Le marxisme et la Chine (1)

( Brochure n° 12, Editions Programme, «Textes du parti communiste international», Octobre 2024 )


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Introduction

 

 

Comme le rappelle notre étude sur les particularités de l’évolution historique chinoise, la Chine est sans conteste le pays qui a connu le plus grand nombre de révoltes, d’insurrections et de révolutions. L’avant dernière de celles-ci a été contemporaine de Marx et Engels : c’était la révolte des Taiping qui enflamma le sud et le centre de la Chine de 1851 à 1864. Elle éclata dans une situation historique particulière marquée par les poussées du capitalisme occidental (principalement mais pas uniquement britannique) pour l’ouverture du marché chinois à ses marchandises, ces poussées se traduisant par des escarmouches militaires et de véritables guerres.

Marx écrivait à ce sujet :

« Il peut paraître très étrange et paradoxal d’affirmer que le prochain soulèvement des peuples européens en faveur de la liberté républicaine et d’un gouvernement bon marché dépendra probablement plus de ce qui se déroule dans le Céleste Empire – au pôle opposé de l’Europe – que de toute autre cause politique actuelle. » (1)

Marx expliquait dans cet article qu’une révolution imminente en  Chine, provoquée par l’affaiblissement de la dynastie mandchoue et l’ébranlement de l’ordre établi sous les coups brutaux des armées et des marchandises britanniques (2), entraînerait la fermeture du lucratif marché chinois – ce qui pourrait être le facteur déclenchant la crise économique générale mûrissant en Europe.

Or sachant que « depuis le début du XVIIIe siècle, il n’y a pas eu en Europe de révolution sérieuse qui ne fût pas précédée d’une crise commerciale et financière », continuait Marx,

 « Point n’est besoin d’insister sur les conséquences politiques qu’une telle crise pourrait produire de nos jours – avec la vertigineuse expansion des fabriques en Angleterre et la décomposition totale de ses partis officiels, avec 1'énorme machinerie de l’État français transformée en une seule et immense agence de spéculation et d’escroquerie des fonds publics, avec l’Autriche à la veille de la banqueroute, avec les méfaits accumulés partout qui crient vengeance au peuple, avec les intérêts en conflit au sein des puissances réactionnaires elles-mêmes, avec les rêves russes de conquête qui apparaissent une fois de plus au grand jour. » (3)

L’analyse marxiste prend en compte l’ensemble des relations internationales : sous le capitalisme, créateur du marché mondial, elles déterminent à un degré inconnu auparavant l’évolution y compris des situations sociales et des rapports entre les classes dans les pays « dominants » comme dans les pays « dominés ». « A la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations » dit le Manifeste du Parti Communiste (4).

La Chine, poursuivait Marx, pourrait « exporter le désordre dans le monde occidental, au moment même où les puissances occidentales, avec la flotte de guerre britannique, française et américaine, rivalisent de zèle pour instaurer l’ordre à Shanghai, Nankin et l’embouchure du Grand Canal ».

Quelques années auparavant il avait déjà noté que la Chine « se trouve maintenant au bord de 1’abîme, et même sous la menace d’une révolution violente. Bien plus. Au sein de la plèbe insurgée, certains dénonçaient la misère des uns et la richesse des autres, en exigeant une nouvelle répartition des biens, voire la suppression totale de la propriété privée – et ils continuent aujourd’hui encore de formuler ces revendications. Après vingt ans d’absence, lorsque Mr. Gutzlaff revint parmi les civilisés et les Européens, et qu’il entendit parler du socialisme, il s’écria horrifié : “Je ne pourrais donc nulle part échapper à cette pernicieuse doctrine ? C’est exactement là ce que prêchent depuis quelque temps beaucoup de gens de la populace en Chine !”. 

Il est bien possible que le socialisme chinois ressemble à l’européen comme la philosophie chinoise à l’hégélianisme. Quoi qu’il en soit, on peut se réjouir que l’Empire le plus ancien et le plus solide du monde ait été entraîné en huit ans, par les balles de coton des bourgeois anglais, au seuil d’un bouleversement social qui doit avoir, en tout cas, les conséquences les plus importantes pour la civilisation. Lorsque nos réactionnaires européens, dans leur fuite prochaine, seront enfin parvenus à la Muraille de Chine, aux portes qu’ils croiront s’ouvrir sur la citadelle de la réaction et du conservatisme – qui sait s’ils n’y liront pas : République chinoise. Liberté, égalité, fraternité. (5) »

Le programme social  des révoltés Taiping décrété après la prise de l’ancienne capitale Nankin, comprenait notamment l’abolition de la propriété privée de la terre, des récoltes et des moyens de culture, la mise en commun de la nourriture, des vêtements et des produits de consommation courante, l’exploitation de la terre redistribuée à titre temporaire à tout individu, homme ou femme de plus de 15 ans, l’égalité entre les sexes, l’interdiction de la prostitution, des mariages forcés et des dots, de la polygamie, de l’esclavage, ainsi que la prohibition de la consommation d’opium, d’alcool, etc. Les examens pour devenir fonctionnaire furent ouverts aux femmes et il se constitua une armée féminine qui atteignit plusieurs dizaines de milliers de combattantes répandant la terreur parmi les troupes impériales en raison de leur réputation de cruauté.

L’idéologie Taiping de type religieux inspirée du christianisme (leur fondateur prétendait être le frère cadet de Jésus Christ) se traduisait par des préceptes moraux rigides : séparation rigoureuse des sexes, interdiction de l’homosexualité sous peine de mort.

Il s’agissait en fait d’une gigantesque révolte paysanne comme le pays en avait régulièrement connu, aux accents millénaristes qui évoquent les partisans de Thomas Münzer lors des guerres paysannes en Allemagne avec leurs exaltations inspirées du christianisme et leurs « résonances communistes » (Engels).

Les masses insurgées essentiellement paysannes, formées en une armée de masse s’accroissant au fur et à mesure de ses victoires, s’emparèrent de villes de plus en plus importantes, massacrant au passage les propriétaires fonciers, les mandarins et les fonctionnaires impériaux qui ne s’étaient pas enfuis, jusqu’à arriver à Nankin.

Mais après ses succès fulgurants la révolte fut finalement battue ; non pas à cause d’erreurs militaires  ou autres, mais parce que ses dirigeants s’occupèrent à fonder une nouvelle dynastie – le « Céleste Royaume » – dans l’ancienne capitale en abandonnant dans les faits le programme radical qu’ils avaient proclamé en écho aux aspirations des couches les plus défavorisées de la population : les liens renouvelés avec les notables et les propriétaires terriens firent que la réforme agraire ne fut pas appliquée, une bureaucratie traditionnelle se reconstitua avec tous ses abus, les mariages forcés et le concubinage au profit des élites urbaines réapparurent (entraînant une vague de suicides féminins), les chefs Taiping s’installant dans une vie de luxe copiant celle de l’empereur et de ses dignitaires. L’élan révolutionnaire qui animait les masses déshéritées paysannes et les poussait au combat fut peu à peu étouffé.

Mais un autre facteur de la défaite de la révolte fut l’intervention des troupes occidentales franco-anglaises dotées d’un armement moderne aux côtés des troupes impériales, avec son cortège de destructions, de massacres et de pillages – alors que les Taiping avaient cru à leur neutralité proclamée.

L’échec final de la révolte avec les millions de victimes (10 à 30 millions de morts selon les estimations) qui en résulta, fut en définitive une nouvelle démonstration de l’impuissance de la paysannerie à lutter pour un mode de production révolutionnaires qui lui soit propre : la possibilité d’un « socialisme paysan » n’existe pas. La paysannerie est objectivement condamnée de par sa nature de classe à reproduire le mode de production dominant si elle ne trouve pas une direction dans des classes révolutionnaires nouvelles comme la bourgeoisie ou la classe ouvrière, qui n’étaient pas alors présentes.

La défaite des Taiping donna un supplément de vie d’une cinquantaine d’années à la dynastie mandchoue, cinquante années de pénétration progressive des différentes puissances impérialistes en Chine malgré les résistances impériales : c’est en 1912 que sera proclamée la République de Chine ; elle ouvrit une période convulsive de luttes des classes à un niveau supérieur à celui des révoltes traditionnelles puisqu’il s’agissait de l’établissement d’un nouveau mode de production – le capitalisme – avec l’apparition sur la scène de nouvelles classes sociales – la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat moderne – chacune porteuse de sa perspective historique, dans la période révolutionnaire qui battit son plein de 1924 à 1927.

Le jeune prolétariat chinois, successeur des « proto-prolétaires » (mineurs, charbonniers, transporteurs…) qui avaient joué un rôle très important dans la révolte paysanne Taiping, était encore peu nombreux ; mais très combatif, déclenchant de puissantes grèves, il tenta de prendre la tête de la révolution pour l’orienter dans un sens socialiste international comme 10 ans avant lui l’avait fait le prolétariat russe : il fut égaré et livré en pâture à ses bourreaux par le parti qui devait le conduire à la victoire. Son écrasement signa la défaite de la révolution en Chine et la victoire de la contre-révolution en Russie et dans le monde.

Il faudra encore une vingtaine d’années pour que s’effondre la vieille Chine : 1949 proclamation de la République Populaire, 1950 fin des combats avec les partisans de Tchang Kaï-chek qui se réfugièrent à Formose. En 1945 l’URSS de Staline avait signé avec ce dernier un « traité d’alliance et d’amitié » d’une durée de trente ans qui reconnaissait son gouvernement  et cessait tout soutien aux armées de Mao en contrepartie de la reconnaissance de l’indépendance de la Mongolie extérieure et de l’occupation de Port-Arthur par des troupes soviétiques (6) : après avoir fait échouer la révolution en 1927, le régime stalinien soutenait ainsi les contre-révolutionnaires après la fin de la guerre, poussant à un accord des « communistes » avec Tchang Kaï-chek…

Alors que la guerre se terminait l’URSS avait attaqué le Japon et occupé divers territoires dont les îles Kouriles et  la Mandchourie dont elle pilla les infrastructures industrielles (la province étant alors la région la plus industrialisée de la Chine) avant de la rendre à la République Populaire. Par la suite la coopération économique entre les deux « pays frères » n’arriva pas à faire disparaître les frictions entre eux ; les désaccords croissants se manifestèrent au grand jour à partir de 1960 quand les chinois contestèrent la primauté des soviétiques, dénoncés comme des « révisionnistes modernes » et des chauvins, avant de déboucher sur des affrontements militaires sur la rivière Oussouri en 1969 ; à cette époque les autorités chinoises soulevaient des revendications sur les territoires conquis par le tsarisme tandis que les Russes brandissaient la menace du recours à des armes nucléaires tactiques… Ce n’est qu’en 1991 que le contentieux territorial fut résolu par un traité entre la Russie et la Chine.

Après nombre de vicissitudes le capitalisme chinois se dirige aujourd’hui à vive allure vers la place d’impérialisme numéro un mondial qu’occupent depuis près de 80 ans les Etats Unis ; la confrontation entre ces deux colosses impérialistes aura des conséquences majeures sur le destin de l’humanité.

Mais, comme dit aussi le Manifeste, la bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Le développement accéléré du capitalisme en Chine a produit un prolétariat très nombreux et concentré qui ne pourra être toujours abusé par la propagande pseudo socialiste du régime. Lorsque la crise économique frappera au cœur le capitalisme chinois, il sera poussé à la lutte générale ; le déploiement de la lutte de classe en Chine sera alors un facteur décisif pour les perspectives de lutte contre le capitalisme au niveau mondial.

 

*    *    *

 

Le parti a consacré de nombreuses études à la Chine. Dans les années soixante et soixante-dix du siècle dernier il fallait répondre aux prétentions maoïstes de représenter une alternative vraiment marxiste aux soviétiques et pour cela il fallait revenir aux luttes des années vingt au moment où se joua le sort de la révolution chinoise et montrer la sinistre genèse du maoïsme (7) ; il fallait démontrer que la « querelle idéologique » entre Moscou et Pékin n’était que la couverture d’un conflit d’intérêts entre deux Etats capitalistes, aussi étrangers au socialisme l’un que l’autre – et pour cela il fallait rappeler les principes cardinaux du marxisme, comme le parti l’avait fait et le faisait pour la Russie.

La crédibilité du socialisme en Chine a certes bien pâli aujourd’hui, où il est facile de constater que le pays compte parmi les plus inégalitaires de la planète ; mais il existe toujours dans le monde des organisations qui considèrent qu’il n’est pas capitaliste, et c’est au nom du socialisme que les dirigeants chinois justifient les conditions de vie et de travail bestiales de leurs prolétaires et leur domination totalitaire. Demain c’est en mettant sur le compte du socialisme les méfaits du capitalisme qu’on présentera à ces derniers la démocratie bourgeoise comme la seule solution à leur misère et à leur exploitation.

En prévision des inévitables mais complexes futurs combats prolétariens, nous allons republier dans une série de brochures les principaux textes qui illustrent et défendent le programme invariant du communisme révolutionnaire  dans  la  situation chinoise. La première de ces brochures contient un texte sur les particularités de l’évolution historique de la Chine, écrit pour jeter les bases organiques de l’étude de la question chinoise ; il est suivi d’une étude fouillée du mouvement social en Chine : il couvre la période extrêmement riche en enseignements qui va des luttes révolutionnaires et de la défaite de la révolution dans les années vingt, jusqu’à l’établissement de la République Populaire après la fin de la guerre mondiale et le début de la construction du capitalisme sous l’égide de l’État.

 Ces textes permettront déjà au lecteur de se faire une idée claire des événements qui se sont alors déroulés et qui conditionnent encore la situation actuelle.

 


 

(1) Marx, « La révolution en Chine et en Europe », 14/6/1853, article paru dans le New York Daily Tribune. Cf Marx Engels, La Chine, Ed. 10/18, 1973, p. 199. La future vague révolutionnaire annoncée en Europe est présentée ici sous les traits d’une révolution anti-monarchique, comme ce fut le cas lors de la vague de 1848, la France seule ayant connu une tentative de révolution prolétarienne.

(2) Les « guerres de l’opium » furent livrées à la Chine par la Grande Bretagne de 1839 à 1860 pour lui imposer le commerce de l’opium et l’ouverture aux marchandises britanniques. La France participa à la deuxième guerre de l’opium (1856-1860) en alliance avec la Grande Bretagne, avec le soutien des Etats-Unis et de la Russie.

(3) « La révolution en Chine et en Europe », cit., p. 211. La crise économique ne sera pas déclenchée par une victoire de la révolution chinoise; elle éclata néanmoins, en 1857 sous la forme d’un krach bancaire aux Etats Unis avant de se propager aux autres pays, mais ses premiers symptômes s’étaient fait jour dès 1852. Elle est considérée comme la première crise économique mondiale.

(4) Il dit aussi : « Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale ». Aujourd’hui comme en 1848 les réactionnaires sont toujours aussi désespérés de cet état de fait; la seule chose qui a changé, c’est que maintenant ils s’appellent « souverainistes », de droite ou de gauche…

(5) Nouvelle Gazette Rhénane – revue n° 2, février 1850. Cf La Chine, op. cit., p. 196-197.

(6) L’URSS restitua Port Arthur à la République Populaire en 1950. La Russie tsariste, dans le cadre d’un « traité inégal » avalisant ses appétits sur la Mandchourie avait obtenu entre autres choses en 1898 la concession de ce port stratégique ; elle le fortifia après avoir envahi la Mandchourie en 1900 et arraché à la Chine un protectorat commercial sur le territoire. Le Japon qui convoitait cette région riche en matières premières attaqua et vainquit les armées russes en 1905. Il y constitua en 1931 un Etat fantoche sous sa coupe, le Mandchoukouo.

(7) Le prolétaire n° 67, juillet-août 1969.

 

Octobre 2024

 

Partito Comunista Internazionale

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