Dix ans après la faillite de Lehman Brothers

Les mesures prises par les classes dirigeantes pour surmonter la crise économique et financière ne font que préparer inexorablement des crises encore plus générales et plus violentes

(«programme communiste»; N° 105; Février 2019)

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Il y a dix ans, la faillite de Lehman Brothers, quatrième banque d’affaires américaine, signa l’importance globale de la crise financière et économique internationale qui, à partir des États-Unis, avait touché l’Europe et le monde entier en l’espace d’un an.

Par rapport à la crise de 2001-2002 (provoquée par la soi-disant «bulle internet», c’est-à-dire la spéculation frénétique sur les entreprises des dites «nouvelles technologies») et les précédentes, la crise des subprimes de 2007, qui conduisit à la crise financière générale et à la faillite de nombreuses banques, surtout aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne – les deux centres financiers les plus importants du monde – a été considérée par les experts bourgeois les plus attentifs (qui avaient d’abord minimisé son ampleur, comme l’accélération de la dynamique économique et sociale du capitalisme et la «croissance des inégalités». Ils ont donc été contraints de reconnaître que ces inégalités n’étaient pas seulement congénitales au capitalisme, mais qu’elles tendaient à s’accroître.

Les États-Unis parvinrent à surmonter la crise avant tous les autres pays impérialistes: «au deuxième semestre de 2009, le PIB américain a recommencé à augmenter et, malgré quelques secousses, les niveaux d’avant la crise ont été atteints en 2011. Les banques reprennent rapidement leurs valeurs boursières et reviennent à des bénéfices bruts. Aujourd’hui, les actions de Morgan et de Goldman Sachs valent le triple d’octobre 2008; mais dès 2009, les valeurs d’avant le crash de Lehman avaient été retrouvées» (1). Il n’en reste pas moins que «sur le dos des contribuables [pèsent] presque 4 milliers de milliards de dette publique supplémentaires sur lesquels les intérêts seront prélevés, ce qui ôtera des ressources pour d’autres types de dépenses, y compris sociales» (2). L’économie américaine a réussi à se remettre sur les rails assez rapidement – poursuit le même journal – grâce à l’aide publique colossale fournie sous différentes formes: 7 700 milliards de dollars au total, dont ont principalement bénéficié les banques, les compagnies d’assurance, l’industrie automobile et d’autres.

Les crises économiques, notamment dans la phase impérialiste du développement capitaliste sont provoquées comme l’affirment depuis toujours les marxistes, par la surproduction de marchandises et de capital; à un moment donné, les marchandises et le capital ne peuvent plus trouver de débouchés sur le marché au taux de profit moyen qui était de règle auparavant. Fondamentalement, le développement économique pose objectivement les contradictions qu’Engels résume ainsi: «Dans tous les domaines de la grande industrie la capacité de produire se développe avec une rapidité extraordinaire et rencontre comme obstacle la lenteur de l’extension du marché, qui met des années à absorber ce qui est produit en quelques mois. De là la politique protectionniste par laquelle chaque pays cherche à se défendre contre les autres et surtout contre l’Angleterre, politique qui a pour conséquence d’augmenter artificiellement l’activité de la production intérieure. Le grand principe de la libre concurrence, tant vanté et tant adulé, en est réduit à annoncer lui-même sa banqueroute» (3).

La lenteur avec laquelle le marché peut absorber les marchandises et le capital produits lors de chaque cycle de production contraste de plus en plus avec la rapidité avec laquelle ils sont déversés sur le marché. Toute activité de production nécessite un capital; c’est pourquoi  le système de crédit se développe et, comme conséquence inévitable de celui-ci, la spéculation. Marx précise: «Si le crédit est le levier principal de la surproduction et de la spéculation à l’excès, il en est ainsi parce que le procès de reproduction, naturellement très élastique, est forcé à l’extrême, ce qui est dû à ce que une grande partie du capital social est appliquée par des individus qui n’en sont pas propriétaires et qui s’en servent avec bien moins de prudence que les capitalistes produisant avec leurs propres capitaux. Les entraves et les limites immanentes que la mise en valeur du capital oppose à la production dans la société capitaliste, sont donc continuellement brisées par l’organisation du crédit, qui accélère le développement matériel des forces productives et la création du marché mondial, base matérielle de l’avènement de la nouvelle forme de production [nouvelle, évidemment, par rapport à la forme de production féodale, NdlR] La dissolution de l’ancienne forme est d’autre part activée par les crises, dont le crédit accentue la fréquence» (4).

Mais si le système de crédit a donné au mode de production capitaliste l’élan nécessaire pour accélérer et renforcer la production sociale, en provoquant et en précipitant «les violentes éruptions de cet antagonisme, les crises, puis les éléments dissolvants de l’ancien mode de production» (5), par son propre développement, il entraîne et accélère les violentes éruptions de l’antagonisme entre la capacité de production et l’absorption des produits par le marché, il provoque et accélère ses crises, et donc en définitive la dissolution des éléments du mode de production capitaliste lui-même.

La crise de surproduction débouche inévitablement sue une baisse de la production dans de nombreux secteurs de l’industrie, des services et du commerce, avec les faillites et les licenciements qui s’en suivent. La consommation diminue de manière drastique, des masses de biens et de capitaux toujours croissantes restent invendues ou ne peuvent plus être vendues ou investies de manière rentable. La tendance à la surproduction et les difficultés accrues à capitaliser rapidement sur les capitaux investis dans l’industrie, l’agriculture, le commerce et les services, poussent les capitalistes à orienter leurs capitaux vers la spéculation financière; ce qui débouche à un moment donné sur une crise plus générale que ni les capitalistes ni les États ne peuvent éviter.

Les capitalistes, habitués à défendre leurs profits à court terme ont essentiellement deux voies à suivre face à la crise: appeler l’Etat – donc les finances publiques – à la rescousse pour sauver les entreprises et en soutenant au moins partiellement les masses sans travail; et appeler les institutions bancaires et financières à ouvrir la bourse en prêtant de l’argent, en particulier à la classe moyenne dont le pouvoir d’achat s’est érodé rapidement, pour que les marchandises non vendues puissent être «écoulée», que ce soit des logements, des voitures ou autres. Pour retarder la crise, il devient alors plus facile d’emprunter de l’argent : «De 2000 à 2007, le montant total de la dette des ménages américains a doublé et il atteint 14 milliards de dollars. Comment est-ce possible? Grâce aux innovations financières qui se sont accumulées depuis les années 1980» (6).

Le même journal résume ces «innovations financières»: «L’axiome qui sous-tend l’ensemble du système est le suivant: en répartissant le risque d’un investissement entre autant de sujets que possible, il est possible de le neutraliser. La banque fournit une hypothèque et la revend à une entreprise financée par l’émission d’obligations. La banque a gagné sur les commissions et sur la vente et se débarrasse du risque d’insolvabilité de l’emprunteur. La société qui a acheté le prêt en fait un paquet avec beaucoup d’autres car il est peu probable que tous les types de logements, situés dans différentes régions du pays, perdent de la valeur ensemble et simultanément – ce qui se produira en réalité. Avec les versements des emprunteurs elle paye des intérêts sur les obligations qu’elle a émises. Une partie du risque est donc transférée à ceux qui ont acheté ces obligations (souvent des fonds de pension). Ces titres peuvent être assurés avec des polices appelées "credit default swaps". De cette manière, une autre partie du risque est transférée aux assureurs. A chaque passage, quelqu’un gagne. La réalité est que tout le monde court un risque, mais l’illusion d’optique est que personne n’est engagé. Cela aboutira à des prêts quasiment à n’importe qui, comme dans le cas des hypothèques "Ninja", qui ne représentent aucun revenu, aucun travail ou actif, accordées à des personnes sans travail, revenu ni autre bien. Et cela entraînera de véritables escroqueries» (7).

A la lecture de ce qu’écrit le journaliste ainsi que beaucoup d’autres spécialistes de l’économie et de la finance, on voit que les bourgeois sont tout-à-fait capables de comprendre les effets de certaines «politiques», qu’elles soient mises en œuvre par l’État ou par les banques. Ce qu’ils ne peuvent pas comprendre, c’est la cause profonde des crises capitalistes; et ils ne pourront jamais le comprendre parce que cela impliquerait d’abandonner leur appartenance à la classe dirigeante et la défense du mode de production capitaliste dont ils tirent tous leurs privilèges de classe.

Cette cause profonde est le mode de production capitaliste qui, dans son mouvement historique, ne peut se réformer et faire disparaître les causes de ses crises. Les bourgeois d’aujourd’hui, bien que «éclairé», sont en réalité beaucoup plus hypocrites que les représentants classiques de la bourgeoisie au XIXe siècle, les David Ricardo, James Mill, etc.; ils peuvent tout au plus enregistrer les phénomènes contradictoires de l’économie capitaliste, et donc de la société bourgeoise, mais leur attachement aux fondements de cette société – propriété privée, appropriation privée de la production sociale, production, reproduction et valorisation du capital, course féroce au profit etc. – les empêchent de tirer les conclusions auxquelles le marxisme est arrivé: le développement des forces productives par le capitalisme lui-même, se heurte aux rapports de production et de développement sociaux bourgeois, provoquant périodiquement des crises économiques et sociales toujours plus profondes et plus étendues.

L’éclatement et l’aggravation de la crise financière et économique de 2007-2008 qui a conduit à la faillite de nombreuses banques, dont la plus retentissante a été celle de Lehman Brothers, a conduit les différents Etats (Etats-Unis, Grande Bretagne, France, Suisse, Allemagne, Italie, etc.) à intervenir directement à la rescousse de leurs systèmes bancaires nationaux. Nous avions écrit à propos de la dite «Union européenne»: «Compte tenu de sa gravité, la crise ne peut que raviver tous les antagonismes nationaux existant dans ce cartel d’États qui constitue l’Europe, rendant problématique toute action commune d’une certaine ampleur.

Cette incapacité des Européens à décider d’une action commune a contribué à l’affaiblissement de la monnaie unique, l’euro, par rapport au dollar et au yen; ainsi, la fragilité de la soi-disant “construction européenne” et l’impossibilité insurmontable de l’Europe de se présenter comme un rival potentiel par rapport aux États-Unis sur la scène mondiale se manifestent de manière frappante. Si un rival émerge dans un avenir proche, il ne pourra s’agir que d’un État, et non d’un cartel d’États, économiquement aussi fort et historiquement poussé à rivaliser sur le marché mondial avec les plus grandes puissances impérialistes existantes, en premier lieu les États-Unis d’Amérique, comme un pôle d’attraction vital pour d’autres pays, comme cela a été le cas avec l’Allemagne dans les années 1930» (8).

Le fait que les États-Unis aient pu se relever de la crise avant les pays européens n’est pas seulement dû à leur pouvoir économique et financier, mais également au fait que ce pouvoir économique et financier est représenté par un seul État centralisé.

Le continent européen a vu le capitalisme naître et se développer; il a vu aussi les divers pays capitalistes devenir, au travers d’un «développement inégal et combiné» y compris dans le temps, des puissances impérialistes rivales les unes des autres. Cette rivalité n’a cependant pas empêché, comme cela se produit entre entreprises et trusts, que certaines d’entre elles – à la suite d’une concordance d’intérêts plus ou moins temporaire – ont formé des alliances et des cartels.

Pendant une longue période, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les seuls pôles d’attraction internationaux ont été les États-Unis d’Amérique et la Russie (seuls véritables vainqueurs de la guerre); ils se sont partagé le contrôle du monde sur les plans politique, militaire et militaire, construisant autour d’eux des groupes de pays alliés, soumis en fait à une dépendance économique et militaire, puis politique. Cette situation a duré une trentaine d’années, jusqu’à l’éclatement de la première grande crise capitaliste mondiale qui, en 1975, a frappé en même temps les pays occidentaux et le Japon.

Les effets, bien que «retardés», de cette crise ont été ressentis aussi dans le soi-disant «camp socialiste» sous le contrôle de la Russie. Ils y ont développé inexorablement, au travers du prétendu «rideau de fer», les facteurs de crise qui déchireront – à travers les antagonismes nationaux typiques des pays capitalistes (faussement appelés «socialistes» depuis cinquante ans) – le cartel d’États dominés par Moscou, remettant en pleine lumière ce que la contre-révolution stalinienne et post-stalinienne avait voilé pendant tant d’années: en URSS, comme dans tous ses pays satellites, il n’y a jamais eu de «construction du socialisme», encore moins sa «réalisation», mais un capitalisme pur, impitoyable, féroce et agressif qui, en l’espace de cinquante ans, a tenté de brûler les étapes de son développement pour rivaliser avec les plus grandes puissances impérialistes du monde.

La crise de 1975 a marqué la fin du cycle d’expansion du capitalisme d’après-guerre mené par les puissances impérialistes qui s’étaient affrontées au cours de la Seconde Guerre mondiale; mais elle a entraîné en même temps la formation de facteurs de crise plus profonds. En s’élargissant le marché est capable d’absorber des quantités de biens et de capitaux supplémentaires; mais la production se révèle toujours rapidement quantitativement supérieure aux capacités d’absorption du marché. Bien que la crise supprime d’importantes quantités de marchandises et de capital et que cette destruction constitue le point de départ de cycles productifs ultérieurs, le marché ne peut arriver à équilibrer les contradictions congénitales du capitalisme.

En surmontant sur le modecapitaliste une période de crise, la bourgeoisie se retrouve inévitablement au bout de quelques années face aux mêmes facteurs qui ont conduit à la précédente crise de surproduction; il lui faut donc affronter des crises qui tendent à devenir de plus en plus graves, jusqu’à passer des guerres commerciales, monétaires et financières à la guerre tout court qui seule peut détruire une quantité suffisante de marchandises, de moyens de production et de capitaux qui encombrent les marchés. La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, par des moyens militaires; c’est par la guerre que les bourgeoisies dirigeantes les plus puissantes du monde se partagent pour la énième fois  le marché mondial.

Au cours de la deuxième période d’expansion impérialiste d’après-guerre, les bourgeoisies du monde ne purent que suivre les lignes classiques du développement du capitalisme et de ses crises, à savoir l’intensification de l’exploitation des marchés existants et l’ouverture de nouveaux marchés et nouveaux pôles de concentration capitaliste, ne cessant jamais de se heurter les unes aux autres, avec des armes financières de plus en plus sophistiquées et des armées de plus en plus puissantes.

Le développement inégal du capitalisme, thèse désormais acceptée par la bourgeoisie, ne signifie pas que le développement du capitalisme dans tous les secteurs de l’activité économique, commerciale et financière concerne essentiellement les premiers pays capitalistes de l’histoire. Il était inévitable que l’ouverture de nouveaux marchés entraîne un développement capitaliste, même dans les pays qui, historiquement, étaient arrivés tardivement à la transformation de leur économie d’un système économique précapitaliste en un système économique capitaliste. Le développement capitaliste mondial implique que tôt ou tard le nombre de protagonistes de la concurrence internationale augmente; c’est le cas en particulier des pays qui possèdent des quantités considérables de matières premières nécessaires à la production capitaliste, comme par exemple le pétrole et le gaz naturel. Les rivalités s’accroissent ainsi non seulement entre les grands pays capitalistes les plus anciens, mais aussi par rapport à des pays plus faibles, mais qui jouent un rôle de puissance dans leur environnement.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, une seule grande puissance capitaliste dominait le monde: le Royaume-Uni. Mais à côté de cette domination, d’autres puissances émergèrent et devinrent de dangereux concurrents: l’Allemagne, les États-Unis, la  France. A l’occasion de la Première Guerre mondiale, les États-Unis dépassèrent le Royaume-Uni, les autres puissances européennes et le Japon, qui était entre-temps apparu comme une puissance montante en Extrême-Orient. Avec la deuxième guerre impérialiste, les États-Unis d’Amérique ont définitivement pris la place occupée par la Grande-Bretagne au XIXe siècle et ils se sont affirmés comme la première puissance impérialiste au monde.

Indiscutablement, les États-Unis sont toujours la première économie mondiale: toutes les données le confirment. Mais cela ne fait plus d’eux, comme lors des trente années qui ont suivi la dernière guerre mondiale, une puissance impérialiste capable de contrôler et d’influencer directement tous les marchés, tous les continents, toutes les régions. Au cours des décennies qui ont suivi 1975, la montée irrésistible d’économies fortes comme l’Allemagne ou le Japon, a été suivie par celle des puissances pétrolières et surtout par la Chine et d’autres pays «émergents».

Cela a contraint dans une certaine mesure les États-Unis à sélectionner les régions du monde où lesquels ils peuvent assumer des interventions directes ou indirectes, et celles où ils s’abstiennent d’intervenir, laissant ainsi la place à l’intervention des autres pays impérialistes concurrents, en attendant de voir les conséquences des crises et des affrontements régionaux.

Les États-Unis ne veulent ni ne peuvent plus jouer partout les gendarmes du capitalisme mondial. La concurrence économique, financière, politique et militaire mondiale fait que la plus grande économie mondiale n’a plus la capacité de soutenir l’engagement financier et le contrôle que nécessiteraient  les activités et les initiatives des autres puissances impérialistes.

Comme il est normal dans la société bourgeoise, face à un changement profond d’intérêts et de situations, les alliés d’hier peuvent devenir les ennemis d’aujourd’hui ou de demain et, inversement, les ennemis d’hier peuvent devenir les amis ou les alliés d’aujourd’hui et de demain. En temps de paix et de guerre, on ne dit absolument pas que les pays restent des alliés ou des ennemis tels qu’ils étaient ou étaient auparavant.

Ce qu’affirme le Manifeste communiste de 1848 reste toujours d’actualité:

«La bourgeoisie est toujours en lutte; d’abord contre l’aristocratie, plus tard contre les membres de la même bourgeoisie dont les intérêts sont en opposition avec le progrès de l’industrie, et toujours contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers».

A l’appui de cette thèse, on peut citer la concurrence entre les factions bourgeoises d’un même secteur industriel, financier ou commercial, la rivalité les États, de sorte qu’il y a une lutte non seulement au niveau politique, mais aussi militaire. Mais plus la concurrence s’aggrave, plus les domaines du «libre-échange» se restreignent, et plus les politiques protectionnistes s’imposent, peu importe qu’elles soient déclarées ouvertement pour ce qu’elles sont – comme le fait Trump – ou qu’elles soient masquées derrière discours de «concurrence loyale», des accords commerciaux avec des pénalités si les accords signés ne sont pas respectés, etc.

Au début de ce siècle, en 2002, la Russie, la Chine et l’Inde se sont engagées dans un processus de collaboration, jetant les bases de ce qui allait devenir le groupe de pays dits «BRICS»: outre la Russie, l’Inde et la Chine, le Brésil et l’Afrique du Sud. Il se constituait ainsi un nouveau regroupement géo-économique – en plus de ceux existant déjà: Union européenne, Mercosur,  pays du Nafta, OCS et d’autres (9) – mais avec une différence non secondaire: les BRICS, appartenant à des continents différents, n’ont pas de continuité territoriale, comme dans les cas mentionnés ci-dessus; et cette discontinuité territoriale est un obstacle sur la création d’un marché unique de la zone.

Ceci n’empêche pas que ces alliances et les accords qui en découlent facilitent les échanges et les diverses activités économiques entre les pays membres; constituant des entités de marché qui appliquent en leur sein les mêmes règles et principes ces regroupements peuvent donc se présenter à la fois comme des pôles d’attraction du capital et, parallèlement, comme des zones à défendre contre l’agression capitaliste d’autres États ou d’autres «marchés». Comme nous l’avons dit, bien que les différents États bourgeois signent des accords et organisent des liens précis avec leurs alliés, rien ne garantit que dans certaines situations de crise, ces accords ne soient tout bonnement déchirés et reniés.

Les initiatives de l’administration américaine dirigée par Trump, notamment en matière de tartifs douaniers, sont une démonstration supplémentaire que, malgré la «mondialisation», le capitalisme a toujours des racines nationales protégées par les États nationaux respectifs. Les rapports de puissance entre pays reposent sur la force de l’économie nationale de chacun d’entre eux.

Forts de cette réalité, les dirigeants des grandes puissances impérialistes peuvent s’imaginer qu’il est possible de trouver des solutions diplomatiques pour atténuer les coups portés par les pays concurrents; mais ils doivent nécessairement répondre aux intérêts du capitalisme national qu’il leur faut défendre non seulement en termes de parts du marché mondial et de valorisation des capitaux nationaux, mais aussi par des actions préventives vis-à-vis des crises à venir. Et ces actions préventives consistent d’une part à imposer avec toute leur force économique, politique ou militaire, de nouvelles règles et de nouveaux accords; et d’autre part à renforcer constamment les armements disponibles parce que la guerre, non seulement locale ou régionale, mais mondiale, est toujours à l’horizon.

Le capitalisme, avec son développement international, a tendance à franchir aux niveaux industriel, commercial et financier, toutes les frontières aussi rapidement et aussi largement que tout autre obstacle pour battre la concurrence; chaque État national tend à pénétrer économiquement et politiquement autant que possible à l’intérieur des autres pays, tout en empêchant son territoire national de devenir une réserve de chasse pour d’autres puissances économiques, que ce soit des institutions bancaires et de crédit, des industries ou des Etats.

La bourgeoisie ne réussira jamais à échapper à cette contradiction; c’est aussi pourquoi la classe dirigeante bourgeoise doit mobiliser les autres classes de la société, et en particulier le prolétariat, la classe dont le travail salarié fournit sa plus-value et, par conséquent, ses bénéfices, en plus d’être la classe la plus nombreuse. Cette mobilisation est nécessaire, car seule la collaboration de classes lui permet d’obtenir au sein du pays une compacité sociale lui permettant d’organiser toute la vie sociale, en l’orientant uniquement vers la défense des intérêts capitalistes et impérialistes qu’elle représente, en temps de paix comme en temps de guerre. Et c’est précisément au niveau de la collaboration des classes ou de l’antagonisme de classe que la bourgeoisie et le prolétariat jouent leur destin.

Malgré la collaboration entre les classes que la bourgeoisie entretient constamment par tous les moyens, l’antagonisme de classe issu du mode de production capitaliste lui même est toujours présent.

La collaboration entre les classes ne fait pas disparaître l’exploitation du travail salarié; les contradictions inhérentes au capitalisme lui-même ne peuvent pas disparaître parce qu’elles sont engendrées par les rapports de production et la propriété bourgeoise qui font obstacle au développement des forces productives.

La collaboration entre les classes ne fait pas disparaître les classes, les différences de classes ou, comme disent les médias bourgeois, les inégalités sociales; elles sont cachées, déformées, camouflées. C’est pure propagande bourgeoise que la lutte pour la liberté, l’égalité et la fraternité est couronnée de succès grâce au développement économique et à la volonté politique que la démocratie mettrait entre les mains de l’électeur afin de réaliser l’harmonie sociale dans laquelle chacun pourrait satisfaire ses besoins et ses désirs.

La force objective du mode de production capitaliste, qui repose sur l’exploitation de plus en plus intense du travail salarié ainsi que sur la production et la reproduction du capital, remet constamment en question toute aspiration d’égalité et de fraternité: la société moderne est divisée en classes antagonistes – la classe bourgeoise dominante et la classe prolétarienne dominée. Les intérêts communs, en tant que classes sociales et non en tant qu’individus, n’existent pas. La lutte des classes, même si elle peut être atténuée dans les périodes d’expansion capitaliste grâce aux amortisseurs sociaux, n’est peut-être pas menée par la classe prolétarienne contre la classe bourgeoise; mais elle est assurément menée constamment par la classe bourgeoise contre la classe prolétarienne en termes d’exploitation, de licenciements, de chômage, de concurrence entre prolétaires.

La lutte entre les classes ne connaît pas de répit; même quand le prolétariat n’a pas la force de lutter avec ses moyens et ses méthodes classiste, la bourgeoisie ne cesse jamais de lutter contre le prolétariat. L’affrontement entre les classes connaît des stades divers mais il débouche inévitablement à un certain point sur la lutte révolutionnaire du prolétariat contre la bourgeoisie pour la conquête du pouvoir politique, l’instauration de la dictature du prolétariat et la transformation économique de la société dans le monde entier.

Marx affirme dans une fameuse lettre à J. Weydemayer que ce n’est pas lui qui a «découvert» l’antagonisme et la lutte entre les classes:

«Maintenant, en ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l’évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l’anatomie économique. Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est:

1 de démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ;

2 que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ;

3 que cette dictature elle-­même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes». (10).

C’est le processus de développement de la production qui est à la base de la formation et de l’existence des classes. La classe bourgeoise ne peut apparaître qu’à une certaine étape du développement historique de la production sociale, caractérisée par l’expansion des marchés et le développement continu de la production industrielle: l’économie capitaliste de marché repose sur l’accumulation de capital, sa production et sa reproduction par le travail salarié. C’est ce développement économique et social lui-même qui produit la lutte des classes et qui, provoquant des crises toujours plus catastrophiques, pose historiquement le problème d’une révolution totale dans laquelle la dictature du capital, la dictature de la classe bourgeoise, est supprimée: à sa place s’instaure la dictature du prolétariat, seule classe qui, n’ayant rien à défendre dans cette société, est le porteur d’une organisation sociale qui n’est plus divisée en classes opposées, d’une société sans classes et, partant, d’un mode de production centrée sur les besoins des hommes et non ceux du capital.

Les crises ont tendance à se répéter et à non à disparaître au cours du développement du capitalisme, à devenir de plus en plus graves et catastrophiques. En s’emparant de l’ensemble du globe planétaire et en créant de nouveaux marchés, le capitalisme n’a fait en réalité que renforcer les facteurs de crises qui, en dernière analyse, sont toujours la surproduction des marchandises, bien que, comme lors de la crise de 2007-2008, elles peuvent apparaître au départ comme des crises financières. Et ce sont les «experts» bourgeois eux-mêmes qui s’inquiètent que la crise réapparaisse à brève échéance, en redoutant que les leçons nécessaires n’aient pas été tirées des crises précédentes.

Par exemple, Gordon Brown, le successeur du premier ministre britannique Tony Blair, dont le gouvernement a été plongé dans le séisme financier mondial provoqué par la faillite de Lehman Brothers, déclare exactement 10 ans après ces événements: «Nous sommes dans un monde sans direction et je crois que la prochaine crise est imminente et que, lorsqu’elle arrivera, nous nous rendrons compte que nous n’avons aucune marge de manœuvre budgétaire ou monétaire, ni la volonté de réagir. (...) Mais ce qui est peut-être le plus inquiétant, c’est que nous n’aurons même pas la coopération internationale nécessaire» pour sortir de l’hypothétique nouveau trou noir financier. D’où l’image du somnambulisme: «J’ai le sentiment que nous marchons comme un somnambule vers une nouvelle crise», En 2008, des «mesures d’urgence coordonnées» avaient été adoptées car, selon Gordon Brown, il existait une «confiance» entre les différents gouvernements et les autorités de régulation; tandis qu’aujourd’hui, insiste-t-il, «en plein désaccord sur le changement climatique ou sur les accords nucléaires, il n’y a plus d’esprit de coopération, mais seulement des divisions et du protectionnisme. Et je crains de ne voir face à une nouvelle crise que des nations qui essaieront mutuellement de se rejeter la faute» (11).

L’incapacité de la bourgeoisie à résoudre les crises capitalistes est démontrée par le fait que les moyens adoptés ne sont que de nouvelles règles, de nouvelles réformes pour mieux contrôler l’activité bancaire et financière.

Comme nous l’écrivions en 2008, la bourgeoisie ne peut comprendre que «c’est le mécanisme fondamental de la production capitaliste, sa structure économique, qui provoque inévitablement des crises de plus en plus violentes jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’autre perspective qu’une nouvelle guerre mondiale visant à détruire les forces productives en surabondance et recommencer un nouveau cycle d’accumulation – à moins que la révolution prolétarienne renverse le capitalisme» (12).

Il n’en reste pas moins que le capitalisme ultra-développé de ce siècle, par le biais de l’intervention de l’État dans l’économie – ce qui n’est pas nouveau, car le fascisme l’avait déjà fait à son époque, de même que Roosevelt en Amérique – «a réussi jusqu’à présent à freiner la crise, de l’amortir et d’en différer les conséquences» (13).

Mais la bourgeoisie ne réussira pas éternellement à repousser dans le temps la crise du capitalisme; et il est encore moins possible de se leurrer en imaginant que la décadence du capitalisme le mène progressivement à la mort, à l’autodestruction.

Aucune société de classes ne se suicide, la société bourgeoise pas plus qu’une autre. Comme l’avertissait Trotsky, plus la défaite générale provoquée par la révolution prolétarienne devient un fait, plus la bourgeoisie décuple ses forces pour résister et reprendre le pouvoir que la révolution prolétarienne lui a enlevé. C’est pourquoi  Marx n’a cessé de répéter que la lutte de classe du prolétariat a comme perspective historique la conquête effective du pouvoir politique et sa dictature de classe. Pour renverser et mettre définitivement fin au capitalisme, il faut la révolution prolétarienne et la dictature de classe, exercée et dirigée par le parti de classe.

Toutes les autres voies ne mènent qu’à la restauration du pouvoir bourgeois et à la revitalisation du mode de production capitaliste.

 


 

(1) Cf Il Fatto Quotidiano, 15.9.2018.

(2) Ibidem.

(3) Cf Le Capital, Livre Trois, chap. XXVII, «Rôle du crédit dans la production du capitalisme», note de F. Engels insérée dans le texte. On sait que c’est grâce à la mise en ordre, la réécriture voire l’achèvement des cahiers écrit par Marx entre 1864 et 1865, par Engels qu’a pu paraître le troisième livre du Capital en 1894. Cf https:// www. marxists. org/ francais/ marx/ works/ 1867/ Capital-III/ kmcap3_ 26.htm

(4) Cf K. Marx, Le Capital, Livre Trois, op. cit.

(5) Cf la note de F. Engels dans ce même chapitre.

(6) Il Fatto Quotidiano, Ibidem

(7) Ibid..

(8) Cf: «Malgré ses crises, le capitalisme ne s’effondrera que sous les coups de la lutte prolétarienne» Le Prolétaire n° 490, août-octobre 2008.

(9) L’Union européenne, créée en 1993, remplace les anciennes organisations communautaires (CECA de 1951, CEE et Euratom de 1957) et, compte tenu des multiples adhésions au fil des ans, a regroupé 28 pays, est restée à la suite de Décision de Londres de séparer le Royaume-Uni de l’Union européenne, sur 27: outre les six pays fondateurs de l’Europe occidentale - la Belgique, la France, la République fédérale d’Allemagne, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas, ils ont progressivement adhéré 2013, Danemark, Irlande, Royaume-Uni, Grèce, Espagne, Portugal, Autriche, Finlande, Suède, Chypre, Estonie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Hongrie, Bulgarie, Roumanie et Croatie. Dans l’Union européenne, en 1999, une Union économique et monétaire européenne a été créée (en bref, la zone euro) composée de 11 pays (Autriche, Belgique, France, Allemagne, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal et Espagne). ) qui ont précisément adopté l’euro en tant que monnaie unique. Le Mercosur (Marché commun du Sud), créé en 1991, considère comme membres effectifs les pays suivants d’Amérique du Sud: Argentine, Bolivie, Brésil, Paraguay, Uruguay et Venezuela; et considère comme pays associés: le Chili, la Colombie, l’Équateur, la Guyana, le Pérou et le Suriname. L’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) réunit les trois pays d’Amérique du Nord, les États-Unis, le Canada et le Mexique, qui ont signé en 1992-1994 un accord de libre-échange. L’OCS, ou même l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai, Organisation de coopération de Shanghai) a été créée à Shanghai en 2001 et comprend la Chine, la Russie et 4 pays d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan et Tadjikistan). L’objectif principal de faire face au "terrorisme" dans les zones frontalières respectives - c’était l’époque d’Al-Qaïda et de l’attaque contre les Twin Towers à New York - mais s’est ensuite étendu à la coopération économique, notamment en matière d’énergie.

(10) Marx à Joseph Weydemeyer, 5 mars 1852. https://www. marxists. org/francais/marx/works/1852/03/km18520305.htm

(11) Cf Il Messaggero, 13.9.2018.

(12) Cf. «Malgré ses crises...», op. cit.

(13) Ibidem.

 

 

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