Contribution au projet de programme du Parti Communiste Italien

(«programme communiste»; N° 105; Février 2019)

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Camarades! (1)

L’Exécutif ayant examiné le projet de programme de votre parti, paru le 31 décembre de l’année passée dans Il Comunista, le Présidium de l’Exécutif juge nécessaire de vous adresser à ce sujet les observations suivantes:

 

1. Le document en question ne constitue pas un projet de programme, mais des thèses sur la tactique du Parti Communiste Italien. Un programme devrait non seulement définir les tendances de l’évolution, ainsi que les formes dans es quelles se réalisent nos buts finaux, mais il devrait encore déterminer les buts provisoires au nom desquels nous conduisons dès à présent les masses au combat, lorsqu’il ne s’agit pas, hélas!, de s’emparer du pouvoir, mais de conquérir une minorité de la classe ouvrière. Nous ne trouvons pas un mot là-dessus dans vos thèses (2). Pour autant que ces thèses se rapportent à la tactique du Parti, nous sommes malheureusement obligés de constater qu’elles sont rédigées de façon à rester certainement incomprises de la majorité des membres du Parti et que, d’autre part, elles sont sur certains points les plus importants, en complet désaccord avec les résolutions du 3e Congrès. Nous allons vous les prouver.

 

2. Le problème de la conquête de la majorité.

Dans les thèses sur la tactique adoptées par le 3e Congrès il est dit: «La conquête de l’influence prépondérante sur la plus grande partie de la classe ouvrière, l’introduction dans le combat des fractions déterminantes de cette classe, voilà à l’heure actuelle le problème le plus important de l’Internationale Communiste. Ce point fut adopté après une lutte avec les représentants de la majorité de gauche, à laquelle appartenaient aussi vos délégués. Vos thèses reviennent à l’erreur que le Congrès avait répudiée. Nous trouvons à l’article 16 de ces thèses:

«D’autre part on ne peut pas exiger que le Parti, à un moment donné, ou bien à la veille d’actions générales, ait organisé au préalable la majorité du prolétariat sous sa direction ou bien même dans ses rangs. Une telle revendication ne peut être posée a priori sans tenir compte des formes dialectiques inhérentes au processus de développement du Parti; et même, au point de vue abstrait, cela n’a pas de sens de comparer le nombre des prolétaires inclus dans les rangs d’une organisation particulière et disciplinée ou qui la suivent, avec le nombre de ceux qui sont isolés et inorganisés ou bien qui obéissent aux mots d’ordre des organismes corporatifs qui sont inaptes à une union organique».

Les raisonnements de ce genre n’ont qu’un seul but: ils diminuent, ils rendent futile la nécessité de la lutte pour la conquête de la majorité de la classe ouvrière, c’est-à-dire ils remettent au dernier plan la tâche la plus importante qui incombe à un parti aussi jeune que le Parti Communiste Italien. Au lieu de dire au parti: lutte pour chaque ouvrier, cherche à le conquérir, cherche à conquérir la majorité de la classe ouvrière, les thèses offrent des prétextes de doctrine qui prouvent que le problème n’est pas si urgent. Il y a là un réel danger dont l’Exécutif, sans reculer devant aucun moyen, avertira le Parti.

 

3. Les situations où la bataille devient nécessaire et les possibilités de lutte.

La deuxième exigence principale que le 3e Congrès de l’Internationale Communiste avait faite aux Partis communistes, une leçon qui, en premier lieu était basée sur les expériences de l’action de mars (3), était l’analyse la plus méticuleuse des possibilités de lutte, la prise en considération des faits et des observations qui indiquent les difficultés de l’action. Le sens général des thèses du 3e Congrès, pour autant qu’elles concernent l’action, se laisse résumer en ceci que le Parti communiste peut seulement engager la bataille lorsque la situation devient telle que les larges masses considèrent la lutte comme une nécessité. A l’encontre de ces conclusions, les thèses du Comité Central du Parti Communiste Italien déclarent aux paragraphes 24 et 25:

«25. Le Parti Communiste ne réussit à garder son caractère propre et à réaliser tout son programme qu’autant qu’il réunit dans ses rangs chaque partie du prolétariat qui, étant organisée, a perdu la tendance de ne se laisser entraîner au mouvement que sous l’impulsion immédiate de situations économiques déterminées. L’influence des situations sur le mouvement général du Parti cesse d’être directe et définie pour devenir un assujettissement rationnel et volontaire, dans la mesure que la conscience critique et l’initiative volontaire, qui n’ont pour l’individu qu’une valeur fort restreinte, auront été réalisées dans la communauté organique du Parti».

Que signifient ces développements, si l’on essaie, ce qui n’est pas facile, de saisir le sens des mots qui sentent plutôt les phrases d’une sociologie bourgeoise que le marxisme? Ils ne signifient que ceci: utiliser pour la lutte les situations créées par l’histoire, c’est de l’opportunisme. La conscience critique n’a pas besoin d’attendre les conditions propices à la bataille; elle n’en dépend que fort peu. Elle peut prendre librement l’initiative de la lutte. En raisonnant ainsi, on ne fait que revenir à l’ancienne théorie de l’offensive répudiée par le Congrès. Certes, l’article suivant cherche à voiler ce fait en posant des limites, en trois mots, à cette théorie d’aventurisme, mais celle-ci reste une partie intégrante et dangereuse des thèses, partie intégrante qui présenterait le plus grand danger pour le Parti si elle existait non pas seulement sur le papier, mais encore dans les cerveaux des membres de l’organisation.

 

4. Le front unique.

Le 3e Congrès de l’Internationale Communiste, dans ses thèses sur la tactique, a caractérisé comme suit l’essence même de nos efforts tendant à établir le front unique:

«Là où la situation des masses ouvrières devient de plus en plus intolérable, les Partis Communistes doivent tout essayer pour porter les masses ouvrières à défendre leurs intérêts par la lutte. En présence de ce fait qu’en Europe Occidentale et en Amérique, où les masses ouvrières sont organisées en syndicats et en partis politiques, où, par conséquent on ne saurait compter jusqu’à nouvel ordre sur des mouvements spontanés que dans des cas très rares, les Partis Communistes ont le devoir, en usant de leur influence dans les syndicats, en augmentant leur pression sur les autres partis qui s’appuient sur les masses ouvrières, de chercher à obtenir un déclenchement général du combat pour les intérêts immédiats du prolétariat, et si les partis non communistes sont contraints de participer à ce combat, la tâche des communistes consiste à préparer d’avance les masses ouvrières à une trahison possible de la part des partis non communistes pendant l’une des phases ultérieures du combat, à tendre le plus possible la situation et à l’aggraver afin d’être capable de continuer le combat, le cas échéant, sans les autres partis» (voir la Lettre ouverte du Parti communiste allemand qui peut servir de point de départ exemplaire pour d’autres actions)» (4).

Ces contre ces thèses que le Comité Central du Parti Communiste Italien se tourne dans l’article 36, en se prononçant pour l’unité de front syndical et contre la création de comités dirigeants de bataille et d’action dans lesquels le Parti Communiste participerait en même temps que le Parti socialiste. A tous les arguments présentés par les thèses du Parti Communiste Italien, nous trouvons une contrepartie dans celles du 3e Congrès qui, dans le chapitre sur les luttes et les revendications partielles de la thèse sur la tactique, s’expriment comme suit:

«Les ouvriers qui luttent pour leurs revendications partielles sont entraînés automatiquement à combattre toute la bourgeoisie et son appareil d’Etat. Dans la mesure où les luttes pour les revendications partielles, où les luttes partielles des divers groupes d’ouvriers grandissent en une lutte générale de la classe ouvrière contre le capitalisme, le Parti Communiste a le devoir de proposer des mots d’ordre plus élevés et plus généraux, jusqu’à celui du renversement direct de l’adversaire».

Si le Comité Central du parti italien y avait réfléchi, il aurait compris que vouloir limiter la tactique du front unique aux syndicats, c’est se placer du point de vue syndicaliste. Car c’est seulement lorsqu’on admet que les problèmes les plus graves, posés à l’ordre du jour par les intérêts de classe du prolétariat, peuvent être résolus par la lutte syndicale, qu’on peut essayer d’éliminer les partis politiques. Mais puisque la chose ne se présente pas ainsi et que chaque lutte économique, tant soi peu importante, se change en une bataille politique, il est du devoir d’un Parti Communiste de tenter d’engager la lutte pour les intérêts communs du prolétariat en collaboration avec d’autres partis ouvriers, à obliger ces derniers à se joindre au front commun. C’est uniquement de cette façon qu’un Parti Communiste a la possibilité de démasquer ces partis lorsqu’ils hésitent, pris de peur devant la bataille, à participer au front commun. Cette question est actuellement résolue définitivement par la décision du Comité Exécutif élargi. Si le Parti Communiste Italien ne veut pas briser la discipline internationale, et nous sommes persuadés qu’il ne le voudra pas, il doit changer son attitude à l’égard de ces problèmes pratiques et décisifs, et s’entendre avec l’Exécutif pour savoir de quelle façon la lutte pour l’unité de front peut être menée en Italie.

 

5. Le mot d’ordre du gouvernement ouvrier.

Le front ouvrier uni est actuellement pour l’Italie d’une importance plus grande que jamais. Les partis ouvriers se révèlent de moins en moins capables d’établir un régime stable. Le Parti socialiste n’a ni le courage de briser avec la bourgeoisie et de passer à une lutte ouverte contre le gouvernement, ni l’audace de participer ouvertement à celui-ci. Dans une telle situation le Parti Communiste ne peut pas se contenter de lancer le mot d’ordre du gouvernement des Conseils. Il ne peut pas se contenter de dénoncer devant les masses le Parti Socialiste qui refuse de lutter pour un gouvernement des Conseils; il doit déclarer aux masses: – Vous craignez la lutte pour la dictature, vous voulez rester sur le terrain démocratique; eh bien, ce terrain-là ne suffira pas même pour satisfaire les besoins minimaux de la classe ouvrière. Vous serez forcés de tenter la lutte qui est nécessaire pour établir la dictature prolétarienne. Mais regardez donc le désordre, le chaos complet qui règnent en Italie et dont vous souffrez le plus. Si vous voulez persévérer dans la méthode de lutte démocratique pourquoi n’utilisez-vous pas les moyens que vous fournit la démocratie pour essayer au moins de sortir de l’anarchie?

Nous faisons appel au Parti italien et nous lui demandons de lutter pour la dissolution de la Chambre, afin d’établir un gouvernement ouvrier. Les communistes doivent se préparer à former un bloc avec le Parti Socialiste Italien pour établir un programme minimum des conditions qui devront être réalisées par ce Gouvernement ouvrier et à soutenir ce Gouvernement aussi longtemps qu’il représentera les intérêts de la classe ouvrière. Si le Parti Socialiste y consent, des combats commenceront qui ne se développeront pas que sur le terrain parlementaire. C’est ainsi que nous répondons au reproche suivant lequel le mot d’ordre de Gouvernement ouvrier n’est au fond qu’un prétexte pour des combinaisons purement parlementaires. Si le Parti Socialiste Italien repousse notre proposition, les masses comprendront que nous leur avons indiqué une issue précise, tandis que le Parti socialiste n’ait pas ce qu’il veut. Toutes les craintes des camarades de gauche suivant lesquelles une telle tactique pourrait amener l’effacement des oppositions entre les communistes et les serratistes, sont tout simplement ridicules.

Ou bien il n’est pas vrai que le Parti Socialiste Italien trahisse à chaque pas les intérêts du prolétariat, non seulement futurs mais immédiats, et alors il serait ridicule de tenter de l’affirmer et d’en persuader les ouvriers, le Parti Communiste ne pouvant pas baser son existence sur une propagande mensongère; ou bien il est vrai que nous seuls représentons les intérêts vitaux du prolétariat italien, et alors tout essai réussi ou raté d’établir le front unique démasquera le Parti Socialiste et fortifiera le Parti Communiste.

Nous espérons que le Parti Communiste Italien ne s’inclinera pas devant les décisions du Comité Exécutif élargi seulement extérieurement, mais encore que la discussion, qui a eu lieu dans cette réunion, amènera la clarté dans les problèmes posés et l’adoption par le Parti Communiste Italien du point de vue de l’Exécutif.

Nous renonçons à analyser ici en détail toutes les formules fausses que nous trouvons dans le projet de thèses du Comité Central italien, car ce qui a été dit suffit pour montrer que ces thèses sont fausses dans leur principe même. L’article 49 des thèses italiennes dit:

«Libéré des soucis qui sont inhérents à toute période de début, le Parti doit concentrer toute son attention à sa pénétration de plus en plus profonde dans les masses, sur la multiplication des organes qui l’unissent à elles».

L’Exécutif serait heureux d’avoir pu se ranger à cette opinion exprimée par le Parti Italien. Malheureusement ce n’est pas le cas. Les thèses de l’organe directeur du Parti prouvent qu’il n’a pas encore surmonté sa maladie infantile, qui est un radicalisme jeune et stérile s’épuisant en une peur sectaire du contact avec la vie réelle, un manque de confiance dans ses propres forces et dans les tendances révolutionnaires de la classe ouvrière au moment où celle-ci entre en bataille, même pour des buts provisoires. L’Exécutif est persuadé que le Comité Central verra ces faiblesses et tâchera de s’en débarrasser. Il faut qu’il commence dès maintenant en changeant les thèses. Il est préférable que le parti se contente des thèses du 3e Congrès et de la Conférence du Comité Exécutif élargi, qu’il renonce à l’élaboration de thèses à lui, plutôt que de présenter les thèses en question qui obligeraient l’Exécutif à combattre ouvertement et de la façon la plus énergique les conceptions du Comité Central italien.

Le Présidium du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste.

 


 

(1) C’est sous ce titre que la critique des Thèses de Rome furent publiées en français sur L’Internationale Communiste, l’organe de l’Exécutif, d’octobre-novembre 1922 dont nous reprenons le texte. Il était précédé de la note suivante: «Cette lettre de l’Exécutif, écrite au milieu du mois de mars, a été, sur certains points dépassée par les événements; elle peut toutefois contribuer, dans son ensemble, à rendre plus claires certaines questions de tactique et de programme». Rappelons au passage que le nom exact du parti était: Parti Communiste d’Italie. Ce n’est qu’à l’époque stalinienne qu’il adoptera définitivement l’adjectif italien, conformément aux orientations nationalistes en vigueur.

Ce texte fut publié pour la première fois en italien sur les colonnes de Stato Operaio; le PC d’I était alors dirigé par Gramsci et ses camarades, nommés là par la direction de l’Internationale qui profita du fait que Bordiga et d’autres militants de gauche avaient été arrêtés par les Fascistes, pour installer une équipe chargée de ramener le parti dans le rang. Bordiga adressa la lettre suivante au journal:

Cher «Stato Operaio»;

Il est nécessaire de publier la déclaration suivante que je fais en ma qualité de membre du Comité exécutif du parti à l’époque où les faits se sont produits.

La lettre du présidium de l’IC au CC du parti d’Italie contenant une critique des thèses sur la tactique présentées au Congrès de Rome de 1922, n’a aucune valeur officielle. Nos délégués du retour de l’Exécutif Elargi de février de cette même année, Terracini et Roberto, le déclarèrent au nom du Présidium lui-même. La lettre fut écrite par un membre du présidium qui en avait été chargé: ce camarade partit de Moscou aussitôt après avoir rédigé la lettre que le Bureau du Secrétariat, par erreur, envoya au Parti Communiste alors que le présidium dans une réunion ultérieure, après examen du texte, ne le trouva pas opportun. Puisque la lettre a été publiée en tant qu’expression de l’Internationale Communiste, je crois que, remettant les choses au point selon le rappel précis des faits cités, il faut rectifier qu’elle ne le fut pas.

Ajoute, si tu veux, cher «Stato Operaio» que le rédacteur de la lettre était Radek à qui je reparlai de la question lors de la Conférence prolétarienne de Berlin. En fait il ignorait alors qu’après son départ, le texte n’avait pas été approuvé. Je m’abstiendrai ici de toute appréciation politique.

Salutations communistes, Amadeo Bordiga.

(2) Une lettre du Comité Exécutif du parti du 20/4/22 aux dirigeants de l’Internationale précisa que les Thèses n’étaient pas un projet de programme comme il semblait découler d’une erreur de la traduction en allemand, mais bien un texte spécifique sur les questions de la tactique. cf Storia della Sinistra Comunista, vol. IV, p. 457.

(3) La Märzaktion: il s’agit de la tentative du Parti Communiste Allemand en mars 1921 de transformer des grèves locales en une grève générale insurrectionnelle, suivant ladite «théorie de l’offensive». Cf: «L’action de mars en Allemagne et la théorie de l’offensive», Programme Communiste n°101.

(4) La «lettre ouverte» avait écrite début 1921 par le KPD (PC allemand) en direction du SPD (socialistes «majoritaires»), de l’USPD (Parti Socialiste Indépendant) et du KAPD (Parti Communiste Ouvrier, scission du KPD); elle proposait à ces partis de mener des actions communes pour une série de revendications ouvrières. Cette initiative envers des partis jusque-là dénoncés et combattus suscita beaucoup de surprise et de perplexité dans les rangs des partis communistes et même au sein du Comité Exécutif de l’Internationale.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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