Histoire de la Gauche Communiste
La naissance du parti communiste
d’italie (3)
(«programme communiste»; N° 97; Septembre 2000)
Nous
terminons ici la publication du rapport présenté par la Fraction communiste
au Congrès de Livourne du Parti Socialiste Italien (15-21/1/1921) sur
l’orientation politique du parti, rédigé par Bordiga et Terracini, dont la
première partie a été publiée sur le n° 95 de «Programme Communiste». Nous
reproduisons en annexe au texte trois articles publiés par «Il Comunista»,
l’organe de la «Fraction communiste».
Le chapitre 5 ci-dessous retrace la trajectoire du parti socialiste en
Italie afin de montrer combien est imméritée la réputation qui lui a été
faite pour ne pas avoir soutenu la guerre impérialiste, à la différence de
l’écrasante majorité des autres partis de la deuxième Internationale, et pour
avoir adhéré à la IIIe Internationale lors de sa fondation. C’est en effet en
s’appuyant sur ces mérites usurpés que le centrisme procède au sauvetage
du réformisme, sous prétexte d’assurer l’unité du parti et de garantir son
efficacité dans la révolution et, surtout, après la révolution. Ce chapitre et
celui qui suit constituent une synthèse efficace du cours des événements dans
la péninsule et de leurs retentissements sur le parti socialiste.
* * *
5. Les
expériences historiques de la lutte de classe en Italie.
En abordant maintenant plus directement les
questions qui regardent le mouvement socialiste italien, nous nous proposons de
démontrer qu’il faut tirer, des expériences propres de notre parti, les mêmes
conclusions que celles qui découlent de la situation internationale.
Le mouvement des tendances et la solution des problèmes
tactiques dans le Parti Socialiste Italien avant la guerre présentaient des
différences notables par rapport à d’autres partis de la IIe Internationale.
Jusqu’en 1911 le parti italien glissait lui aussi à toute allure sur la pente
du réformisme et de la collaboration des classes, vers la participation
ministérielle. Mais il existait un courant de gauche dans ses rangs: il fut en
particulier galvanisé par le danger que le Parti se compromette définitivement
en adhérant à l’entreprise militaire en Libye (et qui était en même temps un
nuage annonciateur de la tempête guerrière qui s’épaississait sur l’Europe et
que la politique italienne précipita dans les Balkans).
Au Congrès de Reggio d’Emilie en 1912
l’orientation réformiste et possibiliste était battue par la Fraction
«Révolutionnaire intransigeante», qui obtenait l’expulsion des députés qui
avaient commis des actes de reconnaissance du régime bourgeois monarchique et
d’adhésion à la guerre de Tripoli. Absorbé par la discussion orageuse de ces expulsions,
le Congrès, après l’appel nominal, considérait comme approuvé l’ordre du jour
Lerda où était synthétisée l’attitude théorique et tactique de la fraction
révolutionnaire. Entre autres choses l’ordre du jour affirmait que ceux qui
admettaient la participation au pouvoir dans un régime bourgeois n’avaient pas
leur place dans le parti.
Mais cette formule ne fut pas appliquée.
Les réformistes possibilistes du Parti se
divisaient alors en deux courants: les réformistes de droite, partisans de
Bissolati, qui soutenaient la participation immédiate au pouvoir dans un
ministère démocratique; et les réformistes de gauche, partisans de Turati, qui
ne repoussaient pas par principe une telle tactique, mais déclaraient que dans
la situation contingente d’alors ce n’était pas le moment de l’appliquer, et
qu’il fallait au contraire suivre l’attitude intransigeante défendue pour des
raisons théoriques par la gauche du Parti. Seuls les premiers furent exclus.
Cependant le Parti continuait son évolution à
gauche lors du Congrès suivant d’Ancone en avril 1914, en étendant la tactique
intransigeante aux élections municipales et aux ballottages et en affirmant
l’incompatibilité de l’appartenance à la Franc-maçonnerie et au Parti
Socialiste. Nous n’avons aucune intention de méconnaître ces précédents, qui
mirent le Parti dans une situation avantageuse face à l’éclatement de la guerre
européenne. Ils étaient l’indice sûr d’une orientation toujours meilleure du
Parti dans le sens du marxisme révolutionnaire, et ils représentaient le
résultat d’une critique des idéologies démocratiques et du danger qu’elles
absorbent la pensée socialiste, tandis que la lutte de classe se serait
toujours plus alanguie dans une oeuvre de conservation réformiste des
institutions du capitalisme.
En même temps le parti se mettait à prendre une
position assez claire par rapport à la question du nationalisme et de
l’impérialisme soulevée par la guerre de Libye et même par rapport à la
conception du nationalisme démocratique, à travers la critique des exaltations
continuelles des traditions de la renaissance nationale faites par les partis
démocratiques, et à travers l’opposition à l’irrédentisme anti-autrichien.
Nous croyons qu’étant donné les expériences
historiques de cette époque, le Parti Italien était assez avancé dans la
critique des erreurs révisionnistes et démocratiques répandues dans la
majorité de la deuxième Internationale à qui l’on doit l’attitude de celle-ci
devant l’éclatement de la guerre européenne.
Cependant la position prise dans ces circonstances
par le Parti Socialiste Italien ne découlait pas seulement de ces raisons. Il
faut se rappeler que l’Italie ne fut pas entraînée à l’improviste dans la
guerre, mais qu’elle vécut une période de neuf mois de neutralité, pendant
laquelle le monde bourgeois était divisé entre partisans de l’un et l’autre
regroupement mondial des Etats en conflit. L’entrée en guerre apparut de façon
si évidente comme une initiative du gouvernement italien, qu’il ne lui fut pas
possible de créer l’alibi bien connu de la défense nationale. En dépit de tout
cela, il est sûr que si la minorité réformiste du Parti avait pu suivre ses
tendances, elle aurait adopté une attitude bien différente de ce qui lui fut
imposé, à travers de grands efforts, par la majorité intransigeante du Parti.
Certains chefs réformistes tentèrent de proposer l’abstention au lieu du refus
lors du vote des crédits de guerre au Parlement. Dans un rapport officiel de la
Direction du Parti du 30 septembre 1917 signé Lazzari, il est écrit que «nous
avons réussi à convoquer, malgré l’opposition résolue d’un de nos camarades,
la conférence de Zimmerwald des 6-8 septembre 1915». Aujourd’hui,
naturellement, ils se vantent tous de leur opposition résolue... à la guerre.
Les éléments réformistes du Parti firent tous
leurs efforts pour faire prévaloir la thèse du fait accompli, de
l’oeuvre de Croix-Rouge civile à quoi le Parti devrait limiter son
action durant la période des hostilités; à travers leur influence prédominante
dans le groupe parlementaire, dans les grandes municipalités, dans les
syndicats économiques, tout en multipliant les manifestations semi-patriotiques
en opposition aux orientations du Parti, ils exerçaient une pression constante
sur la Direction, qui leur laissait trop d’autonomie, et la conduisaient à
rectifier son tir vers la droite.
Dès le début de 1917 un courant d’opposition à la
politique de la Direction résumée dans la fameuse formule: «ni adhérer à la
guerre, ni la saboter» s’organisait dans le Parti.
Mais la Direction était influencée d’une manière
toujours plus forte par la structure fondamentalement social-démocrate du Parti
qui, selon les critères traditionnels de la IIe Internationale, était en
réalité représenté par les leaders parlementaires et syndicaux. Toutes
les déclarations et proclamations étaient signées de trois organismes:
Direction du Parti, Groupe parlementaire, Confédération du Travail. Dans l’une
d’elles, datée de Milan, le 12 avril 1917, nous pouvons lire les stupéfiantes
affirmations selon lesquelles le caractère impérialiste de la guerre aurait été
changé du fait de la révolution russe (vue comme une révolution
démocratique en guerre contre les Empires Centraux) et de l’intervention de
l’Amérique de Wilson pour accélérer la paix; l’Entente impérialiste aurait
ainsi été transformée en une «alliance d’Etats dominés par l’esprit
rénovateur et démocratique russo-américain»! Peu après, lors d’un second
congrès à Milan, le Parti, en proie à une phobie qui le frappe de façon
cyclique, à savoir la prévision d’un coup d’Etat réactionnaire de factions
bourgeoises, lança un programme d’action ridiculement réformiste,
qu’aujourd’hui encore l’extrême droite salue logiquement comme étant
l’expression de sa pensée propre.
Mais, laissant de côté beaucoup d’autres choses,
contentons-nous de rappeler ce qu’il advint lorsque le territoire national fut
envahi par les armées allemandes après la défaite d’octobre 1917. Les
parlementaires socialistes multiplièrent les manifestations patriotiques, ils
exaltèrent la défense de la patrie, non seulement dans le célèbre discours de
Turati, mais également dans la déclarations faites au nom du parti par
Prampolini. Sans l’action énergique de la gauche du parti, ou si la situation
militaire s’était un peu aggravée, la plus grande partie du groupe parlementaire
aurait fait défection et aurait participé à un gouvernement de défense
nationale. Cet événement, contre lequel nous avons lutté alors de toutes nos
forces, aurait à l’inverse, comme le dit justement le camarade Trotsky dans son
livre «Terrorisme et communisme» constitué une condition favorable pour le
développement du mouvement révolutionnaire en Italie.
Le Parti Socialiste Italien sortait donc de la
guerre avec une grande renommée internationale, mais dans une situation interne
critique où ses meilleures énergies étaient destinées à s’épuiser dans les
conflits continuels entre les deux mentalités opposées existant en son sein.
C’était l’un des meilleurs partis de la vieille Internationale, mais ce fait
qui signifiait beaucoup en 1914, ne voulait plus dire grand chose avec
l’ouverture de la période tourmentée d’après-guerre où partout se
concrétisaient les nouveaux partis Communistes qui se regroupaient dans la
nouvelle Internationale.
Lors du Congrès tenu à la fin de 1918 le parti
sentait la nécessité d’une scission sur le problème de la défense de la
patrie; mais la Fraction maximaliste qui soutenait cette nécessité, fut
encore une fois trop faible et elle se laissa manoeuvrer par les chefs de la
droite.
Le parti conserva ainsi tout au long de la guerre
sa vieille structure et son attitude habituelle d’agir uniquement conformément
à la pratique des anciennes conditions de vie normales du capitalisme
bouleversé pour toujours par la guerre. Il est resté fondamentalement un «Parti
du Travail»; dans la période troublée de l’immédiat après-guerre, sa direction
extrémiste s’est réduite à un comité d’agitation politique qui devait transiger
avec les encombrantes structures parlementaires et syndicales chaque fois qu’il
s’agissait d’entreprendre une action quelconque. Et elle finissait par se plier
au poids mort des traditions pour qui les tâches du parti, en dépit des phrases
révolutionnaires, se résumaient à apaiser et à résoudre les agitations
spontanées que la crise d’après-guerre suscitait parmi les masses
prolétariennes.
La rénovation dans un sens révolutionnaire des
valeurs socialistes provoquée par la révolution russe ne pouvait pas ne pas
trouver en Italie un terrain particulièrement favorable: et en effet dans le
parti comme dans le prolétariat l’enthousiasme pour la révolution russe et les
mots d’ordre qu’elle lançait au monde: dictature prolétarienne, système des
soviets, se propagea rapidement, même si c’était sous une forme et avec une
conscience imprécise. Et en même temps, comme pour prouver qu’en réalité le
mouvement socialiste italien conservait toutes les caractéristiques de celui
des autres partis traditionnels, il se constitua au sein de celui-ci un courant
large et très actif hostile au programme maximaliste et aux réalisations
communistes de la révolution russe.
Ce courant résistait de toutes ses forces à
l’acceptation du programme Communiste et à l’adhésion à la IIIe Internationale,
décidées, pour la première par la Direction du Parti en novembre 1918, et pour
la seconde, dans une résolution de mars 1919. L’opposition à cette orientation
comprenait non seulement tout le courant réformiste, mais aussi la droite de la
vieille Fraction intransigeante révolutionnaire du camarade Lazzari qui voulait
s’en tenir au vieux programme de 1892, basé sur des critères
sociaux-démocrates, même s’ils étaient interprétés dans le sens d’une
intransigeance rigoureuse. Les manifestations d’une orientation opposée à celle
du communisme international ont été fréquentes et ouvertes. Elles se sont
exprimées dans des discours parlementaires, dans de vives polémiques sur les
journaux et les feuilles réformistes comme la revue de Turati la «Critique
Sociale», et dans toute l’attitude, contradictoire avec celle du Parti, de
la Confédération du Travail. De son côté, le groupe parlementaire non seulement
ne montrait aucune modification de sa pratique dans un sens révolutionnaire,
mais il s’orientait vers un soutien larvé au gouvernement Nitti constitué
d’éléments bourgeois qui avaient été en général opposés à l’entrée en guerre.
Pour revenir à la Confédération qui avait signé avec le parti une alliance
stipulant qu’elle se réservait la direction des mouvements économiques et
qu’elle lui laissait celle des mouvements politiques, celle-ci, qui n’a jamais
abandonné son idée de fonctionner comme un véritable parti du travail, avait
arrêté lors de son congrès tout un programme franchement politique
social-démocrate, diffusant parmi les masses des directives anti-maximalistes,
annonçant une campagne pour l’Assemblée Constituante et d’autres objectifs
réformistes.
Il faut ajouter que c’est à cette époque que
remonte l’appui du camarade Serrati à la politique confédérale et ses réserves
face aux principes communistes peuvent se retrouver dans divers articles écrits
sous des pseudonymes dans l’«Avanti!» lorsqu’il était encore en prison à
Turin où il se déclare en faveur de la perspective de la Constituante.
Toutefois Serrati est apparu comme le chef de la
fraction Maximaliste lorsque celle-ci se mesura au Congrès de Bologne (octobre 1919)
aux tendances de droite. Le résultat du Congrès est connu. La fraction
Maximaliste recueillit une majorité écrasante face à la motion des centristes
(Lazzari) sur laquelle la droite réformiste avait habilement concentré ses voix
et à une petite minorité abstentionniste. Le programme du parti était changé,
l’adhésion à la IIIe Internationale était solennellement confirmée, mais le
Parti conservait intégralement son unité après l’affirmation de la minorité de
droite d’accepter une discipline totale dans l’action avec le programme
communiste révolutionnaire.
Toute l’action ultérieure du parti a reposé sur
cette équivoque initiale: prétendre résoudre par la discipline
l’incompatibilité entre conceptions programmatiques opposées, ce qui est en
contradiction criante avec la conception marxiste du parti comme avec le sens
et la valeur de la rénovation du mouvement prolétarien dans la IIIe
Internationale.
Les événements postérieurs au Congrès de Bologne
confirment que la fonction du Parti Socialiste dans la vie politique italienne
est restée la même. La clarification des principes communistes et leur
diffusion par la propagande dans les masses se réalisèrent de façon chaotique,
gênées par l’opposition constante et l’obstructionnisme de la droite du parti.
Comme d’habitude celle-ci continua a avoir une part prépondérante dans tous les
moyens d’action du parti qui conservèrent donc leurs caractéristiques
traditionnelles. Les élections générales politiques de novembre 1919 ramenèrent
les réformistes à la tête du groupe parlementaire, même si en apparence ils
n’avaient plus la majorité numérique. Aucune action sérieuse ne fut entreprise
pour enlever aux réformistes la direction des grandes organisations syndicales.
La Direction du parti restait aux mains des maximalistes, parmi lesquels se
trouvaient beaucoup de communistes d’occasion ou mus par l’arrivisme, mais quel
travail révolutionnaire pouvait-elle entreprendre alors qu’elle ne pouvait
contrôler sérieusement l’action des organisations syndicales et des représentants
élus? Les communistes disposent d’une grande partie de la presse du parti, mais
quelle est l’efficacité de celle-ci quand les principes de l’unité la
contraignent à avaliser quotidiennement l’action minimaliste des politiciens et
des chefs syndicaux inscrits au parti?
Dans tous les épisodes saillants de la lutte de
classe, avant comme après le Congrès de Bologne, quand la crise économique
poussait les masses ouvrières à des vastes agitations, l’action du parti a
toujours montré les mêmes incertitudes, les mêmes hésitations causées par
l’affrontement de deux tactiques opposées au cours duquel s’épuisaient les
actions et se répandaient les désillusions et le dépit parmi les masses. Au
cours de ces épisodes non seulement le courant de droite était assuré de faire
prévaloir son propre jeu mais il avait en outre la possibilité de déprécier
ensuite la tendance maximaliste en profitant du contraste entre les
affirmations verbales de celle-ci et les résultats de l’action.
Rappelons les grandes grèves de nombreuses
catégories et tout particulièrement du service public contre la vie chère et la
grève des 20 et 21 juillet 1919, l’agitation des ouvriers de la métallurgie
piémontaise et la grande grève générale de la métallurgie en septembre: autant
d’épisodes où ces caractéristiques se répétèrent. La conséquence en fut que les
grandes masses prolétariennes commencèrent progressivement à perdre confiance
dans le parti et se tournèrent en partie vers le mouvement anarchiste et vers
le syndicalisme de l’Union Syndicale, à qui faisait cependant défaut toute
possibilité de les canaliser vers une grande préparation révolutionnaire que
seules les méthodes du mouvement international communiste peuvent permettre.
Le Parti Socialiste
Italien donna ainsi les preuves de son impuissance révolutionnaire, et la
bourgeoisie apprit graduellement à ne plus craindre les menaces, et se lança
dans une audacieuse contre-attaque idéologique et matérielle contre l’«invasion
du bolchévisme».
* * *
Le chapitre suivant, consacré à la situation politique en Italie, s’arrête
non pas tant sur la critique des objections réformistes aux perspectives de
révolution prolétarienne que sur le fait qu’elles représentent un symptôme
infaillible d’une opposition de fait à la révolution, et sur la démonstration
du rôle objectif du maximalisme en faveur des positions social-démocrates et
contre la préparation révolutionnaire. Il n’adresse donc pas au centrisme
maximaliste le reproche banal et superficiel d’avoir «raté
les occasions révolutionnaires», mais l’accusation bien plus fondée d’avoir
laissé la classe ouvrière au lendemain de chacune d’elles «plus
désorientée, plus désemparée et plus méfiante vis-à-vis de ses organes
dirigeants». Tant que «la bourgeoisie et son gouvernement pourront
neutraliser les tendances révolutionnaires par leur politique envers la droite
du parti et par l’influence interposée de celle-ci», l’existence d’un
schisme dans le PSI caché derrière la façade d’unité constitue «la
meilleure garantie de conservation bourgeoise». D’où la nécessité pour la
victoire de le révolution, d’une séparation radicale avec la droite, mais aussi
avec le centre qui la protège.
* * *
6. La
situation politique actuelle en Italie.
A travers les événements que nous avons évoqués,
le besoin d’une profonde rénovation de la politique du parti telle qu’elle
était après Bologne était ressenti de plus en plus largement parmi les éléments
de gauche chez qui mûrissait une conscience communiste plus nette.
Outre les communistes abstentionnistes, cette
tendance se manifesta dans le mouvement formé autour des communistes turinois
de l’«Ordine Nuovo», dans la jeunesse socialiste et dans des groupes épars dans
tout le parti. Une première manifestation concrète eut lieu à la réunion de
Milan d’avril 1920 sur un ordre du jour de Misiano, alors que les divergences
s’accentuaient dans le travail parlementaire et dans celui des organisations.
Le point de vue de la gauche trouva un appui
solide dans les décisions prises au Congrès de Moscou. Celui-ci s’est occupé à
fond de la question sur la base d’un vaste matériel d’informations,
substanciellement confirmé par les rapports et les propositions de 4 sur 5 des
délégués italiens, contre la vaine opposition du seul Serrati.
C’est sur ces bases que se fonde le travail actuel
de notre Fraction communiste, son analyse des déficiences du mouvement italien
et ses propositions pour le rénover.
Nous affirmons que les multiples défauts de
l’action prolétarienne en Italie découlent du fait qu’en raison précisément de
l’attitude prise par le parti durant la guerre, il y a eu chez nous une
paralysie du processus qui conduit à un parti de classe révolutionnaire avec
les caractéristiques que nous avons amplement développées plus haut. Nous
affirmons que la droite actuelle de notre parti, beaucoup plus vaste que ce qui
ressort des chiffres, a précisément les mêmes caractéristiques que ce mouvement
social-démocrate qui dans d’autres pays a été le gérant de la
contre-révolution.
Aujourd’hui nous sommes en Italie dans la première
phase, où la social-démocratie essaye d’absorber le mouvement d’avant-garde des
masses. Dans cette période les manifestations social-démocrates se réduisent à
la critique de la méthode révolutionnaire au moyen d’arguments et d’objections
communs aux réformistes de tous les pays. Mais c’est précisément la nature de
ces critiques, et l’habile politique opportuniste qui les accompagne tant que
le mouvement social-démocrate n’a pas la possibilité de se différencier de
celui de la troisième Internationale, qui nous confirment que ce sont ces
éléments qui demain, quand l’explosion révolutionnaire ne pourra plus être
contenue et que la séparation se produira violemment, se révéleront être les
alliés de la contre-révolution.
Ce courant réformiste conteste non seulement la
nécessité, mais même la possibilité de la révolution mondiale, en falsifiant
les conceptions marxistes avec son affirmation selon laquelle lorsque le
mécanisme économique du capitalisme est en ruines, alors disparaissent aussi
les conditions pour le développement des structures socialistes. A la veille de
la guerre le réformisme niait l’existence des conditions de la révolution pour
des raisons diamétralement opposées, à cause de la richesse et de la bonne
santé du capitalisme!
Selon la conception marxiste de la révolution les
conditions économiques qui rendent possible une économie socialiste se trouvent
dans certains éléments du système capitaliste qui existent depuis longtemps et
que la guerre n’a pas détruits: la diffusion des systèmes de production basés
sur la technique industrielle moderne et leur supériorité par rapport aux
processus qui se déroulent dans des unités productives moins complexes. Les
conditions politiques qui consistent dans le degré de conscience et de force du
prolétariat sont atteintes par le fait que le développement du système
capitaliste provoque des contradictions et des heurts violents, de graves
crises où le mécontentement pousse les masses à trouver la voie pour briser les
rapports actuels de production. La situation actuelle de l’après-guerre, en
Italie comme dans les autres pays plus ou moins avancés, mais entrés dans la
pleine époque du capitalisme, contient les conditions économiques pour le début
de la construction d’une appareil communiste de production; et il en accélère
les conditions politiques en poussant le prolétariat vers la formation de cette
capacité à diriger la machine sociale que la classe dominante perd de plus en
plus.
Les réformistes affirment que le prolétariat
italien ne pourrait assumer le pouvoir au coeur d’un monde capitaliste qui
l’étoufferait par le blocus économique et l’écraserait par l’intervention
militaire. En plus de la démonstration de l’exagération de toutes difficultés,
la réponse à cela est donnée par le fait que la révolution italienne s’insérera
dans la révolution mondiale en représentant le point de passage de l’Orient
vers l’Occident, peut-être en intégrant son apparition dans tout le centre de
l’Europe; en effet s’il y a bien une situation spécifique de la révolution
russe, elle se trouve dans les conditions géographiques qui ont permis de
l’isoler pendant trois ans derrière une barrière insurmontable qui aujourd’hui
se révèle désormais impuissante à la contenir. Mais ce qui nous importe
davantage que de réfuter les objections des réformistes, c’est d’indiquer que
ce sont les indices infaillibles de leur opposition de fait à l’affirmation de
la révolution dès qu’elle se manifestera.
Nos réformistes opposent à la prévision d’une
crise révolutionnaire inévitable, une série de perspectives en réalité
complètement illusoires et utopiques, et ils avancent des propositions tout
aussi caractéristiques des contre-révolutionnaires de tous les pays.
Il faut noter qu’une partie des mêmes réformistes
italiens excluent la possibilité d’une solution qui ne soit pas l’acceptation
négative de la dissolution bourgeoise. Ceci pourrait être, peut-être, un
élément inoffensif du réformisme. A l’inverse, le gros de la fraction qui s’est
rassemblée à Reggio d’Emilie a tracé son programme politique d’action dans la
venue au pouvoir, sans utilisation de la violence et sans sortir des formes
démocratiques. Une telle perspective est impossible en dehors du dilemme: ou on
va au pouvoir contre la volonté de la bourgeoisie et alors il faut se préparer
à lui limer les ongles et les dents parce que même si elle ne peut plus
gouverner, elle pourrait efficacement saboter l’action de ceux qui gouvernent;
ou on va au pouvoir avec l’assentiment de la bourgeoisie, donc sans toucher à
son appareil de défense, et alors on ne pourra agir contre ses intérêts, mais
seulement lui indiquer les solutions les plus intelligentes pour les défendre
en évitant cette révolution à laquelle on est hostile et non préparé.
C’est une perspective qu’il ne vaut pas la peine
de discuter puisqu’en plus de la logique et de la doctrine marxiste, elle
contredit absolument toutes les expériences que nous avons universellement
démontrées. Ce qui nous intéresse en parlant d’un tel programme, c’est de
rappeler que la poursuite d’un objectif absurde est historiquement
caractéristique de l’opportunisme social-démocrate, et qu’elle prépare la
situation où, l’éclatement de la crise faisant s’évanouir la possibilité de
réaliser cet objectif, il ne reste plus du programme, que le principe de
gouverner avec et pour la bourgeoisie, en s’alliant à elle dans l’action contre
le prolétariat révolutionnaire.
Le courant spécifiquement social-démocrate existe
donc en Italie. Il ne fait même pas mystère de vouloir réaliser son programme
en gagnant à lui tout le parti, de rester dans la IIIe Internationale, mais
pour la pousser à abandonner les positions acquises. Et le danger le plus grand
réside dans l’existence d’une fraction du centre du parti qui se révèle
insensible aux indications de cette situation, et qui prétend être cohérente
avec les principes fondamentaux du communisme et de la IIIe Internationale en
voulant conserver l’unité du parti.
Après tout ce que nous avons dit précédemment, il
est superflu de passer en revue toutes les objections des unitaires; il est
évident qu’elles sont en contradiction avec les résultats de l’expérience
révolutionnaire communiste pour ce qui est des caractéristiques du
développement révolutionnaire, de la tâche du parti communiste et de la nature
des courants opportunistes sociaux-démocrates, questions que nous avons rappelées
et qui doivent être hors de discussion entre communistes.
Ainsi l’affirmation que la scission du parti aura
lieu au moment nécessaire et qu’il ne faudrait pas la précipiter aujourd’hui,
signifie renoncer à la caractéristique fondamentale du parti politique de
classe qui doit être de prévoir et de se préparer pour les situations futures,
renoncer à son homogénéité programmatique qui seule lui donne la possibilité
d’une préparation idéologique et matérielle efficace des luttes prolétariennes.
Présenter ensuite comme un danger la perspective
de perdre les positions détenues par le parti actuel dans les syndicats, dans
les coopératives, dans les municipalités, au Parlement, signifie ne rien
comprendre à la différence qu’il y a entre la valeur de ces moyens d’actions
dans la vieille activité gradualiste des partis de la IIe Internationale, et
leur utilisation dynamique pour les objectifs du communisme; cela signifie
faire de ces organismes et des ces activités particulières une fin en soi, et
non un moyen ou une occasion pour un travail de préparation révolutionnaire;
cela signifie laisser tous ces éléments à leur fonction conservatrice et
stérile traditionnelle par peur d’en pouvoir utiliser trop peu pour la cause de
la révolution.
Mettre en avant les préoccupations de la
reconstruction économique par rapport à celles de la conquête du pouvoir
politique et de sa défense contre les multiples assauts de la
contre-révolution, signifie ne pas avoir encore conscience des développements
révolutionnaires propres de l’Internationale Communiste et tomber dans la
grossière erreur des réalisations économiques envisagées dans leur inévitable
gradualisme comme écran pour cacher la nécessité que tout le pouvoir politique
passe d’un coup d’une classe à l’autre; cela signifie retomber dans le piège le
plus vulgaire du réformisme.
Que dirons nous de l’affirmation selon laquelle il
n’y a plus en Italie ni sociaux-démocrates ni réformistes? Ce que nous avons
exposé auparavant montre qu’il s’agit là de la plus fausse des affirmations
gratuites. Même s’il n’y avait plus de sociaux-patriotes - ce qui n’est
pas vrai non plus - la première affirmation pour les raisons que nous avons
dites, serait tout aussi fausse.
On nous attribue encore, avec une argumentation
risible, l’opinion que les réformistes du parti et de la Confédération du
Travail ont empêché la révolution lors des différents épisodes que nous avons
rappelé, l’opinion que sans eux la révolution aurait été faite! Par des
idioties de ce genre on voudrait faire passer les communistes pour des
volontaristes, pour des croyants aux miracles révolutionnaires.
Notre interprétation du déterminisme marxiste nous
conduit à comprendre d’une façon bien différente le rôle des communistes comme
celui des sociaux-démocrates dans le développement révolutionnaire. Ce n’est
pas la volonté des premiers qui crée le fait révolutionnaire, qui en établit a
priori le jour et l’heure; mais ce n’est pas davantage la volonté des
seconds qui peut empêcher l’affrontement suprême quand toutes ces conditions qui
dépassent la volonté humaine l’ont provoqué.
Les communistes ont la tâche d’expliquer aux
masses le caractère inévitable de la révolution, et donc sur cette base ils
peuvent et ils doivent par la préparation idéologique accumuler les conditions
qui augmentent les probabilités de victoire du prolétariat, qui lui permettent
d’aborder la lutte suprême en étant aguerri, doté d’un parti prêt à le diriger
et techniquement préparé à toutes les exigences de la lutte révolutionnaire. A
l’inverse les sociaux-démocrates et les réformistes laissent le prolétariat non
préparé à cette crise suprême que leur action ne peut éviter; et quand elle
arrive non seulement le prolétariat se trouve à cause de leur action dans une
condition qui facilite sa défaite face aux forces bourgeoises, mais de plus ils
se mettent à prêter main forte à ces dernières.
Quel rôle joue un parti où les uns et les autres
sont mêlés? Celui de retarder le commencement d’une sérieuse préparation
révolutionnaire et de paralyser l’oeuvre de la gauche, alors que celle de la
droite se trouve dans les meilleures conditions puisque elle ne consiste pas à
réaliser un programme de réformes que les circonstances historiques rendent
caduc, mais à opposer aux tendances révolutionnaires une résistance passive, qui
tend à se muer en résistance active quand les autres moyens ont fait faillite.
Si la méthode social-démocrate, largement et
longuement utilisée dans le monde capitaliste d’avant-guerre, a
indiscutablement constitué un facteur retardant la crise révolutionnaire et a
prolongé les possibilités de fonctionnement du système bourgeois - et,
d’ailleurs, elle en a été une phase nécessaire -, son influence est devenue
impossible dans l’ambiance sociale d’après-guerre: cette méthode n’a plus
d’autre application positive que dans la défense ouverte du pouvoir bourgeois,
et elle assume directement la fonction qu’elle remplissait autrefois
indirectement.
Mais si avant la guerre la tâche du mouvement
communiste pouvait se concevoir comme essentiellement une tâche de critique, de
propagande et de prosélytisme, comme nous sommes aujourd’hui dans une situation
où le problème révolutionnaire est arrivé à pleine maturité, cette tâche se
présente comme un problème d’action, comme la direction d’une véritable guerre
entre la classe travailleuse et le pouvoir bourgeois.
Nous ne jugeons donc pas ce qu’a été l’influence
du parti socialiste italien dans les derniers épisodes de la lutte de classe
par la formule superficielle d’avoir raté les occasions révolutionnaires; mais
par la constatation irréfutable qu’au lendemain de chacun de ces épisodes, au
lieu que les conditions de préparation révolutionnaires du prolétariat se
soient améliorées, ce dernier s’est trouvé plus désorienté, plus désemparé et
plus méfiant envers ses organes dirigeants.
C’est ce qui est arrivé dans le dernier grand
épisode de l’occupation des usines. On reproche à la Direction maximaliste du
Parti de ne pas avoir accepté une certaine proposition de la Confédération du
Travail de lui confier le mouvement, de ne pas avoir voulu ou su faire la
révolution, et l’on ne voit pas que c’est en cela que réside la condamnation
des thèses unitaires, selon lesquelles un parti comme l’actuel peut être
capable d’actions révolutionnaires communistes par le seul fait d’être dirigé
par des communistes, en tolérant la présence de non communistes et le maintien
des rapports actuels avec les syndicats dirigés par eux.
Mais cette proposition permet de démontrer quel
est l’abîme qui existe entre la conception communiste des rapports entre parti
et syndicats, et la situation où nous nous trouvons en Italie; la fausseté de
la fameuse thèse de la discipline des non communistes envers le parti. Celui-ci
doit pouvoir diriger les masses dans l’action syndicale à travers la discipline
inconditionnelle de ses membres qui dirigent celles-ci, discipline fondée sur
l’identité des positions programmatiques; c’est-à-dire que ces dirigeants
peuvent donner leur contribution aux décisions du parti en tant que membres de
celui-ci, mais ne peuvent refuser de les appliquer à l’action des syndicats.
Naturellement quand existent de profondes divergences programmatiques, les
dirigeants syndicaux au lieu de soutenir dans les syndicats la décision du
parti, font en sorte que le syndicats délibèrent de manière autonome et ils
s’assurent que leurs thèses, minoritaires dans le parti, y soient majoritaires.
On voit ainsi combien il est utopique de vouloir discipliner l’action de ceux
qui sont en désaccord avec le programme révolutionnaire et qui se sont
constitué des points d’appui en dehors du parti; en se donnant l’illusion de
disposer de syndicats et d’autres organisations, on prépare en fait des
situations comme celle du fameux Congrès de Milan de la Confédération où le
parti a été battu dans le syndicat par ses propres adhérents. L’offre de se
retirer et de céder au parti le mouvement et les organisations ne peut
supprimer l’indiscipline, puisqu’il est indispensable de pouvoir compter sur
les dirigeants techniques des syndicats qui seuls peuvent efficacement répercuter
les directives d’action.
L’objection selon laquelle on ne pouvait prétendre
d’eux une action contraire à leur conscience, se réduit à l’aveu que pour le
parti avoir des syndicats par l’intermédiaire de militants opposés à son
orientation programmatique est la même chose que de ne pas en avoir, que de ne
pas pouvoir le moins du monde commencer à en préparer le fonctionnement en
faveur de la révolution. La dernière agitation prouve donc qu’une action
révolutionnaire n’est pas possible sur les bases équivoques de la trompeuse
unité actuelle: à travers elle le parti n’a rien pu faire pour empêcher la
solution réformiste et collaborationniste de cette agitation; et la Direction
du parti n’a pu trouver d’autre conséquence utile que la constatation de la nécessité
de corriger les erreurs de Bologne, de séparer les deux âmes qui coexistent
dans le parti.
Après que Gliotti ait pu conclure de la solution
de cette crise qu’il n’existe pas en Italie de mouvement révolutionnaire,
certains prétendus communistes affirment encore que la bourgeoisie tirera tout
le bénéfice et un encouragement à une réaction plus ouverte, de la scission que
nous évoquons.
La bourgeoisie italienne et son habile chef de
gouvernement ne peuvent que se réjouir de la constatation que même un éventuel
gâtisme collectif du parti traduit sous la forme onaniste d’un vote de Congrès
ne pourrait empêcher: le parti prolétarien italien est réduit à l’inaction par
le schisme qui existe dans ses rangs et qui est la meilleure garantie de
conservation bourgeoise, tant que la bourgeoisie et son gouvernement pourront
neutraliser les tendances révolutionnaires par leur politique envers la droite
du parti et l’influence interposée de celle-ci.
L’oeuvre de la tendance unitaire recueille donc
logiquement l’approbation de la presse bourgeoise; et la complaisance
bourgeoise disparaîtra pour toujours devant le fait que la division du parti
supprimera définitivement toute espérance dans un grand coup de théâtre, dans
le recours suprême de l’entrée dans un gouvernement bourgeois des chefs
parlementaires du parti prolétarien lors d’une situation décisive; dans la
mesure où la partie révolutionnaire du prolétariat, en se libérant des éléments
collaborationnistes et en les poussant vers la bourgeoisie, reconstituera la structure
de ses organes d’action en dehors du vieux piège sur lequel la bourgeoisie
compte comme son ultima ratio.
La réfutation de ces
objections unitaires n’a qu’un seul véritable intérêt: démontrer qu’elles sont
d’une nature telle que ceux qui les avancent perdent tout droit à se prétendre
communistes, à entrer dans le grand mouvement de pensée, de critique,
d’organisation, de préparation et de bataille qui dans le monde entier lève
l’invincible drapeau du Communisme.
* * *
De tout ce qui vient d’être dit découlent «Les
tâches du Congrès National», traitées au chapitre 7 qui suit; celui-ci
résume en substance les points énumérés dans la Motion que nous avons
déjà reproduite sur le n° 94 de cette revue. Nous passons donc directement aux
chapitre suivants. Ils traitent la réorganisation interne du Parti sur la base
de critères de centralisation rigoureuse, d’homogénéité maximum et d’étroite
discipline; la précision des tâches tactiques du parti dans le domaine de la
propagande, de la préparation matérielle à l’issue révolutionnaire, de
l’intervention dans les luttes ouvrières et dans les organisations économiques
immédiates dans la perspective de leur conquête, de l’activité électorale et
parlementaire; et, enfin, le programme d’action du parti communiste - non plus
seulement moteur de la lutte révolutionnaire, mais défenseur et guide de l’Etat
ouvrier - après la conquête du pouvoir, avec une attention particulière
à la défense armée contre les attaques de la bourgeoisie internationale, au
problème du Mezzogiorno (le Sud de l’Italie) et à la question agraire, dans
l’esprit et selon les résolutions du IIe Congrès de l’Internationale.
* * *
8. La
réorganisation interne du parti.
La division du parti actuel dans ses deux parties,
social-démocrate et communiste, n’est pas suffisante pour garantir la cohésion
et l’homogénéité du Parti Communiste: la scission ne peut empêcher que des
noyaux d’opportunistes passent inaperçus dans ses rangs.
Immédiatement après la constitution du Parti
Communiste, qui ne naît pas ex novo mais est formé de groupes organiques
préexistants à sa formation, une révision permettra l’épuration complète de ses
rangs. Alors seulement le parti pourra commencer à fonctionner en ouvrant ses
sections à l’inscription de nouveaux adhérents. Ceux-ci devront néanmoins être
soumis à une période de candidature durant laquelle, privés de tout droit
d’intervention directe dans les décisions et loin de tout poste de
responsabilité, ils seront contrôlés avec un soin particulier et leur foi et
leur engagement envers la cause prolétarienne seront mis à l’épreuve.
Candidature et révision périodique, alternant et
se complétant, feront en sorte que le Parti Communiste sera à l’avenir
homogène, agile, libéré de l’énorme ventrée d’apathiques, de timorés,
d’opportunistes qui aujourd’hui déforme et alourdit le parti socialiste. Dans
un parti ainsi réorganisé la discipline pourra devenir réellement la loi et la
règle pour l’action. Il n’est pas possible de parler de discipline là où se
retrouvent des mentalités diverses et contradictoires: il ne peut y avoir que
domination des uns sur les autres; il faut recourir à la distinction subtile
entre discipline de pensée et discipline d’action.
Le Parti Communiste, auquel on adhère par libre
choix, en acceptant ses conditions et ses thèses en principe, demande à tous
ses membres la plus rigide observation de ses décisions et des décisions de
l’Internationale de Moscou. Action et pensée sont deux formes d’activité qui
concourent également à la lutte révolutionnaire; au cas où, ici ou là, devant
des épisodes et des faits contingents, les volontés individuelles pourraient
suggérer des solutions diverses de celles décidées par la majorité, la minorité
devra accepter et exécuter en s’abstenant de toute manifestation, même
seulement en paroles, qui pourrait affaiblir l’action d’ensemble du parti.
Le Parti Communiste est constitué sur la base
d’une centralisation qui se manifeste dans son organisation comme dans son
fonctionnement. Ainsi les fédérations provinciales qui dans leur forme actuelle
sont des organismes autonomes et élus, seront transformées en centres d’action
dépendant directement du Comité Central qui en nommera les secrétaires. La
presse, périodique et non périodique, et toutes les entreprises d’édition du
parti seront soumises à un contrôle rigoureux qui se traduira au début par la
nomination et le remplacement des directeurs et des rédacteurs.
Cette centralisation ne peut se traduire seulement
dans une substitution de la volonté du C.C. aux volontés individuelles; mais
elle se vérifiera d’autant plus que le C.C. aura la capacité de créer une
mentalité, une forme de jugement, une volonté également diffusée dans le Parti.
Et ceci ne peut être obtenu que par l’habitude de discuter et de commenter dans
des manifestes et des appels publics tous les événements en montrant quelle
position doivent adopter face à eux les communistes et comment ils s’insèrent
dans le cadre général de la lutte révolutionnaire. Comme le régime capitaliste
ne distingue pas dans l’exploitation l’homme de la femme, le jeune de l’adulte,
de même le Parti Communiste encadre dans une organisation solide tous les communistes
convaincus, sans différence d’âge ou de sexe. Le C.C. du Parti appliquera donc
son autorité sur la Fédération de la Jeunesse qui continue à exister comme
organisation séparée, en raison des tâches complémentaires qu’elle peut
remplir.
Mais sur le terrain politique il ne peut y avoir
de division et d’autonomie: comme instrument d’action le Parti Communiste
affirme la nécessité à tout moment de l’unité la plus étroite du mouvement.
9. Les
tâches tactiques du Parti Communiste en Italie.
Propagande. Si les prémisses
matérielles de l’existence et du développement de la révolution prolétarienne
existent en Italie, on ne peut en dire autant de ses prémisses idéologiques.
Le Parti Socialiste, poursuivant ses objectifs de
simple organisation de masses toujours plus grandes, n’a jamais envisagé dans
sa propagande les problèmes pratiques et concrets de la révolution, et les
solutions qu’en donnent les principes communistes.
Mais le Parti Communiste, qui s’organise en vue de
la conquête du pouvoir par le prolétariat, doit se préoccuper de mettre devant
les yeux des masses les questions qui se présenteront à leur capacité
organisative immédiatement au lendemain de la révolution. Et tandis que la
propagande continuera à se faire parmi les grandes masses laborieuses en grande
partie sous la forme de meetings, un travail méthodique de culture parmi les
adhérents au parti contribuera à la constitution d’une élite capable et
instruite. L’organisation de conférences et d’écoles de culture est l’une des
tâches immédiates les plus importantes du Parti Communiste qui en créant dans
chaque centre prolétarien des sections du Proletcult donnera à son
activité éducatrice ce caractère international qui doit distinguer toute action
du parti de classe du prolétariat.
Toute la propagande communiste doit tendre à une
nette différenciation des principes communistes de ceux soutenus par d’autres
écoles nées au sein du prolétariat: réformistes, syndicalistes, anarchistes.
La propagande communiste doit tendre à détacher la
masse ignorante des chefs qui la guident dans des voies vaines et semées
d’erreurs, en démontrant que c’est seulement avec la tactique et avec les
méthodes communistes qu’il est possible de réaliser l’expropriation des
exploiteurs.
Préparation matérielle. Mais le prolétariat ne
peut en finir avec le système des rapports capitalistes de production dont
découle son exploitation sans renverser violemment le pouvoir bourgeois.
La lutte de classe s’est désormais changée
en lutte civile. L’illégalité est désormais la forme habituelle d’action
y compris de la classe dirigeante, qui, brisant et niant les principes de la
légalité démocratique avec la guerre, recourt aux lois d’exception pour
défendre sa domination: illégalité élevée à la hauteur d’un principe.
Dans cet effondrement le prolétariat ne peut pas
ne pas organiser ses propres forces, constituer ses propres cadres. En dépit de
toutes les condamnations et malgré toutes les dénégations, la lutte va
désormais se transformer en un conflit armé entre les masses travailleuses et
le pouvoir de l’Etat bourgeois. Dans cette optique le parti communiste, en même
temps qu’il s’emploie à perfectionner sa propre préparation matérielle, fixe
comme tâche primordiale la propagande révolutionnaire dans les rangs de
l’armée. Celle-ci est déjà pénétrée d’esprit révolutionnaire et la maladie de
la dissolution en ronge l’organisation; l’écroulement de la puissance
bourgeoise coïncidera avec le démantèlement de ses forces armées.
Les syndicats et les rapports
avec la C.G.L. et les autres organisations syndicales. Les syndicats, qui sont
nés et qui se sont développés pour assurer aux travailleurs la conquête du
pain, ont démontré être inadaptés à la lutte révolutionnaire ainsi qu’à la
création de compétences et de capacités directives parmi les masses ouvrières.
Malgré cela le parti socialiste est resté jusqu’ici lié à la C.G.L. par un
pacte d’alliance qui mettait les deux organisations sur un pied d’égalité.
Faisant ainsi retomber sur le parti le poids énorme de la volonté des fonctionnaires
syndicaux, ce pacte a entravé son action en la soumettant aux buts réformistes
de ces derniers. Il n’est pas possible de constituer une force révolutionnaire
avec des formules juridiques de reconnaissance bilatérale; le parti communiste
ne peut donc se lier à aucune organisation syndicale par des pactes d’alliance.
Le syndicat représente sur le plan politique une
conscience moins précise et moins sûre, sur laquelle le parti doit chercher à
exercer un pouvoir effectif de direction.
La constitution des Conseils d’Usine organisés
dans un but de contrôle sur la production peut offrir au parti communiste le
moyen de se mettre en rapport plus direct avec la masse, de briser les liens
hiérarchiques traditionnels des permanents syndicaux, de renouveler à tout
instant les cadres dirigeants (1).
La constitution en même temps des groupes
communistes d’entreprise et des groupes communistes des syndicats donne au
parti communiste la possibilité de conquérir la majorité dans les organisations
économiques prolétariennes, et par cet intermédiaire la direction de la CGL.
Le parti communiste fera tous ses efforts pour
faire adhérer à celle-ci toutes les organisations qui se trouvent encore
à l’extérieur de ses rangs: l’unité prolétarienne constitue une condition du succès
de la lutte révolutionnaire.
Donc non seulement le Parti Communiste ne
constituera pas une nouvelle organisation syndicale nationale, en invitant les
prolétaires qui le suivent à abandonner la Confédération Générale du Travail
[CGL - Ndt], mais il adressera un appel cordial à l’Union Syndicale Italienne,
au Syndicat des Cheminots, pour qu’ils adhèrent à la Confédération.
Il faudra mener une campagne pour parvenir, malgré
les pièges existant dans les statuts actuels de la Confédération, à en gagner
la majorité, en formant une solide opposition aux dirigeants dès le prochain
Congrès, avec l’objectif d’assurer aux révolutionnaires communistes le contrôle
du mouvement ouvrier italien.
10.
Programme d’action du Parti Communiste après la conquête du pouvoir.
Puisque le problème de la conquête intégrale du
pouvoir en Italie ne s’était jamais présenté au parti socialiste, celui-ci n’a
jamais senti l’urgence de se donner un programme d’action après la conquête du
pouvoir. C’est ce quoi doit faire au contraire rapidement le Parti Communiste
puisqu’il s’organise en vue de la bataille ultime.
En effet la tâche du Parti Communiste ne se
termine pas avec la conquête du pouvoir par le prolétariat, elle change
seulement: de moteur de la lutte révolutionnaire le parti devient défenseur et
guide de l’Etat ouvrier.
Après la destruction de l’appareil étatique de la
domination bourgeoise, le prolétariat organisera son Etat sous la forme de la
dictature du prolétariat, en basant la représentation électorale sur la seule classe
productive, sous la forme typique des Conseils des Travailleurs.
L’Etat ouvrier devra rapidement mettre sur pied sa
défense armée contre les attaques des bourgeoisies internationales; ce travail
de préparation militaire devra résoudre les problèmes posés par la distribution
irrégulière en Italie des centres industriels, des citadelles révolutionnaires,
et des vastes régions peu fournies en centres urbains ouvriers.
La question méridionale, insoluble dans le cadre
de l’Etat bourgeois (2), dominera l’activité initiale de l’Etat des Conseils,
en se reliant à la question militaire, à la question agraire, à la question
commerciale.
La question industrielle posera à l’Etat ouvrier
le problème des industries créées artificiellement par le capitalisme italien à
des fins spéculatives et la nécessité de leur abolition. Ceci provoquera de
grands déplacements de masses ouvrières et le phénomène de retour à la campagne
de phalanges ouvrières que l’expansion industrielle consécutive à la guerre a
attirées dans les villes.
Mais bien plus que d’autres la question agraire
demandera en Italie, pays agricole, l’attention et les soins de l’Etat des
Conseils.
Il devra être clair que, sans aucune
infraction aux principes et au programme marxistes, la solution de la question
agraire présente des aspects très différents de la question industrielle. Dans
la grande industrie moderne règnent la spécialisation technique, la division du
travail, la production collective; le processus révolutionnaire transfère la
propriété des produits de la personne du capitaliste à la collectivité.
Un processus analogue n’est possible dans
l’agriculture que lorsque l’implantation technique des exploitations s’est
développée et industrialisée au point d’avoir produit de grandes unités
comprenant de nombreux ouvriers agricoles, employés à des fonctions techniques
différentes.
Quand la technique agricole est encore arriérée au
point de maintenir l’exercice individuel ou familial de la terre, chaque paysan
accomplit sur la même petite superficie cent fonctions successives au long des
diverses phases des cultures. C’est une caractéristique fondamentale qui ne
doit pas être masquée par la superposition à cette réalité de la grande
propriété au sens juridique du terme: bien que celle-ci permette à un seul
propriétaire foncier d’exploiter de nombreuses familles paysannes, elle ne
constitue pas une grande entreprise du point de vue marxiste. Dans ce cas,
parler de la supériorité immédiate de la production collective par rapport à la
production individuelle ne signifie pas évoquer un principe communiste, mais
renverser complètement l’analyse marxiste du problème.
Ces données élémentaires sont celles d’où part
l’analyse communiste et révolutionnaire du problème agraire. Le parti
communiste doit traiter la question agraire en traçant sa propre ligne de
conduite de façon à tendre à attirer à soi la partie pauvre de la population
agricole, en la rendant solidaire de la classe ouvrière révolutionnaire.
L’existence d’un réseau de Ligues paysannes, de
coopératives et de fermages collectifs; le retour à la terre des masses déjà
pénétrées d’esprit révolutionnaire qui avaient ces dernières années quitté les
champs pour les usines; la tradition parmi les travailleurs des campagnes de
profonds et larges mouvements de grève parfois accompagnés d’affrontements et
de violences, sont des éléments qui favoriseront l’action de l’Etat
Communiste lors de ses premières tentatives de donner une base nouvelle à la
production agricole.
Cette action devra tendre dans un premier temps à
briser toutes les formes de propriété capitaliste pour empêcher tout retour
offensif de la classe expropriée. Ce n’est que par la suite, lorsque tout
danger contre-révolutionnaire aura été écarté, que le problème agraire pourra
trouver sa solution définitive, orientée vers une production plus grande et
plus efficace.
Ces questions et beaucoup
d’autres encore (instruction, assistance, etc.) constituent le programme
d’action après la prise du pouvoir; ils seront mis à l’ordre du jour des
prochains Congrès du Parti Communiste, qui, uni et homogène, pénétré d’une
conscience et d’un enthousiasme uniques, pourra leur donner les meilleures
solutions qui, sans s’écarter des enseignements marxistes et des décisions de
l’Internationale, s’adapteront aux conditions et aux nécessités particulières
de l’environnement italien.
* * *
Nous avons reproduit presqu’intégralement le
rapport Bordiga - Terracini, non seulement pour tirer de l’oubli un instrument
de bataille politique et de formation théorique qui conserve encore aujourd’hui
toute sa valeur, mais aussi parce que c’est sur cette ligne, en conservant le
même large point de vue et la vision internationale, que se placèrent les
diverses interventions des rapporteurs à Livourne. Il est caractéristique que
ce document, (comme la Motion et le Programme) se base ouvertement sur des
principes affirmés non seulement permanents, mais confirmés dans cette
invariance par des bilans historique de nature ni locale ni individuelle:
ce sont ces bilans et ces principes qui imposent la constitution du
parti, qui en déterminent l’orientation, qui en définissent la structure. La
justification de sa naissance n’est pas cherchée dans les limites géographiques
d’un pays ou les limites temporelles d’une époque; elle est tirée d’un ensemble
de constantes dans l’histoire de la lutte des classes, que la doctrine a
découvertes et élevées une fois pour toutes au statut de lois. Ces lois
ou, si l’on préfère, ces principes permettent de s’orienter dans les
«conditions particulières» des différents pays en tenant compte dans
l’application pratique des postulats tactiques généraux, mais ils ne sont
pas déterminés par celles-ci: de même que le parti n’est que la section
géographiquement nationale d’une organisation programmatiquement et historiquement
internationale, de même son programme est seulement du point de vue
formel le sien propre; en réalité il est la traduction dans un langage donné de
principes non liés à aucune nationalité particulière et à aucune langue
particulière.
Ce n’est donc pas par hasard que le parti de
Livourne ne s’appelle pas «italien», ni que son Programme ne fait aucune
allusion, même en passant, à des particularités italiennes; et si sa Motion
constitutive et le rapport contiennent bien sûr l’analyse des traits essentiels
de la situation du pays, c’est pour arriver à l’application la plus précise de
critères tactiques et organisatifs généraux et permanents, et non
pour déduire ceux-ci de données particulières tirées de cette analyse. Le PC
d’I naît programmatiquement fermé précisément pour s’ouvrir vers
l’extérieur sans perdre ses traits distinctifs et, dans les limites permises
par la situation objective, pour agir comme facteur et non plus
seulement comme sujet de l’histoire.
Le «parti nouveau» de Togliatti et, encore
avant, de Gramsci, naîtra exactement à l’opposé: programmatiquement ouvert,
donc voué à subir les situations en se laissant dicter par elles non
seulement les grandes lignes tactiques mais aussi le programme, les principes
et jusqu’aux objectifs finaux; éclectique parce que national; non
seulement nouveau par rapport à ses origines, mais constamment en
rénovation, selon d’où soufflent les vents de la conjoncture historique;
et, pour toutes ces raisons, parti de réforme et non de révolution.
Pour notre courant, la rupture avec le passé et
donc avec l’amalgame réformiste et centriste du PSI avait donc la valeur non
d’un épisode de circonstance, mais d’une condition d’existence, d’un principe
vital. Elle ne pouvait être marchandée pour des motifs d’opportunité et
d’habileté manoeuvrière, elle exigeait de ne jamais être remise en discussion.
La scission réglait les comptes avec le passé: les rouvrir signifierait que
l’on considérait comme hypothétiques les principes et variable le
programme. Peu nous importe de savoir combien parmi la Fraction communiste
étaient réellement conscients de l’ampleur de ces implications; sans aucun
doute c’était le cas de nos camarades. C’est à leur ténacité (manifestée par
leur refus de dissoudre la fraction avant la fin du Congrès) que l’on doit que
cette scission se réalisa le plus à gauche possible (dans les conditions objectives
et donc la perspective réelle de l’époque). Aller plus loin ne dépendait
pas d’eux; il dépendait d’eux d’empêcher qu’on soit allé moins loin.
Seul l’avenir pouvait dire si, et jusqu’à quand, il était possible d’éviter
ainsi la dénaturation du parti et, comme le prévoyait le plus cohérent
de tous les réformistes, le «retour à Turati».
Dans les pays de vieille tradition démocratique et
parlementaire, l’obtention de la plus grande homogénéité théorique,
programmatique et tactique, du degré le plus élevé de centralisation et de
discipline organisationnelle, se heurtaient à des obstacles
quasi-insurmontables: le style et la méthode de travail devaient être non
seulement modifiés, mais complètement renversés par rapport aux
habitudes de la IIe Internationale. C’était un argument de plus en
faveur d’une coupure la plus radicale possible avec le passé, au prix de rester
dans un premier temps en minorité: ce n’est qu’ainsi qu’il était possible
ensuite de relever l’échine non tant d’une infériorité numérique, mais d’une
influence politique et organisative encore modestes parmi les grandes masses.
Une fois adopté ce critère indispensable à la constitution d’un parti qui ne
soit pas la copie du PSI, il ne fallait plus l’abandonner ni en mesurer les
effets avec le seul mètre du nombre d’adhérents de la nouvelle organisation.
C’est cela que, dans les mois et surtout les
années qui suivirent, l’Internationale eut du mal à comprendre, parce que - soi
dit en sa faveur - elle ne s’était pas rendue compte de tout le poids des
habitudes et des traditions social-démocrates (ou simplement démocratiques) sur
le mouvement ouvrier européen. Aujourd’hui les mêmes historiens qui déplorent
le «sectarisme» sur le plans théorique, programmatique et tactique de
notre courant, saluent parfois son «organisativisme» quand il dirigeait le PC
d’I, avec l’argument qu’il était rendu nécessaire par la contre-offensive
bourgeoise; mais ils ne comprennent pas que la rigueur organisationnelle
n’était que l’autre face de la rigueur programmatique et politique et que pour
le marxisme l’une et l’autre ont une validité permanente, même s’il est
évident que les différentes situations peuvent leur conférer une dimension plus
ou moins globale.
Rétrospectivement il faut reconnaître que la
tentative inaugurée de manière splendide fut, au bout d’un peu plus de deux
ans, arrêtée avant d’avoir pu donner tous ses fruits. C’est en partant
de là, donc, qu’il faudra se remettre en marche.
Epilogue:
la Fraction et l’Internationale
Au seuil de Livourne, l’accord avec
l’Internationale était encore complet. Zinoviev qui le 3 novembre lors d’une
séance de l’Exécutif donnait pour assurée une majorité de 75-90 % des sections
du PSI en faveur des communistes, déclarait à la séance du 9 janvier: «il
est possible que nous restions en minorité», sans y voir rien de
catastrophique (3). C’est à cette occasion qu’a été approuvée la lettre du
Comité Exécutif, signée de Lénine, Trotsky, Zinoviev, Boukharine, Losovsky,
Bela Kun, Varga, Rosmer et 11 autres représentants du communisme international,
envoyée par télégraphe à la direction du PSI. Voici comment la rapporte le
compte-rendu sténographique du Congrès:
«Camarades,
Les tentatives faites par nos
représentants Zinoviev et Boukharine pour participer à votre Congrès n’ont pas
eu le résultat espéré et certainement pas par leur faute. Puisque les camarades
Serrati et Baratono, qui voulaient venir discuter avec nous ne sont pas venus (4), nous vous
adressons par ce télégramme nos voeux fraternels et nous vous communiquons ce
qui suit: nous avons suivi avec attention sur vos journaux la lutte qui s’est
déroulée durant les derniers mois entre les diverses tendances du vieux Parti.
Malheureusement l’action de la Fraction des communistes unitaires a vu les
prévisions les plus défavorables se réaliser, au moins pour ce qui concerne les
chefs. Au nom de l’unité avec les réformistes, les chefs des unitaires sont de
fait prêts à se séparer des communistes et donc aussi de l’Internationale
communiste.
L’Italie connaît actuellement une
période révolutionnaire, et c’est cela qui explique que les réformistes et les
centristes de ce pays paraissent plus à gauche que ceux d’autres pays. Il nous
apparait chaque jour plus clairement que la fraction constituée par le camarade
Serrati est en réalité une fraction centriste, à qui seules les circonstances
générales révolutionnaires donnent l’apparence extérieure d’être plus à gauche
que les centristes des autres pays.
Avant de savoir quelle sera la
majorité qui se constituera dans votre Congrès, le comité exécutif déclare officiellement
et de façon absolument catégorique au Congrès:
Les décisions du IIe Congrès
mondial de l’Internationale communiste obligent tous les partis adhérents à
cette Internationale à rompre avec les réformistes. Celui qui refuse de
réaliser cette scission, viole une décision essentielle de l’Internationale
communiste, et par ce seul acte se met en dehors des rangs de
l’Internationale.
Tous les unitaires du monde
n’obligeront pas l’Internationale à croire que la rédaction et les inspirateurs
de la revue archi-réformiste «Critique Sociale» sont favorables à la dictature
du prolétariat et à l’Internationale communiste.
Aucune diplomatie ne nous
convaincra que la Fraction de concentration est favorable à la révolution
prolétarienne. Ceux qui veulent faire entrer les réformistes dans
l’Internationale communiste veulent en réalité la mort de la révolution
prolétarienne. Ils ne seront jamais des nôtres.
Le Parti communiste italien doit
être créé à tout prix. Nous n’en doutons pas. Et les sympathies des prolétaires
du monde entier et le soutien chaleureux de l’Internationale iront à ce parti.
A bas le réformisme! Vive le
Parti communiste italien!
La lettre mettait un point final à 4 mois de
polémiques et d’échanges épistolaires, d’où Moscou avait tiré la conclusion que
désormais rien ne pouvait faire revenir les maximalistes sur leur soumission à
la droite caché derrière le paravent de l’unité, et que de l’autre côté rien
n’aurait affaibli la décision de la Fraction communiste de constituer coûte
que coûte le Parti. Si l’Exécutif n’avait pas été convaincu que le chapitre
Serrati et cie était, au moins pour le moment, terminé, par la coléreuse
polémique menée au cours des derniers mois par le directeur de l’«Avanti!», les
rapports des émissaires de Moscou dont les relations avec les chefs
maximalistes étaient arrivées au point de rupture, tendaient à la même
conclusion. Le dernier de ces envoyés, Kabaktchev, avait déjà pu s’entretenir
avec les dirigeants de la Fraction, et il partageait totalement leur jugement sur
les possibilités de «rénovation» du vieux parti (5).
Le gouvernement italien pouvait bien refuser leurs
visas à Zinoviev et à Boukharine; ni leur présence, ni un nouveau «revolver sur
la tempe» sous forme de télégramme-ultimatum, n’étaient nécessaires pour
décider l’issue du Congrès. Tout ce que nous avons exposé démontre en effet
que, contrairement aux Congrès de Halle et de Tours, et sur des bases autrement
plus solides, la naissance du parti communiste était en Italie était
irrévocablement tracée (6).
(1) Ce paragraphe illustre à quel point les
positions conseillistes du groupe de l’Ordine Nuovo, contre lesquelles Il
Soviet avait combattu, s’étaient évanouies.
(2) La question du Mezzogiorno, le sud de
l’Italie bien moins développé que le nord industriel, existe encore
aujourd’hui, après des décennies de «développement» capitaliste et d’«aides» de
l’Etat. Pour une mise au point sur cette question, voir, dans cette même revue,
en «note» à «Propriété et Capital»: «Le prétendu féodalisme
méridional».
(3) Le compte-rendu se trouve sur les n° 15 et 16
de Kommunistische Internationale, 1920-21, pp. 403 et 428, et de L’Internationale
Communiste, 1920, pp. 3293 et 3706. Il n’est pas douteux que Moscou
espérait une scission, disons, moins minoritaire; mais le point important était
autre: la possibilité et l’utilité immédiate qu’il en soit ainsi.
(4) Zinoviev et Boukharine n’avaient pu avoir leur
visa. Le chef maximaliste Serrati avait demandé à rencontrer les dirigeants de
l’Internationale et Zinoviev l’avait accepté dans une lettre arrivée en Italie
le 25 novembre, en demandant de fixer une date. Finalement le voyage ne se fit
pas, peut-être parce qu’un si long voyage de leurs chefs à si peu de temps du
Congrès et sans même être sûr de revenir à temps, aurait pu affaiblir les
maximalistes dans la lutte interne au parti.
(5) C’est ce qui ressort d’une brève note parue
sur l’organe de la Fraction communiste, Il Comunista du 26/12/1920.
(6) Christian Kabaktchev et Mathias Rakosi,
l’autre émissaire de Moscou, tentèrent à plusieurs reprises en marge du Congrès
de convaincre Serrati et les autres chefs maximalistes d’abandonner leur
position «unitaire» (c’est-à-dire d’union avec les réformistes contre les
communistes). Même le dirigeant allemand Paul Lévi, qui aurait préféré une
scission bien plus large, devait reconnaître que la résistance de la majorité à
rompre avec les réformistes était «inexcusable»; bien entendu il critiquait
également le «scissionisme» de la gauche. Voir «Die gründung der Kommunistischen
Partei Italiens», Hambourg 1921, pp 51 et suivantes, pour le témoignage de
Kabaktchev, et le rapport de Lévi à Moscou, reproduit sur «The Comintern:
Historical Higlights», Londres - New-York, 1966, pp. 275-282.