Propriété et capital (1)

Encadrement dans la doctrine marxiste des phénomènes du monde social contemporain

(«programme communiste»; N° 97; Septembre 2000)

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 Introduction

 

La première partie du texte «Propriété et capital», dont nous commençons ici la publication en français, fut publiée sur les n° 10 (juin- juillet 1948) à 14 (février 1950) de la première série de «Prometeo», «Organe de recherche et bataille marxistes», qui était la revue théorique du Partito Comunista Internazionalista. Ce n’est que cette première partie qui peut être considérée comme achevée. La deuxième partie fut rédigée et publiée sur les 4 n° de la deuxième série de «Prometeo» avec une urgence imposée par la scission en cours dans le P.C.Internazionalista.

Il est inutile de souligner l’importance de ce texte, qui s’inscrit dans le travail de réappropriation et réexposition de la théorie et de l’analyse marxistes au vif d’une bataille politique pour la restauration du programme communiste. Il s’agissait en particulier de donner l’explication théorique correcte à deux types de phénomènes de portée mondiale qui suscitaient des hésitations et des interprétations fausses parmi les militants et les organisations qui se voulaient marxistes: la dégénérescence du mouvement communiste en liaison avec l’avènement du stalinisme et donc la nature de la formation sociale dominante en URSS; et la présence, dans le camp occidental, de formes sociales soi-disant inédites ou imprévues par la marxisme.

Dans cette optique «Propriété et capital» revêt un intérêt particulier parce qu’il lie de façon indissoluble ces deux phénomènes, en ramenant la démonstration de la nature capitaliste de l’URSS à l’analyse du rapport correct entre les caractères essentiels du capitalisme et les formes juridiques et politiques qu’il assume historiquement.

Il ne s’agit pas d’un texte isolé, et cela peut expliquer pourquoi, en dépit de l’importance du sujet, ce travail est resté inachevé. Dans un premier temps les causes en furent les difficultés à publier la revue, la question de l’analyse de l’URSS et du capitalisme étant l’un des points des divergences qui menèrent à la scission. Ensuite ce furent les faits qui se chargèrent de modifier le programme de travail du petit parti qui se consacra, avec une énergie renouvelée après la nette séparation des forces, à la réexposition des thèses marxistes sur tous les thèmes vitaux de la lutte politique. Et c’est ainsi que sont restés sous forme schématique les chapitres consacrés à la propriété des biens mobiliers, à l’entreprise industrielle, aux associations entre entreprises et au monopole, au capital financier, à l’impérialisme, à l’entreprise moderne sans propriété juridique et même sans capital propre, à l’intervention et à la direction de l’économie par l’Etat. Mais, malgré l’absence d’un exposé systématique, ces thèmes ont été repris par la suite dans des articles ou à l’occasion d’études plus larges. La liste en serait trop longue, mais en ce qui concerne plus précisément le travail d’analyse de la Russie effectué au cours de ces années, nous pouvons renvoyer le lecteur aux textes publiés en français dans la série «Les Textes du Parti Communiste International» ou sur les pages de cette revue.

La traduction présente se base sur le volume publié aux Editions «Iskra» («Proprietà e capitale», Firenze, 1980).

Septembre. 2000

 

 

 


 

 

I. Les révolutions de classe

 

Technique productive et formes juridiques de la production.

 

Afin d’apprécier exactement la formule traditionnelle qui définit le socialisme comme l’abolition de la propriété privée, nous rappelons les conceptions marxistes de la succession des révolutions de classe, conséquence du heurt entre les nouvelles forces et les nouvelles exigences de la production et les vieux rapports de propriété. De tous les divers régimes de classe, fondés sur des institutions de propriété individuelle sur les objets divers suivant les différentes caractéristiques de l’organisation productive et de la technique du travail, le plus récent est le régime capitaliste.

 

C’est par une formule simple et justifiée par les besoins de la propagande que l’on a toujours défini le socialisme comme une abolition de la propriété privée, ajoutant la précision: des moyens de production, et puis: des moyens d’échange.

Même si cette formule n’est pas complète ni absolument juste, elle n’est pas à répudier. Mais les questions essentielles, anciennes et récentes, concer­nant la propriété personnelle, collective, nationale et sociale obligent à élucider le problème de la propriété privée face à l’antithèse historique et de lutte qui oppose le socialisme au capitalisme.

Tout rapport économique et social a son reflet dans les formulations juri­diques. Partant de cette position, le Manifeste dit que les communistes mettent en avant à chaque stade du mouvement «la question de la propriété», puisqu’ils mettent en avant la question de la production, ou, de façon plus générale, de la production, de la distribution et de la consommation, bref de l’économie.

A une époque où la grande antithèse historique entre le féodalisme et le régime bourgeois était d’abord apparue comme un conflit idéologique et de droits plus que comme un rapport économique et un changement des formes de production, on ne pouvait pas ne pas mettre tout l’accent sur la forme juridique des revendications économiques et sociales du prolétariat, y compris dans les énoncés élémentaires. Dans le passage essentiel de la «Préface à la critique de l’Economie Politique», Marx énonce la doctrine de la contradiction entre les forces de la production et des formes de celle-ci et il ajoute aussitôt: «ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété» (1).

Pour comprendre la formulation juridique dans sa juste acceptation il faut donc exposer correctement le rapport productif et économique que le socialisme se propose de détruire.

Adoptant donc le langage du droit courant dans la mesure où il nous est utile, nous rappellerons les traits distinctifs du type capitaliste de production - définis par rapport à ceux qui le précédèrent - pour dégager ensuite ceux d’entre-eux que le socialisme conservera et ceux qu’au contraire il devra dépasser et supprimer dans le processus révolutionnaire. Naturellement cette distinction doit être établie sur le terrain de l’analyse économique.

Capitalisme et propriété ne coïncident pas. Différentes formes économico-sociales qui précédèrent le capitalisme avaient des institutions déterminées de la propriété. Nous verrons tout de suite qu’il a convenu au nouveau système de production de modeler son édifice juridique sur des formules et des canons hérités directement des régimes précédents, bien que dans ceux-ci les rapports d’appro­priation aient été extrêmement différents.

Tout aussi élémentaire est la thèse marxiste selon laquelle le capitalisme est la dernière des économies fondées sur la forme juridique de la propriété, puisqu’en abolissant le capitalisme, le socialisme abolira aussi la propriété. Mais cette première abolition, ou mieux, cette suppression violente et révo­lutionnaire, constitue un rapport clairement dialectique, et elle correspond parfai­tement au langage marxiste qui nous est propre, tandis que le terme d’«abolition de la propriété» a une saveur un peu métaphysique et apocalyptique.

Revenons toutefois à la base de nos concepts. La propriété est un rap­port entre l’homme, la personne humaine, et les choses. Les juristes la définis­sent comme la faculté de disposer de la chose de la façon la plus étendue et ab­solue, et, selon la formule classique, d’en user et d’en abuser. On sait que ces définitions éternelles ne nous plaisent pas à nous marxistes; préférant une ex­pression plus dialectique et scientifique, nous dirons donc que le droit de pro­priété est la faculté d’une personne ou d’un groupe d’«empêcher une autre personne d’user d’une chose» .

Combien ce rapport est historiquement variable, cela ressort par exemple du fait que pendant des siècles, des millénaires, la personne humaine se trouvait parmi les choses susceptibles d’être objet d’une propriété (esclavage). Que d’autre part la propriété ne puisse prétendre à cette prérogative que lui attribuent ses apologistes d’être naturelle et éternelle, nous l’avons prouvé mille fois en nous référant à la société communiste primitive où la propriété n’existait pas parce que tout était acquis et utilisé en commun par les premiers groupes humains.

Dans cette économie relativement primitive ou si l’on veut dans cette pré- économie, le rapport de l’homme à la chose est le plus simple possible. La na­ture met sans limitations à la disposition d’un nombre réduit d’hommes ayant des besoins alimentaires réduits, à peine supérieurs à ceux des animaux, les choses susceptibles de satisfaire ces besoins; le seul acte productif consiste à les prendre quand on en a besoin car elles se limitent aux fruits de la végéta­tion spontanée et plus tard aux produits de la chasse et de la pèche. Les objets d’usage étaient alors en quantités exubérantes, il n’y avait pas encore de «produits» issus d’une intervention physique, technique, d’un travail même embryonnaire de l’homme sur les matières offertes par la nature ambiante.

Avec le travail, la technique productive, l’augmentation de la population, la limitation des terres vierges et libres à exploiter, surgissent des problèmes de distribution et il devient difficile de faire face à toutes les nécessités, à toute la demande de consommation et d’utilisation des produits. De là naît l’opposition d’individu à individu, de tribu à tribu, de peuple à peuple. Il n’est pas nécessaire de rappeler les étapes de l’origine de la propriété, ou de l’appropriation pour la consommation, la formation des réserves, et pour l’échange des produits du travail des hommes et de la communauté visant à satis­faire des exigences toujours plus larges.

Par diverses voies, le commerce apparaît. Les choses qui n’étaient jus­qu’alors que des objets de consommation deviennent des marchandises; la monnaie apparaît et à la valeur d’usage se superpose la valeur d’échange.

Chez les divers peuples et aux diverses époques, nous devrons rechercher où en était la technique productive en tant que capacité d’invention du travail humain sur les choses ou les matières premières, quels étaient le mécanisme de la production et la répartition, des actes productif entre les membres de la société, quel était le jeu de la circulation des produits de main en main, de maison en maison, de pays en pays vers la consommation. C’est à partir de telles données que nous pourrons comprendre les formes juridiques correspondantes, qui tendent à coordonner les règles de ces processus en attribuant à des organisa­tions déterminées la tâche de les discipliner et la possibilité de contraindre et de sanctionner les récalcitrants.

Si donc la propriété des choses ou biens de consommation et la propriété de l’esclave ne remontent pas à l’humanité primitive, à plus forte raison la propriété du sol, c’est-à-dire de la terre et de ce que l’homme y construit: les biens immobiliers, selon le terme juridique, n’y remonte-t-elle pas non plus. Cette propriété dans sa forme personnelle, apparaît plus tard que celle des biens mobiliers et des esclaves, eux-mêmes, dans la mesure où, au début, tout est, sinon commun, du moins attribué au chef du groupe familial, de la tribu, de la localité ou de la région.

Mais même si on voulait contester que tous les peuples soient partis de cette première forme communiste et ironiser sur l’âge d’or, cela ne changerait rien à l’analyse qui nous intéresse et qui établit que les institutions juridiques dérivent des différents stades de la technique; il nous suffira donc de rappeler la grande importance qu’Engels et Marx donnèrent aux études sur la préhistoire, a­vant de poursuivre.

Pour nous limiter au schéma de la question et à des choses connues de tous, les rapports de propriété sur le bien mobilier consommable et en tous cas utilisable, sur l’esclave ou le serf et la terre, suffisent à définir les lignes fondamentales des types de société de classe qui se sont succédés dans l’his­toire.

La propriété, dit le juriste, naît de l’occupation. Il le dit en pensant au bien immobilier, mais la formule convient également au cas de l’esclave et de la marchandise. En effet, les «biens mobiliers appartiennent à leur possesseur». Le passage de la possession à la propriété est tout aussi clair. Si j’ai une chose quelconque entre les mains, et plus généralement, même un autre homme ou un morceau de terre (auquel cas je ne le tiens pas dans les mains - mais on ne tient pas non plus constamment dans les mains l’autre homme ou la marchandise) sans qu’un autre réus­sisse à se substituer à moi, j’en suis le possesseur. Possession matérielle, jusque là. Mais la possession devient légitime et juridique, elle s’élève au rang d’un droit de propriété quand j’ai la possibilité de demander l’appui de la loi et de l’autorité, c’est-à-dire de la force matérielle organisé dans l’Etat, contre un prétendant éventuel ou un perturbateur, et qu’elle vient me protéger. Pour les biens mobiliers ou les marchandises, la simple possession démontre la proprié­té juridique tant que personne ne vient prouver que je les ai soustrait par la for­ce ou la ruse. Dans les Etats bien organisés, il existait un registre familial où l’esclave était mentionné comme appartenant au maître.

Pour ces biens immobiliers, même aujourd’hui, la machine légale est beaucoup plus compliquée, la propriété dépendant de titres rédigés d’une certaine façon et d’enregistrements publics; le contrôle légal des changements de propriété en est également plus compliqué. De toute façon, la possession matérielle est toujours une grande ressource à cause de son effet immédiat; la loi la défend dans un premier temps, quitte ensuite à procéder à une difficile recherche sur le droit de propriété. Un paradoxe juridique dit que même le voleur peut récla­mer à la loi la protection de ses biens contre quelqu’un qui voudrait s’en emparer (peut-être même le propriétaire, pour faire une supposition théorique absurde) et les avocats les plus avisés vous diront que tous les codes peuvent se réduire au seul «article cinq: qui tient en main l’emporte».

Donc à la base de tout régime de propriété il y a un fait d’appropriation des biens en général. Les enfants de l’esclave restaient au patron et s’ils s’enfuyaient, ce dernier pouvait les faire poursuivre par la loi, qui les lui ramenait.

Dans le régime féodal du Moyen-Âge, la technique de production utilisant la main d’oeuvre des esclaves est en général abolie, ainsi que tout l’édifice juridique correspondant qui réglait le droit de propriété sur les personnes humaines. La répartition du sol revêt une forme plus complexe que celle du droit romain classique dans la mesure où pèse sur lui toute une hiérarchie de sei­gneurs couronnée par le souverain politique, qui distribue aux vassaux des terres avec un régime juridique très complexe. La base économique est le travail agricole au moyen non plus d’esclaves, mais de serfs qui ne sont pas des ob­jets de véritable propriété pouvant être transmis de maître à maître. En général ils ne peuvent abandonner le fief sur lequel ils travaillent avec leur famille. Qui s’approprie les fruits du travail? Pour une certaine fraction, c’est le travailleur serf: en général on lui donne un petit lopin dont les fruits doivent lui suffire à s’alimen­ter lui et les siens, tandis qu’ il est tenu de travailler, seul ou avec d’autres, sur les terres plus grandes du seigneur qui en reçoit les fruits beaucoup plus importants. Ce travail est ce que l’on appelle la corvée. Dans les formes plus modernes, le serf se rapproche du colon dans la me­sure où toute la terre du seigneur est fragmentée en petites entreprises familiales dont une large partie du produit revient au maître.

Dans ce régime, le travailleur a un droit partiel d’appropriation sur des produits de son travail pour les consommer à son gré. Partiel, parce qu’interviennent les tributs en temps de travail ou en denrées au patron féodal, au clergé et ainsi de suite.

La production non agricole a un faible développement à cause d’une technique encore arriérée, de la faible urbanisation et du niveau primitif de la vie et des besoins de la population. Mais les producteurs d’objets manufacturés sont des hommes libres, c’est-à-dire non liés à leur lieu de naissance et de travail. Ce sont les artisans, enfermés dans les limites de règles et d’organismes cor­poratifs, mais cependant autonomes du point de vue économique. Dans la production artisanale de l’entreprise petite et moyenne et de la boutique, nous avons la propriété du travailleur sur différentes espèces de biens: les instruments simples de son travail, les matières premières qu’il acquiert pour les transformer, les produits manufacturés qu’il vend. A part les charges corporatives et communales et cer­tains droits féodaux sur les bourgs, l’artisan travaille seulement pour lui et jouit du fruit de tout son travail.

Le réseau de circulation de ce système social est peu compliqué. La grande masse des travailleurs agricoles consomment sur place ce qu’ils produisent et vendent peu pour acquérir les quelques objets nécessaires pour se vêtir ou pour un quelconque autre usage. Les artisans et les marchands échangent avec les paysans et entre eux dans des cercles restreints de villages, villes ou régions: tout au plus, une petite minorité privilégiée reçoit de loin les objets dont elle jouit; jus­qu’à il y a seulement quelques siècles cette minorité elle-même ignorait encore ou presque les fourchettes et le savon, sans parler de cent autres choses aujourd’hui utilisées par tous.

Mais peu à peu les prémisses de la nouvelle ère capitaliste s’établissent grâce aux découvertes techniques et scientifiques qui enrichissent de mille façons les processus de travail des produits, grâce aux découvertes géographiques et aux inventions de nouveaux moyens de transports des personnes et des marchandises qui élar­gissent continuellement le cercle de la circulation et les distances entre le lieu de fabrication et celui de l’utilisation des produits.

Ces transformations se déroulent de façons très variées et connaissent d’é­tranges lenteurs et des moments d’expansion brutale. Au début de l’ère moderne des millions de consommateurs apprenaient déjà à connaître et à utiliser des mar­chandises d’une espèce inconnue et d’origine exotique, de nouveaux besoins apparaissant, tels que le café, le tabac etc .... : et pourtant on pouvait encore entendre parler, au moment de la première guerre mondiale, d’une dame calabraise, grande propriétaire qui en une année avait dépensé «un sou» en tout et pour tout pour acheter des aiguilles, tout le reste lui étant fourni par sa propriété.

Après le rappel de ces quelques éléments, que nous avons volontairement simplifié, mais en essayant de mettre les mots justes au bon endroit, demandons-nous quelles sont les caractéristiques réelles qui différencient la nouvelle production et économie capitaliste du régime bourgeois dont elle constitue la base. En particulier, examinons tout de suite en quoi consiste réellement la transformation amenée par les nouveaux systèmes techniques, par les nouvelles forces de production mises à la disposition de l’homme après une longue et dure lutte dans les rapports de production, c’est-à-dire dans les possibilités d’appropriation des différents biens, en opposition à ce qui se passait dans la société féodale et artisanale

Nous commencerons ainsi à établir de façon claire les bases de notre recherche ultérieure sur les relations effectives qui existent entre le système capitaliste et la forme d’appropriation des différents biens: marchandises prêtes à la con­sommation, instruments de travail, terres, maisons et installations diverses, pour l’étendre ensuite au processus du développement capitaliste et de sa chute.

 

 

II. La révolution bourgeoise

 

L’avènement du capitalisme et les rapports juridiques de propriété.

 

Le capitalisme triomphe au cours d’une révolution qui brise une série de rapports. Parmi ceux-ci, le droit du seigneur féodal sur les serfs et le droit des corporations sur les artisans sont des rapports entre individus, non des rapports de propriété sur des objets.

Le capitalisme supprime en outre la propriété des travailleurs artisans sur leurs produits et sur leurs instruments, et, dans une large mesure, celle des paysans sur la terre, pour les transformer, comme les anciens serfs de la glèbe, en masses de non-possédants salariés.

 

La naissance du capitalisme se présente, dans ses effets sur les rapports de propriété, non comme une instauration, mais comme une large abolition de droits de propriété privée. On ne doit pas s’étonner de cette thèse, qui n’a rien de nouveau puisqu’elle est absolument conforme, en substance et dans la forme, à l’exposé de Marx.

Par rapport aux seigneurs féodaux de la terre, la révolution bourgeoise con­siste en une radicale abolition de privilège, mais non en une suppression du droit de propriété sur la terre. Nous n’entendons pas ici le mot de révolution dans son sens de brève période de lutte, ni ne pensons aux mesures contre les rebelles et les émigrés non plus qu’à la suppression ultérieure des privilèges pesant sur les terres du clergé: nous nous référons au contenu économico-social de cette grande transformation qui commence bien avant et finit bien après les dates classiques des insurrections, des proclamations et promulgations des nouveaux statuts.

L’avènement du capitalisme a le caractère d’une destruction des droits de propriété pour la classe nombreuse des petits producteurs artisans et aussi dans une large mesure -surtout dans certains pays pour les paysans propriétaires travaillant eux-mêmes la terre.

L’histoire de la naissance du capitalisme et de l’accumulation primitive coïncide avec celle de la féroce et inhumaine expropriation des producteurs, relatée dans les pages les plus puissantes du Capital.

Le dernier chapitre du premier livre présente, comme d’ailleurs d’autres é­crits fondamentaux du marxisme, le futur renversement du capitalisme comme l’expropriation des expropriateurs d’alors et va jusqu’à revendiquer la «propriété» ainsi arrachée aux capitalistes; mais nous reviendrons plus loin sur ce dernier point.

Pour que tout ceci soit bien clair, il faut mener l’étude selon la méthode marxiste correcte et ne jamais perdre de vue les rapports existant entre les formulations du langage ou du droit courant et celles qui nous ap­partiennent en propre, à nous socialistes marxistes.

L’apparition d’une technique productive capitaliste s’explique par les mul­tiples perfectionnements apportés dans l’application du travail humain aux matières brutes; elle commence avec les premières innovations technologiques nées dans l’échoppe du patient et génial artisan isolé, parcourt un cycle formidable avec les premières usines, manufactures au début, puis basées sur les machines opératrices qui se substituent aux bras de l’ouvrier et enfin sur l’emploi des grandes forces mécaniques motrices.

A l’époque moderne, le capitalisme se présente à nous comme cet ensemble formidable d’entreprises, de constructions, d’ouvrages d’art, de machines dont la technique a recouvert le sol des pays les plus avancés; c’est pourquoi définir le système capitaliste comme celui de la propriété et du monopole de ces moyens colossaux de la production moderne semble aller de soi, alors que ce n'est que partiellement exact.

Les conditions techniques de la nouvelle économie résident dans de nouveaux procédés basés sur la différenciation des actes producteurs et sur la division du travail. Mais celles-ci sont précédées dans l’histoire par un phénomène plus simple: c’est le rapprochement et la réunion de nombreux travailleurs dans un lieu de tra­vail commun, ces ouvriers continuaient pourtant à appliquer la même technique et à se servir des mêmes instruments simples que lorsqu’ils étaient isolés et autonomes.

Le caractère vraiment distinctif de l’innovation ne réside pas dans le fait que seraient apparu de nouveaux moyens ou de grands mécanismes supplantant la production artisanale parce qu'ils produisent plus facilement des objets manufacturés.

Ces grandes installations ne viennent qu’après. Dans la coopération simple, comme l’appelle Marx, c’est-à-dire dans le regroupement de nombreux ouvriers, il suffit de disposer d’un local même primitif, que le patron trouvera aisément à louer (et même dans le «sweating system» - travail à domicile - les travailleurs restent chez eux). Le caractère distinctif est donc ailleurs; de nature négative, il est par conséquent destructeur et révolutionnaire. Il réside en ce que les travailleurs se sont vus retirer la possibilité de posséder pour leur propre compte les matières premières, les instruments de travail et donc de rester possesseurs de leur produit, avec la liberté de le vendre ou de le consommer indifféremment. Nous reconnaîtrons donc l’existence d’une première forme d’économie capitaliste là où nous constate­rons la présence d’une masse de producteurs artisans qui n’ont plus la possibilité de se procurer matières premières et instruments; ce critère suffit déjà, mais une condition complémentaire réside dans l’accumulation d’importants moyens d’échan­ge aux mains de nouveaux éléments économiques, les capitalistes, mis ainsi en mesure d’acheter la force de travail des artisans devenus salariés et de rester les possesseurs et les propriétaires absolus de tout le produit du travail.

C’est à cette seconde condition que correspond l’accumulation primitive du capital, qui remonte à de multiples facteurs économiques et historiques, dont l'origine est étudiée dans d'autres contributions à la connaissance du marxisme.

La seule réunion des ouvriers suffit à donner une supériorité au nouveau système et le conduit à supplanter l’ancien: cela s’explique par la diminution des frais de transport et de fournitures et par la meilleure utilisation du temps nécessaire aux différentes phases de la fabrication, qui technologiquement restent très sim­ples. Nous avons un premier dépassement du rendement de l’artisan dans sa boutique ou son atelier isolés: mais celui-ci se verra définitivement battu lors des développe­ments ultérieurs liés à la division du travail. Ce n’est plus l’artisan isolé, ai­dé d’un ou deux compagnons qui fabrique le produit manufacturé; celui-ci est le produit de l’intervention successive de travailleurs de divers métiers, dont chacun pris isolé­ment ne saurait, ni ne pourrait le fabriquer. Encore plus tard et après de long tâtonnements, beaucoup des opérations les plus difficiles, réalisées auparavant à la main, sont effectuées par la machine; un effort moindre, tant physique que mental, de la part de l’opérateur, suffit alors pour obtenir le même résultat productif.

En suivant ce processus, nous voyons grandir de façon gigantesque la masse des installations industrielles, qui naturellement n’appartiennent pas juridiquement au travailleur, pas plus que ne lui appartiennent, en général, les simples outils du stade initial; mais l’appartenance juridique de ces grandes installations au capitaliste ache­teur de la force de travail n’est pas une condition nécessaire. La preuve en est, nous l’avons vu, dans le fait que nous avions une première manifestation de capita­lisme économique et social avant que ce personnage ne soit apparu - et nous ne parlons pas encore des nombreux cas à l’époque moderne, où les installations pro­ductives ne sont pas la propriété juridique du patron de l’entreprise. Il suffit pour l’instant de rappeler les locations, concessions, adjudications etc., dans l’industrie, et le grand fermage capitaliste dans l’agriculture.

La circonstance qui réellement nous permet de constater l’avènement du capi­talisme réside donc, outre dans l’accumulation primitive, dans la «séparation violente du producteur et des produits de son travail».

Du point de vue économique et social, le capitalisme apparaît comme la suppression de la possibilité d’appropriation des produits par les travailleurs et comme l’appropriation de ceux-ci par les capitalistes.

En perdant tout droit sur les biens produits, le travailleur perd évidemment aussi tout droit sur les instruments, les matières premières, les lieux de travail. Ces droits étaient un rapport de propriété individuelle que le capitalisme a détruit pour y substituer un nouveau droit d’appropriation, de propriété, qui nécessairement est un droit sur les produits du travail, sans nécessairement être un droit sur les moyens de production. Le régime juridique de ces derniers peut même chan­ger sans que l’entreprise perde son caractère capitaliste. De plus, le nouveau type d’appropriation n’est pas nécessairement un droit de type individuel et personnel, comme il l’était au contraire dans l’économie artisanale qui dépassait rarement les limites familiales.

Non seulement le capitalisme s’instaure, chez Marx - puisque nous ne faisons qu’exposer la doctrine qui a toujours été professée - , par une expropriation, mais il fon­de une économie et donc un type de propriété social. On pouvait parler de propriété personnelle au sens classique quand tous les actes productifs et économiques étai­ent réunis sous le titre d’un seul individu; mais quand le travail devient fonction collective de nombreux producteurs associés (caractère, lui, fondamental et indispensable du capitalisme), la propriété de la nouvelle entreprise est alors un fait de portée et d’ordre non plus individuel, mais social, même si les titres juridiques ne mentionnent qu’une seule personne.

Cette conception, essentielle dans la théorie marxiste, conduit directement à la notion d’antagonisme et de lutte des classes au sein du système capitaliste. L’appropriation des produits par l’acheteur de la force de travail qui se trouve en présence non plus d’esclaves ou de serfs, mais de travailleurs salariés «libres», est un rapport social qui n’intéresse plus un seul patron et ses cent ouvriers, mais toute la classe véritable ouvrière face au nouveau système des dominateurs et à la force politique qu’il a fondé en instaurant un nouveau type d’Etat. Cette fonction sociale est clairement exprimée dans la loi marxiste de l’accumulation et de la reproduction progressive du capital. Le propriétaire d’esclaves ou le seigneur féodal de la terre tiraient leur revenu personnel du surtravail fourni par leurs dépendants; mais ils pouvaient parfaitement le consommer en entier sans que pour autant le système économique cesse de fonctionner à l’échelle sociale. La partie des produits de leur travail qui était laissée aux esclaves et aux serfs suffisait à les faire vivre et à perpétuer le système. C’est pourquoi le droit de pro­priété du possesseur d’esclaves ou de serfs était un véritable droit individuel. Tout aussi individuel était le droit du paysan libre ou de l’artisan qui ne fournissaient de sur­travail à personne (dans ces régimes où l’Etat était à «bon marché» il n’était pas encore question de fisc) et pouvaient consommer tout le fruit de leur travail - qui coïncide avec celui de la petite terre ou de la petite boutique (au sens d’entreprise et non de local) qu’ils possèdent. Le ca­pitaliste tire sans doute un profit du travail non payé de ses ouvriers qui ne reçoivent que ce qui leur est nécessaire pour vivre; mais le trait fondamental de la nouvelle économie n’est pas qu’il puisse en théorie et en droit consommer tout le profit personnellement: c’est au contraire le fait général, social, que les capitalistes doivent réserver une partie croissante du profit à de nouveaux investissements, à la reproduction du capital. Ce fait nouveau fondamental a plus d’importance que le fait de la consommation du profit par le non-travailleur; même si celui-ci est plus frappant et s’est toujours mieux prêté à la propagande sur le terrain du droit et de la morale contre les partisans du régime bourgeois, la loi fondamentale du capitalisme réside, pour nous, dans le premier: la destination d’une grande partie du profit à l’accumulation du capital.

Les caractères distinctifs de l’apparition de l’économie capitaliste sont donc l’accumulation entre les mains de quelques individus de masses de moyens d’achat permettant d’acquérir sur le marché des matières premières ouvrables et des instru­ments, et la suppression pour de larges couches de producteurs autonomes de toute possibilité de posséder des matières premières, des instruments et les produits du travail.

Voilà, dans notre langage marxiste, l’explication de la genèse du capitaliste industriel d’une part, et des masses de travailleurs salariés ne pos­sédant rien d’autre part. Et cela, nous le répétons, a été le résultat d’une ré­volution économique, sociale et politique.

Nous ne prétendons pourtant pas que les bourgeois et les néo-capitalistes ai­ent réalisé cette transformation en promulguant, après avoir conquis le pouvoir par la guerre civile, une loi disant: «il est défendu à quiconque n’appartient pas à la classe capitaliste victorieuse d’acheter des matières premières, des outils et des machines et de vendre des produits manufacturés». Les choses ne se sont évidemment pas passées de cette façon. Même aujourd’hui la loi n’interdit à personne de se faire artisan; et alors que l’accumulation capitaliste s’accélère sous nos yeux à un rythme infernal, on voit même fascistes, socialistes nationaux et so­ciaux-chrétiens rivaliser dans l’apologie de l’économie artisanale, en choeur avec un vieux béguin des mazziniens. Et on peut dire autant en ce qui concerne le producteur agricole, pro­priétaire autonome de son lopin de terre.

Le véritable processus de l’accumulation primitive a été tout différent; on peut l’exposer dans le langage de la philosophie et de l’éthique courantes, dans le langage du droit positif, ou dans le langage marxiste, bien autrement approprié.

A l’aube du capitalisme, la propriété en tant que droit à disposer du produit de son propre travail était encore défendue par des idéologues conservateurs et des théologiens, dont l’embarras devant le passage de la propriété à celui qui ne travaille pas a été l’objet des satires de Marx. Toutes leurs théories qui essayaient de justifier le profit capitaliste par l’épargne, l’abstinence, le travail personnel antérieur n’ont pas réussi à donner une apparence morale au fait que celui qui fabrique des épingles ne peut pas en empocher une en sortant de l’atelier sans se rendre coupable de vol qualifié.

Du point de vue juridique, ni les anciens codes féodaux, ni ceux élaborés la révolution bourgeoise n’ont exclu le droit de propriété d’un particulier sur une bou­tique, une fabrique, un stock de matières premières ou de produits.

Mais le marxisme met en lumière le véritable rapport économico-social en con­sidérant la relation entre la valeur du produit et la quantité de force de travail nécessaire pour l’obtenir. Si la manufacture le fabrique en quatre heures alors qu’il en faut huit à l’artisan, ce dernier, fort de son plein droit de propriété pourra bien porter au marché son produit, il n’en retirera qu’un prix réduit de moitié, qui ne lui permettra pas d’acquérir les subsistances nécessaires à sa journée. Comme il ne peut phy­siquement travailler seize heures par jour, il sera contraint pour boucler son budget d’accepter les conditions du capitaliste, c’est-à-dire de travailler, disons douze heures pour celui-ci et de lui laisser les fruits de son travail; et il recevra en salaire, disons l’équi­valent de six heures de travail avec lesquelles il lui sera possible de vivre, même si c’est de façon misérable.

Cette transformation brutale et féroce contient en soi la condition nécessaire du progrès de la technique productive: c’est seulement en extrayant de la force de travail de l’artisan asservi au capitalisme cette marge de valeur que peuvent être créées les bases socia­les de l’accumulation du capital, fait économique qui accompagne le phénomène tech­nique de la diffusion des installations et des moyens productifs typiques de la nouvelle époque scientifique et mécanique.

Pourquoi donc le nouveau régime de production et d’appropriation des fruits du travail a-t-il dû, pour s’affirmer, briser certains obstacles dans les formes de la production, c’est-à-dire dans les rapports de pro­priété de l’ancien régime ?

C’est parce que ceux-ci constituaient une série de restrictions et de normes li­mitatives en contradiction avec les nouvelles exigences, c’est-à-dire avec la liberté de mouvement des capitalistes et avec la disponibilité d’une masse suffisante d’offre de travail salarié. D’un côté, le fait que la noblesse et le clergé disposaient du pouvoir d’état exposait les premiers accumulateurs de capital - marchands, usuriers ou banquiers - au risque de vexations continuelles et parfois de spoliations; de l’autre, les lois et les règlements corporatifs laissaient aux organisations des maîtres artisans des villes des privilèges de monopole sur la production de certains articles et donc sur leur écoulement dans des territoires donnés. La masse de travailleurs industriels n’aurait pas pu se constituer si les serfs n’avaient pas été détachés de la terre, les compagnons et les artisans ruinés «libérés» de leur boutique.

La révolution n’a donc pas débouché sur un nouveau code positif de la propriété; mais elle était indispensable pour abolir les vieilles lois féodales qui réglaient les rapports de production et de commerce à la campagne et à la ville.

En considérant le système capitaliste par opposition au régime féodal sur les ruines duquel il est apparu, nous ne devons pas rechercher son trait caractéristique dans l’instauration d’un droit de propriété nouveau attribué à une personne physi­que ou juridique, sur les machines, les usines, les chemins de fer, les canaux, etc.

Il nous faut voir clairement quels sont à l’inverse les traits caractéristiques, les véritables critères de l’économie capitaliste, car sinon nous ne pourrions pas comprendre le processus de son évolution, ni juger des caractères de son dépassement.

En ce qui concerne l’évolution des rapports de propriété et en restant pour l’instant sur le terrain du droit de propriété des biens mobiliers (nous nous occuperons ensuite de la propriété du sol et des installations fixes), les caracté­ristiques essentielles et nécessaires du capitalisme sont les suivantes:

Premièrement: l’existence d’une économie de marché, qui oblige les travailleurs à acheter tous leurs moyens de subsistance, au sens général du terme.

Deuxièmement: l’impossibilité pour les travailleurs de s’approprier et de porter directement sur le marché les biens mobiliers constitués par les produits de leur travail; c’est-à-dire l’interdiction de la propriété personnelle du travailleur sur le produit.

Troisièmement: l’attribution aux travailleurs d’une quantité de moyens d’achat et, de façon générale, de biens et services inférieure à la valeur ajoutée par eux aux produits et l’investissement d’une grande partie de cette marge bénéficiaire dans de nouvelles installations (accumulation).

Sur la base de ces critères de base, il nous faut chercher si un titre personnel de propriété sur l’usine et les installations productives est indispensable à l’existence du capitalisme; et si non seulement une économie purement capitaliste n’est pas possible sans une telle propriété, mais encore si dans certaines phases il ne convient pas au capitalisme de la dissimuler sous d’autres formes.

Une telle recherche a pour prémisse un certain nombre de considérations significatives sur l’importance économique et l’évolution juridique du droit de propriété d’individus ou d’entreprises privées sur le sol, le sous-sol et les immeubles à l’époque moderne.

 

 

III. La révolution prolétarienne

 

Les termes de la revendication socialiste.

 

Tout en conservant la division technique du travail et la concentration des forces productives engendrées par le capitalisme, la lutte de la classe des salariés contre la bourgeoisie capitaliste a pour objectif d’abolir en même temps que l’appropriation patronale des produits et la propriété privée des moyens de production et d’échange, le système de production par entreprises et le système de distribution mercantile et monétaire, puisque le système d’exploitation et d’oppression constitué par le salariat ne cesse qu’avec la disparition de ces systèmes.

Avant d’entrer dans cette recherche qui concerne les institutions juridiques de la propriété qui accompagnent l’histoire de l’économie capitaliste, il est nécessaire de rappeler quels ont toujours été les termes véritables de la grande revendication socialiste.

Historiquement, celle-ci consiste dans le mouvement qui depuis sa naissance attaque les fondements sociaux du régime et du système capitaliste (nous laissons ici de côté les allusions littéraires et philosophiques sur le communisme des biens dans les régimes pré-bourgeois dès l’antiquité, qui se rattachaient aussi à des bouleversements de classes). Mouvement de critique et de combat dont la forme complète n’est pas séparable de l’intervention effective dans les luttes sociales de la classe ouvrière salariée et de son organisation en parti de classe internatio­nal faisant sienne la doctrine du Manifeste des communistes et de Marx.

La revendication socialiste, énoncée des millions de fois dans les pages de livres théoriques ou dans les modestes paroles de discours ou de petits journaux de propagande, ne peut être vivante et réelle en dehors de la méthode dialectique du marxisme, en même temps dans sa simple évidence et sa puissante profondeur.

Le cri de protestation contre les injustices, les inégalités, les infâmies dont le régime capitaliste est pétri ne suffit pas à établir ce qu’est la revendication socialiste du prolétariat. C’est dans ce sens que furent insuffisantes les innombra­bles positions pseudo-socialistes ou semi-socialistes de philanthropes humanitaires, d’utopistes, de libertaires, d’apôtres, plus ou moins excités par des éthiques et des mystiques sociales nouvelles.

Le cri du prolétariat et du marxisme devant le régime bourgeois n’est pas un «Vade retro Satanas!». Il est en même temps une bienvenue et, à une certaine époque historique, une offre d’alliance, puis une déclaration de guerre, puis une menace de destruction. Position incompréhensible pour tous ceux qui fondent l’explication de d’histoire et des luttes qu’elle a connues sur des croyances religieuses et des systèmes moraux ou, plus généralement, sur des méthodes non-scientifiques et inconsciemment métaphysiques qui cherchent dans chaque événement et à chaque stade de l’histoire de la société humaine le rôle de certains critères fixes, dûment affublés de majuscules, comme le Bien, le Mal, la Justice, la Violence, la Liberté, l’Autorité...

Parmi les caractéristiques d’organisation sociale que le capitalisme a réalisées à son avènement, il en est certaines que non seulement le socialisme accepte, mais sans les­quelles il ne pourrait même pas exister, tandis que d’autres sont des formes et des structures qu’il se propose d’anéantir.

Ses revendications seront donc définies en se rapportant aux différents points dans lesquels nous avons récapitulé les éléments typiques, les caractères distinctifs du capitalisme au moment de sa victoire. Celle-ci est une révolution et c’est la première condition historique générale du régime pour lequel les socialistes lutte­ront. La prise de position anti-capitaliste quasi-immédiate, si radi­cale et ouverte qu’elle soit, n’a pas le caractère d’une apologie et d’une restauration des conditions et des formes précapitalistes. Il faut aujourd’hui rétablir clairement tout ceci, même si cela fait plus d’un siècle que notre école réitèrent ses efforts en ce sens, dans la mesure où à chaque pas de la lutte de classe, de dangereuses déviations ont donné naissance à des mouvements et des doctrines qui falsifiaient des positions essentiel­les du socialisme révolutionnaire.

Dans le chapitre précédent nous avons tout d’abord rappelé les caractères technico-organisatifs bien connus de la production capitaliste par opposition à la production artisanale et féodale. Dans leur ensemble ces caractères sont conservés et intégralement revendiqués par le mouvement socialiste. La collaboration de nombreux ouvriers à la production d’un même type d’objet, la division ultérieure du travail, c’est-à-dire la répartition des tra­vailleurs dans des phases diverses et successives de la fabrication d’un même produit, l’introduction de toutes les ressources de la science appliquée - machines motrices et machines-outils - dans la technique productive: tels sont les apports de l’époque capitaliste auxquels nous ne nous proposons certes pas de renoncer et qui seront au contraire la base de la nouvelle organisation socialiste. Le fait que les procédés techniques aient été débarrassés du mystère, du secret et des exclusivités corporatives est un autre acquis important et irréversible car, pour le déterminisme, il constitue la base solide pour que la science, avec toutes les difficultés, se dégage des antiques mixtures de sor­cellerie, de religion, et de philosophies.

La démonstration que la bourgeoisie n’est arrivée à ces résultats que par des méthodes bar­bares et en précipitant les masses productrices dans la misère et l’esclavage du sa­lariat reste toujours un point fondamental. Mais cela ne signifie certaine­ment pas que nous nous proposions pour autant de retourner à la libre production de l’artisan autonome.

Spoliés de toute possession, l’artisan et le petit agriculteur furent réduits à l’état de salariés plongés dans la misère tandis que leurs résistances étaient étouffées par la violence. Mais les nouveaux critères d’organisation de l’effort productif permettaient d’en augmenter le résultat et le rendement dans le sens social. Malgré les prélèvements effectués par le patron industriel, les masses eurent la possibilité, à l’échelle générale, de satisfaire des besoins nouveaux et plus variés avec le même temps de travail (2). Avant même de considérer les énormes avantages de la division du travail et du machinisme pour le rendement productif, nous retenons comme un acquis définitif sur lequel il ne peut être question de revenir, la simple économie de frais de transports, d’opérations commerciales et de gestion engendrée par la manufacture par rapport aux petites échoppes des artisans. Chaque artisan était son propre caissier, placier, comptable, et commis: c’était un énorme gaspillage de temps de travail, alors que dans la grande usine un seul employé sur cent ouvriers est occupé à ces fonctions. Toute proposition tendant à éparpiller à nouveau les forces productives concentrées par le capital est réaction­naire aux yeux des socialistes. Et par forces productives, nous n’en­tendons pas seulement les travailleurs dont nous venons de par­ler, mais naturellement aussi la masse des matières à travailler et travaillées, les ins­truments de travail et toutes les installations modernes complexes qui sont nécessai­res à la production de masse en série.

Ce n’est pas une digression de souligner qu’en acceptant la concentration progressive des installations et des lieux de travail en opposition à l’économie basée sur des petites entreprises, la revendication socialiste n’accepte pas pour autant cette conséquence du système capitaliste qui consiste dans l’industrialisation accélérée de certaines zones, et l’abandon d’autres zones à des con­ditions arriérées, que l’on considère le rapport de pays à pays à celui de la ville à la campagne. Historiquement ce rapport subsiste tant que le régime bourgeois n’a pas épuisé sa phase de spoliation des anciens producteurs et leur réduction à l’état de salariés non possédants. Dialectiquement, la revendication socialiste ne peut pas ne pas s’appuyer sur la fonction révolutionnaire dirigeante des ouvriers urbanisés par le capitalisme en masses impor­tantes, mais elle tend à la diffusion partout des moyens techni­ques et de la vie moderne plus riche de manifestations, conformément à ce que disait déjà le Manifeste au point 9 de son programme immédiat «mesures pour supprimer pro­gressivement les différences entre ville et campagne» - ce qui n’est aucunement en opposition avec toutes les autres mesures d’organisation nettement centralisatrices. Le même critère guide la prise de position socialiste à propos des rapports entre les mé­tropoles et les colonies qui veulent se soustraire à l’exploitation des premières, sans oublier que seuls les développements du capitalisme ont pu accélérer de siècles en­tiers ce résultat, bien que dans ce domaine toutes les limites des méthodes de conquête les plus brutales aient été dépassées.

Héritant donc de la révolution capitaliste l’énorme développement des forces de production, les socialistes se proposent de révolutionner l’édifice correspondant des formes et des rapports de production qui se reflète dans les institutions juridiques; et ceci après avoir accepté que le «Quart Etat», les prolétaires aient combattu en alliance avec la bourgeoisie luttant pour briser les formes et les institutions du régime précédent, pour établir et consolider les siennes propres et les étendre aussi bien au monde avancé qu’arriéré. Mais dans quel sens notre revendication historique comporte-t-elle l’abattement et le dépassement de ces formes?

La révolution capitaliste dans la production a séparé violemment les travail­leurs de leurs produits, de leurs instruments de travail et de tous leurs moyens de production, en ce sens qu’elle a supprimé leur droit d’en disposer directement et personnellement. Le socialisme condamne cette spoliation, mais ce n’est certes pas pour restituer à chaque artisan ses outils et le produit qu’il a fabriqué avec eux, pour qu’il aille sur le marché l’échanger contre des moyens de subsistance. En un cer­tain sens, la séparation brutalement effectuée par le capitalisme est historiquement définitive. Mais dans notre perspective dialectique, cette séparation sera dépassée sur un plan supérieur et plus vaste. L’artisan libre et autonome disposait individuellement des outils et des produits; puis ils sont passés à la disposition du patron capitaliste. Ils devront revenir à la disposition de la classe des produc­teurs. Ce sera une disposition sociale et non plus individuelle, ni même corporative. Ce ne sera plus une forme de propriété, mais une forme d’organisation technique générale et si nous voulions préciser les choses dès maintenant, nous de­vrions parler de disposition de la part de la société et non d’une classe, puisque cette organisation tend à un type de société sans classes.

De toutes façons, sans pour l’instant parler de disposition et de «proprié­té» de l’individu sur l’objet qu’il va consommer, nous ne pouvons inclure dans la revendication socialiste l’arbitraire personnel du travailleur sur l’objet qu’il a fabriqué.

Si l’ouvrier d’une usine de chaussures en régime bourgeois, emporte une pai­re de chaussures, il n’évitera pas la prison en démontrant qu’elles correspondaient bien à sa pointure et encore moins s’il entend au contraire les vendre pour a­voir, disons du pain. Le socialisme ne consistera pas à permettre à l’ouvrier de sortir de l’usine avec une paire de chaussures en bandoulière, et ceci, non pas parce qu’elles auraient été volées au patron, mais parce que cela constituerait un système ridiculement lent et lourd de distribution des chaussures à tous. Avant de voir là un problème de droit ou de morale, nous y voyons un problème technique concret: il suffira pour s’en convaincre de penser aux ouvriers d’une fabrique de roues de chemins de fer ou, pour illustrer de façon encore plus évidente la révo­lution à laquelle conduisent les transformations de la technique et de la vie, à ceux d’une centrale électrique ou d’une station de radio, qui, comme dans cent autres cas, n’ont aucun motif pour être fouillés à la sortie.

Or la question du droit de propriété sur le produit fini ou semi-fini est en réalité la question cruciale, beaucoup plus importante que la propriété des ins­truments de production, des usines, des ateliers ou des installations quelles qu’elles soient.

La véritable caractéristique du capitalisme est l’attribution à un patron privé des produits et en conséquence de la possibilité de les vendre sur le marché. En général, au dé­but de l’époque bourgeoise, cette attribution dérive de celle de la manufacture, de la fabrique, de l’établissement à un particulier qui en est le titulaire, le capitaliste industriel; juridiquement cette attribution a une forme analogue à celle de la propriété du sol ou des immeubles.

Mais cette propriété privée individuelle est un fait statique, formel, c’est le paravent du vieux rapport qui nous intéresse, qui, lui, est dynamique et dialectique et qui consiste dans le mouvement de la production, dans l’enchaînement incessant des cycles économiques.

C’est pourquoi la revendication socialiste propose de supprimer l’attribution des produits du travail collectif à un propriétaire unique, chef de l’entreprise et libre de les vendre à son gré, alors qu’elle devait accepter le remplacement du travail individuel par le travail associé. Ce postulat relatif à toute la dynamique industrielle s’exprime logiquement comme l’abolition du libre droit privé de l’industriel sur l’installation productive.

Cette formulation est pourtant incomplète, même sur le plan auquel nous nous limitons dans ce paragraphe, c’est-à-dire sur le plan du contenu négatif et des­tructeur de la position économique du socialisme; nous ne traitons pas en­core du type d’organisation productive et distributive du régime socialiste et du chemin à parcourir pour y arriver, dans le domaine des mesures économiques comme de la lutte politique.

La formulation est incomplète parce que tout en précisant que nous sommes pour le dépassement de l’attribution de tous les produits manufacturés dans une usine au seul patron de celle-ci et de ceux-là, elle ne dit pas ce que nous voulons que deviennent les autres formes propres à l’économie capitaliste.

En fait, l’économie capitaliste n’a été possible que dans la mesure où la sépa­ration des travailleurs et des moyens de production a trouvé un appareil de distribu­tion mercantile déjà en fonction qui permettait au capitaliste de porter les produits sur le marché et de créer le système du salaire, en donnant aux ouvriers une partie des sommes encaissées afin qu’ils puissent se procurer sur ce même marché leurs moyens de subsistance. L’artisan abordait le marché comme vendeur et acheteur, le salarié le peut seulement comme acheteur et avec des moyens limités par la loi de la plus-value.

La revendication socialiste classique consiste dans l’abolition du salariat. Seule l’abolition du salariat implique l’abolition du capitalisme. Mais ne pouvant abo­lir le salariat dans le sens où l’on rendrait au travailleur la physionomie absur­de et rétrograde de vendeur de son produit, le socialisme revendique dès l’origine l’abolition de l’économie de marché.

La forme mercantile de la distribution a précédé, comme nous l’avons déjà rap­pelé, le capitalisme; elle existait dans toutes les économies différentiées antérieures, en remontant jusqu’à celle où existait un marché des personnes humaines (esclavage).

Economie mercantile moderne veut dire économie monétaire. La revendication socialiste anti-mercantile implique donc aussi l’abolition de la monnaie comme moyen d’échange et comme moyen de formation pratique des capitaux

Dans un cadre de distribution mercantile et monétaire, le capitalisme tend inévitablement à resurgir. Si ce n’était pas vrai, il faudrait déchirer toutes les pages du Capital de Marx.

Tous les textes du marxisme et en particulier les polémiques de Marx contre Proudhon et contre toutes les formes de socialisme petit-bourgeois se prononcent contre le mercantilisme. C’est un mérite du programme communiste rédigé par Boukha­rine, malgré la prolixité de son texte, d’avoir remis pleinement en lumière ce point essentiel.

Mais à la fin du paragraphe précédent, nous avons établi un troisième point qui distingue le capitalisme des régimes qu’il a vaincus: le produit du produit du travail des ouvriers est amputé d’une forte fraction représentant le profit patronal, et surtout une partie importante de cette fraction est consacrée à l’accumulation d’un nouveau capital.

Il est évident qu’en retirant au patron bourgeois le droit de disposer du produit et de le porter au marché, la revendication socialiste lui retire son droit de propriété sur l’usine et en même temps la disposition de la plus-value et du profit. Elle a proclamé il y a plus d’un siècle que l’on pouvait abolir le salariat, ce qui signifie dépasser l’économie du marché connue jusqu’alors. En détruisant le marché sur lequel le petit artisan du Moyen-Âge se présentait timidement avec quelques articles manufacturés, et où les produits du travail associé moder­ne arrivent avec leur caractère capitaliste de marchandises, il est tout aussi évident que l’on détruit également le marché des instruments de production et le marché des capitaux, donc l’accumulation du capital.

Mais tout ceci ne suffit pas encore.

Nous avons déjà dit que dans le processus d’accumulation il y a un aspect social. Nous a­vons rappelé que dans la propagande sentimentale - et qui parmi nous, socialistes, n’en a pas abusé ? - nous mettions en avant l’injustice que constituent, face à une justice distributive abstraite, les prélèvements effectués par le capitaliste sur la plus-value en vue de sa consommation ou de celle de sa famille, et qui lui permettaient un niveau de vie bien supérieur à celui des travailleurs. Abolition du profit, avions-nous donc l’habitude de crier, et c’était parfaitement juste. Aussi juste qu’insuffisant. Depuis cent ans, les économistes bourgeois nous refont un calcul d’où il ressort que le revenu national entier d’un pays donné divisé par le nombre de ses habitants ne donnerait à chacun qu’un niveau de vie à peine supérieur à celui de l’humble ouvrier. Le calcul est exact, mais sa réfutation est aussi vieille que le socialisme lui-même, même si on ne trouvera jamais un économiste bourgeois capable de la compren­dre.

Les diverses sommes que le capitaliste met de côté avant de prélever la dernière part qui servira à ses plaisirs ont, dans une certaine mesure, un but rationnel et social. Dans une économie collective aussi, il faudra mettre de côté des produits et des instruments en quantité suffisante pour assurer le maintien et le progrès de l’organisation générale. Dans un certain sens, il y aura une accumulation sociale.

Dirons-nous alors, que nous, socialistes, nous voulons remplacer l’accumulation privée par l’accumulation so­ciale? Cela ne suffirait pas. Si la consommation d’une partie de la plus-value par le capitaliste est un fait privé, dont nous réclamons l’abolition, mais qui a quantitativement peu de poids, l’accumulation, même capitaliste, est au contraire un fait déjà social, un facteur tendanciellement utile à tous sur le plan social.

Les vieilles économies qui se contentaient de thésauriser sont restées immobiles pendant des milliers d’années, tandis qu’en accumulant, l’économie capitaliste a centuplé les forces de production en quelques dizaines d’années, travaillant ainsi pour notre révolution.

Mais l’anarchie que Marx impute au régime capitaliste réside dans le fait que le capitaliste accumule par entreprise, par usine, entreprises et usines qui agissent et vivent dans un cadre mercantile.

Ce système (nous verrons mieux par la suite avec quelques exemples cette thèse économico-technique difficile mais fondamentale) ne s’organise pas autrement qu’en fonction du profit maximum de l’entreprise, ce qui souvent ne s’obtient qu’en diminuant les profits d’autres entreprises. Au départ, et ici les économistes classiques de l’école bourgeoise avaient raison, la supériorité de la grande entreprise organisée sur la super-anarchie de la petite production conduisait à un rendement tellement supérieur que, outre le profit du capitaliste et le large prélèvement destiné à de nouvelles installations et de nouveaux progrès, l’ouvrier de l’industrie évoluée pouvait mettre sur sa table des plats inconnus du petit artisan.

Mais chaque entreprise courant au profit maximum, chacune enfermée dans sa comptabilité de dépenses et de recettes du marché, les problèmes du rendement général du travail hu­main ont été mal résolus au cours du développement, et même résolus à l’envers.

Le système capitaliste empêche de poser le problème qui consiste à élever au maximum non le profit, mais le produit à égalité d’efforts et de temps de travail, afin qu’une fois prélevée la fraction nécessaire à l’accumulation sociale, il soit possible d’aug­menter la consommation et de réduire le travail, l’effort de travail, l’obligation du travail. Soucieux uniquement de vendre à prix élevé le produit de l’entreprise et de payer le moins cher possible les produits des autres, le système capitaliste ne peut arriver à une adaptation générale de la production à la consommation, et il tombe dans des crises successives.

Par conséquent la revendication socialiste se propose d’abattre non seulement le droit et l’économie de la propriété privée, mais en même temps l’économie de marché et l’économie d’en­treprise.

C’est seulement lorsqu’on tendra à dépasser les trois formes de l’économie actuelle: propriété privée des produits, marché monétaire, et organisation de la production par entreprises qu’il sera possible de dire que l’on va vers l’organisation socialiste.

Il s’agit maintenant de voir comment la revendication socialiste tombe quand on en supprime un seul terme. Le critère de l’économie privée individuelle et personnelle peut être largement dépassé même en plein capitalisme. Nous combattons le capitalisme comme classe, et pas seulement les capitalistes en tant qu’individus. Il y a capitalisme aussi longtemps que les produits sont portés sur le marché ou au moins «comptabilisés» à l’actif de l’entreprise, considérée comme îlot économique distinct, même très grand, tandis que la rétribution du travail est portée à son passif.

L’économie bourgeoise est une économie en partie double. L’individu bourgeois n’est pas un homme, c’est une maison de commerce. Nous vou­lons détruire toutes les maisons de commerce. Nous voulons supprimer l’économie en partie double, fonder l’économie en partie simple, que l’histoire connaissait déjà à l’époque où le troglodyte sortait pour cueillir autant de noix de coco qu’il y avait de compagnons dans la caverne, avec ses mains pour seul instrument.

Tout ceci, nous le savions déjà en 1848, ce qui ne nous empêche pas de continuer à le dire a­vec une ardeur juvénile.

Nous verrons plus loin que pendant ces cents ans il s’est passé beaucoup de choses dans le jeu des rapports que nous avons examinés; mais toutes ces choses ont encore renforcé notre détermination à soutenir les mêmes thèses.

Après avoir averti le lecteur que sous le socialisme même le pronom général devient un pronom social.

 

 

IV. La propriété rurale

 

La révolution bourgeoise et la propriété des biens immobiliers.

 

A l’époque pré-capitaliste la possession de la terre est divisée entre la forme commune, la forme féodale et la forme privée libre. Le capital mobile, en conquérant le droit d’acquérir des biens immobiliers, regroupe entre les mains de la bourgeoisie les trois formes d’exploitation: rente foncière, intérêt de l’argent avancé, profit de l’entreprise.

 

Sont bien immobiliers, dans l’acceptation courante du terme, la terre et les ins­tallations que l’homme y a construites et qui ne sont pas transportables d’un lieu à l’autre. Lors de l’avènement du capitalisme, la propriété immobilière avait pour principal objet les terres cultivables, les bâtiments d’habitations et les bâtiments de production; ce n’est que plus tard, avec la diffusion de machines fixes ou transportables, puis du réseau de communication, de transport, de transmission et de distribution d’énergies diverses qu’apparurent des cas toujours plus complexes, pour lesquels la distinction technique, sociale et juridique entre biens mobiliers et immobiliers a donné lieu à de plus grandes subtilités.

Pour plus de clarté nous nous arrêterons d’abord sur la propriété du sol. La distribution dans les derniers temps du régime féodal était plutôt complexe: il exis­tait des zones de domaines collectifs appartenant aux communes ou à l’Etat, de grands fiefs attribués par le pouvoir politique central aux familles de la noblesse, et en­fin de petites possessions indépendantes de paysans cultivant directement la terre. La première forme, continuellement attaquée par les seigneurs, les paysans et la bourgeoisie naissante, dérivait d’une gestion communiste très ancienne de la terre; elle tirait son origine essentiellement des peuples et des systèmes de droit germaniques auprès desquels, à l’époque des migrations et des invasions du sud, elle évolua en féodalisme militaire et dynastique.

La troisième forme, la petite possession autonome, dérivait du système et du droit romain; à Rome et dans les pays conquis, l’organisation de la propriété terri­enne était en effet fondée sur la répartition du sol entre citoyens libres, soldats en temps de guerre, tandis que le patricat disposait de lots beaucoup plus impor­tants, qu’il exploitait par le travail de la masse des esclaves, privés de droits politiques, mais aussi exempts de service militaire. Dans ce système romain n’existaient ni la gestion commune de la terre, ni l’institution d’un droit souverain qui aurait pu arbitrai­rement faire passer la terre d’un seigneur à un autre, si l’on excepte l’Etat qui procédait à la division des territoires nouvellement occupés; aussi était-il parvenu à une déli­mitation précise des lots de terre, régie par le droit civil classique en vi­gueur dans tout l’Empire et même dans l’Empire d’Orient.

Après avoir ainsi rappelé quelles sont les deux formes collatérales de la propriété féodale, examinons les caracté­ristiques de celle-ci. C’est le chef militaire vainqueur, l’élu d’un groupe de chefs et princes alliés, puis un monarque absolu et même la hiérarchie ecclésiastique qui assigne et répartit d’autorité entre les divers seigneurs et vassaux les terres sou­mises à toute une hiérarchie de droits, fixant ou modifiant même fréquemment et arbitrairement les limites des circonscriptions. A l’intérieur de ces formes plus ou moins mélangées, toute une hiérarchie de seigneurs, de guerriers, de prêtres vit du travail de la masse paysanne attachée à la terre à laquelle elle appartient et qu’elle ne peut pas quitter.

Comme Marx l’a souvent observé, ce qui prévaut dans ce système social, davantage que le rapport juridique entre le propriétaire et la terre, c’est le rapport entre le titulaire du fief et du titre de noblesse qui l’accompagne, et la masse de ses serfs et de leurs familles. Il est plus intéressant pour le seigneur d’avoir beaucoup de serfs que beaucoup de terres, puisqu’il dispose d’une partie du travail des serfs. Un autre point essentiel de l’organisation féodale réside dans le fait que le sei­gneur ne peut perdre son fief, quelle que soit la façon, bonne ou mauvaise, dont il le gère; le fief n’est ni expropriable, ni aliénable et le droit d’aînesse en empêche la division par l’héritage, cette institution si importante du droit romain. Par conséquent, au moins en ce qui concerne les énormes étendues faisant l’objet d’investitures féodales, il n’existe pas un marché de la terre: la terre ne peut pas être échangée contre de l’argent.

Cette analyse du régime pré-bourgeois, dont nous partirons pour examiner la position du capital triomphant vis-à-vis de la propriété foncière, est fondamentale dans la théorie marxiste. Il est dit au chapitre XXVII du Capital, dans un passage se référant à l’époque de la servitude de la glèbe:

«Dans tous les pays d’Europe la production féodale est caractérisée par la répartition du sol entre le plus grand nombre possible de vas­saux. La puissance du seigneur féodal, comme celle de tout autre souverain, ne reposait pas sur le montant des taxes perçues, mais sur le nombre de ses sujets, qui lui même dépendait du nombre des petits paysans établis sur ses domaines» (3).

Comme nous ne voudrions pas que les conséquences que nous allons tirer de ces prémisses semblent neuves ou originales, nous citerons encore un passage essentiel du chapitre II sur le rapport entre la terre et l’argent:

 «Les hommes ont souvent fait de l’homme lui-même, dans la figure de l’esclave, la matière primitive de leur argent; il n’en a jamais été ainsi du sol. Une telle idée ne pouvait naître que dans une société bourgeoise déjà développée. Elle date du dernier tiers du XVIIe siècle; et sa réalisation à l’échelle d’une nation n’a été essayée que cent ans plus tard, dans la révolution bourgeoise en France» (4).

Le capital moderne n’est donc pas la même chose que la propriété en général et il ne suffit pas d’abolir celle-ci, dans la théorie et dans le droit, pour le détruire. Le capital est une force sociale dont la dynamique a des aspects bien plus complexes qu’un platonique droit de propriété. Il se présente comme opposé à la propriété foncière traditionnelle, l’un des principaux éléments de cette antithèse étant que cette dernière est vraiment personnelle, tandis qu’il sort des limites des pou­voirs du particulier:

«Lorsqu’ on étudie le capital historiquement, dans ses origines, on le voit partout se poser en face de la propriété foncière sous forme d’argent, soit comme fortune monétaire, soit comme capital commercial et capital usuraire» dit Marx dans le chapitre IV (5), pour établir que le produit final de la circulation mercantile est l’argent et que celui-ci est la première forme sous laquelle apparaît le capital (que nous trouverons ensuite sous la forme de fabriques, de machines, de provisions de matières premières, de masse de salaires).

Dans une des notes instructives qu’il ajoute au texte on lit par ailleurs: «L’opposition existant entre la propriété foncière [féodale] fondée sur des rapports personnels de domination et de dépendance et la puissance impersonnelle de l’argent se trouve clairement exprimée dans les deux dictons français: «Nulle terre sans seigneur» et «l’argent n’a pas de maître» (6)

La signification de l’économie moderne qui succède à la destruction des rapports féodaux est contenue dans une autre citation que nous tirons du chapitre 22 :

 «C’est pourquoi nous arrivons à cette conclusion générale que le capital, s’incorporant les deux sources primitives de la richesse que sont la force de travail et la terre, acquiert une puissance d’expansion qui lui permet d’augmenter les éléments de son ac­cumulation au-delà des limites apparemment fixées par sa grandeur, c’est-à-dire par la valeur et la masse des moyens de production déjà produits en lesquels il consiste».

Marx traite ensuite en passant de la période transitoire de bien-être qui sépare dans l’histoire anglaise la suppression de la servitude féodale et l’avènement brutal de la grande accumulation capitaliste qui fonde la richesse bour­geoise sur l’extension d’une terrible misère des masses; une autre note rappelle que la société japonaise de l’époque, avec une organisation féodale de la propriété foncière flanquée d’une petite propriété rurale très répandue, offrait une image plus fidèle du Moyen-Age européen que les livres d’histoire rem­plis de préjugés bourgeois.

Dans leur incommensurable bêtise, les opportunistes d’aujourd’hui prétendent bien souvent que les conquêtes de la civilisation capitaliste sont menacées d’un retour des institutions du Moyen-Age car ils ne savent comment s’en sortir autre­ment pour nous cuisiner des combinaisons bâtardes entre les idéaux bourgeois et revendications socialistes: qu’on leur applique alors comme une gifle l’exclamation finale de cette note de Marx: «Il est vraiment trop facile d’être libéral aux dé­pens du Moyen-Age» (7).

 

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Vers la fin de l’ancien régime, quand la puissance économique de la bourgeoisie est déjà notable, le capital liquide réuni dans les mains des marchands et des banquiers exerce une violente pression pour supprimer les obstacles qui l’empêchent de s’emparer des propriétés immobilières. Le fait central de l’accumulation capitaliste réside sans aucun doute dans la constitution, grâce à l’argent amassé, des stocks de matières premières et de subsistances pour les ouvriers qui les travailleront. Mais il est aussi nécessaire de disposer de lieux de travail et d’ac­quérir des bâtiments que l’on puisse transformer en ateliers et des terrains où les construire pour qu’apparaissent les premières manufactures. En outre, la nouvelle classe possesseuse de richesses est poussée à rivaliser avec les vieux seigneurs féodaux qu’elle aspire à dépasser et à déposséder, y compris dans l’acquisition de maisons, de palais et de terres cultivables. De leur côté, les fermiers enrichis tendent à s’émanciper de leur dépendance en acquérant la propriété de ceux qui leur louaient la terre et en devenant les patrons absolus de l’entreprise agricole, qui, comme Marx l’a noté plusieurs fois, est une véritable industrie.

Toute l’histoire et la littérature de la période précédant directement la révolution bourgeoise sont remplies des manifestations de cette lutte menée par les bourgeois, les enrichis, les parvenus pour rivaliser de prestige avec les nobles. Même quand ils sont à court d’argent et qu’ils doivent recourir à des affairistes et des usuriers pour conserver leur luxe, ces derniers non seulement méprisent et humilient celui qui vit de commerce et de trafic, mais le droit en vigueur lui-même les aide à se défendre contre lui et à refuser le remboursement des prêts: la scène du créancier molesté auquel les serviteurs du seigneur rompent l’échine à coups de bâton est traditionnelle.

Le Tiers-Etat ne pourra se libérer complètement de cette situation de sujétion et d’infériorité qu’en conquérant de façon révolutionnaire le pouvoir politique; jusque là c’est en vain qu’il tentera d’égaler, en dilapidant les fruits de ses spécula­tions, la grandeur de ses rivaux de classe.

 Dans sa comédie «Le Bourgeois Gentilhomme», Molière se livre à une sati­re féroce du marchand qui veut jouer au noble. L’auteur le décrit dans une scène où une troupe de comiques jouent une fausse cérémonie d’adoubement de chevalier. Comme pour démontrer à l’avance la thèse marxiste que ce n’est pas le travail qui permet d’accumuler du capital, le bourgeois voudrait faire oublier qu’il a manié le marteau du forgeron et ceindre l’épée du chevalier.

Mais la classe des capitalistes s’est bien vite remise des humiliations, des coups et des brocards en renversant dans la révolution sociale les classes des nobles et des prêtres; ayant instauré sa propre domination, elle n’eut plus de frein à l’expansion de ses forces économiques: le système de la propriété féodale tombe alors et de plus en plus les porteurs de capital monétaire se font acquéreurs de biens immobiliers, alors que jusque-là ils n’avaient pu satisfaire que très difficilement ce besoin particulier. Ce fut là une des caractéristiques les plus importantes de la révolution capitaliste, qui parvint comme le dit Marx dans une phrase lapidaire à «faire de la terre un article de commerce». Elle pouvait se vanter, en même temps que d’avoir libéré les travailleurs campagnards de la servi­tude féodale et ceux de la ville des liens corporatifs, d’avoir «incorporé le sol au capital» (8).

Nous pouvons caractériser cette première période de consolidation du capitalis­me vainqueur comme une période d’immobilisation du capital mobile, pour indiquer par là les larges investissements en propriété, fonds agraires et édifices urbains, qui sont le complé­ment économique nécessaire de la possession des grands moyens industriels de produc­tion. Cette nécessité économique était d’ailleurs devenue aussi une nécessité politique, puisque pour écraser complètement les anciens seigneurs, et leurs prétentions à res­taurer l’ancien régime, il fallait les mortifier dans les positions de prestige qu’ils avaient occupées dans les grandes métropoles. Car si ces grandes villes étaient nées du développement des formes capitalistes, le roi, les courtisans, les militaires, et les ecclésiastiques y occupaient les demeures les plus imposantes. De plus, ces classes prétendaient aussi conserver, pour leur prestige, de vastes étendues cultivables en province qu’elles consacraient aux divertissements, à la chasse, aux loisirs, à l’installation de communautés religieuses et ainsi de suite, alors qu’il était urgent pour l’économie bourgeoise de les mettre à profit, soit en vue d’investissements ultérieurs, soit pour intensifier la production des subsistances nécessaires à l’armée des travail­leurs industriels.

Nous avons voulu rappeler cette première époque de la conquête de la propriété immobilière par le capital parce qu’en poursuivant, nous verrons que s’y oppose, dans l’époque la plus récente, la tendance du capital d’entreprise à se débarrasser toujours plus des titres de possessions immobilières: il n’a en effet pas besoin de posséder des biens immobiliers pour remplir avec le maximum d’intensité ses fonctions et pour réaliser des profits formidables, et, d’autre part, il n’a plus aucun motif de craindre que ceux-ci retombent dans les mains des aristocrates terriens, classe désormais disparue.

Dans la période intermédiaire de capitalisme stable qui précède la troisième période ultra-moderne à laquelle nous venons de faire allusion pour la clarté de l’exposé, les rapports entre la propriété et l’entreprise sont très variables. Mais si l’on examine attentivement les diverses formes économiques et les forces sociales qui leur correspondent, il apparaît clairement que le caractère distinctif de l’époque capitaliste se trouve dans l’entreprise et non dans la propriété.

Le bourgeois des débuts, le romantique Maître des Forges, nous ne pouvons le concevoir que comme un seul individu qui concentre dans ses mains tous les éléments de la production. La terre sur laquelle est construite la fabrique, la mine qui lui fournit le minerai, le bâtiment où celui-ci est travaillé, les machines, les outils, tout cela lui appartient. Il achète la force de travail en donnant un salaire à ses ouvriers. Il est le maître exclusif de tout le produit et il le place sur le marché là où il veut, là où cela lui convient le mieux. Lui-même est un technicien de la branche de production dans laquelle il travaille, mais il paye également comme employés des techniciens et des comptables. Dans une première période, les frais dits généraux sont limités, puisque l’usine doit tout produire elle-même: lumière, chaleur, force motrice. Les taxes payées à l’Etat sont elles-mêmes très réduites, puisque dans les premiers régimes libéraux la bourgeoisie applique à fond la politique économique du «laisser faire, laisser passer», supprime toutes les limites et tous les impôts qui peuvent faire obstacle aux initiatives productives et commerciales. La comptabilité est donc simple et unitaire; tout le bénéfice résultant de l’excédant des recettes sur les dépenses finit dans les poches du capitaliste qui n’est pas obligé d’y prélever le prix de loyers pour les terrains, les installations et les édifices dont il use. Dans ce cas classique initial, le capitaliste dispose aussi d’un capital liquide suffisant pour être son propre banquier et il n’a donc pas besoin de payer d’intérêts pour le capital argent nécessaire à ses achats de marchandises et aux avances de salaires.

Si nous voulions faire le parallèle entre cette entreprise modèle et ce qui se passe dans l’agriculture, nous le trouverions dans le cas où le gérant est en même temps propriétaire du sol et de toutes les réserves, mortes et vives, c’est-à-dire machines, outils, semences, engrais, troupeaux etc..., et où il dispose en outre d’un ca­pital suffisant pour avancer les salaires des ouvriers journaliers ou engagés à l’année. Dans tous ces cas, le solde positif obtenu par le capitaliste en déduisant du produit de la vente des marchandises les sommes dépensées, comprend la rente foncière, l’intérêt du capital financier, le bénéfice de l’entreprise - éléments économiques que l’on peut considérer comme distincts.

L’économiste les considère comme distincts parce que selon lui ils provien­nent de sources qui suffiraient chacun à engendrer la richesse: la terre génératrice de rente foncière, l’argent générateur d’intérêt, l’entreprise génératrice d’un profit qui vient récompenser l’activité, la capacité et l’habileté de celui qui a su assembler rationnellement les différents éléments de la production.

Pour l’économiste marxiste, toutes ces marges bénéficiaires sont des produits du travail hu­main; elles sont constituées par la différence entre la valeur produite par ce travail et la somme plus faible reçue par les salariés en échange de leur force de travail.

La distinction entre les divers éléments du gain patronal est pourtant une distinction historique, correspondant à la répartition de la plus-value extorquée à la classe ouvrière entre le propriétaire foncier, le capitaliste prêteur d’argent et l’entrepreneur.

Elle est bien de nature historique, parce que, même avant qu’ait surgi une véritable industrie capitaliste occupant des salariés, la terre pouvait donner un bénéfice au propriétaire foncier, de même que l’argent pouvait en donner un à son posses­seur, banquier ou usurier.

Il s’agit maintenant de voir quelle est la véritable caractéristique de la pro­duction capitaliste par rapport à ces différents éléments quand ceux-ci ne sont plus réunis dans les mains d’un seul titulaire, mais sont séparés; c’est-à-dire quand le propriétaire juridique du sol ou de l’usine, le banquier qui avance l’argent et l’entrepreneur qui, après avoir payé les deux premiers et toutes les institutions publiques et semi-publiques qui interviennent dans l’économie moderne, reste libre d’encaisser pour son propre bénéfice le prix commercial des produits déversés sur le marché, sont des personnes différentes.

Dans tous ces cas le propriétaire du terrain, des bâtiments et même parfois des machines, est payé par différentes redevances de location; le banquier reçoit un intérêt proportionné à la somme prêtée; diverses taxes et droits sont versés à l’Etat ou aux concessionnaires éventuels; et tout ce qui reste constitue un bénéfice pour l’entreprise elle-même, bénéfice que la comptabilité capitaliste tend faussement à présenter comme quelque chose qui apparaît après qu’aient été rémunérés les di­vers capitaux, immobiliers et mobiliers.

Le marxisme établit au contraire que cette troisième force, glorifiée dans les apologies du capitalisme comme un facteur de progrès, de science et de civilisation, est plus dangereuse et virulente que les deux autres, car elle accroît l’exploitation, l’extorsion et la misère. Le socialisme est tout entier dans la négation révolutionnaire de l’entreprise capitaliste, non dans la conquête de celle-ci par le travailleur.

Ces différents éléments et leurs rapports se distinguent les uns des autres de la façon la plus variée dans les formes capitalistes modernes: des entreprises capitalistes peuvent ne correspondre à aucune forme de propriété immobilière et même, dans certains cas, à aucun siège fixe ou même n’avoir qu’un outillage insignifiant, alors que pourtant la dynamique du processus capitaliste subsiste en plein et sous la forme la plus pure: c’est là un rapport économique tout sauf nouveau. On arrive ainsi à une espèce de divorce entre propriété et capital; le second se dégage toujours plus de la première qui se dilue, se dissimule ou même est présentée comme propriété d’organismes collectifs dans les étatisations, les socialisations et les nationalisations, qui prétendent être des formes de gestion non capitalistes.

 

 

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Note :

Le prétendu féodalisme dans l’Italie méridionale

 

 

La thèse centrale des opportunistes selon laquelle il subsiste en Italie des restes de rapports féodaux, prédominants dans tout le sud (Mezzogiorno), n’est pas uniquement le reflet d’une tactique politique de compromis et de reniement du socialisme classiste; elle se fonde en outre sur une triple série d’énormes erreurs de faits: à propos de la nature de l’économie et des relations sociales féodales, à propos de l’histoire politique du sud de l’Italie et à propos de la situation de l’agriculture méridionale.

 

Une des plus répugnantes «marottes» du pire opportunisme qui règne dans le mouvement socialiste et communiste italien est celle de la survie du féodalisme dans le sud de l’Italie et dans les îles, surtout à propos de la question rebattue de la propriété agraire latifundiaire méridionale, vrai cheval de bataille du cabotinage rhétorique et de la flagornerie politique italiennes. Le fait de déduire de cette constatation purement imaginaire, une tactique politique de bloc et de collaboration avec les partis radicaux bourgeois y compris dans l’Italie du Nord (que ces messieurs concèdent ou non à l’Italie le brevet de pays capitaliste) sur le plan et dans le cadre du boueux Etat unitaire de Rome, suffisait et suffit à qualifier de renégats de la doctrine et de l’action révolutionnaire nos socialo-communistes. Mais ces champions de la collaboration démocratique-bourgeoise montrent tout le mépris qu’ils ont pour la fidélité aux principes en revendiquant l’usage généralisé de l’arme du compromis et en faisant tout dériver de l’analyse des situations contingentes. Il faut donc mettre en évidence que leur affirmation de l’existence d’une situation semi-féodale dans le Sud foule aux pieds toute connaissance sérieuse de la situation réelle de l’économie et de l’agriculture méridionales, des caractéristiques distinctives de la gestion féodale de la terre, et enfin des grandes lignes des événements historiques des Deux-Siciles.

Exactement comme la prétendue faiblesse de l’évolution sociale de l’Italie en général, ce que l’on prend banalement pour un retard du développement social du Mezzogiorno n’a rien à voir avec un retard historique à éliminer les institutions féodales; même dans les fameuses zones déprimées, il s’agit à l’inverse du produit direct des pires aspects et des pires conséquences de l’évolution capitaliste, particulièrement dans l’Europe méditerranéenne, à l’époque post-féodale. Du point de vue de l’histoire des luttes politiques, il y a peu de pays où le féodalisme en tant qu’influence de l’aristocratie foncière ait été autant combattu, affronté et vaincu par les pouvoirs de l’administration centrale de l’Etat, que dans le royaume des Deux Siciles, que ce soit sous la monarchie des Bourbons et la domination espagnole où sous les monarchies précédentes, en remontant jusqu’à Frédéric de Souabe. Cette lutte a été appuyée à plusieurs reprises par les masses paysannes et urbaines, et bien vite les arbitres de la situation dans le royaume ont été les intendants et les gouverneurs des pouvoirs solides et centralisés de Palerme et Naples. Les résultats des luttes se traduisirent par une législation en avance sur bien des points sur celle des autres petits Etats italiens, y compris le très arriéré Piémont; et la même chose peut être dite à propos du contrôle auquel étaient soumises les communautés religieuses et l’église séculaire par l’autorité politique. Une illustration de cette situation est donnée par la lutte des élus du peuple à Naples et l’impossibilité d’établir dans cette ville le tribunal de l’inquisition. Après la révolution républicaine de 1789 conduite par une bourgeoisie audacieuse et consciente, le processus historique et juridique se perfectionna sous le robuste pouvoir de Murat; et après leur Restauration, les Bourbons se gardèrent bien d’attaquer l’adroite et solide législation laissée par ce régime dans le droit publique et privé. C’est donc une grossière erreur de confondre l’histoire sociale du Mezzogiorno italien avec celle des boyards et autres junkers de l’Europe du Nord-Est, qui ont continué à gouverner dans des fiefs autonomes leurs serfs taillables et corvéables à merci, alors que depuis des siècles les habitants de l’Italie méditerranéenne étaient les citoyens d’un système juridique d’Etat moderne, même s’il était absolutiste.

Du point de vue de la structure économique agricole, le cadre d’un pays féodal est l’inverse de celui dans lequel se trouvent les zones latifundiaires du Mezzogiorno. Il présente une agriculture peut-être pas vraiment intensive, mais homogène et organisée en petites exploitations, avec une population laborieuse répartie uniformément sur les superficies cultivées, dans des habitations dispersées et des petits hameaux. Le village que notre Mezzogiorno ignore est la cellule de base de la richesse agricole des nombreux pays d’Europe que les seigneurs féodaux exploitaient pour leur grandeur et sur laquelle se précipitèrent avidement les bourgeois, ne laissant parfois derrière eux que déserts et en landes comme Marx l’a décrit à propos de l’Angleterre, parfois laissant vivre cette source de profits en se limitant à la saigner, comme dans la campagne française.

Les propriétés latifundiaires du sud et des îles sont de grandes zones semi-incultes où l’homme ne peut séjourner, et ou ne se trouvent ni maisons coloniales ni villages, la population étant amassée par un urbanisme pré-industriel à caractère anti-féodal dans des grands centres de dizaines de milliers d’habitants comme dans les Pouilles et en Sicile. La population est nombreuse mais la terre ne peut pas être occupée à cause de l’absence d’organisation et d’investissements en travail et en techniques que depuis des siècles aucun régime d’Etat n’a réussi à réaliser, ou n’a trouvé conforme aux exigences des classes dominantes nationales ou locales. Il n’y a ni maisons, ni eau, ni routes, la montagne a été dénudée, les plaines ont des régimes des eaux non maîtrisées et le paludisme y est endémique. L’origine de cette décadence des techniques agricoles est très ancienne, antérieure au féodalisme qui l’aurait contrecarré s’il avait été puissant (l’amélioration technique et économique aurait facilité au Moyen-Age l’établissement d’un véritable régime de seigneuries féodales décentralisées et autonomes). Si l’on songe que ces régions à l’époque de la Grande Grèce étaient les plus florissantes et les plus civilisées du monde connu, qu’elles restèrent sous Rome très fertiles, il faut considérer que la cause de leur chute se trouve soit dans leur position marginale par rapport à l’expansion du germanisme féodal après la chute de l’empire romain (qui les exposa aux invasions et destructions alternativement venues des peuples du sud et du nord); soit dans la dépression économique de l’économie méditerranéenne à la suite des découvertes géographiques océaniques; soit dans l’irrésistible expansion du capitalisme moderne industriel et colonial obligé, à cause des zones d’extraction des matières premières nécessaires à l’industrie, à localiser ailleurs ses centres de production et ses grandes voies de transport; soit, enfin, dans la constitution de l’Etat unitaire italien dont l’analyse nous conduirait trop loin, mais qui institua un rapport typiquement moderne, capitaliste et impérialiste, précurseur des époques les plus récentes.

Quoi qu’il en soit, avant comme après cette unification, le jeu des forces et des rapports économiques dans cette région a été entièrement conforme aux caractères de l’époque bourgeoise; il a même constitué un secteur essentiel de l’accumulation bourgeoise en Italie, accumulation dont la faiblesse est quantitative et non qualitative.

En effet, avant comme après 1860, en dépit du faible développement industriel (sur lequel indéniablement l’unité nationale a eu une conséquence profondément négative en provoquant le déclin et la fermeture d’importantes fabriques), le cadre économique était de nature complètement bourgeoise. On peut dire du Mezzogiorno et de son prétendu féodalisme ce que disait Marx de l’Allemagne de 1849 au procès de Cologne pour mettre en relief - notez bien - le fait que la révolution politique bourgeoise et libérale devait encore triompher :

«La grande propriété foncière constituait réellement la base de la société féodale et moyenâgeuse. La société bourgeoise moderne, notre société, repose en revanche sur le commerce et l’industrie. La propriété foncière elle-même a perdu ses anciennes conditions d’existence, elle a été placée sous la dépendance du commerce et de l’industrie. De ce fait l’agriculture est à l’heure actuelle pratiquée industriellement, et les anciens seigneurs féodaux sont tombés au niveau de fabricants de bétail, de laine, de blé, des betteraves, d’eau de vie, etc.; au rang de gens qui négocient des produits industriels comme tout commerçant! Ils ont beau tenir à leurs anciens préjugés, ils ne s’en transforment pas moins pratiquement en bourgeois produisant le plus possible et au minimum de frais possible, achetant au meilleur marché, et vendant au plus offrant. Le mode de vie, de production, d’acquisition de ces Messieurs, fait apparaître le mensonge des chimères ambitieuses qui leur ont été transmises. La propriété foncière comme élément social dominant sous-entend un mode de production et d’échange moyenâgeux» (9).

Si la disponibilité surtout de minerai de fer et de charbon a fait que depuis cette époque (et depuis aussi la rédaction du Capital, contraint de prendre l’Angleterre comme modèle d’économie pleinement capitaliste), l’Allemagne est devenue un grand pays d’industrie extractive et mécanique, ainsi que d’agriculture conduite selon les règles économiques les plus modernes, il reste cependant évident que le jugement sur le cadre et la situation sociale s’applique encore plus radicalement au Mezzogiorno un siècle après, et après bien 90 années de régime politique totalement bourgeois, libéral et démocratique, régime qu’à la suite des défaites de 48, l’Allemagne n’atteint qu’en 1871 (et bien plus tard encore si l’on en croit les sempiternels bavardages creux sur le féodalisme teutonique).

 Il existe dans le sud italien un marché de la terre très actif, avec une fréquence des transferts sans aucun doute beaucoup plus élevée que dans les provinces très industrialisées - et c’est là le trait caractéristique qui distingue l’économie moderne de l’économie féodale. Il s’accompagne d’un marché tout aussi actif des petits et grands affermages et naturellement des produits de la terre. Là où il y a un mode de culture latifundiaire et extensif, c’est dans le cadre de grandes unités économiques qui emploient exclusivement de la main d’oeuvre salariée et des journaliers; depuis des décennies le grand fermier capitaliste, possesseur d’espèces sonnantes et trébuchantes et de réserves de marchandises, l’emporte économiquement sur le propriétaire foncier, bien souvent en proie aux difficultés financières et couvert d’hypothèques. Qu’il s’agisse de terres où la production se limite aux céréales, ou de terres ou domine l’élevage de type arriéré, parfois avec les animaux en liberté, non seulement le capital variable est entre les mains des grands fermiers et non des propriétaires fonciers, mais nombre des premiers accaparent et exploitent au maximum, causant ainsi non son amélioration mais sa dégradation, des terres appartenant à des propriétaires différents.

L’examen de la gestion de la propriété urbaine conduit à des considérations analogues. Même en faisant abstraction de l’activité industrielle répandue dans les zones plus évoluées, autour des villes principales et des ports, tout ce mouvement de marchandises selon un cycle moderne a entraîné depuis des décennies une accumulation de capitaux qui a largement servi de base à l’industrie libre, semi-protégée et protégée du nord (bien avant Mussolini, l’Italie était déjà un pays protectionniste d’avant-garde). Non seulement les dépôts bancaires des bourgeois méridionaux, propriétaires, entrepreneurs et spéculateurs, ont fortement alimenté la finance privée nationale, mais le fisc a aussi largement puisé dans les ressources du sud, la richesse immobilière et le mouvement économique lié à la terre étant plus facilement imposables que les profits et surprofits industriels commerciaux et affairistes. L’économie capitaliste italienne est donc assise sur ces rapports de caractère totalement modernes; il est tout simplement ridicule de vouloir la comparer à une situation féodale, et de la décrire à travers la grille d’un conflit inexistant (une solide alliance en réalité) entre une bourgeoisie évoluée et consciente, aspirant à une révolution libérale ou méridionale pour rénover ou perfectionner le Mezzogiorno, et les légendaires «couches rétrogrades» et autres «classes réactionnaires» de la sale démagogie à la mode.

 La méprisable fonction des classes dirigeantes du sud est en relation avec ce tableau sans ambiguïté des liens économiques. Les restes de l’antique aristocratie paupérisée vivent dans des palais à demi écroulés des grandes villes; dans toute la région règnent en maîtres non les seigneurs féodaux, mais les bourgeois enrichis, propriétaires, marchands, banquiers, affairistes, dont les manières sont plus celles de rustres que de seigneurs. Aux marges du mouvement de ces richesses, l’«intelligentsia» est descendue au rang d’intermédiaire du pouvoir central de l’Etat bourgeois de Rome, à qui elle fournit les couches supérieures de son personnel pléthorique, sangsue des forces productives de toutes les provinces, du commissaire de police au juge, du député soutenu par tous les préfets et qui vote pour tous les gouvernements, à l’homme d’état prompt à servir monarchie et république capitaliste.

Pour les marxistes véritables, ce que la lutte sociale a mis à l’ordre du jour dans le Mezzogiorno, tout autant que celle dans le cadre italien général, avant, pendant comme après la période fasciste dont on abuse tant, c’est le dépassement des dernières formes historiques les plus modernes de l’ordre capitaliste, et en aucun cas une quelconque modernisation sur des modèles transalpins de rapports et institutions qui seraient restés «arriérés».

La thèse de la persistance du féodalisme dans le sud mérite d’être reliée à celle qui interprétait le mouvement fasciste comme un soulèvement des classes agraires contre la bourgeoisie industrielle. L’orientation du groupe qui a enlevé aux marxistes révolutionnaires la direction du parti communiste d’Italie (le groupe de l’«Ordine Nuovo») s’appuyait dès le début sur ces deux rengaines, sur ces deux erreurs élémentaires. Ces positions de départ étaient suffisantes pour édifier toute une praxis d’alliance politique entre capitalistes industriels et représentants traîtres du prolétariat, alliance qu’on a vu se réaliser par la suite en Italie; l’inoculation par la centrale internationale stalinienne du virus défaitiste de son orientation mondiale de paix et de collaboration entre les pouvoirs capitalistes et ceux de l’Etat faussement appelé socialiste et prolétarien, n’était même pas nécessaire pour provoquer cette dégénérescence.

 

(A suivre)

 


 

(1) «A un certain stade de leur développement, les forces productives entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors» cf, par exemple «Marx Engels. Oeuvres choisies» Ed. de Moscou 1978, vol. 1, p. 525.

(2) Le texte de 1948 renvoie ici en note aux «Eléments de l’Economie marxiste» (Textes du P.C.International n° 10), pour y trouver l’explication marxiste de l’augmentation du salaire réel en même temps que l’augmentation de l’exploitation et de la misère.

(3) Cf. K. Marx, «Le Capital», Livre premier, ch. XXVII («L’expropriation de la population campagnarde»), Ed. Sociales 1976, p. 520 (Le texte français est légèrement différent de la traduction italienne).

(4) Ibidem, ch. II (p. 80).

(5) Ibidem, ch. IV (p. 115)

(6) Il s’agit de la note à la phrase précédente (Ed. Sociales, note 1, p.588).

(7) Cf «Le Capital», Livre 1, ch. XXVII (Ed. Soc., p.520). Le texte fait allusion aux opportunistes critiqués dans la «Note» sur le prétendu féodalisme dans le Mezzogiorno (voir plus loin).

(8) Ibid., ch. XXVII, (pp. 525 et 533).

(9) Plaidoyer de Marx au procès contre le Comité d’arrondissement des démocrates (8/2/1849), «La Nouvelle Gazette Rhénane» n°235 (Editions Sociales 1971, Tome III, p. 31). Nous avons repris la traduction italienne «mode de production et d’échange» à la place de la curieuse traduction française «mode de production et de transport».

 

 

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