Notes de lecture

David Riazanov

(«programme communiste»; N° 99; Février 2006)

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La publication récente de plusieurs ouvrages nous donne l'occasion de dire quelques mots au sujet de ce révolutionnaire russe, éminent connaisseur et publiciste de Marx et Engels, qui comme pratiquement tous les marxistes russes de sa génération fut victime de la contre-révolution stalinienne.

 

David Riazanov: Marx et Engels

(Les Bons Caractères, Pantin 4e trimestre 2004) 253 p., 11 euros.

 

 

La maison d'éditions «Les Bons Caractères» (liée à Lutte Ouvrière) a eu la bonne idée de rééditer cet ouvrage autrefois publié par Anthropos (ce qui n'est pas signalé) mais devenu depuis longtemps introuvable. Une introduction reprend (sans le signaler davantage) les indications biographiques données dans l'ouvrage publié par Francis Boutle Publishers dont nous parlons plus loin.

C'est le recueil d'une série de conférences données à Moscou en 1922 à destination d'un public de militants essentiellement prolétariens. Riazanov, fort de sa parfaite connaissance des origines du mouvement ouvrier et de son militantisme révolutionnaire, y décrit, de manière rapide et vivante mais sans aucun avilissement, la vie et l'oeuvre de Marx et d'Engels.

Mais c'est davantage qu'un ouvrage de vulgarisation. Riazanov adresse par exemple quelques critiques justifiées à l'ouvrage de Franz Mehring «Karl Marx, histoire de sa vie», la première et grande biographie de Marx (publiée en français par les Editions Sociales en 1983). Mehring était l'un des militants les plus en vue de la «gauche radicale» du parti social-démocrate allemand, aux côtés de Rosa Luxemburg (qui rédigea d'ailleurs la partie de l'ouvrage consacrée aux volumes II et III du Capital) dont il partagea les combats pendant la guerre et jusqu'à la Ligue Spartacus, même si l'âge et la maladie l'empêchèrent de jouer un rôle dans cette dernière. Ses positions politiques anti-collaborationnistes lui valaient la haine méritées du courant révisionniste dans le parti (au Congrès de Dresde en 1903 où il était le représentant le plus brillant des opposants au réformisme, les révisionnistes l'attaquèrent bassement, sur la base de ses articles de jeunesse antisocialistes, en l'accusant de pratiquer du terrorisme intellectuel contre eux).

En dépit de cela, Mehring était resté victime des préjugés lassaliens régnant dans la Social-Démocratie et dans sa biographie il fait la part belle à Lassalle; de même il ne saisit pas l'importance politique réelle de l'affrontement entre Marx et Bakounine qu'il réhabilite en quelque sorte. En 1913 quand s'annonçait la publication de cette biographie, Kautsky, le directeur de la revue théorique du parti, sans doute heureux de confondre un de ses adversaires de gauche, accusa Mehring de s'opposer au marxisme et il publia un long article de Riazanov contre lui. Nous ignorons la teneur de cet article; dans sa préface de 1918, Mehring, qui était soutenu par Luxemburg, qualifie ces attaques comme étant un «flot d'accusations aussi grossières qu'ineptes» - Riazanov - et de «terrorisme intellectuel» de la part de deux «grands prêtres du marxisme», «d'austères chercheurs qui après avoir médité pendant trente ou quarante ans sur la moindre virgule chez Marx, ont été incapables d'agir comme lui à un moment historique donné (...) et au lieu de ça ont brutalement changé de cap comme des girouettes emportées par le vent» - Kautsky.

Quoi qu'il en soit, Riazanov rectifie avec raison les appréciations de Mehring. Il rappelle que si le mérite incontestable de Lassalle fut d'avoir été le premier organisateur du parti ouvrier allemand, son agitation souffrait de défauts fondamentaux qui étaient la source de l'opposition de Marx. Le premier de ces «défauts» était sa croyance que le suffrage universel suffirait pour donner le pouvoir aux ouvriers; le deuxième, sa croyance que les «associations de production» étaient le moyen de s'emparer peu à peu des moyens sociaux de production, sans qu'il y ait besoin au préalable de prendre le pouvoir; le troisième était son incompréhension de la question syndicale: il jugeait que les «associations de production» rendait les syndicats inutiles (nous ajouterions que c'était la question du parti qu'il ne comprenait pas), etc. Sa foi naïve en la neutralité de l'Etat fait qu'il n'hésita pas à entrer en pourparlers secrets avec le Chancelier Bismarck pour obtenir des réformes en contrepartie d'un soutien au gouvernement (même si le gouvernement devait prendre la forme d'une dictature militaire!).

Bref, on voit que Lassalle pourrait à bon droit être reconnu comme le précurseur de toutes les déviations futures connues par le mouvement prolétarien...

Avent de clore ces brèves notes, il nous faut également souligner la belle prise de position de Riazanov contre la tendance à glorifier les grands dirigeants prolétariens qui allait bientôt faire des ravages, travers dans lequel était tombé selon lui Klara Zetkine dans un livre sur Lénine. Il  indique que lorsque les dirigeants socialistes allemands écrivirent à Engels pour lui faire part de leur intention d'édifier un monument à la mémoire de Marx, celui-ci répondit que les filles de ce dernier s'y opposaient catégoriquement. Engels lui-même avait demandé dans son testament à être incinéré et que ses cendres soient jetées à la mer. «Après sa mort, écrit Riazanov, on se demanda s'il convenait ou non d'exécuter ses dernières volontés, car quelques camarades allemands étaient de l'avis de ceux qui maintenant veulent transformer la Place Rouge de Moscou en un cimetière, avec des monuments funéraires par-dessus le marché». Si les volontés d'Engels furent respectées par les dirigeants allemands, on sait que c'est exactement ce qui arriva à propos de Lénine moins de deux ans après.

En conclusion, nous ne pouvons que conseiller la lecture de cet ouvrage, en complément de celui de Mehring, ou de celui de... Jacques Attali - «Karl Marx, ou l'esprit du monde», ouvrage qui d'ailleurs, indépendamment de son orientation évidemment démocratique et anti-léniniste, n'est pas si mauvais si on considère quel est celui qui l'a signé: Attali a sans aucun doute fait travailler un «nègre» qui s'y connaît en histoire de Marx et du mouvement ouvrier...

 

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Les Editions «Les Bons Caractères» ont republié d'autres textes: outre le «Lénine» de Trotsky, de vieux textes de Kautsky et de Lafargue. Les choix éditoriaux dans la republication de ces derniers correspondent à la ligne politique de Lutte Ouvrière: tant les brochures de Lafargue -  «Le socialisme et les intellectuels» et surtout «Le socialisme et la conquête des pouvoirs publics» - que «Le programme socialiste» de Kautsky relèvent d'une perspective social-démocrate de gauche et pas du tout communiste révolutionnaire. Dans son «Programme...», Kautsky insère bien un chapitre «révolution» (il est bien obligé d'en parler, à contrecoeur!) mais c'est pour écrire que personne ne peut «dire exactement quand et de quelle façon elle aura lieu»: inutile d'y trouver ne serait-ce que de minces allusions à la dictature du prolétariat ou à la nécessité de détruire l'Etat bourgeois!

De même dans la brochure de Lafargue, écrite contre la participation d'un socialiste à un gouvernement bourgeois, on lit bien que «le parlementarisme est la forme gouvernementale que revêt la dictature sociale de la classe capitaliste», que le parti socialiste a «pour mission d'abolir le parlementarisme», qu'il doit rester «un parti d'opposition irréductible»; mais on y trouve en même temps les plus grandes illusions sur les bienfaits de la lutte parlementaire. Lafargue se félicite que les républicains bourgeois aient «fait appel aux socialistes pour sauver la République compromise par leurs fautes politiques» (contre la menace du général Boulanger et des réactionnaires anti-dreyfusards) et il vante l'appui du groupe parlementaire socialiste au gouvernement radical (ce qui était le fruit de l'alliance tissée avec les républicains bourgeois lors de l'Affaire Dreyfus): «le groupe socialiste a démontré, pendant, la législature de 1893, qu'il n'avait pas besoin d'avoir un de ses membres dans le ministère pour diriger la politique du gouvernement»! En définitive ce que Lafargue préconise dans sa brochure, c'est un soutien de l'extérieur aux gouvernements bourgeois réformistes afin que le parti socialiste ne perde pas sa crédibilité aux yeux des masses: exactement la politique que suivra quarante ans plus tard le PCF vis-à-vis du gouvernement de Front Populaire...

 

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Robert Camoin: David Riazanov, marxiste et communiste

(Hors commerce, février 2005) 157 p. Disponible chez l'auteur: Monteipdon,

63440 SAINT-PARDOUX.

 

 

Robert Camoin (qui publie la revue «Présence Marxiste») vient de sortir une biographie de Riazanov basée sur les sources disponibles en français. Il s'agit d'une véritable gageure, tant ces sources sont rares - y compris dans d'autres langues (1); par exemple le site internet Marxist.org qui fait de plus en plus office de référence ne donne que les quelques pages que Souvarine lui consacrait en 1931, ainsi qu'à l'Institut Marx-Engels, après la nouvelle de son arrestation et de sa déportation. Le résultat doit donc être jugé à l'aune de cette difficulté; on y trouve de nombreux détails ignorés de la carrière politique de ce grand révolutionnaire russe.

L'auteur a donné à sa brochure un titre quelque peu équivoque: «D. Riazanov, marxiste et communiste». C'est sans doute allusion à une phrase de Riazanov qu'il met en exergue: «Je ne suis pas bolchevik, ni menchevik, ni léniniste, je suis seulement marxiste, et par conséquent communiste» (souligné par nous); cette phrase est tiré d'un discours prononcé en 1924 lorsque l'Académie Socialiste dont il avait été un des fondateurs et dirigeants prit le nom de communiste et qui fut publié dans le Bulletin de celle-ci. Mais, à l'inverse de ce que disait Riazanov, le titre de Camoin a le gros inconvénient de laisser supposer qu'on puisse être marxiste sans être communiste...

L'auteur avertit le lecteur des limites de sa brochure, dues pour l'essentiel à la rareté des sources et donc au caractère fragmentaire des informations qu'il a recueillies; il s'agit d'une introduction à une véritable biographie, nous dit-il.

Malheureusement il y a des faiblesses qui tiennent à la méthode utilisée. Le texte est d'abord alourdi de détails biographiques de personnages divers et autres qui sont autant de digressions par rapport au sujet. Plus gênant, la masse de faits compilée l'auteur (et qui ne comportent pratiquement pas d'indications des sources) ne sont pas toujours resituées dans leur contexte, ce qui fait pourtant l'intérêt d'une biographie.

Prenons un exemple. En passant, Camoin affirme que c'est Riazanov qui a été à l'origine d'une cabale fameuse contre Trotsky en 1918: il accusa le chef de l'Armée rouge d'avoir fait fusiller 27 militaires, dont le commissaire politique Panteleiev, qui s'étaient enfuis lors de combats contre les Blancs dans la région de Kazan. Cette «affaire Panteleiev», montée en épingle par des éléments de ce qu'on appela «l'opposition militaire» (et plus particulièrement par le groupe dit de Tsaritsyne - la future Stalingrad - où Staline était à l'époque commissaire politique), pour battre en brèche les «spécialistes militaires» nommés par Trotsky, sera utilisée de façon récurrente contre ce dernier lors de chacune des luttes politiques ultérieures dans le parti. Il aurait été intéressant qu'on nous en dise un peu plus sur le rôle de Riazanov dans cette histoire.

Il faut aussi regretter le caractère, disons, unilatéral, de l'analyse de quelques textes dont nous parlerons plus bas: «Karl Marx et l'origine de l'hégémonie de la Russie en Europe» (1908), et «Communisme et mariage» (1926). De façon générale, l'auteur a une fâcheuse tendance à dériver vers l'hagiographie (quitte à contredire de façon péremptoire les auteurs qui contreviennent à sa reconstruction, sans pour autant apporter d'éléments en appui à ses affirmations). Il donne ainsi une image de Riazanov - qu'il surnomme le «Juvénal russe» du nom d'un poète romain moraliste, exilé pour ses satires de la décadence des moeurs, y compris chez l'empereur - qui paraît plutôt enjolivée.

 

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La vie de Riazanov correspond à celle d'un révolutionnaire russe de sa génération: militantisme sous les conditions difficiles du tsarisme, arrestations et déportations, exil en occident. Lénine écrit dans «La Maladie Infantile» que «pendant près d'un demi-siècle, de 1840 à 1890, en Russie, la pensée d'avant-garde, soumise au joug d'un tsarisme sauvage et réactionnaire sans nom, chercha avidement une théorie juste, en suivant avec un zèle et un soin étonnants chaque “dernier mot” de l'Europe et de l'Amérique en la matière. En vérité, le marxisme, seule théorie révolutionnaire juste, la Russie l'a payé d'un demi-siècle de souffrances et de sacrifices inouïs, d'héroïsme révolutionnaire sans exemple, d'énergie incroyable, d'abnégation dans la recherche et l'étude, d'expériences pratiques, de déceptions, de vérification, de confrontation avec l'expérience de l'Europe. Du fait de l'émigration imposée par le tsarisme, la Russie révolutionnaire s'est trouvée être dans la seconde moitié du XIXe siècle infiniment plus riche en relations internationales, infiniment mieux renseignée qu'aucun autre pays sur les formes et théories du mouvement révolutionnaire du monde entier». Au début du siècle, pendant la période préparatoire à la montée révolutionnaire «la presse de l'émigration pose théoriquement toutes les questions essentielles de la révolution.(...) Toutes les questions pour les quelles les masses ont combattu les armes à la main en 1905-1907 et en 1917-1920, on peut (et l'on doit) les retrouver sous forme embryonnaire, dans la presse de l'époque. Et entre ces trois tendances principales il existe, bien entendu, une infinité de formations intermédiaires, transitoires, bâtardes. Plus exactement: c'est dans la lutte des organes de presse, des partis, des fractions, des groupes, que se cristallisent les tendances idéologiques et politiques qui sont réellement des tendances de classe; les classes se forgent l'arme idéologique et politique dont elles ont besoin pour les combats à venir».

Où se trouvait Riazanov dans ces dures luttes fractionnelles? Certainement pas dans le camp bolchevik. La phrase prononcée en 1924 montre déjà qu'il voulait se situer «au dessus» des fractions: c'est en fait dans le camp menchevik qu'il se trouva d'abord. Lors du Congrès historique de 1903 qui vit la fracture entre bolcheviks et mencheviks, le petit groupe qu'il avait fondé («Borba», «La Lutte») fut cause d'un incident où Lénine voit le début des affrontements qui allaient suivre. Le Comité d'Organisation du Congrès avait refusé d'admettre ce groupe pour manque de représentativité (seules 4 personnes, toutes dans l'émigration, en faisaient partie); mais Riazanov ayant fait appel de cette décision, il fut défendu par les futurs mencheviks et on lui accorda, personnellement, un mandat consultatif, à la grande fureur de Lénine et Plekhanov. Les raisons de l'incident résident dans le fait que Riazanov et ses amis avaient rompu avec l'«Iskra» - le journal du parti - qui, dirigé par Lénine et Plekhanov, avait alors une ligne révolutionnaire intransigeante. Dans son intervention sur la question de l'admission du groupe «Borba», Trotsky déclara:

«Tous ceux qui sont intervenus en faveur de “Borba” ont fait la réserve que, personnellement, ils ne partagent pas les vues de ce groupe, et même qu'ils les jugent sans intérêt. Bref, chaque orateur a affirmé que ces vues pourraient présenter un intérêt pour quelqu'un d'autre, mais pas pour lui. Cependant le camarade Martynov a avancé un argument concret en faveur de l'admission du groupe “Borba”. Ce groupe est si faible, a-t-il dit que son admission ne causerait aucun risque de scission. Par conséquent une invitation au Congrès serait une sorte de certificat de faiblesse. Ce point de vue est inacceptable, bien sûr, même si la faiblesse de “Borba” est hors de question. Ce groupe est faible à la fois pratiquement et du point de vue moral et politique. En pratique parce qu'il n'a trouvé aucun comité qui lui donne un mandat. Du point de vue moral et politique, parce qu'il n'a jamais eu de position de principe, mais s'est toujours déterminé par la conjoncture du moment présent. Au moment de la lutte de l'«Iskra» contre l'économisme, le groupe «Borba» adopta une attitude conciliatrice. Il leur semblait que l' «Iskra» exagérait les divergences. Quand le courant social-démocrate révolutionnaire prit le dessus, le groupe «Borba» effectua un demi-tour complet et, dans le livre de Riazanov, il accusa l'«Iskra» d'économisme. Un des représentants de la Social-démocratie révolutionnaire devint même un économiste typique [il s'agit de Lénine - NdlR], quoique très talentueux. C'est dans cette attitude de girouette que se trouve la racine de la faiblesse morale et politique  de “Borba”. Mais on ne doit pas recevoir de certificat pour une telle faiblesse. Elle demande plutôt une punition. Cette punition doit prendre la forme du refus de l'admission au Congrès. Une telle sentence servira non seulement  de condamnation morale de “Borba”, mais aussi d'avertissement pour tout autre groupe qui voudrait, dans des intérêts de carrière politique, imposer sa physionomie de groupe à travers les fissures idéologiques qui peuvent apparaître, en exploitant la situation tragique de notre parti» (2).

On comprend pourquoi Riazanov baptisa alors Trotsky «la massue de Lénine»! La suite du Congrès verra l'éclatement du bloc des partisans de Lénine: Trotsky se retrouva dans le camp des mencheviks («minoritaires») que Plekhanov, le père du marxisme russe, rejoignit au bout de quelques mois.

Pendant la révolution de 1905, Riazanov fut l'un des fondateurs du syndicat des cheminots et aussi député de la Douma; lors du reflux de la révolution, il est arrêté et déporté. Il s'évade et émigre en Autriche puis en Allemagne. Au moment de l'éclatement de la guerre mondiale, il ne suivit pas les chauvins comme Plekhanov arrivé au terme de sa dégénérescence politique, mais prit une position similaire à celle de Trotsky: contre la guerre, «pour une paix sans annexions», position durement critiquée par Lénine qui mettait en avant le défaitisme révolutionnaire.

Rentré en Russie après l'éclatement de la révolution de février, Riazanov, engagé dans le travail syndical et membre du groupe dit «interquartiers» (Miejrayon) dirigé par Trotsky, adhéra avec ce groupe en juillet 1917 au parti bolchevik où il occupa aussitôt des responsabilités importantes. Il fit partie de ceux qui, au contraire de Trotsky et de Lénine, refusèrent de boycotter les élections au «pré-parlement»; élu, il y devint le leader de la fraction bolchevique. Partisan de Zinoviev et Kamenev quand ceux-ci s'opposèrent à l'insurrection, il fut hostile après la prise du pouvoir à la dissolution de l'Assemblée constituante (mesure que tous les démocrates n'ont jamais pardonnée aux bolcheviks) et il se prononçait pour un «gouvernement unitaire des partis socialistes». Par la suite il manifesta encore à plusieurs reprises des désaccords importants avec l'orientation de Lénine. Il faut citer en particulier son opposition à la paix de Brest-Litovsk; il démissionna du parti en mars 1918 en signe de protestation, et il n'y revint qu'en novembre, après l'éclatement de la révolution allemande.

On peut aussi relever ses interventions intempestives sur la question syndicale en 1920 et 1921 qui lui valurent d'être relevé de ses fonctions dans ce domaine; ou sa surenchère sur l'interdiction des fractions au Xe Congrès du parti. Au point que Lénine l'aurait un jour comparé à un «ulcère» avec lequel le parti était condamné à vivre!

Trotsky écrira en 1930, à la nouvelle de son arrestation: «En la personne de Riazanov, nous avons un homme qui pendant plus de 40 ans a participé au mouvement révolutionnaire; et chaque étape de son activité est, d'une façon ou d'une autre, entrée dans l'histoire du parti du prolétariat. Riazanov a eu de sérieuses divergences avec le parti a diverses époques, y compris du temps de Lénine, ou plutôt précisément du temps de Lénine, quand Riazanov prenait activement part à l'élaboration de la politique au jour le jour. Dans l'un de ses discours, Lénine a ouvertement parlé du côté fort de Riazanov et de son côté faible. Lénine ne voyait pas en Riazanov quelqu'un de politique. Quant à son côté fort, Lénine avait à l'esprit son idéalisme, son profond dévouement à la doctrine de Marx, son érudition exceptionnelle, son honnêteté dans les questions de principe, son intransigeance dans la défense de Marx et Engels. C'est précisément pour cela que le parti plaça Riazanov à la tête de l'Institut Marx-Engels qu'il avait lui-même créé» (3).

Si Riazanov fut un membre actif du Comité Exécutif Central des Soviets jusqu'en 1928, après la disparition de Lénine, il n'intervint pratiquement plus dans la vie du parti. Il ne soutint pas l'opposition de gauche en 23, ni l'opposition unifiée en 26 (4). Il consacra l'essentiel de son activité à ce qui reste sa contribution majeure au mouvement prolétarien: non pas son action politique proprement dite, mais son travail d'exhumation et de publication des textes de Marx et Engels laissés de côté ou cachés par les réformistes.

Dès l'époque de son séjour dans l'immigration en Allemagne, Riazanov avait commencé à travailler sur les archives de Marx et d'Engels grâce aux contacts qu'il avait pu nouer avec les dirigeants sociaux-démocrates (de Kautsky, Bebel, etc., à Lafargue). Les autorités de la Social-Démocratie allemande lui confièrent même la tâche de continuer la publication des oeuvres de Marx-Engels à la suite de Mehring, mais seuls 2 tomes purent paraître avant la guerre. Dans le cadre d'un travail sur l'histoire de la Première Internationale, il avait obtenu que Bebel (le chef du parti allemand) contraigne Bernstein (l'exécuteur testamentaire d'Engels) à lui prêter les lettres de Marx et Engels relatifs à cette période (il en fera en cachette une reproduction photostatique); en effet la version publiée de cette correspondance avait été censurée par «les deux saintes-nitouches» (Bernstein et Mehring) qui l'avait préparée, au point, selon lui, de la faire ressembler «à des épîtres de bonne soeur»; «si les éditeurs de la correspondance ont tout fait pour sauver le prestige du vieux Liebknecht [l'un des fondateurs et dirigeants du parti allemand, régulièrement traité d'âne par Marx et Engels - NdlR] ou de Lassalle, en reformulant les expressions un peu fortes, ils n'ont eu aucun ménagement pour la vie privée de Marx».

Le parti bolchevik confiera à Riazanov, qui avait déjà fondé un centre d'archives marxistes, le soin d'organiser la recherche et la publication des textes inédits de Marx et d'Engels: de là naîtra l'Institut Marx-Engels qui joua sous sa direction un rôle irremplaçable dans la connaissance de textes marxistes ignorés car dissimulés pendant des décennies par les pontifes de la social-démocratie. C'est Riazanov lui-même, grâce à son irrésistible obstination, et en faisant jouer ses liens d'avant guerre avec les responsables socialistes, qui put découvrir des manuscrits que l'on croyait perdus ou qui étaient tout simplement inconnus. Il a raconté comment entre autres, morceau par morceau, il avait pu arracher à Bernstein le manuscrit de l'«Idéologie allemande» que ce dernier prétendait ne pas avoir (5). Il découvrit et récupéra aussi une masse énorme de manuscrits économiques de Marx préparatoires à la rédaction du «Capital» (les «Grundrisse», notamment) ou le manuscrit de «Dialectique de la nature» d'Engels.

On lui doit aussi la publication d'un document politique fondamental: la version complète de l'Introduction d'Engels aux «Luttes de classes en France» de Marx. Cette introduction est le dernier texte publié par Engels avant sa mort, et il fut longtemps considéré comme son testament politique par la social-démocratie parce qu'il paraissait abandonner toute perspective de prise du pouvoir par la violence. Or Riazanov établit que ce texte d'Engels, qui avait déjà été par lui grandement atténué à la demande des dirigeants socialistes allemands en raison d'un risque de promulgation de nouvelles lois antisocialistes, avait été complètement trafiqué par les mêmes pour en faire une défense de la légalité à la grande fureur d'Engels. Jusqu'à ce que Riazanov publie en 1926 la version complète, les réformistes, Bernstein qui détenait le manuscrit complet en tête, ne cessaient pas de vanter le soi-disant changement d'orientation d'Engels, présentant celui-ci comme le premier à avoir révisé les positions de Marx! Il était politiquement de première importance de faire tomber cette caution que semblait donner Engels lui-même au reniement de la révolution par le réformisme et qui faisait dire à Rosa Luxemburg, parlant de ce texte au congrès de fondation du Parti communiste d'Allemagne: «Je ne veux pas dire qu'Engels à cause de cet écrit s'est rendu complice de tout le cours de l'évolution ultérieure en Allemagne, je dis simplement: c'est là un document rédigé de manière classique pour la conception qui était vivante dans la social-démocratie allemande ou plutôt qui l'a tué». Le texte non censuré publié par Riazanov démontre qu'Engels en réalité n'avait en rien abandonné la perspective révolutionnaire et insurrectionnelle.

Par exemple, à propos des barricades, Engels écrivait que les conditions de leur succès dans les révolution antérieures avaient disparu. Mais dans le passage suivant supprimé par les dirigeants sociaux-démocrates il disait: «Cela signifie-t-il qu'à l'avenir le combat de rue ne jouera plus aucun rôle? Pas du tout. (...) A l'avenir (...) l'entreprendra-t-on plus rarement au début d'une grande révolution qu'au cours du développement de celle-ci, et il faudra le soutenir avec des forces plus grandes. Mais alors celles-ci, comme dans toute la grande révolution française, le 4 septembre et le 31 octobre 1870 à Paris, préféreront sans doute l'attaque ouverte à la tactique passive de la barricade». Riazanov s'exclame qu'il s'agit d'une «véritable prophétie de l'expérience de la révolution d'Octobre!» (6).

Riazanov publia et rédigea les préfaces et les notes de nombreux textes de Marx et Engels, dans le cadre de la première édition complète de leurs oeuvres qui était projetée; il dirigea aussi la publication des oeuvres complètes de Plekhanov ainsi que les oeuvres d'autres théoriciens marxistes comme Kautsky ou Lafargue, des matérialistes, etc. Il continuait à se rendre en Europe pour organiser le travail de recherche ou de reproduction de textes. Outre les employés qui travaillaient à Moscou (7), l'Institut avait des correspondants à l'étranger chargés de faire l'inventaire des bibliothèques et collections existantes, d'acheter les textes qui se trouvaient à vendre, etc.

Le régime ne semblait pas lui mégoter les honneurs: en 1929 il fut élu à l'Académie des sciences (8); en mars 1930 pour ses soixante ans, la Pravda et les Izvestia lui consacrèrent des articles dithyrambiques, il fut décoré de l'ordre du Drapeau Rouge du Travail et un livre fut publié en l'honneur du «meilleur des marxologues» (c'est Riazanov qui avait créé ce néologisme), composé d'articles d'hommages des organes dirigeants du parti, de l'Etat, de l'Internationale et de diverses personnalités.

Un an plus tard, en février 31, il était mis en cause dans le premier des procès de Moscou (le procès dit des mencheviks) par l'un des accusés (qui avait travaillé à l'Institut) pour avoir prétendument caché des documents mencheviks. Cette mince accusation suffit pour qu'il soit arrêté, exclu du parti pour «conspiration» et déporté à Saratov, tandis que les mêmes journaux qui l'avaient encensé quelques mois auparavant l'accusaient d'être un «falsificateur» et un «agent du menchévisme contre-révolutionnaire»...

En juillet 1937, il était arrêté à nouveau à Saratov où il vivait comme professeur, tous ses papiers et livres brûlés. Au bout de 6 mois de captivité, il fut jugé à huis clos par un tribunal militaire en janvier 1938; à la suite d'un «procès» d'un quart d'heure, il fut condamné à mort pour «organisation terroriste trotskyste» et fusillé immédiatement dans le plus grand secret (sa femme ne sera pas informée de son exécution). Une partie des dirigeants du PC de Saratov furent eux aussi liquidés dans la même fournée. Entre temps son équipe à l'Institut avait été dispersée, le travail qu'elle menait «réorganisé»; la publication des Oeuvres de Marx et Engels s'était interrompue au onzième volume (sur la quarantaine prévue), etc. L'Académie communiste, destinée à former les futurs cadres de l'Etat, fut dissoute en 1936 dans l'Académie des Sciences. Rapidement le nom même de Riazanov, comme celui de toutes les victimes de la répression stalinienne, disparut des publications officielles.

Quelle est la raison de cette répression apparemment aussi ignoble qu'absurde? Camoin a le tort de reprendre l'explication banale: la rancune de l'orgueilleux dictateur Staline qui n'aurait pas digéré que Riazanov n'affiche pas sa photo au dessus de son bureau!

 En fait il ne s'agissait pas d'une question personnelle, mais d'un drame d'une bien plus grande portée. La victoire de la contre-révolution en Russie ne pouvait tolérer l'existence d'une institution occupée à diffuser des textes vraiment marxistes, alors qu'il lui fallait trafiquer ceux-ci pour se justifier! La falsification stalinienne du marxisme passait inévitablement par la liquidation de tous ceux dont l'activité était justement de présenter le marxisme authentique en le dégageant de toutes les falsifications.

«Ces dernières années, écrivait Trotsky dans l'article dont nous avons déjà cité un extrait, il s'était retiré de la vie politique active. En un certain sens, il partageait le sort de nombre de membres anciens du parti qui, le coeur au désespoir, s'étaient retirés de la vie interne du parti pour s'enfermer dans un travail économique et culturel. Ce n'est que cette résignation qui avait permis à Riazanov de prémunir l'Institut des dévastations de toute la période d'après Lénine».

 Mais cette «résignation» ou cette «prudence» («trop de prudence») qu'évoque Trotsky, ne pouvaient que très momentanément protéger Riazanov, l'Institut et le marxisme. En 1929 ce dernier se serait exclamé: «ils n'ont pas besoin de marxistes au Bureau Politique!».

 En réalité, ils n'en avaient besoin ni au Bureau Politique, ni ailleurs: la seule place que réservait la contre-révolution aux marxistes se trouvait dans les camps et devant les pelotons d'exécution.

 

Riazanov, le  communisme et le mariage

 

Il vaut la peine de s'attarder un peu sur «Communisme et mariage», l'un des très rares textes de Riazanov publiés en français (9), en dehors de ses introductions et notes aux oeuvres de Marx et d'Engels. Riazanov y attaque ce qu'il appelle la «bestialité» de «soi-disant communistes» qui prônent l'amour libre (tout en reconnaissant qu'Engels le pratiquait!) qu'il assimile à la «polygamie». Commençant par produire d'importantes citations de textes de Marx et Engels qu'il connaît mieux que personne puisque c'est lui qui en a découvert certains, Riazanov veut en tirer argument pour défendre «l'enregistrement des mariages» et ceci jusque dans la société communiste (avec le curieux argument que cela fera partie de l'enregistrement de toutes les forces productives!):

«Nous vivons aujourd'hui dans une période transitoire, où la société évolue vers une société socialiste. Nous avons déjà réalisé les conditions préalables; le pouvoir est entre les mains du prolétariat et les moyens de production entre les mains de la société. Mais nous n'avons pas encore réalisé le socialisme. C'est une affaire d'un grand nombre d'années.

La société socialiste elle-même, n'est qu'une première phase de l'évolution vers le communisme qui en est une phase supérieure. Sous le régime socialiste, nous nous libérerons de toute une série de normes juridiques et autres que nous conservons encore dans la société transitoire. Aujourd'hui nous ne pouvons qu'atténuer l'effet de ces normes, afin qu'elles ne nuisent pas au développement du socialisme.

Mais à l'époque où le socialisme sera vraiment réalisé, à l'époque où le pouvoir d'Etat sera réduit au minimum et où la résistance des classes vaincues sera définitivement brisée, quelques normes, coutumes et différences entre hommes, que nous aurons hérité de l'ancien régime, se maintiendront encore. La propriété privée ne se transformera plus en propriété privée capitaliste, et elle ne sera plus un moyen d'exploitation de l'homme par l'homme; mais longtemps encore elle sera maintenue, avec son fondement et son complément: la petite économie. Il faudra attendre longtemps encore jusqu'à ce que celle-ci disparaisse, jusqu'à ce qu'un vaste réseau de jardins d'enfants et de cuisines collectives libère la femme de son labeur, jusqu'à ce que toutes les femmes aptes au travail deviennent membres de l'armée des travailleurs et que la journée de travail soit réduite. C'est alors seulement que seront créées les conditions nécessaires à la réalisation du communisme. (...) Toute dépendance des femmes à l'égard des hommes disparaîtra; la femme ne sera plus esclave de son “foyer”.

Dans cette société supérieure, l'enregistrement des mariages sera-t-il maintenu? Oui. Mais cet enregistrement deviendra un devoir aussi naturel à l'égard de la société que le sera le travail. Le communisme est inconcevable sans l'enregistrement de toutes les forces productives et de tous les besoins de la société; c'est l'homme qui est la force productive la plus précieuse dans la société communiste aussi».

Cette position n'est pas seulement littéraire ni purement théorique. En 1918 la liberté du divorce avait été reconnue en même temps que les formalités du mariage étaient réduites au maximum, que les mêmes droits avaient été reconnus aux enfants naturels qu'aux enfants «légitimes», que l'avortement était devenu libre et gratuit. En 1925-1926 on préparait en Russie un nouveau code de la famille. Alors que certains (dont faisait partie Riazanov) s'alarmaient alors du relâchement des moeurs et de la vague de divorces qui avaient suivi les premières années de la révolution, la question se posait de la reconnaissance ou non de ce qu'on appelait le «mariage de facto» dans le code civil, c'est-à-dire d'étendre aux concubins les mêmes droits qu'aux mariés enregistrés.

Riazanov écrivit son article pour donner une justification théorique à l'enregistrement obligatoire des mariages, contre les partisans du mariage de facto. On peut trouver dans l'ouvrage de Rudolf Schlesinger «Changing attitudes in Soviet Russia. The Family» (Routledge et Kegan Paul, Londres, 1949), des extraits des discussions sur le projet du nouveau code de la famille au Comité Central Exécutif des Soviets en 1925 et 26. L'auteur n'a malheureusement pas reproduit dans sa sélection les discours de Riazanov, mais seulement quelques répliques à ceux-ci; elles ne laissent cependant pas de doutes sur sa position droitière. Par exemple une représentante de Koursk lui demande ironiquement si, puisqu'il veut interdire le mariage de facto, il a trouvé un moyen pour que les femmes ne tombent enceinte qu'après l'enregistrement du mariage! Un des problèmes ardemment débattu était en effet la question des pensions alimentaires pour les mères célibataires abandonnées par leur compagnon.

Dans son intervention de clôture des discussions, Kursky, le rapporteur du projet, déclara: «Les camarades Riazanov et Soltz qui ont défendu ici l'enregistrement obligatoire, qu'ont-ils proposé à propos des mariages de facto qui existent? Le discours du camarade Riazanov était un plaidoyer contre la dépravation des moeurs actuelle. Mais cela n'aidera pas à résoudre les problèmes. (...) Bien sûr, il est nécessaire d'éduquer nos jeunes et de maintenir à tout prix parmi eux une attitude sérieuse envers les problèmes de sexe. C'est là un truisme indiscutable. Mais cela n'a rien à voir avec notre législation. La seule façon de traiter le mal est de protéger les  intérêts de la propriété dans le mariage de facto en reconnaissant le droit des deux parties à la propriété et en accordant à l'épouse de facto (et c'est là une question légale très sérieuse) la même pension alimentaire qu'à l'épouse enregistrée».

Au contraire de Riazanov et plus sérieusement que lui, Soltz (représentant de la procurature) fondait son opposition, non sur le caractère éternel de l'institution du mariage, mais sur les conditions matérielles présentes qui n'étaient pas celles d'une société communiste. D'après lui les arguments avancés par les partisans du mariage de facto «se basent sur des principes idéalistes, c'est-à-dire sur ces conditions qui ne sont possibles que dans une société communiste: les gens sont libres, l'union entre les sexes est libre, nous ne nous en mêlons pas. Mais nous sommes marxistes. Nous savons que si nous ne prenons pas en compte la base matérielle, il est impossible d'arriver à rien» (10).

Il ressort clairement de tous les débats que dans la Russie soviétique qui n'avait pu dépasser le stade du capitalisme, l'existence de la propriété privée pesait toujours d'un poids fondamental sur les relations entre individus.

En définitive le mariage de facto fut reconnu dans le code, mais sans que les concubins obtiennent l'égalité totale des droits (en particulier pour ce qui est du logement, etc.). Kursky affirma: «le jour viendra, j'en suis profondément convaincu, où nous accorderons une égalité complète entre le mariage enregistré et le mariage de facto et où nous abolirons l'enregistrement. (...) Ce jour viendra, mais pour le moment l'enregistrement (...) a toujours l'avantage de fournir un titre indiscutable pour tous les droits découlant du mariage».

En réalité, ce jour ne vint jamais. Quelques années plus tard, l'institution de la famille sera réhabilitée comme le pilier éternel de la société. Sur le plan légal, c'est l'enregistrement obligatoire des mariages qui sera inscrit dans le code en 1936 avec ses corollaires inévitables, les restrictions au divorce (avec pénalités financières croissantes) et l'interdiction de l'avortement. Soltz justifiera alors cette interdiction, non plus avec des arguments à prétention marxiste, mais avec le trivial: «nous avons besoin d'hommes» (11).

Considérer la perspective de Riazanov du maintien de l'enregistrement des mariages, même «combiné avec la pleine liberté de divorce» dans la société communiste (et son apologie de la famille monogame) comme une «totale adhésion à la doctrine communiste du mariage» comme l'écrit Camoin, est pour le moins abusif! Nous pourrions faire remarquer qu'à ce compte-là, Engels a été le premier à rompre avec cette «doctrine», puisqu'il vivait en concubinage...

En fait, il est difficile de parler d'une doctrine communiste du mariage puisque l'institution du mariage n'a de sens que dans une société basée sur la propriété privée. Le Manifeste, que cite Riazanov lui-même, affirme: «Abolition de la famille! Même les radicaux les plus extrémistes se révoltent contre cet ignoble projet des communistes.

La famille bourgeoise d'aujourd'hui sur quoi est-elle basée? Sur le capital, sur le profit privé. Dans sa forme la plus développée elle n'existe que pour la bourgeoisie, mais elle est complétée par le fait que le prolétariat est forcément privé de famille et que la prostitution fonctionne ouvertement. La famille bourgeoise sera naturellement abolie avec l'abolition de ce complément; tous les deux disparaîtront avec la disparition du capital».

De même que le droit en général (tout droit n'est que la sanction d'une inégalité, selon le marxisme), le droit relatif à la vie de couple et à la famille disparaîtra dans la société socialiste sans classes (ou «communisme supérieur»): il n'y aura plus ni mariage ni divorce («la boue des procès en divorce» Engels), le maintien ou la dissolution du couple dépendront exclusivement de la volonté des partenaires sans qu'il y ait interférence quelconque de la loi, de la justice et des huissiers (sans parler bien sûr de la religion), et sans que la contrainte économique joue le moindre rôle: toutes cela ne peut exister que dans une société où règne la propriété privée. Il est vrai que Riazanov théorisait la permanence sous le socialisme de la propriété privée - «non capitaliste»! - et de la «petite économie» domestique: ce curieux socialisme où persistent l'économie domestique et donc l'exploitation de la femme, et la petite propriété (le lopin de terre kolkhozien?) ressemble comme un frère au capitalisme d'Etat stalinien qui triomphait alors en Union soviétique...

Dès 1847, dans ses «Principes du communisme», Engels écrivait que le régime communiste «transformera les rapports entre les sexes en rapports purement privés, ne concernant que les personnes qui y participent et où la société n'a pas à intervenir. Cette transformation sera possible grâce à la suppression de la propriété privée et à l'éducation des enfants par la société - ce qui détruira ainsi les deux bases du mariage actuel qui sont liées à la propriété privée, à savoir la dépendance de la femme vis-à-vis de l'homme et celle des enfants vis-à-vis des parents».

 

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D.B. Riazanov:

Marx  and  Anglo-Russian  Relations  and  other  writings.

Textes traduits et présentés par Brian Pierce

(Francis Boutle Publishers, London 2003), 219 p., 10£.

 

 

Il s'agit là d'un recueil de textes très riches traduits du russe, dont certains sont publiés pour la première fois non seulement en anglais, mais dans tout langage autre que le russe, avec une savante introduction du traducteur. Deux des textes sont assez courts et, pour des raisons de place, nous n'y ferons qu'une brève référence sans pouvoir les discuter comme il se devrait.

«Marx et Engels et la question polonaise», non daté, est probablement une introduction à un recueil d'articles de ces derniers auquel Lénine fait allusion dans sa polémique pendant la guerre mondiale contre le courant qu'il appelait «l'économisme impérialiste» parce qu'il refusait toute revendication d'autodétermination aux nations opprimées. La question polonaise a joué un rôle important dans le mouvement ouvrier socialiste au dix-neuvième siècle et après: Marx et Engels parlaient de l'indépendance de la Pologne comme l'objectif n° 1 de la «politique extérieure du mouvement ouvrier». Dans son texte Riazanov entend présenter «de façon aussi exhaustive que possible» l'évolution pendant 40 ans des positions de Marx et d'Engels sur ce sujet, en citant un certain nombre de lettres et d'articles peu connus. Il affirme que les vues de l'un et de l'autre ne coïncidaient pas et même qu'il y avait parfois «conflit» entre leurs positions; dans son texte sur les relations anglo-russes, Riazanov parle même d'une «polémique cachée» de Marx contre Engels. Nous ne pensons pas que ces appréciations soient justifiées.

Un deuxième texte du recueil est «Marx et Engels et la question balkanique». Datant de 1913, il constitue l'introduction à une série d'articles de ces derniers sur ce qu'on appelait à leur époque «La question d'Orient». Ces articles, qui représentaient une rare source de revenu pour Marx, étaient publiés sur le «New York Tribune» (un grand quotidien américain dont le rédacteur-en-chef se disait socialiste), quelques fois comme éditoriaux non signés, en général sous la signature de Marx, quoique parfois rédigés par Engels: sur les près de 500 articles publiés au cours des 10 ans de collaboration à ce journal, plus d'une centaine sont l'oeuvre de ce dernier et une dizaine ont été rédigés en commun, selon les estimations actuelles. Bien qu'ils étaient sans doute retouchés par les éditeurs new-yorkais et qu'ils étaient rédigés de façon à ne pas choquer un public bourgeois, ces articles permettent cependant de connaître la position de Marx et d'Engels sur les divers sujets de politique internationale qui y sont traités.

Riazanov démontre en particulier que leur position ne consistait pas du tout à la défense de l'intégrité de la Turquie en tant que barrage à l'expansion tsariste et donc à l'opposition aux revendications d'indépendance des divers peuples dominés par elle. Cette position, revêtue de l'autorité de Marx, était devenue un credo dans la Social-démocratie allemande, et Rosa Luxemburg en faisant campagne pour la libération des nationalités opprimées par l'Empire turc, l'avait condamnée comme «vieillie». Dans le New York Tribune, Marx (ou Engels) compare l'empire turc à un cadavre que la politique des grandes puissances cherche vainement à maintenir en vie; un autre article fait le pronostic que l'émancipation des populations balkaniques du joug turc sera l'oeuvre de la nation serbe, etc. L'argumentation du texte de Riazanov est semblable à ses notes qui se trouvent dans le Tome III des Oeuvres Politiques de Karl Marx publiées chez Costes; nous y renvoyons le lecteur intéressé.

Pour avoir un vision complète de la position de Marx et Engels sur la question de l'autodétermination des peuples des Balkans, il faudrait cependant ajouter la lettre qu'Engels adresse Bernstein le 25/2/1882 sur les Slaves du sud: il s'y montre très hostile aux revendications de ces derniers qui cherchaient dans le tsarisme l'appui à leurs aspirations à l'indépendance, en disant que l'intérêt prolétarien doit primer (12).

Mais le texte de loin le plus important est: «Marx et les relations anglo-russes». Il s'agit du texte complet d'un long article publié avec quelques coupures en 1908 en allemand comme supplément à la Neue Zeit, sous le titre: «Karl Marx et les origines de l'hégémonie russe en Europe». C'est à cet écrit que Camoin se réfère dans sa brochure (en n'en donnant que le titre allemand: «Karl Marx über den Ursprung der Verherrschaft Russlands in Europa»). Dangeville en a publié une traduction dans le recueil «Marx Engels. La Russie» (Ed. 10/18, 1974), mais sans signaler que sa publication en était tronquée; en effet sur les 9 chapitres du texte, il en a, sans le dire, supprimé 4 et fortement réduit un cinquième: toutes les parties où Riazanov critique à fond l'analyse de Marx. C'est pourquoi, induit en erreur, Camoin peut décrire dans sa brochure ce texte comme étant une défense de la position de celui-ci, alors qu'en réalité il a été écrit précisément pour la réfuter!

Dans son introduction à la version russe en 1918, Riazanov écrit:

«La révolution de 1905-1907 avait montré que le vieux programme de politique extérieure que les sociaux démocrates, sur la vague de Marx et Engels, avaient hérité des démocrates radicaux, avaient besoin d'une révision critique. Pour ce faire, il fallait tout d'abord étudier comment les vues de Marx et d'Engels sur les questions de politique étrangère avaient évolué. Et c'est précisément dans ce domaine que ce que nous pourrions appeler la “marxologie”, montrait de grandes faiblesses. (...) En conséquence, j'ai été contraint de réaliser tout un travail préliminaire, en commençant par l'étude de tout l'héritage littéraire laissé par Marx et Engels. (...) L'essai qui paraît aujourd'hui en russe familiarisa pour la première fois les Sociaux Démocrates européens avec les vues de Marx sur le développement historique de l'hégémonie de la Russie en Europe. Il s'agit aussi de la première tentative de “révision” des analyses de Marx et d'Engels sur la question d'Orient et sur la question du rôle de la Russie dans le domaine de la politique internationale».

Riazanov a pour cible un texte de Marx publié en 1856-57 dans la presse britannique: «Révélations de l'Histoire diplomatique du dix-huitième siècle» (publié ensuite en ouvrage à part) (13). Sur la base d'une étude approfondie de documents diplomatiques, Marx y affirme que la collusion russo-britannique remonte au dix-huitième siècle, et que la diplomatie russe manipule à sa guise la Grande-Bretagne. L'objectif de ce pamphlet de Marx était de combattre dans l'opinion publique britannique l'alliance de fait entre ces deux pays qui était selon lui la clé de voûte du statu quo contre-révolutionnaire en Europe; la Russie tsariste, féodale, arriérée, et pour cette raison indemne de la lutte des classes moderne, était l'ultime réserve de la réaction bourgeoise contre la révolution prolétarienne: tout ce qui l'affaiblissait jouait en faveur du prolétariat, tout ce qui la renforçait, renforçait la domination de la bourgeoisie.

Par la suite, une tradition anti-russe, d'essence chauvine, s'était ancrée dans la Social Démocratie allemande (elle servit lors de la première guerre mondiale pour rallier le prolétariat à la «guerre nationale contre le danger réactionnaire russe»). Cette tradition se réclamait à tort de Marx et d'Engels, alors que ces derniers avaient souligné que la Russie, de plus en plus travaillée par le ferment révolutionnaire, avait cessé d'être cette sorte de bloc réactionnaire qu'elle était dans la première moitié du dix-neuvième siècle; ils avaient même longuement réfléchi à la possibilité pour ce pays de sauter la phase capitaliste si la révolution socialiste triomphait en Occident en même temps que la révolution anti-tsariste en Russie.

De ce point de vue, le texte de Riazanov s'inscrit sans doute, comme le dit le présentateur, dans les écrits du courant internationaliste de la Social Démocratie au début du vingtième siècle visant à liquider la vieille et réactionnaire position antislave. Kautsky, auquel Riazanov était semble-t-il très lié, avait déjà salué la révolution russe de 1905 comme le signal d'une nouvelle époque de révolutions dans toute l'Europe.

Brian Pierce rappelle que le texte en question de Marx est resté longtemps censuré en Russie. La dernière en date des «Editions complètes» de Marx et Engels (commencée en 1975 et interrompue par la disparition de l'URSS) était passée du volume 14 au volume 16, en sautant celui qui devait le contenir. Il fallut attendre la «glasnost» de Gorbatchev pour que le volume 15 soit finalement publié. En français il n'a jamais été publié par les éditions liées au PCF ou à Moscou.

Reprenant l'étude des documents diplomatiques, notamment de ceux qui furent publiés après Marx, Riazanov montre de façon argumentée que les choses ne s'étaient en réalité pas tout à fait passées de la façon que croyait Marx: la Russie était demandeuse depuis longtemps d'une alliance avec la Grande Bretagne, alors que cette dernière n'y voyait pas un grand intérêt. Les documents cités par Riazanov montrent que la diplomatie russe était en position subordonnée et non dominante, comme l'était économiquement la Russie par rapport à la Grande-Bretagne.

Mais surtout Riazanov critique l'analyse développée par Marx dans cet ouvrage du développement de la Russie et des fondements de l'absolutisme. Selon lui, Marx ne fait pas une analyse... marxiste! En faisant dépendre sa naissance de causes extérieures (le joug tatar), il ignore les causes économiques et matérielles qui sont à l'origine de l'absolutisme en Russie de la même façon qu'en Europe. L'analyse de Marx serait au fond semblable à celle de ceux pour qui c'est l'Etat qui modèle la société, la superstructure qui commande à l'infrastructure, conception non matérialiste s'il en est.

«Pour Marx, écrit Riazanov, l'invasion tartare joue le rôle d'un facteur élémentaire qui éclate dans l'histoire de la Russie; d'un seul coup les Tartares balayèrent tous les éléments européens et transformèrent la Russie de Kiev en un pays asiatique. Le joug tartare démoralisa non seulement les princes mais le population tout entière, en les transformant en esclaves. La période tartare donna à la Russie à la fois le despotisme et le servage. Jusqu'à l'époque de Pierre le Grand, la Moscovie resta un pays asiatique».

En réalité, affirme Riazanov:

«La menace tartare a joué exactement le même rôle dans l'histoire de la Russie que la “menace turque” dans la création de l'Autriche-Hongrie, la menace maure dans l'histoire de l'Espagne, la menace suédoise dans l'histoire de la Prusse, et ainsi de suite. En rendant nécessaire une concentration de toutes les ressources militaires du pays, elle a joué en faveur de la partie du pays qui se montrait capable de mettre en avant les plus grandes forces; ce ne sont pas les qualités personnelles des Habsbourg, des Hohenzollern ou des Rurik qui ont fait pencher la balance, mais les ressources financières et économiques des régions dont ils étaient à la tête. Pour ce qui est de la Russie, nous trouvons là-dedans autant d'influence spécifiquement “tartare” que nous en trouvons, disons, dans l'absolutisme de Prusse ou d'Angleterre».

Développant sa position, Riazanov critique ensuite l'idée que l'existence de l'absolutisme s'explique par le caractère arriéré, en grande partie précapitaliste, de la Russie.

«(...) Le développement de l'absolutisme est favorisé à un degré ou un autre par la présence d'un danger extérieur, et par l'existence d'antagonismes nationaux ou régionaux, mais il est inconcevable sans la centralisation de la vie économique, sans la production marchande et sans l'économie monétaire, de même qu'il est inconcevable sans une armée ou sans finances. Il est si peu une “survivance de rapports pré-capitalistes” qu'au contraire, il atteint l'apogée de son développement seulement à un certain niveau de développement du capitalisme. “Par nature” il est un instrument d'exploitation économique et politique, et l'histoire de l'absolutisme en Russie, comme en Europe occidentale, est l'histoire de la lutte par les classes dominantes, et par certaines couches d'entre elles, pour prendre possession de ce puissant instrument et pour l'adapter à leurs besoins.

Pour Marx, toutes ces conditions internes du développement de l'absolutisme en Russie sont complètement invisibles».

En conséquence: «En laissant de côté toute l'histoire intérieure de la Russie depuis Ivan trois jusqu'à Pierre premier, Marx s'est empêché de comprendre la politique extérieure de la Russie».

Dans les chapitres suivants, Riazanov décrit longuement le développement du commerce et son rôle sur le développement de la Russie, puis la guerre du Nord, etc. Nous ne pouvons nous y étendre; disons seulement que la documentation est abondante et que l'auteur fait assurément montre de beaucoup de maîtrise dans son exposé. La citation que nous avons faite ci-dessus est suffisante pour voir quelle est la thèse de Riazanov (indépendamment des critiques ponctuelles qui peuvent être faites à ce texte de Marx, qui n'est en aucune façon le plus important de ses travaux sur la Russie): il n'y a pas vraiment de particularité dans l'histoire de la Russie, son «arriération» n'est que relative et l'existence de l'autocratie elle-même démontre le développement du capitalisme en son sein.

En dehors du fait que l'analyse de la Russie par Marx est développée de façon bien plus approfondie dans d'autres textes et qu'on ne saurait donc la réduire à ce seul ouvrage polémique, il faut reconnaître à Riazanov le sérieux de son travail. Au point qu'inévitablement on vient à se demander pourquoi il n'a pas à l'époque jugé utile de le traduire et de le publier en russe: dans les discussions passionnées qui se déroulaient alors dans les cercles marxistes russes, il aurait pu semble-t-il jouer un rôle. L'explication à notre avis ne tient pas seulement à une position de retrait d'un Riazanov «hors fraction», s'intéressant probablement plus à son travail éditorial en Allemagne qu'à la lutte politique parmi les révolutionnaires russes, qu'au fait que ce genre de thèse était déjà connue et discutée dans ce milieu.

Brian Pierce écrit que l'analyse de Riazanov était semblable à celle de Trotsky. En réalité, il n'en est rien, comme le démontre la réponse de ce dernier à l'historien Pokrovsky qui lui reprochait de parler de l'arriération et des particularités du développement de la Russie.

Dans les premières années du vingtième siècle un économiste allemand, Bücher, avait fait du développement du commerce l'indice le plus sérieux du développement capitaliste. «Strouvé, bien entendu, s'empressa d'introduire cette “découverte” dans la “science” économique russe, écrit Trotsky. Du côté des marxistes, la théorie de Bücher rencontra dès alors une résistance tout à fait naturelle. Nous recherchons les critères du développement économique dans la production - technique et organisation économique du travail -, mais le chemin que parcourt un produit entre le producteur et le consommateur est considéré par nous comme un fait d'ordre secondaire dont il faut encore déceler les origines dans les conditions mêmes de la production. La grande expansion, du moins en surface, du commerce du XVIe siècle, s'explique - si paradoxale que puisse sembler cette explication avec le critère des Bücher et des Strouvé - précisément par le caractère extrêmement primitif et arriéré de l'économie russe».

 Trotsky poursuit son analyse, bien plus conforme aux positions marxistes classiques que la «révision» de Riazanov, en expliquant le rôle particulier de l'Etat et de l'autocratie en Russie, qui ne peuvent s'expliquer seulement par les conditions intérieures du pays: «si le tsarisme se dressa en organisation d'Etat indépendante (relativement indépendante, répétons-le, dans la limite de la lutte des vives forces historiques sur le terrain de l'économie) ce ne fut pas avec le concours de puissantes cités s'opposant à de puissants féodaux; ce fut - malgré la complète pénurie industrielle de nos villes - grâce à la débilité de la seigneurie féodale». Donc (contrairement à la position de Riazanov), il existe bien un caractère «asiatique», c'est-à-dire retardataire, pré-capitaliste, du pays: «La Russie occupait une place intermédiaire entre l'Europe et l'Asie» (14).

C'est cette particularité réelle de la Russie qui explique la particularité de la révolution russe: la Russie tsariste n'est pas simplement un capitalisme plus jeune, plus faible, moins développé, mais un pays où dominent encore, notamment dans la figure de l'autocratie, des structures largement pré-bourgeoises. La révolution démocratique bourgeoise n'a pas encore eu lieu, les campagnes où vit la très grande majorité de la population souffrent de l'existence de rapports archaïques, féodaux, alors même que le capitalisme moderne s'est déjà implanté dans les grandes villes, y concentrant un prolétariat nombreux. La révolution est «double»: anti-féodale et anticapitaliste, et deux classes y participent: la classe ouvrière et la paysannerie.

Tous les problèmes de la révolution, avant la prise du pouvoir et après celle-ci, résident dans cette particularité. C'est ce que le texte de Riazanov ne permet pas de comprendre, et c'est pourquoi il ne pouvait que le laisser désarmé dans les affrontements politiques entre bolcheviks et mencheviks sur la nature de la révolution à venir, sur la tactique à suivre pour préparer la révolution.

 

 


 

 

(1) La revue lambertiste «Les Cahiers du Mouvement Ouvrier» signale dans son n°3 (septembre 1998) qu'un ouvrage consacré à Riazanov  et comprenant de nombreux documents a été publié à Moscou en 1996: «Le dissident rouge». Ce même n° en reproduit des extraits des interrogatoires par le NKVD en juillet et novembre 37 après son arrestation où Riazanov fait montre de sa pugnacité habituelle. On peut également signaler que l'Institut d'Histoire Sociale d'Amsterdam a publié il y a quelques années la correspondance Riazanov - Kautsky des années d'avant la guerre mondiale.

(2) Cf «1903. Minutes of the second Congress of theRSDLP», New Park Publications, 1978, p. 54. Le Congrès vota la dissolution du groupe «Borba». Dans la véritable somme qu'est son «Trotsky», Broué commet à propos de ce Congrès historique l'une des curieuses erreurs qui entachent son ouvrage puisqu'il range Trotsky parmi les «mous» qui soutenaient la participation de Riazanov et de son groupe!

(3) «Le procès intenté au camarade Riazanov», 8/3/1931. Cet extrait comme celui qui suit sont tirés de la préface du livre des Ed. Les Bons Caractères. Le discours dont parle Trotsky a été prononcé au cours de la discussion sur la question syndicale: «Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs du camarade Trotsky» (30/12/1920). cf Lénine, Oeuvres, Tome 32, p. 16 (c'est le fameux discours où Lénine, suscitant l'étonnement de Boukharine, dit que qualifier la Russie d'«Etat ouvrier» comme le faisait Trotsky est une «abstraction»: «cet Etat n'est pas tout à fait ouvrier, voilà le hic», «C'est un Etat ouvrier et paysan», etc.).

(4) Pierre Pascal rapporte une discussion de novembre 27 où Riazanov aurait déclaré: «Enfin, j'ai choisi une attitude: je suis avec Rykov, contre l'opposition mais aussi contre la sotte politique de gauche de Staline», cf Pierre Pascal, «Russie 1927», Ed. L'Age d'Homme, 1982, p. 256 (souligné par lui). Rykov était avec Tomsky et surtout Boukharine l'un des leaders de la tendance dite «de droite» qui sera éliminée par Staline dans les années trente. Molotov, le second de Staline, et qui selon ses dires fut membre du conseil d'administration de l'Institut, déclare dans ses souvenirs que Riazanov n'était «ni un trotskyste, ni un droitier», mais quelqu'un de «confus et désorienté» qui en dépit de tout son grand savoir ne pouvait être d'aucune «utilité» (sic!). cf «Molotov remenbers», Ivan R. Dee, Chicago 1993, p.138.

De son côté, Broué affirme dans plusieurs de ses derniers ouvrages, mais sans donner de sources, que Riazanov aurait caché les «archives» de l'Opposition de gauche dans l'Institut et même qu'il a «probablement» été fusillé pour cette raison. cf «Communistes contre Staline», Fayard sept. 2003, p. 408.

(5) Voir le très intéressant article de Riazanov: «L'Héritage littéraire de Marx et d'Engels», en annexe à son «Karl Marx, homme penseur et révolutionnaire», Anthropos, Paris 1968.

(6) Article de Riazanov présentant la version originale du texte d'Engels, paru sur «Unter dem Banner des Marxismus», I, (1925-1926); traduction française dans «Marx Engels. La social démocratie allemande» (Ed. 10/18, 1975), p. 306.

(7) Camoin écrit: «Riazanov s'entoura d'une solide équipe de chercheurs: C. Rakovski, B. Souvarine et P. Pascal.» A ce compte-là, il aurait pu également nommer comme «chercheur» dont Riazanov s'était «entouré», Trotsky, puisque celui-ci, pour raisons alimentaires, fit pendant un temps des travaux pour l'Institut (des traductions de Marx) quand il était déporté par Staline! Si Pierre Pascal y fut effectivement employé (il travailla sur Babeuf), il est tout à fait surréaliste de qualifier de «chercheurs» de cet Institut, Souvarine (ex-dirigeant de la gauche du PCF) qui y collabora marginalement depuis Paris en 1927, et encore plus Rakovski, dirigeant communiste international de premier plan, déporté en tant qu'opposant de gauche...

(8) Quelques mois auparavant, Riazanov s'était plaint du traitement de faveur dont jouissait l'Académie des Sciences, alors que l'Académie communiste manquait de moyens. Son élection avec celles d'autres personnalités du parti comme Boukharine correspondait à une reprise en main de cette institution prestigieuse que le pouvoir bolchevique avait jusque là ménagée dans le cadre de sa politique de concessions aux experts et cadres bourgeois. On peut consulter à ce sujet l'ouvrage d' E. H. Carr, «Foundations of a Planned Economy 1926-1929», vol. II, p. 452-455.

(9) Cet article a été publié en français pour la première fois en 1929 par «La Revue Marxiste» de Rappoport (liée au PCF) sous le titre: «La doctrine communiste du mariage». La revue «Partisans» le republia en 1966 dans son n°32-33 («Sexualité et répression»). Sa publication originale en URSS a eu lieu en 1926 ou 1927 selon les sources, avec le titre «Marx et Engels et le mariage».

(10) cf H. Kent Geiger, «The family in Soviet Russia», Harvard University Press 1968, p. 80. Soltz, vieux bolchevik qui, comme Riazanov, s'était opposé à la signature de la paix de Brest-Litovsk, fit carrière comme haut fonctionnaire de l'appareil judiciaire. Sur le plan politique, président de la «Commission centrale de contrôle» du parti et supposée «conscience morale du parti», il joua un rôle important dans la montée de la fraction stalinienne et la défaite de l'opposition. Un incident célèbre l'opposa à Trotsky quand, lors des luttes dans le parti en 1926, il déclara en substance qu'une attitude oppositionnelle menait inévitablement à l'échafaud. Selon Broué il fut réprimé lors des purges de 1938.

(11) cf Trotsky, «La révolution trahie» in «De la révolution», Ed. de Minuit, p. 540. A notre connaissance, il n'y a pas de livre en français qui traite des discussions sur cette question du mariage dans la Russie post-révolutionnaire. Marc Ferro dans son livre «La révolution de 1917» (Ed. Aubier Montaigne 1976), consacre un court chapitre à «L'Emancipation de la femme» (Tome II, pp 354-362); il y estime que le reflux de cette émancipation est amorcé à partir de 1925 avec ce qu'il appelle la victoire de Riazanov sur Kollontai dans la question du mariage. La réalité est plus nuancée, puisque la position de Riazanov-Soltz n'eut pas alors gain de cause.

(12) cf «Les marxistes et la question nationale», Maspero 1974, pp 101-105 (il existe une réimpression récente à L'Harmattan). Nous avons publié des extraits de cette lettre sur «Le Prolétaire» n° 449 dans l'article: «La question de l'autodétermination dans les Balkans». Engels y estime que c'est le prolétariat qui émancipera les peuples opprimés des Balkans, alors que leurs luttes nationales risquent de déclencher une guerre mondiale (ce qui arrivera en 1914).

(13) La publication intégrale en français est parue sous le titre «La Russie et l'Europe», Gallimard, 1954.

(14) cf «Des particularités du développement de la Russie», 1-2/7/1922. Publié en annexe à son «Histoire de la révolution russe», Seuil 1967, Tome II, 733-742. L'historien Pokrovsky, militant du parti de longue date, et ses amis s'assurèrent une position dominante dans les institutions soviétiques à la fin des années vingt grâce à leur étroite association à la lutte contre l'opposition de gauche. Mais bien qu'à sa mort au début des années trente Pokrovsky ait été célébré en grande pompe, ses partisans, en dépit de leur servilité, furent éliminés peu après et lui-même déclaré anti-léniniste. Le régime stalinien, s'apuyant ouvertement sur le nationalisme russe traditionnel, devait se débarrasser de ces historiens à prétentions «marxistes». Voir à ce sujet: J. Barber, «Soviet Historians in Crisis. 1928-1932», McMillan Press 1981.

 

 

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