La Guerre d’Espagne (2)

La prétendue « gauche communiste » espagnole et la « révolution démocratique »

(«programme communiste»; N° 106; juillet 2021)

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Introduction

 

 

Nous continuons ici la publication de l’étude sur la Guerre d’Espagne commencée dans le n° 105 de la revue. Le précédent chapitre avait abordé d’un point de vue général les problèmes les plus importants, sous la forme de thèses et de contre-thèses ; celles-ci mettaient en relief les principales déviations du marxisme, surtout sur les questions centrales de la période 1931 – 1937, et rappelaient à l’inverse les fondements de l’analyse marxiste correcte et du travail critique sur les points historiquement les plus confus.

Répétons qu’il ne s’agit pas d’épuiser le sujet : nous ne prétendons pas faire une exposition exhaustive des positions marxistes sur tous les problèmes dont il est nécessaire de tenir compte pour ne pas transformer en un labyrinthe impénétrable la question de la Guerre d’Espagne et celle de la période antérieure de très forte agitation prolétarienne sur le terrain de la lutte immédiate comme celle des fausses attentes placées dans un mouvement « révolutionnaire » – qui en réalité n’eut pas lieu.

Ce manque d’exhaustivité tient surtout au manque de forces qui nous empêche de rassembler, réorganiser et exposer tout le matériel qu’il faudrait pour donner à ce travail la marque complète des travaux du parti : le marxisme n’est pas un courant intellectuel, il ne cherche pas à parachever la critique complète de toutes les questions qui se posent pour passer, tout de suite après, aux « tâches pratiques ». Nous nous plaçons sur le terrain du bilan historique de la phase la plus critique du développement de la lutte de la classe prolétarienne en Espagne, dans la perspective d’un travail plus ample d’assimilation théorico-politique destiné à renforcer le parti théoriquement, politiquement mais aussi organisationnellement, ce qui pourra lui permettre, lors des futures périodes de montée de la lutte de classe, de s’y implanter, en sachant que cette implantation ne dépendra jamais de la « bonne volonté » et en ayant conscience surtout que le parti est à la fois produit et facteur du solide déterminisme présent dans tout l’arc historique de la lutte de classe prolétarienne.

Ce qui oriente tout le travail de la section du parti dans ce domaine, c’est l’étude des causes qui ont causé la tragique absence du parti de classe dans les années décisives de la lutte du prolétariat espagnol ; donc des conditions qui ont été à l’origine de cette absence et de leurs conséquences. Ni les unes ni les autres ne peuvent être réduites à un réformisme de type « statistique » qui, sur la base d’une conception complètement déformée du matérialisme, chercherait à établir un rapport de causalité mécanique entre le développement de la société capitaliste, la lutte de classe du prolétariat et l’émergence de son parti. Pour ce courant de pensée, qui nait généralement comme une excroissance intellectuelle du stalinisme, tout le problème se réduit au schéma suivant : le développement du capitalisme en Espagne est inférieur à celui du reste des pays européens ; la classe prolétarienne est beaucoup moins nombreuse que dans les autres pays et son expérience politique est faible ; pour toutes ces raisons le parti de classe ne pouvait se former en Espagne.

 Cette assertion, qui se prétend marxiste, est une aberration absolue et l’accepter reviendrait à détruire les bases même du marxisme.

En premier lieu parce qu’elle réduit à rien l’expérience de l’Octobre bolchevique en Russie, où un prolétariat proportionnellement minoritaire apparaît dans une société peu développée d’un point de vue capitaliste, sinon franchement féodale, en suivant de manière compacte un parti communiste, le parti bolchevique, qui dirigea l’attaque victorieuse contre l’aristocratie féodale et la bourgeoisie libérale. Par rapport à cette situation, la situation espagnole de 1931 à 1937 apparaît beaucoup plus avancée d’un point de vue social : des formes sociales à prédominance capitaliste, un prolétariat urbain et rural nombreux, une tradition de lutte syndicale marquée par d’intenses explosions mais, indubitablement, un parti de classe totalement absent. Par conséquent, ou le marxisme – si nous l’identifions au schéma ci-dessus – se trompe, ou alors il manque quelque chose dans l’explication. Ce « quelque chose », cette absence du parti de classe, est précisément ce qui doit être expliqué, tant pour confirmer la capacité du marxisme à expliquer les conditions d’émancipation du prolétariat, que pour en rejeter ses versions déformées qui cherchent à justifier leur histoire et l’avenir qu’ils promettent aux prolétaires.

Mais, après avoir repoussé cette caricature du déterminisme historique, il ne faudrait pas remplacer la conception matérialiste de l’histoire par une vision libertaire, c’est-à-dire idéaliste, qui explique l’absence du parti révolutionnaire par une prétendue « spécificité espagnole ». Cette version anarchiste, qui est très proche de la « singularité de la patrie » que l’on trouve à l’origine de l’idéologie du phalangisme, affirme que le patrimoine culturel espagnol ou un mélange génétique particulier, aurait rendu le prolétariat espagnol complètement imperméable au marxisme, en lui montrant la voie anarchiste ou syndicaliste comme la seule capable de s’adapter à la nature de la classe ouvrière... de ce côté-ci des Pyrénées.

Notre étude, comme nous l’avons dit, cherche à expliquer les causes et les conséquences de cette absence du parti. L’idéologie libertaire, dans toutes ses variantes, rentre dans le chapitre des conséquences et non des causes, dont elle n’a jamais fait partie ; et sur les mêmes bases fausses elle est à l’origine des explications ultérieures des événements en Espagne qui, tout en prétendant avoir dépassé l’anarchisme, retombent éternellement dans la stupide explication des événements par le rôle des individus, par des anecdotes personnelles, des exploits glorieux et des terribles trahisons.

Le point central du développement de la lutte entre les classes est la capacité historique de celles-ci à agir en tant que « parti » qui, pour la défense de ses intérêts historiques, mène sur le terrain politique une lutte à mort contre tous ses ennemis. Dans la mesure où cela a été accompli uniquement par la bourgeoisie, la victoire de cette dernière apparaît comme une véritable victoire de classe, tandis que la défaite du prolétariat est toujours décomposée en une somme d’anecdotes individuelles.

Occupons-nous donc des éléments essentiels qui caractérisent les convulsions sociales en nous concentrant sur les pôles historiquement antagonistes des forces en présence ; dans ce cas, sur les tendances qui convergèrent vers la formation d’une réaction en opposition au Parti Communiste (PCE) dirigé par Moscou. Dans le précédent chapitre de ce travail, nous avons fait un résumé de toutes les « contre-thèses » erronées qui définissaient le caractère opportuniste des divers courants politiques prétendant représenter les intérêts de la classe des travailleurs durant la période 1931 – 1936 ; nous allons maintenant approfondir le sous-ensemble de ces « contre-thèses » qui furent avancées comme réponse aux positions du PCE et de l’Internationale Communiste (IC) Stalinienne. Il reste entendu que nous parlons de « contre-thèses » parce que nous les considérons en contradiction avec les positions du marxisme révolutionnaire. Et c’est justement dans la mesure où elles constituent cette contradiction que nous les étudions et les exposons comme une expression de la tragique absence du parti de classe, comme une réaction « naturelle » contre les déviations opportunistes du PCE donnant lieu à des déviations peut-être encore plus scabreuses (peu importe qu’elles soient plus « sincères » ou non : le marxisme est amoral et n’entre pas dans de telles considérations) ; en aucun cas, ces déviations n’auraient pu constituer un pas vers la reprise du fil historique du marxisme révolutionnaire comme ce fut au contraire le cas à l’époque pour Lénine et pour la Gauche Communiste d’Italie contre les dégénérescences de la social-démocratie et du stalinisme.

Une des plus grandes contre-vérités sur les événements d’Espagne est qu’il y aurait eu une réaction politique à la dégénérescence stalinienne du PCE et de l’IC comparable à celle connue en Italie sous la direction de la Gauche du PC d’Italie. On parle alors d’une présumée Gauche Communiste d’Espagne comme un courant théorique, politique et organisationnel qui aurait combattu le stalinisme non seulement sur la base du rétablissement des principes marxistes, mais surtout en fournissant une alternative pratique à l’encadrement organisationnel stalinien, en réorganisant les éléments qui se déclaraient anti staliniens autour d’une plate-forme commune d’intervention politique sur la réalité espagnole, qui non seulement a accueilli les communistes espagnols mais aussi ceux du reste du monde qui cherchaient refuge dans l’Espagne « révolutionnaire ».

Habituellement le mythe de cette réorganisation politique de la gauche marxiste est identifié au POUM et à ses divisions militaires internationales durant la guerre. La force et la persistance de ce mythe face à une réalité historique incontournable réside dans le fait que le POUM lui-même est considéré comme le résultat d’un travail de critique théorique, politique et organisationnel par les éléments de la Gauche Espagnole, une lutte qui avait débuté dans le cadre d’un travail de fraction au sein du PCE, aussi bien par les partisans de Maurin que par ceux de Trotsky.

En posant les choses ainsi, si on cherchait à tracer une ligne unissant les principales étapes du « communisme » non seulement en Espagne mais dans le monde entier, on trouverait au fond une ligne qui irait chronologiquement de l’œuvre de Lénine et des bolcheviks contre la déformation du marxisme par la social-démocratie internationale... au Bloque Obrero y Campesino (BOC, Bloc Ouvrier et Paysan) de Maurin et à la Izquierda Comunista (Gauche Communiste) d’Andrés Nin. Il ne s’agit pas de s’amuser à établir un ordre formel pour l’entrée au panthéon des hommes illustres ; mais il faut saisir le poids important de cette vision absurde de l’histoire, tant pour comprendre l’origine et le développement du parti de classe en Espagne que tout simplement pour s’approcher aujourd’hui au marxisme révolutionnaire dans ce pays. Ceux de nous qui ont fait ce travail quand ils étaient jeunes et avec les seuls moyens alors à leur portée, connaissent les implications qu’ont eues la montée du POUM, de Nin et de la « Division Lénine ».

Nous allons dans ce travail exposer et faire la critique des positions de cette fausse opposition de gauche, en expliquant son origine et sa portée réelle au cours des événements qui vont de 1931 à 1939. Comme nous l’avons dit, nous n’entendons pas faire une chronique des événements, même s’il est nécessaire d’avoir recours à une chronologie de base, mais traiter les points centraux du problème. Voilà pourquoi nous procédons, plus qu’à un compte rendu des événements, à la critique des programmes politiques, des prises de position sur les problèmes concrets, etc., de façon à donner une vision générale en mesure à son tour d’expliquer la raison des actions entreprises.

Par ailleurs l’objectif est de clarifier les points essentiels du mythe de la « Gauche Communiste » d’Espagne. Tant les origines syndicalistes-révolutionnaires du Bloc Ouvrier et Paysan que les positions sur l’Espagne de la fraction trotskyste contribuent à alimenter ce mythe. Nous traiterons ces points dans la mesure où ils sont utiles pour donner une plus grande force explicative à notre travail, mais sans trop s’étendre sur la critique du courant trotskyste ou du mouvement syndicaliste révolutionnaire. De même, les dissidences ultérieures apparues dans le POUM, comme la fameuse « Cellule 72 », ne seront traitées que dans la mesure où elles peuvent contribuer à rappeler l’absolue impossibilité de considérer ces courants comme des noyaux potentiels d’un courant marxiste révolutionnaire.

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1.

 

Ce serait une erreur d’attribuer la défaite de la classe ouvrière lors des terribles événements d’Espagne à « l’absence du parti », sans expliquer de façon correcte le pourquoi de cette absence. « Le parti » n’était pas absent en Espagne : il y eut plusieurs « partis » qui s’affirmaient comme tels et qui conquirent une grande influence sur de larges secteurs de la classe prolétarienne. Sans parler du PCE et du PSOE, il existait différentes organisations qui s’affirmaient marxistes-révolutionnaires et qui défendaient la nécessité du parti de classe comme organe de la révolution prolétarienne, en invoquant non seulement la Révolution d’Octobre et le fil rouge qui va de Marx à Lénine, mais aussi, comme si c’était une continuation de celui-ci, un prétendu anti-stalinisme, une prétendue rupture avec les préceptes théoriques, politiques, tactiques et organisationnels de l’IC stalinisée et un retour aux positions révolutionnaires que le bolchevisme sauva du naufrage par son travail de restauration du marxisme sur des bases correctes. Il y eut donc plusieurs partis, courants et organisations qui prétendirent constituer une réaction de gauche à la force corruptrice tant du parti russe dégénéré que de l’Internationale. Ces positions, à la critique desquelles nous consacrons cette étude, sont connues en dehors des frontières physiques et historiques de l’Espagne et il est coutumier, encore aujourd’hui, d’y faire référence en traitant de la période de la Seconde République et de la Guerre Civile, lorsqu’on cherche une alternative aux explications fournies par le stalinisme (ou par une quelconque de ses nombreuses variantes actuelles).

De la même façon que notre travail ne se base pas sur la critique des individus qui furent au centre de la tourmente (et qui, encore une fois, ne l’ont ni créée ni dirigée, mais qui ont été continuellement bousculés et entraînés par lui), il n’entend pas créer une « archéologie » des événements associés à ces courants et à ces partis. Nous sommes tout-à-fait convaincus qu’un travail de ce type ne réussirait qu’à substituer à la critique matérialiste une reconstruction idéaliste de l’histoire. Mais il est toutefois nécessaire de consacrer quelques lignes à clarifier brièvement les problèmes chronologiques et terminologiques pour ne pas avoir à y revenir.

À la fin des années vingt du siècle dernier, en plus du PSOE (Parti Socialiste Ouvrier Espagnol), il existait en Espagne le PCE et dans celui-ci une série de courants parmi lesquels se trouvaient les protagonistes de la « réaction de gauche » contre le stalinisme. Il faut rappeler que, de 1923 à 1931, le régime politique espagnol était constitué par la dictature militaire de Primo de Rivera. En dépit de la coïncidence dans le temps et de quelques aspects formels, ce régime ne peut être assimilé au fascisme italien ; la dictature de Primo de Rivera fut un pacte entre diverses factions de la classe dominante dans le contexte d’une profonde crise sociale où, aux tensions internes provoquées par un rapide développement industriel de quelques régions du pays, s’ajoutait la montée de la lutte syndicale du jeune prolétariat d’usine et l’agitation continuelle des journaliers de la campagne andalouse. La dictature a associé la nécessité d’une dure répression anti-ouvrière avec un programme d’intégration des organisations ouvrières dans la structure de l’État, en provoquant, concomitamment au boom économique des années vingt, une diminution progressive de l’intensité de la lutte prolétarienne. Dans ce contexte, la croissante opposition au leadership du PCE fut menée par plusieurs courants qui finalement convergèrent, en 1935, dans la formation du POUM.

La faillite de la politique du PCE fut particulièrement évidente à partir de 1930, quand la chute de la dictature semblait imminente et que les conséquences de la crise capitaliste de 1929 devenaient insupportables pour la classe ouvrière ; le PCE montra alors son incapacité complète à mener une politique permanente de défense des intérêts de la classe prolétarienne au milieu de la vague de mobilisations dirigée par les partis républicains. Ladite  « politique de la troisième période » commune au PCE et aux autres partis de l’IC, se caractérisait par un radicalisme formel, sans aucun fondement théorique et politique, derrière lequel se trouvaient les exigences que l’État russe avait imposées à des partis totalement subordonnés à ses intérêts. En Espagne cette  politique de la « troisième période » fut caractérisée par le slogan de « Gouvernement Ouvrier et Paysan » qui aurait dû être soutenu par le pouvoir des soviets, en réalité inexistant. La politique du PCE, incapable d’évaluer l’agitation ouvrière de façon correcte , c’est-à-dire comme un lent réveil de la force engourdie de la classe ouvrière encore pleine d’illusions démocratiques après une décennie de profonde récession, affirma, dès 1930, que le pouvoir était à portée de main ; pour le conquérir, il fallait repousser toute agitation, toute revendication sur le terrain de la lutte immédiate, se détourner de l’organisation et de l’encadrement des forces prolétariennes ainsi que de la critique des courants libertaires et sociaux-démocrates, pour consacrer ses efforts uniquement à la préparation de la prise du pouvoir. La conséquence de cette politique fut la liquidation pratique du petit parti ; à sa place se développèrent une série de tendances qui constituèrent leur plate-forme politique sur la base du refus des « méthodes dictatoriales » de la direction de Bullejos, pour présenter leur candidature à la reconstruction du parti.

Parmi ces courants nous en distinguons deux qui ont par la suite constitué la scission dite « de gauche ».

 Le premier est la Fédération Communiste Catalane-Baléares (FCCB), organisation locale du Parti Communiste en Catalogne et dans les Îles Baléares mais qui a eu une influence aussi à Valencia, dans le nord de la Castille et à Madrid. Ce courant gagna une certaine force avec l’avènement de la crise de 1929 dont la conséquence la plus notable fut la croissance du chômage ouvrier et la stagnation de la production agricole (qui a drastiquement appauvri les petits agriculteurs du nord et nord-ouest de l’Espagne), au point de constituer le principal bastion organisationnel du PCE. Durant cette période, le FCCB développa sa « propre théorie originale », aux dires de ses leaders : l’Espagne vivrait, avec l’avènement de la République, une révolution démocratique, ce qui, d’un point de vue théorique et politique, était incompatible avec le mot d’ordre du PCE de « Gouvernement Ouvrier et Paysan ».

Même si la critique de ces positions est en fait au centre de notre étude que nous développons plus loin, il faut noter tout de suite que la prétendue opposition de « gauche » a constitué en réalité un pas à droite par rapport à la politique du PCE, qui en soi n’était vraiment pas assimilable à celle de la Gauche. Les divergences qui n’étaient évidemment pas théoriques ou politiques mais concernaient la lutte pour le contrôle d’un parti en faillite, aboutirent à l’expulsion de la FCCB. Celle-ci donna alors naissance à un nouveau parti, la Fédération Communiste Ibérique, et à un rassemblement destiné aux sympathisants, le Bloc Ouvrier et Paysan pour encadrer un certain nombre d’éléments qui, attirés par son programme démocratique, se rapprochaient du nouveau parti. Nous reviendrons sur ce point ; il suffit pour l’instant de souligner qu’en pratique le nouveau parti fut connu seulement en tant que Bloc Ouvrier et Paysan, appellation qui reflète mieux sa véritable nature.

Le second courant par ordre d’importance était le courant trotskyste. Dans cette étude, nous ne ferons pas une histoire du trotskysme en Espagne, qui en vérité n’a aucune importance ne serait-ce parce qu’il n’y a quasiment rien qui puisse être qualifié de ce nom. Nous n’entrerons pas non plus dans la chronique des divergences entre Trotsky et son courant en Espagne, sinon dans la mesure où cela peut aider à expliquer les positions que la Izquierda Comunista de España défendra par la suite en tant qu’organisation indépendante. Il suffit de dire que la Fraction trotskyste trouva son origine parmi certains éléments expulsés du PCE à la tête desquels se plaça Andrés Nin lorsque, fuyant la répression stalinienne en Russie, il revint en Espagne avec toute une expérience de travail pour l’Internationale Syndicale Rouge ainsi que ses étroites relations avec Trotsky.

La Fraction trotskyste montra rapidement ses divergences internes, quand la tension sociale augmenta de nouveau en Espagne ; la perspective de former un courant capable d’influencer des couches significatives du prolétariat se concrétisa sous la forme d’une alliance avec le BOC. Ainsi se constitua la soi-disant Izquierda Comunista de España ( Gauche Communiste d’Espagne, ICE), en cherchant à devenir un peu plus qu’un simple courant du PCE ; elle développa progressivement une théorie justifiant cette évolution en reprenant l’idée de la révolution démocratique en Espagne (présente donc aussi dans le trotskysme) comme élément central. Les événements d’Octobre 1934 dans les Asturies et en Catalogne précipitèrent la rupture de l’ICE avec Trotsky et son courant, en donnant naissance à la fusion entre l’ICE et le BOC.  

Poser « l’absence du parti » en Espagne durant les moments-clés de la lutte de classe du prolétariat dans la période 1931 – 1937 est, comme nous l’avons dit, une position abstraite qui empêche de traiter les points essentiels concernant l’absence d’une avant-garde révolutionnaire faisant « valoir les intérêts communs à tout le prolétariat, indépendamment de la nationalité » et défendant « dans les différentes phases de développement de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, les intérêts du mouvement dans son ensemble » (Le Manifeste). De la même manière, expliquer cette absence en termes exclusivement formels, c’est-à-dire comme absence générique, non historiquement déterminée ou causée par un caractère national, est une position également anti-marxiste.

Il saute aux yeux que « 1936 » n’a pas été« 1917 ». Les événements qui ont accompagné l’Octobre rouge en Russie ne sont pas comparables à ceux vécus par la classe des travailleurs espagnols, comme nous avons pu l’expliquer dans la première partie de ce travail. Mais pour les marxistes, les différences entre les deux moments s’expliquent en tenant compte des éléments eux-mêmes : en partant d’eux, il est possible de renouer le fil qui relie les deux dates à travers les événements tortueux traversés par les prolétariats russe, italien, allemand... et espagnol dans l’arc d’une vingtaine d’années.

La question centrale est, comme toujours, celle du parti. Le parti de classe du prolétariat n’est ni un idéal chimérique ni un reflet automatique de n’importe quelle situation. Le développement de la classe prolétarienne, comprise comme une classe qui lutte, comme une formation de combat, qui vit quand vivent une doctrine et un programme synthétisant tout le parcours de la guerre de classe et ses objectifs, aboutit d’une manière non mécanique à la sélection d’une petite fraction d’elle-même liant de façon ni spontanée ni conjoncturelle ses efforts à des objectifs ni immédiats ni contingents.

 L’existence du parti en tant qu’expression unique d’une classe qui, sinon, constitue une masse amorphe et malléable, toujours soumise aux exigences des autres classes sociales, ne dépend donc pas du nombre de prolétaires présents dans tel pays ou telle région du monde, ni de la violence avec laquelle des phénomènes déterminés, caractéristiques de la société divisée en classes sociales, frappent les masses.

Elle dépend des expériences de luttes qui s’accumulent, de manière ni continuelle ni régulière mais à travers des sauts soudains, dans les générations successives de prolétaires qui, souffrant des conditions auxquelles les soumettent le monde capitaliste, sont sujets à un processus de décantation sociale d’où jaillissent ces « étincelles » qui illuminent le parcours qui doit être nécessairement suivi. La première expression du parti est donc temporelle et, à travers elle, se résout la relation qui unit les objectifs les plus immédiats, les explosions sociales limitées et les tentatives révolutionnaires échouées, aux objectifs généraux avec l’extension des conflits partiels vers un objectif final, etc.

D’autre part, le parti est essentiellement une union d’éléments divers provenant tant de la classe prolétarienne que de ces rares défections d’autres classes sociales, par-delà les limites qui marquent leurs provenances et de l’empreinte originelle conféré par la société bourgeoise. Le prolétariat n’est que formellement une classe nationale : le contenu du mouvement historique orienté vers la société d’espèce est international. Et c’est dans le parti de classe que cette rupture avec les limites locales, régionales ou nationales des militants comme des prolétaires qui sont les protagonistes de la lutte de leur classe, revêt une expression claire et nette. C’est la dimension spatiale du parti, qui lutte pour étendre l’organisation de la classe prolétarienne au-delà des limites auxquelles elle est confrontée quotidiennement.

Si une de ces deux dimensions fait défaut, si le parti n’existe pas en tant que continuité temporelle ou spatiale de la lutte de classe, alors il n’existe pas formellement ; son existence demeure seulement dans le parti-historique, dans le parti-programme. Si le parti ne rassemble pas l’expérience et le bilan historique des luttes de classe, la continuité générationnelle, qui est un fait exclusivement politique, est interrompue. Si le parti n’exprime pas en termes dynamiques le caractère international de la lutte de classe, donc la nature de cette lutte comme affrontement à la classe bourgeoise tout entière, la classe parasitaire du capital qui est internationale, alors le virus nationaliste, l’exception locale, etc., corrompront cette lutte.

C’est seulement de cette manière qu’il est possible de poser de façon correcte la question de l’absence du parti en Espagne, en gardant à l’esprit les contraintes spécifiques qui empêchèrent chacun des groupes qui le prétendaient d’être le « parti » dans cette double dimension.

Dans le meilleur des cas, comme nous le montrerons plus loin, certains d’entre eux ont cherché à transposer de matière abstraite le modèle du cours des événements de 1917 en Russie à la situation espagnole. Ils comptaient engendrer, mécaniquement et idéalement, une continuité qui n’existait pas à cause du manque de base théorique et de mise en ordre programmatique, tactique et organisationnelle.

A partir de 1903 le parti bolchevique a lutté pour remettre le marxisme sur ses bases correctes. Il l’a fait en combattant la dégénérescence des prétendus courants marxistes d’Europe et d’Amérique ainsi que de leur variante russe. Et il l’a fait en soumettant à l’épreuve de trois révolutions son travail théorique, politique et organisationnel devant le prolétariat russe. La dégénérescence progressive des partis socialistes à partir des années quatre-vingt-dix du XIXe siècle, accompagnait le développement impérialiste des principales nations d’Europe et d’Amérique, en cherchant à priver la doctrine de Marx et d’Engels de ses points essentiels aussi bien en termes d’étude historique et économique que sur le terrain éminemment politique de la question de l’État de classe. Les bolcheviks ont non seulement fait la critique de cet opportunisme de première génération, mais ils ont aussi montré comment le cours même de l’histoire russe donnait raison au marxisme authentique. Ainsi, avec la victoire en Octobre 1917, ce n’est pas seulement le gouvernement Kerensky qui tomba, mais également le voile de mensonges que la social-démocratie avait cherché à maintenir devant les prolétaires sur la nature de la lutte de classe et sur la révolution prolétarienne. Les aspects économiques, historiques, etc., de la lutte que les bolcheviks avaient menée dès le début virent toute sa valeur démontrée à grande échelle par leur victoire politique

Presque vingt ans après, en 1936, le problème n’était pas de revendiquer cette expérience de manière générale. Une nouvelle vague opportuniste, accompagnée par la réaction la plus brutale, avait pris racine. Défendre Lénine et le Parti Bolchevique ne consistait pas à louer les victoires obtenues sur le terrain théorique et politique, ni à montrer comment la force de la contre-révolution s’était abattue sur eux de façon particulièrement dure. Le travail de la faible minorité marxiste qui avait survécu à la débâcle en se maintenant fermement sur les positions marxistes, consistait alors à faire le bilan de cette nouvelle défaite de la classe ouvrière, et du mouvement communiste international, en partant de la constatation que son parti de classe avait été anéanti au niveau international en reniant totalement les bases théoriques et de praxis grâce auxquelles s’était réalisé le triomphe d’Octobre et la formation de l’IC.

Indépendamment de la force numérique de ceux qui prétendaient l’incarner, le parti de classe était donc absent dans la mesure où ce bilan ainsi que la nécessaire restauration de la doctrine marxiste faisaient défaut. Ce bilan a pu être réalisé seulement par la Gauche Communiste d’Italie en se reliant avec intransigeance à tout le parcours théorique, politique, tactique et organisationnel suivi depuis sa formation jusqu’à sa greffe à l’Internationale Communiste et à la lutte contre la dégénérescence de celle-ci et contre toute tendance opportuniste et contre-révolutionnaire, en combattant aussi, bien évidemment, les renoncements et les déviations qui frappaient le mouvement lui-même, sous la formidable pression contre-révolutionnaire.

Le cas espagnol, quant à l’incompréhension du poids réel de la contre-révolution, est très significatif de ce point de vue. L’Espagne est le seul pays au monde où, dix ans après la crise du parti russe et de l’Internationale, les courants d’opposition au PC officiel jouissaient d’une importante force numérique et d’une influence sur la classe prolétarienne supérieure à celle de ce dernier. Par conséquent, le « parti » ne manquait pas en termes formels. Comme ne manquait pas non plus le parti anti stalinien auto proclamé. Mais les limites dans lesquelles se trouvaient enfermés ces courants étaient trop étroites en termes politiques, et surtout théoriques, pour qu’ils soient à même de surmonter d’eux-mêmes l’état de prostration où les forces révolutionnaires étaient tombées.

En réalité, les courants d’opposition au PCE (BOC, ICE et ensuite POUM) recoururent, pour compenser leurs carences évidentes dans ce domaine, à une transposition mécanique de l’expérience russe, dont il ne pouvait ressortir que la défense précisément des points où cette expérience n’était pas immédiatement applicable, ou bien l’erreur encore plus profonde et plus tragique : devenir des « innovateurs » du marxisme et, en partant de la défense de la liberté d’élaboration doctrinale, chercher à faire table rase du bilan historique que le mouvement communiste devait faire de la succession des révolutions et des contre-révolutions, pour créer une nouvelle théorie construite expressément pour la situation espagnole.

Il est facile de suivre ce fil explicatif par la trajectoire politique de ceux qui exprimèrent ces deux tendances : leur origine dans le syndicalisme, leur passage au gouvernement local de la Catalogne, leur défense du bloc antifasciste... et même leurs attaques furieuses contre ceux qui critiquaient les plus contradictoires de leurs positions. Mais notre tâche est de montrer que, derrière ces éléments, se trouvent des déterminations matérielles indestructibles et sans appel, et qui se manifestent dans ce qui a été en réalité fait par ceux qui prétendaient que c’était impossible pour des marxistes. Sous cet angle, il est important d’expliquer la crise politique et organisationnelle du prolétariat international ainsi que la solution que le BOC, l’ICE et le POUM prétendaient lui donner dans le dernier de ses bastions ; il faut accorder une grande importance aux limites de la rupture de ces courants avec le PCE et l’IC ainsi que les modalités selon lesquelles ils ont dû réaliser et justifier cette rupture.

Des questions comme la nature démocratique de la révolution en Espagne, le problème de la terre et des nationalités, le front unique antifasciste ou la question de l’État soulevées avant la guerre civile, sont les clés pour montrer la portée réelle de l’infection opportuniste qui a affecté ces courants politiques.

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2.

 

Prenons une citation extraite des thèses de la IIIe Conférence Politique de l’Opposition Communiste Espagnole (OCE). L’OCE est la section en Espagne du courant trotskyste, qui s’est dégagé autour d’éléments provenant du PCE ; elle défendait, dans les pages de sa revue Comunismo, certaines divergences par rapport à la position trotskyste officielle. Au fur et à mesure que ces divergences s’approfondissaient, l’OCE se transformera en ICE et enfin fusionnera avec le BOC pour donner naissance au POUM.

La première partie du texte d’où nous avons tiré la citation est consacrée à l’examen de la nature socio-économique de l’Espagne en concluant qu’il s’agit d’un pays éminemment industriel, peu développé et soumis au gouvernement des propriétaires terriens. Ensuite, il est affirmé :

« En réalité, la proclamation de la République a été une tentative désespérée de la partie la plus perspicace de la bourgeoisie pour sauver ses privilèges. L’expérience des dix premiers mois d’existence du nouveau régime a réussi à démontrer ce que les communistes ont toujours soutenu : que la bourgeoisie ne peut réaliser la révolution démocratique-bourgeoise, que cette révolution ne peut être mise en œuvre que par le prolétariat, en s’appuyant sur les masses paysannes grâce à l’instauration de sa dictature. La République n’a résolu, ni ne peut résoudre, aucun des problèmes fondamentaux de la révolution démocratique : le problème agraire, celui des nationalités, des rapports avec l’Église, de la transformation totale du mécanisme bureaucratico-administratif de l’État. La solution du problème religieux (solution radicale en apparence, puisque tout le pouvoir économique de l’Église est resté sur pied), l’éventuelle concession d’une mesquine autonomie à la Catalogne et une timide réforme agraire qui, en fin de compte, laisse intacts les droits de la grande propriété, sont les limites extrêmes que la bourgeoisie peut atteindre sur le chemin de la révolution démocratique ».

Ensuite dans la revue du BOC, nous extrayons d’un article intitulé « Les problèmes de la révolution espagnole » un paragraphe qui résume les positions de ce courant sur ce sujet :

« Les problèmes posés aujourd'hui à l’Espagne sont ceux inhérents à un pays qui n’a pas encore fait sa révolution démocratique bourgeoise […] Une chose qui apparaît de toute évidence : l’Espagne, comme la Russie en 1917, ne sera pas en mesure de sauter cette étape historique nécessaire étant donné les conditions économiques et sociales du pays. La révolution démocratique, avec tous les problèmes qu’elle pose, est par conséquent à l’ordre du jour en Espagne. Mais cette évidence nous amène à une autre, déjà ébauchée précédemment : que ce ne sera pas la bourgeoisie républicaine – ou la petite bourgeoise – qui mettra en œuvre cette révolution, mais le prolétariat allié aux paysans. Dans ce sens, la révolution sera permanente, de démocratique elle se transformera en révolution socialiste ».

Avant de continuer, il faut noter que l’identité des deux approches est relative : alors que le courant trotskyste formule une extrapolation automatique de l’expérience russe en Espagne, le BOC est beaucoup plus confus à cet égard, parlant en d’autres occasions de « Révolution démocratico-socialiste » où les tâches économiques et socialistes des révolutions démocratique et socialiste se révèlent être les mêmes et, par conséquent, toutes les deux identifiables. Ceci est le résultat de la composition sociale et idéologique du BOC, qui malgré sa réputation communiste, n’était pas, en maints endroits du pays, différent d’un parti républicain radical.

Mais à part ces différences, les points essentiels sont les mêmes pour les deux courants : en Espagne, c’est la révolution démocratique bourgeoise qui s’annonce.

Par révolution bourgeoise, le marxisme a historiquement signifié l’avènement au pouvoir de la classe bourgeoise, son contrôle de l’État, la liquidation des rapports de production féodaux et, partant de là, l’élaboration d’une légalité garantissant le libre développement des forces économiques du capitalisme, qui étaient déjà présentes sous le féodalisme et dont la collision avec les formes juridiques de ce dernier a provoqué l’avènement révolutionnaire de la classe bourgeoise. Le modèle de la révolution bourgeoise étudié par Marx a été le modèle anglais, justement parce qu’il réunit de façon claire tous les éléments qui caractérisaient ce brusque changement social, dont la conséquence principale n’est pas l’instauration d’un système socialement stable, mais le passage à une phase plus intense de la lutte entre les classes sociales dans laquelle la bourgeoisie a perdu son caractère révolutionnaire en faveur de la classe prolétarienne qui porte en soi le progrès de l’humanité dans tous les domaines.

Mais le modèle britannique ne s’est pas réalisé partout dans le monde où a eu lieu la révolution bourgeoise. Il s’est rarement manifesté de façon pure, bien que partout la bourgeoisie ait finalement triomphé. Le cas espagnol est seulement un exemple de révolution bourgeoise réalisée où pratiquement tous les aspects sont absents sauf ceux essentiels (l’avènement de la bourgeoisie au pouvoir et le développement du mode de production capitaliste). En fait, si les caractéristiques principales de la phase politique de la révolution bourgeoise en Angleterre étaient clairement observables, en Espagne l’imbrication d’avancées et de reculs, l’absence d’une classe résolue et l’ensemble des particularités régionales qui apparaissaient et disparaissaient durant toute la période de l’avènement de la bourgeoise au pouvoir, rendent extrêmement obscure la période où s’est développée cette révolution.

1808 a marqué le début de cette période. L’invasion napoléonienne de l’Espagne provoqua l’écroulement du vieil État nobiliaire qui, du sommet (la Couronne) jusqu’en bas, fut incapable de défendre l’intégrité territoriale du pays. Elle provoqua en outre l’entrée en scène des classes populaires soumises aux exactions de Napoléon, et de leurs représentants politiques et intellectuels ; ces éléments, liés aux aspects les plus minuscules de la vie économique du pays, fournirent au mécontentement populaire la force que donne la cohésion programmatique. En 1808, mais surtout en 1810, l’Espagne, en tant que nation, disparut et ce fut seulement la force des paysans, de quelques classes proto-prolétariennes et des représentants éclairés des classes marchandes, qui combattirent cet état de fait. Les Cortes de Cadix en 1812, situées dans la dernière ville échappant au pouvoir napoléonien, et composées de représentants populaires qui n’avaient aucune légitimité démocratique, remplirent donc la double tâche de défendre la nation et de l’imposer contre les classes nobles. Ces idées sans action, comme Marx les appela, constituèrent le programme révolutionnaire bourgeois jusqu’en 1868.

Durant toute cette période, la vie politique et sociale du pays se déroula sous le signe d’une lutte à mort entre le projet révolutionnaire de la bourgeoisie et les efforts des vieilles classes dominantes pour le freiner. Mais cet affrontement eut lieu sous des formes diverses : d’abord ouvertement, puis comme une lutte dynastique et plus tard comme une lutte civico-militaire pour se conclure enfin comme une lutte armée après laquelle la période dite de la « Restauration » (1874) ne fut en réalité qu’un retour purement formel à l’Ancien régime. Il y a bien eu une révolution bourgeoise en Espagne. Elle a eu lieu dans la mesure où à la très forte mobilisation des secteurs « libéraux » de la bourgeoisie, soutenue depuis 1820 par une toute aussi forte mobilisation populaire, s’opposait un bloc contre-révolutionnaire qui utilisait toutes ses armes pour ne pas être renversé : mais il le fut pourtant, sans aucun doute.

Du point de vue politique, l’histoire du XIXe siècle espagnol est l’histoire d’un arrangement progressif du pouvoir détenu par la noblesse de façon à ce que la bourgeoisie puisse y participer. À chacun des mouvements de cette prétendue « révolution bourgeoise manquée » (termes récurrents dans les textes du BOC et de l’ICE), correspondait un recul des classes dominantes, qui cédaient du terrain pour éviter d’être expulsées d’un pouvoir dont le maintien exigeait d’autre part une adaptation aux changements économiques imposés par le développement international du capitalisme.

 

1820 – 1823. Après six années de restauration absolutiste à la suite de la Guerre d’Indépendance, le conflit armé dans les colonies américaines provoqua l’écroulement de la monarchie. L’armée, où les représentants des classes bourgeoises et paysannes étaient nombreux, soutenue par la mobilisation de la bourgeoisie commerciale des villes portuaires, rétablit la Constitution de Cadix et toute la législation qui allait avec : fin des seigneuries comme forme juridictionnelle du pouvoir de l’Église, assainissement des finances de l’État au moyen d’une politique fiscale progressive, décentralisation de l’appareil bureaucratique de l’État. Une forte agitation populaire, accompagnée de l’apparition de clubs politiques et de sociétés secrètes formant l’ossature du dit « parti fanatique », représentant explicite de la classe moyenne urbaine et partisan d’un programme purement démocratique. Entre temps, la partie la plus conservatrice de la bourgeoisie cherche une formule de compromis avec la noblesse. L’ordre absolutiste ne se rétablit que grâce à l’intervention des puissances signataires du Pacte de Vienne, la Sainte Alliance avec la Russie à sa tête et la France, qui envoyèrent une armée pour restaurer la monarchie absolue.

 

1823 – 1839. La répression absolutiste frappe surtout les secteurs « fanatiques », en se concentrant sur les éléments bourgeois au niveau local et sur les grands leaders militaires au niveau national. Mais les problèmes mis en évidence par l’expérience révolutionnaire des trois précédentes années libérales contraignent les classes nobles à une transaction politique par laquelle elles cherchent une fusion avec les grands propriétaires terriens. La bourgeoisie commerciale et industrielle est encore en marge de cet accord qui va mener à l’abolition de la loi salique pour permettre l’accession au trône d’Isabelle II, derrière laquelle se regroupent les secteurs libéraux. La guerre civile éclate inévitablement.

D’un côté, lutte le parti dirigé par les grands propriétaires terriens apparus à la suite de la liquidation des seigneuries, une formule juridique qui les privait des droits politiques sur les communes, mais qui commençait à leur attribuant toutes les terres seigneuriales, en créant une très importante concentration de la propriété agricole ainsi qu’une masse de journaliers expropriés, embryon du prolétariat agricole et urbain. Ce parti recueille le soutien aussi bien des classes populaires bourgeoises et petites bourgeoises, intéressées à l’abolition des restrictions sur le commerce et sur la propriété, que des grandes corporations qui limitent le développement de l’industrie. Il obtient aussi la neutralité de la grande noblesse, intéressée à maintenir son statu quo dans les termes énoncés ci-dessus.

En face se trouvent les éléments de la noblesse atteints par les changements économiques et qui voient leur pouvoir réduit. Leur emblème est la restauration dynastique avec le prince Carlo (d’où le nom carlisme). A leurs côtés, les secteurs des paysans propriétaires de la terre et des paysans liés à la terre en propriété communale (Catalogne, Navarre, Pays Basque) qui sont menacés par l’expropriation de la propriété agricole et sa concentration. Cette réaction, typiquement féodale, n’a pas de base sociale en dehors des régions où le régime emphytéotique de la propriété agricole (1) et le système des terres communales ont donné naissance à une paysannerie riche ; dès que les armées carlistes cherchent à franchir une ligne qui va de l’Èbre au sud, leur faiblesse est manifeste et elles sont battues.

De son côté le parti cristino (de Maria Cristina, mère d’Isabelle II et Régente d’Espagne) n’a pas non plus une base sociale suffisante pour abattre la réaction féodale ; il est contraint pour cette raison à faire d’importantes concessions aux classes inférieures combattant sous sa bannière.

Cette guerre avait des connotations révolutionnaires mais les forces du côté bourgeois n’étaient pas encore assez puissantes pour s’imposer définitivement sur les forces féodales ; elles durent conclure un pacte qui préserva les privilèges féodaux là où ils correspondaient directement aux rapports sociaux précapitalistes subsistant et qui ne pouvaient pas être extirpées directement. La fiscalité spéciale et le gouvernement féodal furent donc conservés en Navarre et au Pays Basque. En Catalogne, le rapide développement économique favorisé par la guerre elle-même, réduisit au contraire l’impact de cet accord. L’armée se hissa sur le trône : Espartero, représentant de la bourgeoisie et des propriétaires terriens, expulsa la reine Régente et assuma la direction de l’État. Une réforme agraire confiscatoire jeta les bases de la naissance d’une classe sociale, celle des grands propriétaires terriens, qui cependant n’était pas assez forte pour prendre le pouvoir entre ses mains.

 

1839 – 1854. La Régence d’Espartero et le gouvernement suivant du général Narváez constituent une période de négociations et d’alliances entre les diverses classes possédantes. En dépit du maintien de l’édifice étatique de 1823, la rapide émergence d’une bourgeoisie rurale, la consolidation de la forme sociale mixte de la noblesse terrienne (mixe en raison de son origine basée sur le sang et sur la propriété privée non féodale de vastes propriétés terriennes, mais non par son contenu qui est déjà capitaliste) et d’une armée qui règle les problèmes politiques du pays, en sauvegardant l’ordre national, font que les tensions sociales s’expriment sur le plan de luttes entre les cliques au pouvoir (appelées « familles »). Les colonies américaines ont été perdues sauf Cuba et Porto Rico. Le manque d’assise économique de l’Ancien Régime a comme conséquence que la crise des finances publiques devient permanente et débouche sur de nouvelles mesures confiscatoires qui liquident les biens communaux, consolidant la classe des propriétaires terriens et ouvrant la porte aux investissements financiers et industriels étrangers. C’est alors que commence à se apparaître une classe sociale unissant propriété agricole et investissements dans les titres d’État. Commençant à être connue comme l’oligarchie latifundiste, cette classe est intéressée au maintien de gouvernements dictatoriaux s’appuyant sur des alliances civico-militaires qui restreignent les libertés démocratiques (droit de vote, liberté de la presse, droit de réunion) pour réprimer les tendances extrémistes de la petite bourgeoisie qui se manifestent pour la première fois en 1848, en reflet des convulsions sociales en Europe.

 

1854 – 1868. Les forces sociales mises en mouvement par le lent mais inexorable démantèlement de l’Ancien Régime, surgirent avec force là où la concentration de la première industrie donna naissance aux premiers noyaux prolétariens. 1854 a marqué le début de la poussée ouvrière en faveur des revendications démocratiques de la petite bourgeoisie urbaine. Pour la première fois, la question sociale a été soulevée sous forme de participation des ouvriers aux luttes politiques (Marx). Mais cette lutte politique « démocratique » ne revendiquait déjà plus la liquidation des rapports de production précapitalistes, relégués à un rôle secondaire pratiquement dans tout le pays ; elle visait l’achèvement de la révolution bourgeoise dans ses aspects purement politiques, ce qui fut atteint finalement en 1868. Avec le début des « Six ans Révolutionnaires » (1868 – 1874) la liquidation de la monarchie des Bourbons, en un mot, le triomphe de la bourgeoisie urbaine et industrielle sur l’oligarchie terrienne, les termes de l’opposition se clarifièrent complètement : sur la bases des rapports de production capitalistes, la fusion de la vieille noblesse avec la nouvelle classe des propriétaires terriens, cherche à imposer un régime politique conservateur (qui exclue les autres classes sociales de la participation parlementaire, etc.) et un protectionniste en économie, en s’appuyant aussi sur la production esclavagiste à Cuba.

Cette politique débouche, de nouveau, sur la faillite des finances publiques, entraînant une pression extraordinaire sur la bourgeoisie industrielle et la petite bourgeoisie urbaine, mais provoquant aussi la pénétration du capital franco-britannique. D’autre part, ces classes bourgeoises et petites bourgeoises, avec le puissant soutien des premiers prolétaires urbains et ruraux, cherchent à pousser jusqu’au bout la révolution démocratique, en liquidant les limites à la participation politique et en introduisant un modèle économique libre-échangiste qui favorise le commerce non colonial.

Cette lutte, déjà équivalente à la lutte purement bourgeoise française ou allemande qui se déroula vingt ans plus tôt, menée entre les différentes factions de la même classe, tendra à déboucher sur une nouvelle dictature militaire après l’insurrection cantonale de 1874. La base économique et sociale du républicanisme n’était pas assez forte pour dépasser le soi-disant « parti agraire », alors que la situation internationale découlant de la défaite de la Commune de Paris, a permis aux éléments conservateurs qui ont dirigé la révolution de 1868 de chercher une alliance avec ce « parti agraire » contre le prolétariat.

La révolution bourgeoise était achevée. La restauration des Bourbons consista en un vaste pacte entre les secteurs qui s’étaient affrontés jusqu’à l’avènement de la Première République (1873). Les classes industrielles basques et catalanes furent partiellement exclues de ce pacte. Le faible développement économique espagnol n’a pas empêché les rapports capitalistes de production de dominer quasi exclusivement ni même que la forme de l’État soit clairement bourgeoise. Si cette forme de l’État était contrôlée par la bourgeoisie agricole avec le soutien de la bourgeoisie esclavagiste cubaine, c’était simplement la conséquence de ce faible développement. Il faudra attendre 1898 et la défaite de l’Espagne face à la puissance capitaliste émergente, les États-Unis, pour que cette forme d’État commence à se fissurer, tout en laissant intact son contenu pleinement bourgeois, et cherche un renfort dans les forces politiques et économiques de la bourgeoisie catalane.

Prétendre, comme le firent les forces soi-disant de « gauche » communiste, qu’en 1931 la révolution démocratique bourgeoise était encore à venir en Espagne, est par conséquent soit une adaptation ultra formaliste d’une réalité assimilée au modèle de la Russie, soit, comme dans le cas du BOC, la traduction du caractère exclusivement petit-bourgeois de ce parti. Il est vrai qu’en 1931 il y avait encore certains aspects propres à la révolution démocratique bourgeoise à réaliser ; comme il est vrai aussi que les tâches qu’elles imposaient objectivement n’auraient pas pu été assumées par la classe bourgeoise ; et, naturellement, le parti de classe du prolétariat devait en tenir compte. Mais sans oublier que la nature politique et sociale de l’Espagne n’était plus celle d’un pays à la veille d’une révolution double, mais celle d’un pays arriéré d’un point de vue capitaliste où la bataille principale devait se dérouler entre d’un côté le prolétariat urbain et rural et de l’autre la classe dominante bourgeoise. Il ne s’agit pas ici de subtilités doctrinales, mais du rôle que la classe prolétarienne et son parti devaient jouer dans les événements fiévreux des années trente. La vision de l’ICE, comme celle du BOC et plus tard celle du POUM, en partant du slogan de la révolution démocratique, a joué un rôle désorganisateur sur tous les plans et a initié la dérive antifasciste et gouvernementale qui s’en est suivi.

Deux éléments servirent de pilier à la théorie de la révolution démocratique bourgeoise en cours : le problème national et la révolution agraire. Le premier est bien expliqué dans les articles qui font référence aux dites questions basque et catalane : «La question des nationalisations en Espagne» (El Programa Comunista n°23 et 24) et nous n’y reviendrons pas ici. Il suffit donc de dire que l’ICE adopta une position tout à fait abstraite où la « défense du droit à l’autodétermination » dissimulait son refus de considérer l’Espagne comme un pays bourgeois où le prolétariat devait accomplir des tâches essentiellement non démocratiques, et par conséquent, ne devait espérer aucune aide de la part des autres classes sociales, qui avaient déjà perdu leur caractère révolutionnaire. L’insurrection de 1934, avec la proclamation de la République catalane, montrera à quel point « l’oppression nationale » était un concept vide par rapport auquel le prolétariat montra spontanément un formidable mépris. De la part du BOC, l’affirmation selon laquelle le parti marxiste devait être un parti nationaliste (discours de Maurin, leader du BOC, à l’Athénée de Madrid en 1932) est suffisante pour caractériser ces positions se trouvant sur le terrain du républicanisme bourgeois.

Il nous faut, pour l’instant, accorder une plus grande attention à la question agraire ou, plus précisément, à l’utilisation de la prédominance agricole dans la structure économique espagnole, comme argument pour classer le pays comme féodal.

Faisons encore deux citations ; la première appartient aux thèses de la Deuxième Conférence Politique de l’OCE ; la seconde est tirée d’un autre article de la revue théorique du BOC :

En même temps qu’elle considère le « caractère semi-féodal de la propriété agraire » l’OCE affirme : « Le sujet de la révolution, le paysan, étant donné le milieu où il vit, incarne la tendance individualiste. Cette tendance est accentuée dans les régions où la propriété est la plus morcelée. Mais il y a une couche, la plus importante (celle des salariés journaliers), qui sert, d’une certaine façon, de contre poids, quoique davantage par leurs conditions sociales que par leurs tendances. C’est dans surtout là que l’on voit clairement comment l’individu est un produit du milieu. Certains tendent à conserver et d’autres à posséder, et en général le concept de possession est profondément enraciné chez tous, même si leur situation diffère selon les circonstances, non dans leurs tendances mais dans leurs actions. Il est facile de gagner au parti l’immense couche de salariés par une politique agraire juste, à condition, naturellement, qu’elle leur donne le sentiment que seule la révolution communiste peut opérer la transformation agraire qui donne la terre à celui qui la travaille. Il est difficile, mais non impossible à faire avec succès, de gagner la vaste couche de petits propriétaires en leur donnant la certitude que la révolution agraire communiste les libérera des taxes, des loyers et de la gabelle, et dans la plupart des cas accroîtra la surface de terre à exploiter. Il est inutile de dire que les autres couches, celle des propriétaires terriens et des paysans moyens, nous intéressent seulement dans la juste proportion du rôle contre-révolutionnaire qu’ils sont appelés à jouer.

Comment alors établir cette politique agraire juste, quelles devraient être ses lignes générales ? Certainement, le paysan salarié devra être incité, de manière générale, à se préparer à prendre possession de la terre, et si nous lui disons, sans spécifier ni conditionner le sens de cette possession, que la révolution communiste donnera la terre qui lui manque, nous le transformerons en une force révolutionnaire capable d’engendrer de formidables effets immédiats ; mais il est indiscutable que le lendemain nous devrions entrer en lutte avec lui, au moment précis où nous commencerons à faire les premiers pas vers la collectivisation des campagnes. Le facteur révolutionnaire se serait transformé en facteur contre-révolutionnaire et cela, assurément, aux moments les plus critiques de la révolution. La collectivisation agraire, en partant du principe fondamental de l’industrialisation de la campagne, modifierait substantiellement le lieu et les termes du problème ; mais ceci, prévu de manière élaborée dans notre révolution, ne nous intéresse que comme perspective. Ce qui est urgent, non ajournable, c’est une politique agraire à caractère immédiat, qui incorpore le paysan au plan du parti et le transforme en une force auxiliaire de premier ordre pour le prolétariat»

« L’Espagne a besoin d’une révolution agraire, comme celle de la France de la fin du XVIIIe siècle, comme celle de la Russie au début de ce siècle, qui la secoue dans tous les recoins, en supprimant tout, sans laisser pierre sur pierre. Assez de privilèges, assez de latifundia, assez de métairies, assez de rabassa morta ! [formule juridique typique de la Catalogne par laquelle était concédé l’usufruit de la terre au viticulteur durant la vie d’une vigne – autour de quatre-vingts ans – en échange d’une partie du produit sous forme de rente agricole pour le propriétaire NDR] Toutes ces survivances féodales doivent être brutalement extirpées par la charrue de la Révolution agraire. La terre à celui qui la travaille ! C’est-à-dire, nationalisation de la terre et usufruit gratuit pour ceux qui la travaillent […]. »

Nous constatons de nouveau l’équivalence en pratique des deux positions. Celle du courant trotskyste se focalisait toujours en termes d’extrapolation de la révolution double en Russie ; celle du BOC, truffée de concepts confus et erronés. Mais chez les deux se retrouve la même idée : la révolution démocratique, qui a toujours une composante fondamentale de mobilisation paysanne ; en Espagne, par conséquent, la question agraire se pose pour eux purement en termes bourgeois, puisqu’il est indispensable de respecter l’aspiration des paysans à la redistribution, au partage ou à la municipalisation es terres. Même si la profonde ignorance du BOC sur le caractère des révolutions bourgeoises passées concernant la campagne est évidente, la tonalité fondamentale ne change pas : limites bourgeoises à la révolution agraire, prolétariat agricole considéré par conséquent comme un appendice du petit propriétaire et critiques adressées à la République pour son incapacité à réaliser ce programme jusqu’au bout.

Il nous faut encore une fois, indiquer les limites de cette conception où l’argument de l’Espagne féodale constitue un facteur décisif de démobilisation et de division entre le prolétariat agricole et le prolétariat industriel.

La caractéristique essentielle de la campagne espagnole, visible encore aujourd’hui, c’est la grande différence qui existe entre les systèmes de propriété dans chacune des régions du pays. Les grandes propriétés latifundistes qui couvrent les aires d’Andalousie, d’Estrémadure et de La Manche, contrastent avec l’extension de la petite propriété parcellaire en Galice, Cantabrie, dans les Asturies et au Pays Basque qui à leur tour, diffère notablement de la petite propriété de Castille, de Catalogne et de Valence, tant pour les dimensions des exploitations que pour les différents types de produits et les formes de propriété terrienne.

Jusqu’en 1812 toutes ces caractéristiques coexistaient sans être déterminantes dans un système de propriété qui n’était pas vraiment féodal mais que l‘on peut assimiler à ce modèle : la terre était en propriété individuelle, cultivée par des unités familiales caractéristiques de la société pré-bourgeoise avec un poids important de propriété communale. La noblesse avait sa propre terre, que cultivaient aussi des petites unités familiales paysannes et, surtout, avec des droits de type juridique sur l’ensemble des communes où se développait la vie paysanne (Marx). 1812 entraîna l’abolition de ce régime seigneurial du point de vue des privilèges politiques : les droits juridictionnels comme ceux économiques qui en émanaient (dîme, etc.) furent supprimés par les tribunaux de Cadix, laissant aux communes l’obligation de faire décider par un tribunal s’il y avait bien une propriété nobiliaire de la terre ou bien s’il existait simplement des droits sur son produit du fait de la domination politique.

Ainsi, la seigneurie juridictionnelle (abolie) fut séparée de la seigneurie sur la terre (transformée en droit de propriété sur la terre à réglementer entre les paysans et les nobles). La conséquence fut que, là où existait un système de petites propriétés paysannes qui devaient payer un tribut à la noblesse, cette propriété devint libre de toute restriction ; là où, au contraire, prédominait le régime de la métairie (en Catalogne par exemple), le paysan resta lié au propriétaire via le paiement d’une rente établie par contrat. Enfin, là où il y avait d’importants biens dont la propriété était douteuse, celle-ci passa entièrement dans les mains de la noblesse et la paysannerie en fut expropriée. Trois types d’évolution qui donneront naissance à trois types sociaux : le petit paysan propriétaire, le petit paysan locataire et le prolétaire agricole (le journalier). Ce dernier est une forme typiquement capitaliste où règne le rapport salarial, avec une forte concentration de la propriété La persistance de quelques normes féodales dans certaines aires du pays constituera ensuite un problème moindre que celui posé par l’émergence d’une importante classe prolétarienne privée de la terre et des moyens de productions.

Il y avait donc en Espagne une semi-féodalité à la campagne? Non. La révolution bourgeoise a justement été à l’origine de l’expropriation des paysans qui, pour la plus grande partie, ont grossi les rangs du prolétariat agricole et urbain. Si la productivité de l’entreprise agricole moyenne en Espagne était très basse ou si les petits propriétaires étaient frappés par des problèmes fiscaux ou financiers, on ne peut proposer comme solution à cela une distribution de la terre (synthétisée dans la formule républicaine de la Réforme Agraire). L’idée qu’une répartition plus égalitaire de la propriété terrienne aurait résolu la question agraire, qui était la question du développement du capitalisme à la campagne, suppose une conception romantique petite-bourgeoise étrangère au programme marxiste. Et cette « solution » ne pouvait évidemment pas être considérée comme une revendication de la transition au socialisme parce que en réalité, le capitalisme lui-même l’avait déjà dépassée.

L’ICE, le BOC et plus tard le POUM s’alignèrent, avec des nuances diverses mais sans hésitation, derrière cette revendication rétrograde. C’est le BOC lui-même qui fournit ces chiffres pour la population active à la campagne :

Paysans (petits propriétaires) : 2.000.000

Ouvriers agricoles : 2.500.000

Il faut ajouter à cela que la population active de l’Espagne était alors de 7.038.000 travailleurs, dont 1.700.000 constituaient la population des travailleurs urbains. Nous avons donc 50% de purs prolétaires à la campagne et la ville ; c’est un pourcentage très élevé qui montre bien où se situait le véritable conflit de classe en 1931.

Les agitations, dites « paysannes », qui secouèrent l’Espagne à partir de 1931 dont l’origine se trouve en partie dans le chômage des ouvriers agricoles et en partie dans la pression redoublée des grands propriétaires terriens sur les métayers, témoignent d’une effervescence sociale de grande ampleur. A cette situation où les villages prolétariens ruraux du sud de l’Espagne deviennent d’authentiques bastions de la lutte des classes, le BOC et plus tard le POUM répondent en créant une « alliance ouvrière et paysanne » ; cela revient à lier le pur prolétariat agricole aux revendications du « paysan » (petit et moyen propriétaire) comme s’ils se trouvaient dans les mêmes conditions. La notion de « parti ouvrier et paysan » est en elle-même une négation complète de la doctrine marxiste ; sans nier la nécessité pour le prolétariat rural et urbain de neutraliser la force potentiellement contre-révolutionnaire du petit paysan propriétaire au moyen d’une propagande visant à l’arracher à l’influence des grands propriétaires, celle-ci affirme toujours qu’à tout moment le prolétariat n’existe comme classe que lorsqu’existe son propre parti indépendant des autres classes et de leur influence politique. Mais en outre, dans un pays où, aussi bien du point de vue de la pure statistique sociale que celui plus important de la lutte politique, il existe une classe prolétarienne avec une longue tradition de lutte anti-patronale (et pas anti-seigneuriale, comme il est arrivé sous le féodalisme) cela livre le prolétariat, pieds et mains liés, à la domination de la bourgeoise et des courants politiques républicains.

L’échec de l’anarchisme insurrectionnel, après les révoltes paysannes de 1932 et 1933 fut le chant du cygne d’une classe prolétarienne rurale que le BOC et l’ICE abandonnèrent même du point de vue organisationnel. En 1936 l’offensive militaire liquida ce secteur de la classe prolétarienne, en posant les bases de la prochaine défaite du prolétariat urbain.

Top 

 

3.

 

Nous avons souligné l’absence d’une base théorique et doctrinale qui justifierait la possibilité de parler d’une Gauche Communiste Espagnole. Nous l’avons démontré en soulignant les points fondamentaux de cette absence, c’est-à-dire sa conception des tâches du parti de classe dans l’Espagne des années trente comme essentiellement démocratique et son refus de reconnaître le vrai conflit entre le prolétariat et la bourgeoisie qui existait dans les campagnes espagnoles, fait de première importance dans un pays où 40% de la force de travail était occupée dans une activité agricole. Donc aucune possibilité pour le PCE et l’IC de représenter une rupture solide avec le stalinisme et, en conséquence, la possibilité d’intervenir dans un sens marxiste à l’égard de la classe prolétarienne. Donc, sur les deux questions nous avons : le refus catégorique de considérer les problèmes de la révolution espagnole comme une question d’ordre international et, en conséquence, la justification de leurs déviations comme une exigence de la spécificité espagnole. La voix de Trotsky était complètement étouffée parce qu’en elle résonnait, justement, les échos d’une approche internationaliste.

Dans ce travail nous nous limitons à souligner les «vices d’origine» qui conditionnèrent l’émergence d’un courant de «gauche» communiste dans une classe prolétarienne qui n’alla jamais au-delà des limites du trade-unionisme. Le cours des événements historiques montre comment l’origine de toutes les «erreurs» du POUM (participation au gouvernement de la Generalitat, reddition lors des Journées de Mai 1937) doit être cherchée précisément dans le total et absolu désarmement théorique et politique des courants qui le constituèrent.

En 1935 le POUM fut constitué par la fusion de l’ICE et du BOC. Derrière cette fusion il y a l’abandon de la part de l’ICE de l’influence trotskyste concernant la défense intransigeante des principes marxistes de base, mais le positionnement politique, tactique et organisationnel a été conditionné par les graves erreurs de l’ICE depuis son IIIe congrès International. Pour qu’une telle fusion ait eu lieu, c’est-à-dire pour que l’abandon des dernières traces de marxisme de l’ICE soit complet et que se réalise sa capitulation devant le républicanisme radical du POUM, l’idée de développer une certaine influence au sein des secteurs du mouvement ouvrier qui s’éloignaient de l’influence anarchiste devait émerger. Cette idée est apparue avec les événements d’octobre 1934.

Résumons brièvement le rôle du BOC et de l’ICE, avant et après ces événements : en 1933 se créa l’Alliance Ouvrière, une plate-forme d’action commune du PSOE, du BOC, de l’ICE, de l’USC (Union Socialiste Catalane, courant petit-bourgeois catalan), avec les petits cultivateurs [rabassaires] (petits propriétaires agricoles) et les syndicats d’opposition expulsés de la CNT parce qu’ils s’opposaient à la domination que la FAI exerçait sur elle. Le contexte de cette plate-forme coïncide, d’un côté, avec la déclin de la lutte de classe du prolétariat, désormais éreintée dans les villes et pratiquement abandonnée dans les campagnes, avoir suivi pendant deux ans la politique insurrectionnelle de la FAI, et d’un autre côté, avec l’apogée des formations d’extrême droite qui combattaient dans la rue contre les mouvements de grève. Cette alliance n’a pas eu le soutien de la CNT sauf dans les Asturies, où la prédominance historique du PSOE-UGT parmi les mineurs la rendait inévitable.

En 1934, l’accession au pouvoir du parti monarchiste CEDA fait que le PSOE donne l’ordre d’insurrection, avec l’objectif de revenir à la situation de 1932, avec le PSOE au pouvoir, et de rétablir la légalité républicaine. Le prolétariat des Asturies prend les armes et, pendant quinze jours, s’oppose au gouvernement républicain, mais à la fin il est vaincu par l’intervention de l’armée. En Catalogne la CNT ne soutient pas la convocation [l’ordre d’insurrection], les partis petits-bourgeois orientent le mouvement vers la proclamation de la République Catalane, tandis qu’ils arrêtent les prolétaires les plus connus pour leur militantisme syndical. Deux coups de canon de l’armée ont été suffisants pour que le soi-disant «Govern Catalá» capitule. Dans les deux régions (comme également dans d’autres régions où les prolétaires s’insurgèrent) la répression fut féroce, l’Alliance se montra incapable de faire quelque chose d’autre que de disperser les énergies du prolétariat en les mettant au service des partis républicains. Mais la conclusion du BOC et de l’ICE est que l’expérience a été satisfaisante et qu’il est possible de se regrouper politiquement sur ses bases.

En 1935 naît ainsi le POUM.

 

« À l’exception de la glorieuse insurrection des Asturies, le prolétariat espagnol n’a pas compris la nécessité de la conquête du pouvoir. Là où le Parti Socialiste jouissait d’une influence majeure, la classe ouvrière n’a pas reçu les enseignements selon lesquels le parti révolutionnaire du prolétariat a l’obligation de s’infiltrer dans la conscience des masses populaires. Les anarchistes n’appuyèrent pas le mouvement à cause de son «caractère politique» et parce qu’ils ne faisaient pas de distinction entre Gil Robles, Azaña et Largo Caballero. C’est pourquoi il fallait un parti qui, en interprétant les intérêts légitimes de la classe ouvrière, s’efforce de constituer préventivement des organismes de front unique dans le but de conquérir, grâce à l’Alliance Ouvrière, la majeure partie de la population. À l’armée révolutionnaire, il manquait un État-major avec des chefs compétents, érudits et experts. SANS PARTI RÉVOLUTIONNAIRE, IL N’Y A PAS DE RÉVOLUTION VICTORIEUSE. C’est l’unique vraie cause de la défaite de l’insurrection d’octobre. Cette défaite ne doit pas être attribuée à la trahison des anarchistes, sur lesquels on ne pouvait pas compter, ni à la défection des paysans, touchés par la mauvaise propagande, ni à la trahison évidente des nationalistes basques et catalans, effrayés par la tournure que prenaient les événements qui dépassaient leurs attentes démocratiques. Le parti révolutionnaire de la classe ouvrière a l’obligation de prévoir ces contingences, afin d’agir comme il le faut, avant et après leur réalisation.

Malgré tout, cette défaite ne signifie pas que le mouvement ouvrier ait été liquidé. La classe ouvrière a été vaincue mais non éliminée, avec la particularité que le mouvement est resté intact dans la majeure partie de la population espagnole, parce que la classe ouvrière est restée en réserve sans s’épuiser. Le prolétariat espagnol s’est enrichi d’une expérience supplémentaire qui, si on l’analyse dans tous ses aspects de manière critique et sans chercher à justifier les comportements désastreux [de faillite], reviendra avec profit à la cause révolutionnaire, comme le démontrera aussi la faillite des deux idéologies qui ont les mêmes racines économiques : le réformisme et le stalinisme, comme idéologie de la petite bourgeoisie bureaucratique. »

Andrés Nin, Les leçons de l’insurrection d’octobre (La Estrella Roja 1/12/1934).

 

C’est le bilan que l’ICE a tiré des événements de l’Octobre asturien. C’est parfaitement cohérent avec les positions que nous avons exposées précédemment :

 

A. La question politique et programmatique qui est au centre de l’existence même du parti de classe est traitée seulement comme un problème formel : le parti était absent. Mais, nous l’avons vu, le parti ne manquait pas dans les termes mécaniques avec lesquels s’exprime l’article. Il manquait parce que manquaient une doctrine, un programme, une lutte politique marxistes, une tactique et une organisation qui ne sont pas inventés par des «chefs compétents, érudits et experts».

Le parti manquait dans la mesure où ne manquait pas la volonté mais une force historique, celle du prolétariat constitué en classe, qui ne peut être créée du jour au lendemain et qui n’est pas simplement un reflet de l’agitation ouvrière. Le parti manqua en grande partie parce que la soi-disant gauche espagnole ne remplit pas la tâche – mais elle ne pouvait pas non plus la remplir – de critiquer au sein du prolétariat les positions du PSOE et des courants petit-bourgeois présents dans le mouvement, comme auparavant manquait la critique des positions républicaines et démocratiques, laissée de côté dans la tentative de conquérir des adeptes en se présentant comme un parti «approprié aux circonstances».

 

B. La conception démocratique-bourgeoise ou démocratique-socialiste des tâches du parti de classe, à laquelle s’ajoute l’apport des positions antifascistes qui assimilaient le «fascisme» espagnol à la «réaction féodale», a mené à envisager l’alliance avec la bourgeoisie et la petite bourgeoisie dans un front unique. La défection des deux classes sociales lors de l’affrontement doit être interprétée comme une «trahison» des obligations que cette révolution bourgeoise, tant attendue, imposaient. Le parti devait seulement prévoir cette défection «afin d’agir comme il le faut».

C’est pourquoi historiquement, dit Nin, il était obligatoire de réaliser cette alliance.

 

C. La lutte «anti-féodale» des prolétaires agricoles a été rendue évidente par l’affirmation que la «mauvaise propagande», selon Nin, les a conduits à l’indifférence. Il ne s’agit pas d’un manque de propagande, mais d’une propagande erronée qui lia toujours les exigences immédiates et finales du prolétariat rural à des objectifs dépassés par l’action de la classe bourgeoise elle-même. Tandis que les prolétaires agricoles faisaient grève, l’ICE et le BOC organisaient les petits propriétaires catalans conjointement au prolétariat urbain, en plaçant leurs revendications sur le même plan et en abandonnant à leur destin les travailleurs du sud de la péninsule (la masse la plus importante du pays, numériquement).

 

D. Le prolétariat ne tira pas «une leçon» de l’Octobre asturien et catalan. Un an seulement après on verra le PSOE et les partis républicains signer le pacte du Front Populaire et les soi-disant organisations de classe, parmi lesquelles le POUM, courir à la porte du Front Populaire. En 1936, après l’arrêt du coup d’État, les prolétaires s’adressèrent à leurs organisations politiques et syndicales et obtinrent de celles-ci les vraies leçons qu’elles avaient tirées au cours du mois d’octobre : s’incliner devant le gouvernement du Front Populaire, participer aux institutions locales de ce gouvernement, défendre la République qui a massacré les prolétaires des Asturies.

 

1934 ne fut pas seulement le moment qui marqua la défaite de la classe ouvrière, dans la mesure où il la plaça à la queue des partis républicains antifascistes. 1934 fut aussi la fin des illusions d’une présumée réaction de la gauche «espagnole» contre le stalinisme. Après octobre, l’appel à «l’unité» de l’ICE et du BOC concernait autant les prolétaires que la classe bourgeoise au nom de la défense de la République, et ces organisations abandonnèrent toute velléité de gauche pour former un nouveau parti auquel ils prétendaient unir, au début, le PSOE et le PCE, pour ensuite adhérer au Front Populaire, au gouvernement de la Generalitat et au gouvernement de Madrid quand ce dernier donna l’ordre de désarmer les prolétaires.

 


 

(1) Emphytéotique, de emphytéose : droit réel sur un bien-fonds d’autrui, à la base duquel le titulaire jouit du domaine utile sur le fonds même, s’engageant cependant à l’améliorer et à payer au propriétaire un loyer annuel en argent ou en denrées.

 

 

Parti communiste international

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