérant l’Egypte et la Syrie. Immédiatement une Fédération arabe a été en réponse proclamée entre l’Irak et la Jordanie. Pour qui suit la situation du Moyen-Orient, il n’y a là rien d’imprévu: ces nouvelles inventions constitutionnelles confirment que la scission arabe est plus âpre que jamais et que l’unification par l’intermédiaire des Etats existants est une vaine chimère. Pour s’effectuer, elle doit suivre des voies différentes, qui ne sont pas des modifications de l’ordre constitué existant, mais son renversement complet.

La question importante est de savoir quel est le mouvement politique qui soit capable d’assumer la terrible tâche de guider la révolution arabe. Mais pour le moment nous ne pouvons encore nous occuper de cela, étant donné qu’il est avant tout nécessaire d’étudier les causes historiques qui empêchent la réalisation de l’unification étatique des peuples d’Asie et d’Afrique de langue arabe. Nous ne prétendons pas épuiser en ces quelques lignes un travail aussi important et pas davantage d’en étendre le plan complet, mais seulement de traiter, et même pas d’une façon définitive, des grands problèmes qui s’y rattachent.

Avant tout, comment la question doit-elle être posée? Nous croyons qu’on ne peut le faire qu’en ces termes: quels sont les facteurs historiques qui empêchent la formation d’un Etat national arabe et favorisent la perpétuation du néfaste sous-nationalisme des Etats arabes artificiels actuels, et qui agissent en sens opposé aux tendances unificatrices qui découlent de la communauté de langue, d’origine raciale et des traditions qui distinguent les populations qui habitent l’Afrique du Nord, du Maroc à l’Egypte, et l’Asie occidentale, du Sinaï au Golfe Persique?

Quiconque croît répondre à une telle question en faisant dépendre de l’impérialisme capitaliste toutes les causes de la scission qui déchire le dit Monde arabe, donne une vision incomplète du phénomène. Et on comprend parfaitement cela, si l’on pense que la division et la «balkanisation» de la Nation arabe se vérifie bien avant la naissance de l’impérialisme. En effet, les antiques tribus qui, venues d’Arabie à la suite de la révolution religieuse et sociale de Mahomet, se ruèrent à l’assaut des pays voisins et conquirent leurs emplacements actuels en Asie et en Afrique, ne réussirent pas, malgré leurs liens de sang et de culture, à constituer en pratique une nation. C’est seulement pour une brève période que le Califat réussit à imposer l’autorité d’un pouvoir central sur l’immense empire islamique. Il n’est donc pas exact de dire que la division des Arabes est la conséquence de la domination impérialiste, il est vrai, à l’inverse, que la domination impérialiste a pu poursuivre ses objectifs justement en exploitant les puissants facteurs historiques qui, depuis le Dixième siècle, empêchent l’unification des Arabes.    

En d’autres termes, nous devons recourir, pour expliquer la cause immédiate de la sujétion des Arabes à l’impérialisme capitaliste, aux luttes intestines qui se manifestent dans l’existence de nombreux Etats de dimensions diverses, mais tous également impuissants à se soustraire à l’étau de l’exploitation et de l’oppression impérialistes. Mais expliquer la désunion uniquement par l’intervention impérialiste serait tomber dans une pure tautologie. En réalité, les causes de la division des Arabes sont intimement liées à l’épopée même de la conquête musulmane.

 

LE CYCLE PASSE

 

Le mahométanisme, codifié dans le Coran, fut l’idéologie de la révolution sociale des populations nomades du désert, adonnées à l’élevage du bétail en période normale aussi bien qu’à l’usage des razzias, qui se soulevèrent contre la puissante oligarchie mercantile dominatrice de La Mecque. Les éleveurs de bétail – les Bédouins – et les petits cultivateurs constituaient, à l’époque de la prédication de Mahomet, la très grande majorité des habitants de la péninsule arabe. Sur eux se dressait la domination de classe des marchands de La Mecque qui monopolisaient le commerce maritime à travers la Mer Rouge et les transports caravaniers qui reliaient l’arrière-pays aux ports de la côte, et qui allaient jusqu’à opérer par voie de terre, le long du Sinaï, des courants commerciaux de l’Europe et de l’Asie. Dans leurs mains se concentraient toutes les richesses, y compris les denrées alimentaires, que les tribus nomades étaient contraintes d’acheter à des prix exorbitants, quand la sécheresse décimait leurs troupeaux. Exemple non fortuit dans l’histoire des révolutions, Mahomet était un «transfuge» de la classe dominante passé dans le camp de la révolution, ayant été jusqu’à l’Hégire un riche marchand de la puissante tribu des Koreïscistes.

En raison des conditions historiques particulières de l’époque où elle se déroula, la révolution mahométane ne put être qu’une application, à l’échelle collective, du pillage bédouin, c’est-à-dire une forme inférieure de l’expropriation de la richesse. La «guerre sainte» islamique fut, à l’origine, une guerre sociale contre l’usure et l’oppression de la richesse. Mais la révolution, issue victorieusement de la guerre sociale, ne pouvait atteindre son but qu’à la condition de se transformer en un féodalisme agraire, comme cela se produisit lorsque les conquérants barbares eurent renversé l’empire romain. A cela s’opposaient les conditions naturelles du pays, en grande partie désertique. Dans l’histoire de l’Islam le désert joue un rôle de première importance, et cela prouve combien les conditions matérielles «déterminent les destinées» des peuples, comme certains se plaisent à dire.

La révolution qui avait allumé la guerre civile arabe ne put s’arrêter lorsque les armées islamiques eurent, sous la conduite du «Prophète», conquis et pacifié leur patrie d’origine: l’Arabie. Ne pouvant atteindre ses buts à l’intérieur, étant donné que la plupart des combattants révolutionnaires de la première heure et des nouveaux convertis s’étaient trouvés exclus du butin, il devint nécessaire de forcer les frontières des pays limitrophes. Ainsi la «guerre sainte» mahométane prit sous ses successeurs – les Califes – les formes d’une invasion barbare, qui fut tumultueuse et irrésistible parce que sur son chemin elle s’augmentait de tous les opprimés et de tous les exploités. Ceux-ci se convertissaient avec enthousiasme à la nouvelle religion qui, avec son idéologie enflammée, appelait à elle les humbles et les pauvres, et repoussait avec d’apocalyptiques malédictions les riches et les usuriers. La terrible éruption sociale envahit et submergea en peu de temps les deux grands empires qui en Orient perpétuaient traditionnellement contre les «barbares» la fonction déjà accomplie par Rome en Occident, l’empire byzantin et l’empire perse des Sassanides. Véritables «prisons des peuples» et sièges de la domination de classe la plus raffinée, ils s’opposèrent en vain à la conquête musulmane. Formidable exemple de la façon dont des Etats puissants et anciens, mais conservateurs, peuvent être pliés par d’autres Etats de formation récente ou même en voie de formation, mais rendus invincibles par la fureur révolutionnaire qui les pousse!

En peu d’années, de 632 (date de la mort de Mahomet) à 720, la conquête musulmane s’étendit à un immense territoire. Elle allait du Sind (région du sud-est du Pakistan actuel) jusqu’au-delà des Pyrénées. L’empire perse sassanide avait été détruit, l’empire byzantin énormément mutilé. L’Asie mineure, la Syrie, la Palestine, l’Egypte romaine, le Maghreb étaient perdus pour Byzance. La monarchie visigothe d’Espagne avait été balayée et disparaissait à jamais. L’empire pluri-séculaire sassanides, comprenant l’Irak et l’Iran actuels jusqu’à l’Amou-Daria, s’écroulaient avec fracas et ses antiques cités comme Bagdad, devenaient les centres de la nouvelle civilisation du Coran. Une immense révolution transformait le monde. En considérant cela, apparaît d’autant plus surprenante l’incapacité des Arabes, conquérants magnifiques, à se créer un Etat national.

Sous cet aspect, les Arabes représentent peut-être un cas unique parmi les peuples conquérants. Les mongols par exemple, réussirent à fonder des empires beaucoup plus vastes que l’empire musulman, mais ils occupèrent peu de temps les territoires conquis, finissant par se retirer dans la patrie d’origine ou étant ethniquement absorbés par les populations autochtones. Les Arabes au contraire réussirent à se superposer aux populations assujetties et même à transformer en propre partie les territoires conquis; mais ils échouèrent totalement dans la tentative de dépasser leur particularisme barbare et de se donner un gouvernement politique unitaire, un Etat national. Ceci devait retarder énormément, nous le voyons aujourd’hui, le développement de l’Afrique et du Moyen-Orient.

A vrai dire, il fut un temps où il sembla que la tendance unitaire allait prévaloir dans l’incandescent monde islamique; ce fut l’époque qui vit le Califat passer dans les mains de la dynastie des Omeyyades (600 - 750). Sous ceux-ci, l’Islam atteignit son maximum d’extension territoriale, puis commença l’inéluctable déclin. Les Omeyyades, divergeant quelque peu de l’orthodoxie politique du Coran, tentèrent d’en liquider le séparatisme, profondément lié aux traditions d’un peuple qui avait erré pendant des siècles dans le désert, ne connaissant pas d’autres formes de vie sociale que la tribu nomade, rebelle à toute forme de contrainte qui ne fut pas celle exercée par la nature. Ce fut une expérience à peine ébauchée. Le grand dessein politique d’une monarchie nationale, absolue et héréditaire, s’appuyant sur une bureaucratie militaire et civile qui aurait assuré au pouvoir central un contrôle régulier sur l’immense empire, devait s’écouler misérablement. Les forces de l’atavisme anarchique bédouin devaient prévaloir sur les tendances centralisatrices et nationales. Le communisme primitif tribal, collectiviste à l’intérieur et anarchique vers l’extérieur, avait permis aux nomades du désert éleveurs de brebis et de chameaux, de renverser l’aristocratie mercantile de La Mecque. Il avait fourni l’aliment d’une foi fanatique et d’un courage extraordinaire à la révolution mahométane. Mais il eut une action négative quand, les armées étant sorties d’Arabie et ayant conquis un gigantesque empire, il s’agit de donner à celui-ci une assise politique qui en assurât la continuité.

D’aucuns pourront s’étonner que nous attribuions une certaine influence négative au communisme primitif bédouin. Mais pour les marxistes, le communisme primitif n’est pas une idole à laquelle il n’est permis d’adresser que des louanges. Il existe un communisme primitif qui marque la sortie de l’espèce humaine du stade animal de son existence, et, en tant que tel, représente une révolution d’une portée incommensurable, peut-être la plus grande de toutes les révolutions. En s’associant, l’anthropoïde devint homme. Quel plus grand hommage le marxisme peut-il rendre au communisme primitif? Tout ce qui existe et existera encore entre le communisme primitif et le communisme moderne, est, pour le marxisme, une infâme mais nécessaire parenthèse dans l’existence de l’espèce.

 

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La désastreuse scission entre Chiites et Sunnites, c’est-à-dire entre la vieille garde du mahométanisme qui avait accompagné le Prophète dans son émigration – l’Hégire – de La Mecque à Médine, et les innovateurs, devait faire crouler pour toujours les structures encore fragiles de l’Etat national arabe. La dynastie des Abbassides qui s’empara en 749 du Califat, en chassant les Omeyyades, fut bien vite réduite au rang de ces monarchies féodales que la trop grande puissance et le trop grand éloignement des vassaux, vide de toute autorité effective. Le Calife fut réduit au grade de chef de la religion islamique, presque privé de pouvoir temporel. Le démembrement de l’empire fut rapide et irrémédiable. Déjà, quelques années après leur renversement, les exilés Omeyyades qui avaient échappé aux vengeances du parti vainqueur, se réfugiaient en Espagne et y fondaient un Emirat indépendant. Ensuite le Maghreb et l’Egypte se rendirent pratiquement indépendants du gouvernement de Bagdad. Au début du siècle l’involution est complète. Le Califat est réduit à gouverner, et même pas directement, sur le seul Irak; l’Islam est divisé en de nombreuses dynasties, plus ou moins indépendantes, l’Etat national est moins qu’un songe.

L’absence d’un tel Etat, formé sur le modèles des monarchies nationales qui étaient en train de se constituer en Europe, eut des conséquences historiques d’une importance colossale. Il est facile de penser qu’un Etat national solidement construit aurait pu empêcher les victoires remportées par les croisades. N’est-ce pas dès cette époque que l’Europe acquiert une suprématie sur l’Afrique et s’oppose à elle? Si ensuite on considère que les coups infligés à la puissance arabe par les armées des Croisés jetèrent les prémisses de la ruineuse invasion des Mongols et, plus tard, de la conquête des Ottomans, on a un tableau complet des répercussions négatives qu’eut le manque d’unification des Arabes sur l’histoire de trois continents.

En voulant sortir du domaine des conjectures et rester sur le terrain de l’histoire, il ressort de l’étude du cycle historique des Arabes, une conclusion évidente. Par l’incapacité de fonder un Etat national, les Arabes, de conquérants devinrent conquis et ils furent rejetés du progrès historique, c’est-à-dire condamnés à rester au fond du féodalisme, tandis que les Etats d’Europe se préparaient à en sortir pour toujours et à acquérir de cette façon la suprématie mondiale.

Après cela nous pouvons facilement nous expliquer les causes historiques qui ont fait tomber les Arabes sous le joug de la domination de l’impérialisme. C’est-à-dire que nous savons que deux ordres de causes concourent à maintenir l’état actuel de désunion et d’impuissance des Arabes (qui est la condition majeure du maintien de l’exploitation capitaliste): les traditions séculaires conservatrices à l’intérieur, l’ingérence étrangère à l’extérieur. Qu’est-ce que cela signifie du point de vue politique? Cela signifie que le monde arabe devra endosser le terrible devoir d’une double lutte: la révolution sociale et la révolution nationale, la révolte contre les classes réactionnaires qui transmettent des traditions désormais dépassées, et contre les occupants étrangers. Seule une victoire remportée sur ces deux camps peut assurer le triomphe de l’unité arabe, de l’Océan Atlantique au Golfe Persique.

 

Le jeu de l’impérialisme

 

En poursuivant dans la voie entreprise, la «balkanisation» des Arabes arrivera à ses extrêmes conséquences. Les Arabes se cantonneront toujours plus dans des Etats préfabriqués, c’est-à-dire fabriqués par l’impérialisme et par ses agents. Etats infestés d’une misère déprimante, découragés par une insurmontable impuissance, qui useront leur inutile existence dans des luttes intestines. A l’heure actuelle il existe on ne sait combien de blocs inter-arabes. Aux deux fédérations rivales qui se disputent les adhésions des autres Etats (les Syro-égyptiens ont réussi à obtenir le vote du Yémen, les Irako-jordaniens sont encore dans la phase de courtiser les sultanats du Golfe Persique) menace de s’adjoindre et de s’opposer, la Fédération du Maghreb, appuyée par Mohamed V et par Bourguiba, qui devrait comprendre la Tunisie, le Maroc et l’Algérie quand celle-ci aura conquis son indépendance. Mais l’on sait déjà, par les discours anti-nassériens de Bourguiba, que la Fédération projetée est orientée en faveur de l’Occident et contre le panarabisme. Il faut de plus prendre en compte les Etats qui jouent un double-jeu, comme l’Arabie Saoudite, le Liban et la Libye, qui ont un sourire pour la Ligue Arabe (pourquoi diable existe-t-elle encore?) et deux pour le Département d’Etat américain.

Mais l’impérialisme ne dort pas tranquille. Les cris alarmants à propos du «péril russe», les fables sur les «infiltrations russes» au Moyen-Orient et au Maghreb, servent à cacher la criante réelle. Ce que les bourgeoisies européennes craignent vraiment, et avec elles l’impérialisme américain, c’est un progrès effectif du mouvement d’unification arabe. A-t-on jamais pensé aux énormes conséquences que comporterait la formation d’un Etat unitaire arabe? Cela signifierait la fin de la domination coloniale dans toute l’Afrique, pas seulement l’Afrique arabe, mais aussi le reste du continent habité par les populations de race noire, et qui est parcouru par de profonds frissons de révolte. Les mythes que se fabrique la classe dominante tendent à inculquer dans les classes dominées le préjugé de l’inanité de la lutte contre l’ordre en vigueur. Eh bien, qui peut mesurer la gigantesque portée qu’aura l’écroulement du mythe de la supériorité de la race blanche?

Fragmentés en divers petits Etats, divisés par d’ignobles questions dynastiques, dévorés vivants par les brigands des monopoles capitalistes étrangers, qui cèdent volontiers de larges tranches de profits pétroliers, englués dans les mortelles alliances militaires des impérialismes, les Etats arabes non seulement n’inspirent aucune crainte à l’impérialisme, mais ils servent de pions dans leur jeu diabolique. Mais qu’adviendrait-il si les Arabes, leurs divisions suicidaires étant dépassées, réussissaient à fonder un Etat national englobant les territoires africains et asiatiques habités par les populations arabes? Aurions-nous seulement le réveil de toute l’Afrique? Non, nous obtiendrions, nous qui militons dans le camp de la révolution communiste, bien autre chose encore. Nous obtiendrions d’assister à la mort définitive et sans appel de la vieille Europe, de cette Europe bourgeoise pourrie, corrompue et meurtrière, infectée de réaction et de fascisme plus ou moins camouflé, qui depuis quarante ans est le foyer inépuisable de la guerre impérialiste et de la contre-révolution.

C’est pour cela que nous sommes pour la révolution nationale arabe. C’est pour cela que nous sommes contre les gouvernements des Etats arabes, qui poursuivent ouvertement des finalités séparatistes et réactionnaires (les monarchies du Moyen-Orient) ou tendent à établir un réformisme superficiel et à collaborer avec l’Occident (Bourguiba, Mohamed V); nous ne pouvons pas, comme les communistes de Moscou, appuyer inconditionnellement le mouvement panarabe de Nasser, parce que dans celui-ci il y a trop de poids réactionnaire, vainement masqué par un habile jeu démagogique.

Chacun d’eux aime à poser en champion de l’Islam; mais leur islamisme est à celui des compagnons de Mahomet ce que le christianisme des catholiques est vis-à-vis de celui des antiques agitateurs des catacombes.

 

Parti communiste international

www.pcint.org

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