( «Omicidio dei morti», Battaglia Comunista n° 24/1951, 19
décembre 1951 )
( Paru en français dans «le prolétaire», N° 480, Mars-juin 2006 )
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Cet article de la série des «Fils du Temps» avait été écrit après une catastrophe en Italie: la rupture des digues du Pò qui avait entraîné une terrible inondation. Il s’était avéré que l’entretien des digues était défectueux , alors que des dépenses modestes aurait permis d’éviter une catastrophe incomparablement plus coûteuse. De même hier à la Nouvelle Orléans, les autorités avaient rogné sur les dépenses d’entretien des digues, en dépit des risques connus de catastrophe. Amadeo Bordiga montre qu’il ne s’agit pas là d’incompétence ou d’aveuglement de tels ou tels responsables, de tels ou tels partis, mais de la conséquence des lois du capitalisme, mode de production qui n’est pas fondé sur la satisfaction des besoins humains, mais sur la course aux profits. Et dans cette course, des dépenses pourtant éminemment utiles comme celle de l’entretien de digues, sont toujours sacrifiées parce qu’elles ne «rapportent» rien ou presque.
(Introduction «le prolétaire», N° 480)
En Italie, nous avons une vieille
expérience des «catastrophes qui s’abattent sur le pays» et nous sommes passés
maîtres dans l’art de les «monter». Tremblements de terre, éruptions
volcaniques, inondations, tornades, épidémies... Indiscutablement, les effets
sont surtout sensibles sur les peuples pauvres et à haute densité démographique
: des cataclysmes souvent bien plus terrifiants que les nôtres peuvent
s’abattre sur tous les coins de la terre, les conditions géographiques ou
géologiques qui les provoquent ne coïncident pas toujours avec des conditions
sociales aussi défavorables. Mais chaque peuple, chaque pays a ses délices:
typhons, sécheresses, raz de marée, famines, vagues de chaleur et de gel,
inconnus de nous autres, habitants du «jardin de l’Europe». Il suffit d’ouvrir
le journal pour trouver immanquablement des nouvelles de ce genre de
catastrophes, des Philippines aux Andes, et de la calotte glaciaire aux déserts
africains.
Notre capitalisme est peu important d’un
point de vue quantitatif, mais au sens «qualitatif» il est depuis longtemps à
l’avant-garde de la civilisation bourgeoise, dont il a produit les plus grands
précurseurs lors de l’épanouissement de la Renaissance. Or, comme nous l’avons
dit cent fois, il a développé de façon magistrale l’économie de la
catastrophe.
Il ne nous passe même pas par la tête de verser une petite larme
lorsque la mousson emporte des villes entières sur les côtes de l’Océan Indien,
ou que la mer, déchaînée par des tremblements de terre sous-marins, les
submerge sous un raz de marée; mais pour la basse plaine du Pô, nous avons su
faire venir des aumônes du monde entier.
Déjà, notre monarchie était fière de
savoir accourir non pas là où l’on dansait (à Pordenone), mais là où l’on
mourait de choléra (à Naples), ou jusqu’aux ruines de Reggio et de Messine
rasées par les secousses sismiques de 1908. Aujourd’hui, on a conduit notre
petit bout de président en Sardaigne et si les staliniens n’ont pas raconté de
blagues, on lui a montré en action des brigades de «travailleurs de Potemkine»
(1) qui couraient ensuite de l’autre côté de la scène, comme le font les
guerriers d’Aïda. On n’a pas eu le temps de retirer les rescapés des eaux du Pô
sorti de son lit, mais par contre députés, députées et ministres sont venus y
tremper leurs pieds bien protégés dans des bottes de caoutchouc, après qu’on
eut disposé caméras et micros pour la quête mondiale de grand style.
C’est là que nous avons la formule
géniale: intervention de l’Etat! Et cela fait bien quatre-vingt-dix ans que
nous l’appliquons. Le sinistré italien de profession a remplacé la grâce de
Dieu et la main de la Providence par la contribution de l’Etat, et il est
convaincu que le budget national a des ressources plus vastes que la miséricorde
divine. Un bon Italien dépense avec joie dix mille lires tirées de sa poche
pour arriver, au bout de plusieurs mois, à «toucher mille lires du
gouvernement». Que survienne une de ces catastrophes périodiques que l’on
baptise aujourd’hui du terme à la mode d’ «état d’urgence» bien qu’elles se
reproduisent à chaque saison: dès que sont venues s’y greffer les inévitables
mesures providentielles du pouvoir central, une bande spécialisée de
trafiquants en sinistres se plonge aussitôt, manches retroussées, dans le
truandage des dossiers administratifs et l’orgie des adjudications.
Le ministre des Finances de service,
aujourd’hui Vanoni, suspend d’autorité toute autre fonction de l’Etat et
déclare qu’il ne lâchera plus le moindre sou des finances publiques pour aucune
autre «loi spéciale», car tous les moyens doivent être consacrés à des mesures
pour la catastrophe d’actualité.
On ne saurait mieux démontrer que l’Etat ne sert à rien et que si
Dieu existait, il ferait un véritable cadeau aux sinistrés de tout genre en
renversant sous les coups du tremblement de terre ou de la banqueroute cet Etat
charlatan et dilettante.
Mais si la bêtise du petit et moyen
bourgeois atteint son éclat maximum lorsqu’il cherche un remède à la terreur
qui le glace dans le tiède espoir de subsides et d’indemnités octroyées par le
gouvernement, tout aussi insensée est la réaction des chefaillons des masses
travailleuses qui s’écrient qu’ils ont tout perdu dans le désastre - fors leurs
chaînes, malheureusement.
Dans ces circonstances suprêmes, qui
anéantissent le peu de bien-être dérivant, pour le prolétariat, de
l’exploitation capitaliste normale, ces chefs qui se prétendent «marxistes» ont
une formule économique plus niaise encore que celle de l’intervention de
l’Etat. Cette formule est bien connue: c’est aux riches de payer!
Et d’injurier Vanoni pour n’avoir pas su
dépister et taxer les gros revenus.
Mais il suffit d’un brin de marxisme
pour établir que les gros revenus prospèrent là où se produisent les grandes
destructions et se greffent les grandes affaires. C’est à la bourgeoisie de
payer la guerre! dirent en 1919 ces mauvais bergers, au lieu d’inviter le
prolétariat à l’abattre. La bourgeoisie italienne est toujours là, et elle
investit avec enthousiasme ses revenus en se payant des guerres et autres
fléaux qui les lui rendent quadruplés.
HIER
Lorsque la catastrophe détruit
habitations, cultures et industries et plonge dans l’inactivité des populations
laborieuses, elle détruit sans aucun doute une richesse. Mais il n’est pas
possible d’y remédier en opérant un prélèvement sur la richesse existant par
ailleurs - comme quand on va collecter à la ronde les vieilles hardes, alors
que la propagande, la collecte et le transport coûtent bien plus cher que la
valeur des vêtements eux-mêmes.
Cette richesse disparue était une
accumulation de travail passé, séculaire. Pour éliminer l’effet de la
catastrophe, il faut une masse énorme de travail actuel, vivant. Or, si nous
donnons de la richesse une définition non abstraite, mais concrète et sociale,
elle nous apparaît comme le droit, pour certains individus formant la classe
dominante, de prélever sur le travail vivant et contemporain. Avec la nouvelle
mobilisation de travail, on aura la formation de nouveaux revenus et d’une
richesse privilégiée; et l’économie capitaliste n’offre aucun moyen de
«déplacer» une richesse qui a été accumulée par ailleurs, pour combler le vide
apparu dans la richesse sarde ou vénitienne, de même qu’on ne pourrait enlever
telles quelles les digues du Tibre pour remplacer celles que le Pô a
englouties.
Voilà pourquoi il est stupide de
préconiser un prélèvement sur le patrimoine des propriétaires de champs,
d’habitations et d’industries intactes pour réparer les biens détruits.
L’essence du capitalisme ne réside pas
dans la propriété de ces biens immeubles: c’est un type d’économie qui permet
de prélever un profit sur ce que le travail de l’homme crée en des cycles
incessants, et qui subordonne l’emploi de ce travail à la possibilité de ce
prélèvement.
Ainsi l’idée de remédier à la crise du
logement occasionnée par la guerre en bloquant les revenus des propriétaires
d’habitations non détruites a réduit le patrimoine immobilier à des conditions
pires que celles causées par les bombardements. Mais les démagogues poussent
des hurlements, en recourant à des arguments faciles et en disant des choses
«accessibles aux masses travailleuses», pour que l’on ne touche pas au blocage
des loyers.
A la base de l’analyse économique
marxiste, il y a la distinction entre travail mort et travail vivant. Nous ne
définissons pas le capitalisme comme une propriété sur des amas de travail
passé cristallisé, mais comme le droit à soustraire du travail vivant et actif.
Voilà pourquoi l’économie actuelle ne peut aboutir à une bonne solution qui
réalise, avec le minimum d’efforts de travail actuel, la conservation
rationnelle de ce que nous a transmis le travail passé, et assure les bases les
meilleures pour l’efficacité du travail futur. Ce qui intéresse l’économie
bourgeoise, c’est le rythme frénétique du travail contemporain, et elle
favorise la destruction de masses encore utiles de travail passé, en se foutant
complètement de la postérité.
Marx explique que les économies
antiques, fondées plus sur les valeurs d’usage que sur la valeur d’échange,
n’étaient pas possédées autant que l’économie actuelle par la nécessité
d’extorquer du surtravail, et il rappelle que le fait de soumettre le
travailleur à l’effort jusqu’à ce que mort s’ensuive - comme le raconte Diodore
de Sicile - n’était qu’une exception, dans le cas de l’extraction de l’or et de
l’argent (ce n’est pas pour rien que le capitalisme est né de la monnaie).
La faim de surtravail (Le Capital,
chapitre X, 2: Le capital affamé de surtravail) aboutit non seulement à
extorquer aux vivants la plus grande quantité possible de force de travail, au
point d’abréger leur existence, mais fait de la destruction du travail mort une
bonne affaire, dans la mesure où elle permet de remplacer les produits encore
utiles par un nouveau travail vivant. Comme l’aventurier Maramaldo, le
capitalisme, oppresseurs des vivants, assassine aussi les morts.
«Dès que les peuples dont la
production se meut encore dans les formes inférieures de l’esclavage et du
servage sont entraînés sur un marché international dominé par le mode de
production capitaliste, et qu’à cause de ce fait la vente de leurs produits à
l’étranger devient leur principal intérêt, dès ce moment les horreurs du
surtravail, ce produit de la civilisation, viennent se greffer sur la barbarie
de l’esclavage et du servage» (2).
Le titre original du paragraphe cité
est: Der Heisshunger nach Mehrarbeit, littéralement : «La faim ardente
de surtravail».
La faim de surtravail du capitalisme
encore enfant, telle qu’elle est définie par notre puissante doctrine, contient
déjà toute l’analyse de la phase moderne du capitalisme hyper-développé: la
faim féroce de surtravail est une faim de catastrophes et de ruines.
Loin d’être une trouvaille de notre part
(au diable les «découvreurs» de nouveautés, surtout lorsqu’ils chantent faux
même en faisant «dorémifa» et se prennent pour des créateurs), la distinction
entre travail mort et travail vivant est contenue dans la distinction
fondamentale entre capital constant et capital variable. Tous les objets
produits par le travail qui ne vont pas à la consommation directe mais sont
utilisés dans une autre transformation (aujourd’hui on les appelle biens
instrumentaux) forment le capital constant. «Toute valeur d’usage entrant
dans des opérations nouvelles comme moyen de production, perd donc son
caractère de produit, et ne fonctionne plus que comme facteur du travail
vivant» (3). Ceci vaut pour les matières premières principales et
auxiliaires, les machines et tout autre équipement qui s’use progressivement:
la perte due à l’usure doit être compensée et exige du capitaliste
l’investissement d’une nouvelle part, toujours de capital constant, que
l’économie courante appelle amortissement. Amortir rapidement, tel est l’idéal
suprême de cette économie de fossoyeurs.
A propos du «diable au corps» (4), nous
avons rappelé que chez Marx le capital a la fonction démoniaque d’incorporer du
travail vivant au travail mort devenu chose. Quelle joie que les digues du Pô
ne soient pas immortelles et qu’on puisse aujourd’hui y « incorporer »
allégrement du «travail vivant»! Projets et contrats d’adjudication ont été mis
au point en quelques jours! Bravo: vous avez le diable au corps.
«Cher Monsieur, le bureau des projets de
notre entreprise s’est fait un devoir d’effectuer les études techniques et
économiques préalables: je vous soumets la bouillie déjà toute prête». Et dans
l’analyse des prix, les pierres communes de Monselice sont estimées plus cher
que le marbre de Carrare.
«La force de travail en activité, le
travail vivant, a donc la propriété de conserver de la valeur en ajoutant de la
valeur; c’est là un don naturel qui ne coûte rien au travailleur mais qui
rapporte beaucoup au capitaliste; il lui doit la conservation de la valeur
actuelle de son capital» (5).
Ce capital qui est simplement
«conservé», toujours grâce à l’œuvre du travail vivant, est appelé par Marx partie constante du capital,
ou capital constant. Mais «la partie du capital transformée [vulgo:
investie] en force de travail [salaire] change au contraire de valeur
durant le cours de la production [et produit] un excédent, une
plus-value» (6). C’est pourquoi nous l’appelons partie variable, ou
simplement capital variable.
Tout est là. L’économie bourgeoise met
le gain en rapport avec le capital constant, qui est là et qui ne bouge pas: ou
plutôt qui serait perdu si le travail de l’ouvrier ne le «conservait» pas.
L’économie marxiste, au contraire, met le profit en rapport avec le seul
capital variable et démontre que le travail actif du prolétaire : a) conserve
le capital constant (travail mort) ; b) augmente le capital variable
(travail vivant). L’excédent qui en résulte, la plus-value, est empoché par
l’employeur.
Comme l’explique Marx, cette manière
d’établir le taux sans tenir compte du capital constant, équivaut à poser
celui-ci comme égal à zéro: opération courante dans l’analyse mathématique de
toutes les questions où interviennent des grandeurs variables.
Le capital constant étant posé égal à
zéro, il reste la croissance gigantesque du profit capitaliste. Dire ceci
revient à dire que le profit d’entreprise subsiste si l’on épargne au
capitaliste le souci de garder le capital constant.
Cette hypothèse n’est autre que la
réalité actuelle du capitalisme d’Etat.
Transférer le capital à l’Etat signifie
poser le capital constant comme égal à zéro. Rien n’est changé dans le rapport
entre patron et ouvrier, car ce rapport dépend uniquement de deux grandeurs:
capital variable et plus-value.
L’analyse du capitalisme d’Etat, une
nouveauté? Sans nous vanter, nous sommes en mesure de vous la servir, telle que
nous la connaissons depuis 1867 et même avant. Elle est des plus simples: c =
0.
Nous ne quitterons pas Marx sans citer,
après cette froide petite formule, un passage ardent: «Le capital est du
travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail
vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage» (7).
Le capital moderne, ayant besoin de
consommateurs parce qu’il a besoin de produire toujours davantage, a tout
intérêt à rendre le plus vite possible inutilisables les produits du travail
mort, pour en imposer le renouvellement au moyen du travail vivant, le seul où
il trouve des profits à «sucer». Voilà
pourquoi il jubile lorsque arrive une guerre, voilà pourquoi il s’est si bien
entraîné à la pratique de la catastrophe. En Amérique, on a une formidable
production d’automobiles, mais toutes les familles ou presque ayant leur
voiture, on arriverait bientôt au tarissement de la demande. Il faut donc que
les automobiles durent peu. Pour obtenir ce résultat, avant tout on les
construit mal avec des séries de pièces bâclées. Que les usagers se cassent
plus souvent la pipe, peu importe: cela fait un client de moins, mais une auto
de plus à remplacer. D’autre part, on a recours à la mode, en subventionnant largement
l’industrie crétinisante de la propagande publicitaire; tout le monde veut
avoir le dernier modèle, comme les femmes qui n’oseraient pas porter une robe
«de l’année dernière», même si elle est comme neuve. Les crétins mordent à
l’hameçon, et peu importe si une Ford construite en 1920 dure plus longtemps
qu’une voiture flambant neuf de 1951. Enfin, les voitures qui ne servent plus
ne sont même pas utilisées comme ferraille et on les jette dans des cimetières
d’autos. Celui qui oserait en prendre une en disant: vous l’avez jetée comme
une chose sans valeur, quel mal y a-t-il si je me la répare et si je roule
avec? écope une volée de plombs et une condamnation pénale.
Pour exploiter du travail vivant, le
capital doit anéantir du travail mort encore utile. Aimant sucer du sang chaud
et jeune, il tue les cadavres.
Ainsi, alors que l’entretien de la digue
du Pô sur dix kilomètres exige un travail égal, mettons, a un million par an,
il est plus avantageux pour le capitalisme de la reconstruire en entier en
dépensant un milliard. Autrement, il faudrait qu’il attende mille ans. Cela
veut-il dire que le gouvernement noir (8) a saboté les digues du Pô? Bien sûr
que non! Cela veut dire que personne n’a exercé de pression pour qu’il
fournisse le misérable petit million annuel; et celui-ci n’a pas été dépensé,
parce qu’englouti dans le financement d’autres «ouvrages grandioses» et
«constructions nouvelles» dont le devis s’élevait à des milliards. Maintenant
que la digue a été emportée, on trouve tout de suite quelqu’un pour mettre en
marche le bureau des projets au nom du sacro-saint intérêt national et autres
excellentes motivations, et pour la reconstruire.
A qui la faute si l’on préfère les
investissements grandioses? Aux noirs, et aux rosâtres. Les uns et les autres
jacassent à la ronde qu’ils veulent une politique productiviste et de plein
emploi. Or le productivisme, créature favorite de Don Benito [Mussolini],
consiste à mettre sur pied des cycles «actuels» de travail vivant, sur lesquels
la grande entreprise et la haute spéculation se font des milliards et des
milliards. Et alors, on modernise, aux frais de Pantalon (9), les machines
vieillies des grands industriels, on modernise aussi les digues des fleuves
après les avoir laissé s’écrouler. L’histoire de ces dernières années de
gestion administrative des travaux publics et d’aide à l’industrie est pleine
de ces chefs-d’œuvre, qui vont des fournitures de matières premières revendues
au-dessous de leurs coûts aux travaux de pure mise en scène, comme la «lutte contre
le chômage» à base de «capital constant égal zéro». En substance, on dépense
tout en salaires, et l’entreprise n’ayant pour tout équipement qu’une pelle par
homme, elle persuade le fonctionnaire en chef de l’utilité qu’aurait un
déplacement de terre: on commence par transporter toute la terre là-bas, et
aussitôt après on la ramène ici.
Si l’ «excellence» hésitait,
l’entreprise a encore en réserve le secrétaire syndical : une manifestation
d’ouvriers agricoles, la pelle sur l’épaule, sous les fenêtres du ministère, et
le tour est joué. Pour le «découvreur» de nouveautés, Marx est «dépassé»: les
pelles, qui ne sont que du capital constant, ont engendré de la plus-value.
AUJOURD’HUI
Indubitablement, les proportions du
désastre de la vallée du Pô ont été imposantes, et l’estimation des dégâts ne
fait que croître. Admettons que la superficie des terres cultivées en Italie
ait perdu cent mille hectares, soit mille kilomètres carrés, environ un trois
centième du total, un pour mille. Cent mille habitants ont dû abandonner cet
emplacement, qui n’est pas le plus peuplé d’Italie, soit en chiffres ronds un
cinq-centième de la population, deux pour mille.
Si l’économie bourgeoise n’était pas quelque chose de démentiel,
on pourrait faire un petit calcul banal. Le patrimoine national a subi un grave
coup; cependant, dans la zone touchée, il n’est détruit qu’en partie lorsque
les eaux se retirent: en fin de compte, la terre arable est restée, et la
décomposition des substances végétales, avec l’apport de vase, compense en
partie la fertilité perdue. Si les dommages s’élèvent au tiers du capital
total, ils représentent un pour mille du capital national. Or celui-ci a un
«rendement» moyen de cinq pour cent, soit cinquante pour mille. Il suffit que
chaque Italien épargne à peine un cinquantième sur sa consommation annuelle, et
le vide est comblé.
Mais la société capitaliste est tout
sauf une coopérative, même si les grands flibustiers du capital indigène
échappent à Vanoni en démontrant qu’ils ont distribué entre tous leurs employés
jusqu’au dernier liard de leurs bénéfices.
Toutes les opérations productivistes de
l’économie italienne et internationale, de la plus grande jusqu’à la plus
petite, sont tout autant destructives que la catastrophe de la vallée du Pô:
l’eau rentre d’un côté et s’en échappe de l’autre.
Ce problème ne peut être dépassé dans le
cadre du capitalisme. S’il s’agissait de fabriquer en un an les armes destinées
aux cent divisions d’Eisenhower, on trouverait la solution. Il s’agit
uniquement d’opérations à cycle rapide, et le capitalisme jubile si la commande
de dix mille canons doit être exécutée en cent jours et non en mille. Ce n’est
pas pour rien qu’il y a le pool de l’acier!
Mais le pool de l’organisation
hydrogéologique et sismologique ne peut être mis sur pied, à moins que la
science super-évoluée de l’époque bourgeoise ne réussisse pour de bon à
provoquer des inondations et des tremblements de terre en série, tout comme les
bombardements.
Il s’agit d’un processus extrêmement
lent, qu’on ne peut accélérer: la transmission de siècle en siècle, de
génération en génération, des produits d’un travail «mort» qui cependant
protège les vivants et leur vie, et leur épargne les plus grands sacrifices.
Si l’on admet par exemple qu’il suffit
de quelques mois pour assécher le Polésine, et que l’on puisse combler la
brèche d’Occhiobello avant le printemps, la perte ne sera que d’une récolte
annuelle: aucun «investissement» productif ne pourra la remplacer, mais la
perte sera réduite.
Si l’on pense au contraire que toutes
les digues du Pô et des autres fleuves pourraient faire défection fréquemment,
par suite tant de la négligence des travaux d’entretien, due à trente ans de
crise, que du désastreux déboisement des montagnes, alors le remède sera encore
plus lent. Aucun capital ne viendra s’investir pour les beaux yeux de nos
arrière-petits-neveux.
Nos pères écrivirent en vain: Il ne
reste que quelques arpents de forêt vierge, qui végète sans intervention du
travail de l’homme. Le système forestier devient donc presque aphrodisiaque,
malgré le tout petit capital d’exploitation. Toutefois le bois de haute futaie,
le plus important du point de vue de l’économie publique, exige toujours une
période d’attente extrêmement longue avant de donner des produits appréciables.
La science forestière a démontré que l’année de la coupe la plus favorable
n’est pas celle où les essences arrivent à la plus grande longévité, mais celle
où la croissance courante équivaut à la croissance moyenne; il faut toujours
compter, pour une forêt de chênes par exemple, 80, 100 et même 150 ans
d’attente. Capital extrêmement réduit, mais 150 ans d’attente pour le
voir rendre! Di Vittorio et Pastore (10) balanceraient le livre par la fenêtre,
si seulement ils l’avaient lu.
Comme dans l’opérette: rubar, rubar,
il Capital (l’amor) non sa aspettar…! (11)
Mais il y a bien pire. On a parlé
relativement peu du désastre qui s’est produit en Sardaigne, en Calabre et en
Sicile. La, les données géographiques sont radicalement différentes.
Dans la vallée du Pô, la pente
extrêmement faible a provoqué la stagnation des eaux et la formation de
marécages sur des terres argileuses et imperméables. Dans le Sud et dans les
îles, les causes dues aux fortes précipitations et au déboisement étant les
mêmes, c’est l’énorme pente avec laquelle la côte descend sur la mer qui a
causé la catastrophe; quelques heures ont suffi pour que les torrents arrachent
de l’ossature rocheuse sables et graviers, détruisant champs et habitations,
tout en faisant pourtant peu de victimes.
Tout cela est venu s’ajouter au saccage
irréparable des magnifiques forêts de l’Aspromonte et de la Sila, oeuvre des
libérateurs alliés; et cette fois la remise en valeur des terrains traversés
par l’inondation n’est pas seulement anti-économique du point de vue des
objectifs des «investisseurs» et des «sauveteurs» (encore plus intéressés que
les premiers, s’il est pensable): elle est pratiquement impossible.
L’inondation a emporté le peu de terre
végétale qu’il y avait, et surtout les rares couches non rocheuses qui lui
servaient de faible support; une terre qui durant des décennies et des
décennies avait souvent été montée à dos d’homme, chose incroyable, par le
misérable cultivateur. Toutes les plantations, y compris les arbres, sont
tombées avec la terre; et l’on a vu flotter sur la mer les orangers et les
citronniers déracinés, base d’une culture et d’une industrie particulièrement
florissantes dans certains villages.
Deux ans peuvent suffire pour replanter
un vignoble détruit, mais une plantation d’agrumes n’atteint son plein
rendement qu’au bout de 7 à 10 ans; les capitaux d’installation et
d’exploitation sont extrêmement élevés. Naturellement, on ne trouvera pas dans
les bons traités ce que coûte le travail inimaginable consistant à remonter la
terre disparue à des centaines de mètres d’altitude; et les eaux
l’emporteraient bientôt de nouveau avant que les racines des plantes l’aient
fixée au sous-sol.
Il n’est pas possible non plus de
reconstruire les habitations à leurs anciens emplacements : pour des raisons
techniques, cette fois, et non économiques. Cinq ou six malheureux villages de
la côte ionienne de la province de Reggio de Calabre ne seront plus
reconstruits à leur ancien emplacement, sur la colline, mais au bord de la mer.
Au Moyen-Age, après que les dévastations
eurent fait disparaître jusqu’aux traces des magnifiques cités côtières de la
Grande Grèce, sommets de la culture et de l’art du monde antique, les
misérables populations agricoles se sauvèrent des incursions des pirates
sarrasins en habitant des villages construits sur des pics montagneux, peu
accessibles et plus faciles à défendre. Une fois installé, le gouvernement piémontais» perça le long du littoral des
routes et des voies ferrées; étant donné la proximité entre la montagne et la
mer, chaque village eut bientôt auprès de la gare, et lorsque la malaria ne
l’empêchait pas, sa «marina».
L’exploitation et le transport du bois devinrent de la sorte avantageux.
Il ne restera plus demain que les «bords
de mer», et on y reconstruira avec peine quelques habitations. D’ailleurs,
pourquoi le paysan devrait-il remonter les pentes, où plus rien ne peut
pousser, et où les couches rocheuses, dénudées et glissantes, ne permettent
plus de rebâtir les maisons? Et ces travailleurs, au bord de la mer, que feront-ils?
Aujourd’hui, ils ne peuvent plus émigrer: comme les Calabrais des basses
plaines insalubres et les Lucaniens des «terres maudites», rendues stériles par
la coupe avide des bois qui recouvraient les montagnes et des arbres disséminés
dans les pâturages des collines.
Dans ces conditions, il est certain
qu’aucun capital et aucun gouvernement n’interviendra, malgré la honte de
l’hypocrisie indécente avec laquelle on a exalté la solidarité nationale et
internationale.
Ce n’est pas un fait moral ou sentimental
qui se trouve à la base de tout cela, mais la contradiction entre la dynamique
convulsive du super-capitalisme auquel nous sommes arrivés, et les saines
exigences de l’organisation du séjour des groupes humains sur la terre, de
façon à transmettre des conditions de vie utiles dans le cours du temps.
Le «prix Nobel» Bertrand Russel, qui
pontifie paisiblement dans les colonnes de la presse internationale, déclare
que l’homme se livre à un trop grand pillage des ressources naturelles et qu’on
peut déjà escompter leur épuisement. Il reconnaît que les grands pouvoirs font
une politique absurde et démentielle, dénonce les aberrations de l’économie
individualiste, et se gausse de l’Irlandais qui dit : pourquoi devrais-je
penser a la postérité? A-t-elle jamais fait quelque chose pour moi?
Parmi les aberrations, et aux côtés du
fatalisme mystique, Russel place le communisme, qui affirme: supprimons le
capitalisme et la question sera résolue. Après un tel étalage de science
physique, biologique et sociale, Russel ne réussit pas à voir comme un fait
tout aussi physique le degré énorme de dispersion des ressources tant
naturelles que sociales, essentiellement lié à un type donné de production, et
il pense que tout pourrait se résoudre par un prêche moral ou un appel fabien à
la sagesse des hommes, ceux d’en haut comme ceux d’en bas.
Le repli est pitoyable: la science
devient impuissante devant les problèmes de l’âme.
Ceux qui empêchent vraiment l’humanité
de faire des pas en avant décisifs dans l’organisation de sa vie, ce ne sont
pas en vérité les oppresseurs et les dominateurs qui oseraient encore se vanter
de leur volonté de puissance, c’est le pullulement des fades bienfaiteurs et
des lanceurs de plans Marshall, de chaînes de la fraternité et de colombes de la
paix.
Passant de la cosmologie à l’économie,
Russel fait la critique des illusions libérales sur la panacée de la
concurrence, et doit admettre: «Marx avait prédit que la libre concurrence
aboutirait au monopole : cette prévision démontra sa justesse lorsque
Rockfeller établit virtuellement un régime monopoliste pour le pétrole».
Est-ce un hasard, Monsieur le prix
Nobel, vous qui avez écrit des traités de logique et de méthodologie
scientifique, est-ce un hasard si Marx a prévu l’avènement du monopole avec au
moins 50 ans d’avance?
Si cette dialectique était correcte,
l’opposé de la concurrence est le monopole, et non la collaboration.
Prenez bonne note de ce que Marx a aussi
prévu, comme dénouement de l’économie capitaliste, monopole de classe, non pas
la collaboration que vous passez votre temps à encenser, avec tous les Truman
et tous les Staline de bonne volonté, mais la guerre des classes.
De même que Rockefeller est venu, «a
da veni Baffone», le Moustachu va venir! (12). Mais pas celui du Kremlin.
Celui-ci, à la barbe de Marx, il est en passe de se raser à l’américaine.
(1) Allusion aux faux villages que
Potemkine avait fait construire de toutes pièces et que l’on montrait à
l’impératrice Catherine II lorsqu’elle voulait se rendre compte par elle-même
de l’état des campagnes russes.
(2) Le Capital, Livre I; Editions
Sociales, Tome I, p. 232.
(3) Op. cit., p. 185.
(4) Allusion au Fil du Temps intitulé
«La doctrine du diable au corps», Battaglia Comunista n° 21/1951.
(5) Op.
cit., p. 205.
(6) Op.
cit., p. 207.
(7) Op.
cit., p. 229.
(8) Les noirs (couleur des prêtres) sont
les démocrates-chrétiens.
(9) Personnage de la Commedia dell’Arte.
L’Italien moyen.
(10) Dirigeants respectifs de la
C.G.I.L. (C.G.T. italienne) et de la C.I.S.L. (syndicat d’obédience chrétienne)
à l’époque.
(11) «Voler, voler, le Capital (l’amour)
ne sait attendre!».
(12) Durant la période stalinienne, le
Moustachu était Staline et la venue de l’Armée Rouge allait instaurer la
révolution.
Partito comunista internazionale
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