Force, violence, dictature dans la lutte de classe

 

( Paru dans «Prometeo» N° 2 et 4 de 1946, N° 5 et 8 de 1947, N° 9 et 10 de 1948. Paru en français en 1973 dans notre brochure numéro 6 «les textes du parti communiste international», dont nous reproduisons ci-après l'introduction et la traduction du texte)

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Introduction

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Le texte que nous publions ici a paru entre 1946 et 1948 en cinq chapitres et une note, dans les numéros 2, 4, 5, 8, 9 et 10 de la revue «Prometeo» qui était alors la revue de notre parti. Partant de la distinction fondamentale entre énergie à l’état potentiel ou virtuel et énergie à l’état actuel ou cinétique, le texte développe une idée fondamentale pour nous, à savoir que le rôle de la violence et de la force coercitive dans le domaine social doit être reconnu non seulement lorsque l’organisme humain subit une violence physique brutale, mais chaque fois que les actions des individus subissent une contrainte du simple fait qu’elles tombent sous la menace de sanctions violentes.

Cette contrainte, dont l’apparition dans l’histoire est inséparable des premières formes d’activité productive associée, est un facteur indispensable de développement et est présente dans toute la succession historique des institutions et des classes: il ne s’agit pas pour nous de l’exalter ou de la condamner sur la base de canons moraux ou esthétiques, mais de la reconnaître et d’évaluer son importance dans la succession des époques et des situations.

Le texte applique d’abord ce critère à la société féodale et au passage révolutionnaire du féodalisme à la société bourgeoise capitaliste, pour démontrer - position caractéristique de notre mouvement - que ce passage fondamental dans l’évolution de la technique productive et de l’économie n’entraîna pas, bien au contraire, une diminution de l’usage de la force, de la violence et de l’oppression sociale, et que cet usage tend même à croître en importance réelle dans le cours ultérieur de l’évolution capitaliste malgré la fiction démocratique et constitutionnelle, atteignant son apogée non tant dans cette manifestation ouverte et non dissimulée de la violence que fut le fascisme italien ou allemand qui combina d’ailleurs habilement les méthodes de la répression étatique et celles du réformisme social, que dans le régime qui s’instaura à l’échelle mondiale après la victoire des grandes puissances démocratiques sur les régimes totalitaires.

Ce régime est en effet caractérisé d’une part par l’influence réelle et matérielle exercée sur tous les pays du monde par les grands monstres étatiques auxquels leur victoire, au cours du second massacre mondial, a assuré une domination totalitaire sur le monde, d’autre part par le processus de centralisation croissante du capital dans sa phase impérialiste, qui rend de plus en plus illusoire - bien qu’elle garde toute son efficacité du point de vue de la défense de l’ordre établi - la façade démocratique, populaire, légalitaire et constitutionnelle de l’Etat bourgeois, en accentuant par contre précisément ses aspects de violence, d’oppression et d’autoritarisme.

Le développement de cette partie critique a pour aboutissement naturel la revendication de la force, de la violence et de la dictature comme armes propres à la classe que la bourgeoisie elle-même a développée au sein de sa société et qui est, selon la phrase de Marx, celle de ses fossoyeurs. Un principe essentiel du marxisme est que le heurt des classes se décide non sur le terrain du droit, mais sur celui de la force. Dans son expression la plus achevée, cette force est violence révolutionnaire, destruction de l’Etat capitaliste, autorité centralisatrice, et après la conquête du pouvoir, elle se traduit dans une autre forme de violence planifiée et systématique: la dictature du prolétariat. Indépendamment des aspects les plus voyants de la violence dictatoriale, qui font le scandale des idéologues bourgeois, et qui sont inséparables de la révolution prolétarienne comme de toute autre révolution par laquelle une nouvelle classe renverse le pouvoir de la classe jusqu’alors dominante sous la poussée impérieuse de déterminations matérielles et économiques, ce qui caractérise et distingue la dictature de classe, c’est le fait qu’elle exclut de la vie politique, et donc de l’Etat lui-même, la classe vaincue, en lui ôtant le droit d’ association, de propagande et de presse par des moyens coercitifs, même si apparemment ils consistent non dans l’usage implacable d’une force physique, militaire ou autre, mais dans les simples articles d’une loi, même non codifiée à la manière des constitutions bourgeoises.

Cette idée, qu’on peut retrouver dans tous les textes du marxisme, va de pair avec l’affirmation que pour exercer la violence révolutionnaire dans les phases d’assaut contre le pouvoir bourgeois, comme pour exercer la dictature et réaliser les tâches militaires et économiques étroitement liées à la progression de la révolution internationale dans le monde, la classe a besoin d’un organe spécifique, centralisateur et centralisé sur la base d’un programme dépassant les contingences temporelles et spatiales: le parti.

C’est dans le parti que se cristallisent la conscience du but final de la classe opprimée et de la voie qu’elle devra parcourir pour l’atteindre, ainsi que la volonté de l’atteindre, et c’est le parti seul qui, selon le marxisme, fait de la classe au sens statistique du terme une classe véritable, c’est-à-dire non plus une « classe pour le capital» mais une «classe pour soi».

La démolition de la fiction démocratique, arme de la dictature bourgeoise, se complète donc par la destruction du mythe d’une « démocratie ouvrière » qui sacrifie les objectifs finaux et permanents du mouvement prolétarien aux inévitables oscillations, indécisions, incertitudes et même aux divergences d’intérêts locaux et corporatistes de la classe comprise dans son acception immédiate.

La révolution et la dictature sont-elles ainsi « garanties », comme le réclament anxieusement les nostalgiques de la consultation des masses, contre les dangers de dégénérescence dont la Russie prolétarienne, qui remporta pourtant une victoire glorieuse en Octobre, a donné un tragique exemple? Cette dégénérescence russe, si elle a constitué un désastre pratique, constitue également pour nous une confirmation théorique, car sa cause doit être recherchée non dans un manque de démocratie, mais dans l’absence d’extension, à l’échelle mondiale, de la révolution prolétarienne, absence d’autant plus fatale pour le sort de la révolution russe qu’il s’agissait d’une révolution double. Nous répondons et nous avons toujours répondu que s’il n’existe pas de garanties absolues ni relatives de ce genre, il existe, par contre, certaines conditions qui, si elles ne permettent pas de libérer le mouvement ouvrier de toute menace de recul et de défaite, lui permettent par contre de renaître, et que notre parti a pour tâche de rechercher, de défendre et de réaliser sans relâche. C’est sur une énumération de ces conditions, strictement politiques et programmatiques, et non statutaires et formalistes, que se termine ce texte fondamental de parti.

 


 

 

Force, violence, dictature dans la lutte de classe

 

 

I. Violence cinétique et virtuelle

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Dans l’histoire des groupes sociaux, on reconnaît l’usage manifeste de la force matérielle et de la violence quand on constate, entre les individus et entre les groupes, des conflits et des affrontements qui, sous des formes variées, aboutissent à la lésion et à la destruction matérielles des individus physiques.

Quand cet aspect de l’histoire sociale apparaìt à la surface, il provoque les manifestations les plus diverses d’horreur ou d’enthousiasme, sources banales des différentes mystiques qui successivement remplissent et encombrent la pensée des collectivités.

Quelles que soient les appréciations opposées qu’on en donne, il est évident que la violence entre les hommes constitue non seulement une donnée essentielle de l’énergétique sociale, mais un facteur intégrant, sinon toujours décisif, de toutes les mutations des formes historiques.

Pour ne pas tomber dans la rhétorique et la métaphysique en nous égarant parmi les nombreuses religions et philosophies qui oscillent entre les a priori du culte de la force, du surhomme, du peuple élu, et ceux de la résignation, de la non-résistance et du pacifisme, il nous faut remonter à la source de ce rapport matériel qu’est la violence physique et en reconnaître le mécanisme fondamental, dans toutes les formes d’organisation sociale, même quand elle agit à l’état latent, comme pression, comme menace, comme préparation armée, déterminant des effets historiques de portée considérable, même avant l’effusion de sang, même au-delà d’elle, même sans qu’elle ait eu lieu.

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Le début de l’époque moderne, qui, socialement, est caractérisée par le développement gigantesque de la technique productive et de l’économie capitaliste, s’accompagne d’une conquête fondamentale de la connaissance scientifique du monde physique, qui est attachée aux noms de Galilée et de Newton.

Il apparut clairement que deux ordres de phénomènes qui dans la physique aristotélicienne et scolastique étaient absolument séparés et même métaphysiquement opposés, la mécanique céleste et la mécanique terrestre, étaient en réalité identiques et devaient être étudiés et représentés selon le même schéma théorique.

C’est-à-dire qu’on comprit pour la première fois que la force par laquelle un corps posé au sol fait pression sur celui-ci ou sur notre main qui le soutient est non seulement la même que celle qui provoque le mouvement du corps quand on le laisse tomber, mais la même que celle qui relie les mouvements des astres dans l’espace, leur rotation sur des orbites apparemment immuables et leur collision possible.

Il s’agissait non d’une identité purement qualitative et philosophique, mais d’une identité scientifique et pratique puisque des mesures de la même nature peuvent permettre de calculer les dimensions du volant d’une machine ou d’établir par exemple le poids et la vitesse de la lune.

Les grandes conquêtes de la connaissance - comme pourra le démontrer une étude sur la gnoséologie faite suivant la méthode marxiste - ne consistent pas à établir par des découvertes révélatrices de nouvelles réalités éternelles et irrévocables, car la voie reste toujours ouverte vers de plus amples développements et de plus riches représentations scientifiques et mathématiques des phénomènes d’un domaine donné; leur apport essentiel a consisté à détruire définitivement les prémisses des anciennes erreurs, entre autres la puissance trompeuse de la tradition qui nous empêchait de nous représenter les rapports réels des choses.

En effet, ne serait-ce que dans le seul domaine de la mécanique, la science a fait et fera des découvertes qui dépassent les limites des énoncés et des formules de Galilée et de Newton; mais il reste ce fait historique: ils ont démoli l’obstacle que constituait la thèse aristotélicienne, selon laquelle une sphère idéale concentrique à la terre séparait deux mondes incompatibles entre eux: le nôtre, le monde terrestre, celui de la corruption et de la triste vie mortelle, et l’autre, le monde céleste, celui de l’incorruptibilité et de l’immobilité glacée et resplendissante, conception mise à profit dans les constructions éthiques et mystiques du christianisme et correspondant aux rapports sociaux d’un monde humain fondé sur les privilèges des aristocraties.

L’identification entre le cadre des faits mécaniques relevant de notre expérience immédiate et le cadre des faits cosmiques permit du même coup d’établir l’identité de nature de l’énergie possédée par un corps, tant lorsque le mouvement de celui-ci par rapport à nous et à son milieu immédiat en fait une évidence empirique, que lorsque le corps lui-même est apparemment au repos.

Ces deux notions d’énergie potentielle, ou de position, et d’énergie cinétique, ou de mouvement, appliquées à des faits matériels, seront et sont déjà sujettes à des interprétations de plus en plus complexes: c’est ainsi que, par des échanges incessants dont le rayon d’action s’étend à l’univers entier, les quantités de matière et d’énergie qui apparaissent comme invariables dans les formules des textes de physique classique, deviennent à leur tour transmuables, même si elles permettent encore cependant de calculer et de réaliser des structures et des machines à l’échelle humaine et mettant en jeu des formes d’énergie non intra-atomique.

Il reste cependant qu’avoir assimilé, dans leur action, les réserves potentielles et les manifestations cinétiques d’énergie, constitue un pas historiquement décisif dans la formation de la connaissance scientifique.

Cette notion scientifique est désormais devenue familière à tout homme vivant dans le monde moderne. L’eau contenue dans un réservoir situé en un point élevé est immobile et semble sans mouvement et sans vie. Ouvrons les communications des conduits avec une turbine située en aval: celle-ci se met en mouvement et nous fournit de la force motrice. Nous connaissions la nature de cette force même avant d’ouvrir les vannes, car celle-ci dépend de la masse de l’eau et de sa hauteur: il s’agit d’énergie de position.

Quand l’eau coule et se met en mouvement, l’énergie se manifeste comme une énergie de mouvement: énergie cinétique.

Aujourd’hui, même un enfant sait qu’entre deux fils du circuit électrique, immobiles et froids, il ne se produit aucun échange tant que nous ne les mettons pas en contact; si nous approchons un conducteur, il se produit un dégagement d’étincelles, de chaleur, de lumière, avec de violents effets sur les muscles et sur les nerfs si ce conducteur est notre corps.

Les deux fils inoffensifs avaient un certain potentiel: gare si on fait passer cette énergie à l’état cinétique! Aujourd’hui même un analphabète sait cela, mais par contre les sept sages de la Grèce et les docteurs de l’Eglise en auraient été bien embarrassés.

Si nous passons du domaine des phénomènes mécaniques à celui des organismes vivants, de la biophysique et de la biochimie, nous y retrouvons des manifestations et des transformations bien plus complexes, qui font que l’animal naît, s’alimente, grandit, se meut, se reproduit, lui aussi utilise la force musculaire dans sa lutte contre le milieu physique et contre d’autres êtres animés de la même espèce ou d’espèces différentes.

Dans ces contacts matériels et dans ces heurts brutaux, les membres et les tissus de l’animal sont atteints, sont déchirés, et dans les cas les plus graves, l’animal meurt.

On considère communément que le facteur de la violence a fait son apparition lorsque la lésion organique est provoquée par un animal qui fait usage de sa force musculaire sur un autre. Le langage courant ne parle pas de violence lorsqu’une avalanche ou un orage tuent les animaux, mais seulement lorsque le loup de la fable dévore l’agneau ou se bat contre un autre loup qui réclame sa part.

Peu à peu l’acception commune de ces faits généraux tombe dans le piège des morales et des mystiques. On déteste le loup, on pleure sur le petit agneau. Puis on en arrivera à justifier tranquillement qu’on tue ce même agneau et qu’on le prépare pour la nourriture des hommes, mais on poussera des cris d’horreur devant les cannibales; on condamnera l’assassin, mais on exaltera le combattant, et il en va de même pour tous les cas de blessures et de déchirures dans la chair vivante, parmi lesquels nous pourrions inscrire, à la suite de nos juges, armés de leurs différentes morales, l’intervention du bistouri chirurgical dans le bubon gangrené.

Les premières représentations humaines rudimentaires avaient été jusqu’à juger les phénomènes de la nature mécanique et à leur appliquer, par un anthropomorphisme infantile, les critères moraux. La terre retournait à la terre et l’eau à la mer, l’air et le feu s’élevaient, parce que tout élément recherche son semblable et sa demeure et fuit son contraire, l’amour et la haine étant les premiers moteurs des choses.

Si l’eau ou le mercure ne tombaient pas d’un tube renversé, c’était parce que la nature avait horreur du vide. Quand Torricelli réalisa le vide barométrique, on put calculer le poids de l’air, qui lui aussi est un corps pesant et qui tend à descendre avec tant de violence que, si nous n’en étions pas tous entourés et pénétrés, il nous écraserait au sol. Il est donc évident qu’il aime son contraire et il faudrait le condamner pour infraction adultère à ses devoirs.

Plus ou moins, dans tous les domaines, le volontarisme et le moralisme amènent les hommes à croire les mêmes fariboles.

Revenons à l’animal qui lutte violemment contre les obstacles naturels ou pour la satisfaction de ses besoins au moyen de sa force musculaire: sans recourir au cliché bourgeois et darwiniste de la lutte pour la vie, de la sélection naturelle et autres rengaines, nous voudrions souligner qu’ici aussi le moteur et l’effet de l’emploi de la force peuvent se présenter d’une part comme potentiels ou virtuels, d’autre part comme cinétiques ou actuels.

Non seulement l’animal qui a expérimenté le danger du feu, du gel, de l’inondation, apprendra à fuir avant de les affronter quand il en percevra les signes précurseurs, mais même la violence entre deux êtres animés pourra souvent avoir un effet sans s’exercer physiquement.

Le chien sauvage ne dispute pas au lion le chevreuil tué, car il sait bien qu’il subirait le même sort que la victime. Souvent même la proie meurt de terreur avant d’être happée par le carnivore; parfois il suffit du regard de celui-ci pour l’immobiliser et lui ôter toute possibilité non seulement de lutte, mais de fuite.

Dans tous les cas, la force l’emporte par un effet potentiel, sans avoir besoin de s’exercer matériellement.

Si notre juge moral devait rendre sa sentence, nous ne pensons pas qu’il acquitterait le carnivore simplement parce que sa proie aurait choisi librement d’être dévorée.

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Dans les communautés humaines primitives, le réseau des rapports entre les individus s’enrichit progressivement. La variété plus grande des besoins et des moyens pour les satisfaire, la possibilité qu’ont les êtres de communiquer entre eux grâce à la différenciation du langage produisent tout un ensemble de rapports et d’influences qui dans le monde animal ne pouvaient exister qu’à 1'état d’ébauches.

Avant même qu’on puisse parler d’une véritable production de biens de consommation susceptibles d’être utilisés pour satisfaire les nécessités et les besoins de la vie, il se produit une division de tâches et d’aptitudes parmi les membres des premiers groupes humains, qui s’adonnent à la cueillette, à la pêche, à la chasse, aux premières activités rudimentaires de construction et de conservation des gîtes et de préparation de la nourriture.

La société organisée commence à naître et le principe d’ordre et d’autorité fait son apparition.

Ce n’est plus seulement par la force musculaire que les individus les plus doués physiquement et les mieux pourvus d’énergie nerveuse imposent aux autres des limites fixes dans l’emploi de leur temps et de leur travail comme dans la jouissance des biens d’usage acquis. On commence à établir des règles auxquelles la communauté se soumet et qui sont respectées sans qu’il soit besoin d’employer à chaque fois la coercition physique: il suffit de menacer le transgresseur éventuel d’une sévère punition et, dans les cas extrêmes, de mort.

L’individu qui, poussé par son animalité primitive, voudrait se soustraire à ces règles, doit ou bien engager un combat corps à corps avec le chef et probablement les autres sujets auxquels ce dernier ordonnerait de le soutenir pour faire appliquer la sanction, ou bien fuir la collectivité, mais dans ce dernier cas, il serait contraint de satisfaire ses besoins matériels moins abondamment et en courant plus de risques qu’il ne pourrait le faire au sein de la communauté, du fait des avantages de l’activité collective organisée, même de façon rudimentaire.

 L’animal humain commence son évolution historique, qui n’est ni uniforme ni continue, certes, et qui connaît des crises et des retours en arrière, mais qui est dans l’ensemble irréversible. De son état premier de liberté individuelle illimitée, d’autonomie totale, il en vient à être de plus en plus soumis à un réseau de plus en plus étroit de liens qui prennent le caractère et le nom d’ordre, d’autorité, de droit.

Le sens général de l’évolution est de rendre moins fréquents statistiquement les cas où la violence entre les hommes s’exerce sous sa forme cinétique, avec la lutte, la sanction corporelle, l’exécution capitale, mais aussi de rendre deux fois plus fréquents les cas où la mesure autoritaire est exécutée sans résistance, parce que son objet sait par expérience qu’il n’a pas intérêt à s’y soustraire.

En schématisant et en idéalisant ce processus de façon simpliste, on aboutit à une construction abstraite qui met en jeu seulement deux termes, l’individu et l’association, en présupposant arbitrairement que tous les rapports de chaque individu à l’organisation se valent: c’est la perspective illusoire du «contrat social». C’est-à-dire qu’on théorise une marche des collectivités humaines, guidée par un dieu complaisant, qui conduit le drame vers un heureux dénouement, ou bien par un esprit rédempteur plus mystérieux encore, situé on ne sait comment dans la tête de chaque homme et immanent à sa manière de penser, de sentir et de se comporter, marche qui aboutit à un équilibre idyllique, à un ordre égalitaire permettant à tous de jouir abondamment du haut rendement du travail associé, tandis que les décisions de chaque individu sont libres et voulues librement.

Le matérialisme dialectique met au contraire en relief, de façon scientifique, l’importance de la force et l’influence de ce facteur, soit quand il se manifeste ouvertement dans les guerres des peuples et des classes, soit quand il ne s’applique qu’à l’état potentiel, grâce au fonctionnement du mécanisme de l’autorité, du droit, de l’ordre établi, du pouvoir armé; il explique son origine et l’extension de son emploi par les rapports qu’entretiennent les individus du fait de la tendance et de la possibilité de satisfaire leurs besoins.

L’analyse des méthodes même préhistoriques par lesquelles les groupes associés se procurent leurs moyens d’existence, et de leurs premières ressources rudimentaires, armes, outils qui prolongent les membres de l’animal-homme pour agir sur les corps étrangers, permet de définir une infinité de rapports et de médiations entre l’individu et la collectivité, qui fractionnent celle-ci en groupes différents par leurs attributions, leurs fonctions, leurs satisfactions; et cette recherche fournit la clef du problème de la force.

Ce qui constitue l’élément essentiel de ce qu’on a coutume d’appeler la civilisation, c’est que l’individu le plus fort consomme davantage que l’individu le plus faible; jusqu’ici on reste dans le domaine des rapports de la vie animale et, si on veut, la «nature», que les théories bourgeoises présentent comme un bon metteur en scène, a bien fait les choses, car des muscles plus forts impliquent aussi un plus gros estomac et plus de nourriture; mais d’autre part le plus fort s’arrange de façon que le plus faible fournisse une plus grande quantité de travail et lui-même une moins grande quantité. Si le plus faible refuse de voir l’autre manger plus que lui et travailler moins, ou même pas du tout, la supériorité musculaire le soumet et le contraint par-dessus le marché à subir les coups.

L’élément distinctif de la civilisation, disions-nous, c’est donc que ce rapport simple se réalise une infinité de fois dans tous les actes de la vie en commun, sans qu’il soit nécessaire d’employer la force coercitive sous sa forme actuelle et cinétique.

Ce qui est à la base de la division des hommes en groupes placés dans une situation matérielle aussi différente, c’est initialement la répartition des tâches. C’est elle qui, dans la grande complexité de ses manifestations, assure à l’individu, à la famille, au groupe, à la classe privilégiée une considération qui, à partir de la constatation réelle de leur utilité initiale, amène les éléments et les groupes sacrifiés à avoir une attitude de sujétion.

Cette attitude se transmet dans le temps et s’inscrit dans la tradition, car les formes sociales ont une inertie analogue à celle du monde physique: elles tendent à décrire les mêmes orbites, à perpétuer les mêmes rapports, tant que des causes supérieures ne viennent pas y introduire une perturbation.

Continuons ce rapide exposé, dont le lecteur même peu entraîné à l’analyse marxiste comprendra qu’il doit être nécessairement schématique. Il arrive un moment où le minus habens non seulement n’oblige plus son exploiteur à user de la force pour lui faire exécuter des ordres, mais a appris à répéter que la révolte serait la plus grande infamie parce qu’elle compromettrait les règles et les ordres dont dépend le salut de tous; alors - chapeau bas! - le Droit est né.

Si le premier roi a été un bon chasseur, un grand guerrier, qui avait plusieurs fois exposé sa vie et versé son sang pour défendre sa tribu, si le premier prêtre sorcier a été un pénétrant investigateur qui savait découvrir les secrets de la nature pour la guérison des maladies et pour le bien-être des hommes, si le premier patron d’esclaves ou de salariés a été un bon entrepreneur capable d’organiser les efforts productifs de façon à tirer le meilleur rendement de la culture du sol ou des premières technologies, la constatation initiale de l’utilité de cette fonction a permis de construire les structures de l’autorité et du pouvoir, permettant à ceux qui se trouvaient au sommet de ces formes nouvelles et plus rentables de vie associée de prélever - pour leur propre usage - une large part de l’accroissement de production réalisé.

L’homme a d’abord soumis l’animal d’une autre espèce. Ce n’est qu’après de durs combats et le sacrifice des dompteurs les plus audacieux que le taureau sauvage a été pour la première fois soumis au joug. Par la suite, il n’est plus besoin d’une violence en acte pour que l’animal baisse la tête. Son effort puissant multiplie par dix la quantité de céréales dont dispose le maître, et le bœuf reçoit une part de la récolte pour se nourrir et pour entretenir sa vigueur musculaire.

L’homo sapiens évolué ne tarde pas à transposer ce rapport à son semblable: c’est ainsi que naît l’esclavage. L’adversaire vaincu dans un conflit personnel ou collectif, le prisonnier de guerre malmené et blessé, est obligé par de nouvelles violences à travailler selon le même contrat syndical que le boeuf; au début il se révolte, rarement il peut terrasser son adversaire et lui échapper; à la longue ce qui devient normal, c’est que l’esclave, pourtant plus vigoureux que son maître - tout comme le boeuf - subisse sa domination et fonctionne comme un animal, à ceci près qu’il peut fournir une gamme de services beaucoup plus étendue.

Les siècles passent et ce système construit sa propre idéologie, il est théorisé: le prêtre le justifie au nom des dieux, le juge, par ses sanctions, interdit qu’il soit violé. Il y a une différence et une supériorité de l’homme de la classe opprimée sur le bœuf: c’est qu’on ne pourra jamais apprendre au bœuf à réciter, le plus spontanément du monde, un catéchisme racontant que la traction de la charrue est pour lui un immense avantage, une saine joie civique, un accomplissement de la volonté de Dieu et de la sainteté des lois, et jamais il n’arrivera que le bœuf en donne acte en déposant son bulletin dans l’urne.

Le but de tout ce discours sur ce sujet élémentaire est le suivant: mettre sur le compte de ce facteur fondamental, la force, toute la somme des effets qui en dérivent, non seulement quand elle s’exerce à l’état actuel, sous la forme de violence sur les personnes physiques, mais aussi et surtout quand elle agit à l’état potentiel et virtuel, sans le fracas des armes et sans effusion de sang.

Franchissant des millénaires et évitant de répéter l’examen des formes historiques successives des rapports de production, des privilèges de classe, du pouvoir politique, nous en venons à appliquer ce résultat et ce critère à la société capitaliste actuelle.

Il est ainsi possible de combattre l’immense truquage, le terrible mécanisme qui permet l’assujettissement idéologique des masses aux sinistres volontés des minorités dominantes. Le ressort fondamental de toute cette machinerie, c’est «l’atrocisme», c’est-à-dire la mise en lumière (d’ailleurs corroborée par de considérables falsifications des faits) de tous les épisodes d’oppression matérielle où les rapports de force ont fait que la violence sociale est apparue au grand jour et s’est exercée jusqu’au bout: coups, fusillades, tueries et - ce qui devait sembler le plus infâme, si cette mise-en-scène n’avait réussi au-delà de toute espérance à crétiniser le monde - massacre atomique.

Il sera ainsi possible de rendre leur juste place, leur valeur qualitative et quantitative prépondérante, aux cas innombrables où la domination aboutit également à la misère, à la souffrance, à la destruction à large échelle de vies humaines, tout en s’exerçant sans résistance, sans heurts et - comme nous le disions au début - sans effusion de sang, même dans les pays et les périodes où semblent dominer la paix sociale et la tranquillité, que tous les vendus de la propagande écrite et orale célèbrent comme la réalisation pleine et entière de la civilisation, de l’ordre et de la liberté. Comparer l’importance de ces deux facteurs - violence en acte et violence en puissance - nous permettra de montrer que, malgré toutes les hypocrisies et les indignations à bon marché, c’est le second qui est prédominant. C’est sur cette base seulement qu’on peut construire une doctrine et une lutte capables de briser les limites de ce monde d’exploitation et d’oppression.

 

 

II. Révolution bourgeoise

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Nous nous proposons donc de chercher à «mesurer» la violence s’exerçant entre les hommes, qu’elle soit à l’état actuel et se manifeste par des coups ou des lésions physiques, ou qu’elle reste à l’état potentiel et soumette les opprimés à la volonté de leurs oppresseurs par le jeu complexe de toute une série de sanctions dont on agite la menace mais sans les exécuter. Comme il serait trop long d’appliquer cette recherche à tous les types de sociétés qui ont précédé la révolution bourgeoise, nous partirons simplement d’une comparaison entre le monde social de l’Ancien régime, avant la grande Révolution, et le monde capitaliste où nous avons le plaisir et l’honneur de vivre.

Selon un premier et classique schéma, la révolution qui réalisa les principes de liberté, d’égalité et de fraternité, qui s’expriment en particulier dans les institutions représentatives, fut une conquête universelle autant que définitive: d’abord elle améliora radicalement les conditions de vie de tous les membres de la société en les libérant de l’ancienne oppression et en les faisant accéder aux joies d’un monde nouveau; et en second lieu elle élimina l’éventualité historique de tout grand conflit social ultérieur ayant le caractère d’une destruction violente des institutions et des rapports sociaux.

Il s’agit là d’une apologie effrontée des délices du système bourgeois. Un second schéma, moins naïf ou moins cynique, admet que ce système comporte encore une inégalité marquée des conditions sociales et une forte exploitation économique des classes laborieuses; il accorde que de nouvelles transformations de la société devront se produire, par des voies plus ou moins brutales ou plus ou moins graduelles; mais il continue à affirmer catégoriquement que les conquêtes de la révolution qui a amené au pouvoir la classe capitaliste, ont aussi représenté un avantage substantiel pour toutes les autres classes, qui ont acquis grâce à elle un bien inestimable: les libertés légales et civiques. Il n’y aurait donc qu’à continuer sur la même voie, en éliminant après certaines formes plus sévères et plus atroces de despotisme et d’exploitation, d’autres formes subsistantes, mais en conservant soigneusement les premières conquêtes fondamentales. Ce schéma usé nous est servi à toutes les sauces. Au sommet de la pyramide du pouvoir, c’est un Roosevelt qui daigne énumérer, après les libertés classiques de la vieille littérature, les nouvelles libertés qui affranchissent 1'homme du besoin et de la peur (et ceci au moment même où un cataclysme guerrier d’une violence inouïe multiplie démesurément le nombre d’êtres humains exterminés et affamés). Et à la base, c’est le naïf représentant de la basse politicaillerie populiste qui en termes nouveaux ressert encore le vieux mélange de démocratie et de socialisme, en jacassant sur les libertés sociales que nous devrions ajouter aux libertés civiques déjà assurées.

Il ne devrait même pas être nécessaire de rappeler que l’analyse marxiste du processus historique de l’avènement du capitalisme n’a rien à voir ni avec le premier ni avec le second de ces schémas.

Non seulement Marx n’a jamais dit que dans la société capitaliste le degré d’exploitation, d’oppression et de domination serait moins élevé que dans la société féodale ou agraire-artisanale, mais il a explicitement démontré le contraire.

Certes Marx affirma qu’il était nécessaire historiquement que le Quart-Etat combattît aux cotés de la bourgeoisie révolutionnaire contre la monarchie, l’aristocratie et le clergé; il condamna les systèmes du socialisme «réactionnaire», qui voulaient que les ouvriers, avertis à temps de l’exploitation sauvage qui devait se déchaîner dans les manufactures et dans les industries des capitalistes, fassent bloc contre ceux-ci en s’alliant aux couches dominantes féodales; certes, le marxisme orthodoxe, le marxisme de gauche, reconnaît historiquement que dans la première phase historique postrévolutionnaire la stratégie du prolétariat ne pouvait consister qu’en une alliance résolue avec la jeune bourgeoisie jacobine. Disons cependant tout de suite, pour éviter de graves malentendus, que ces claires positions du marxisme classique ne dérivent nullement du postulat que le nouveau système économique serait moins odieux et moins oppressif que le précédent.

Elles dérivent par contre de toute la conception dialectique de l’histoire qui explique la succession des événements par les déterminations des forces productives, qui en s’étendant et en utilisant toujours de nouvelles ressources, se heurtent aux formes institutionnelles et aux systèmes de pouvoir existants et y provoquent les crises et les catastrophes.

Par conséquent, si les révolutionnaires socialistes suivent depuis plus d’un siècle les victoires du capitalisme moderne et son impressionnante expansion dans le monde, en les considérant comme d’utiles conditions du devenir social, c’est parce que les caractéristiques essentielles du capitalisme - comme la concentration des forces productives, machines et hommes, en de puissantes unités, la transformation de toutes les valeurs d’usage en valeurs d’échange, 1'interdépendance de toutes les économies existantes dans le monde - constituent l’unique voie pour réaliser, après de nouveaux et gigantesques conflits sociaux, la nouvelle société communiste. Ceci reste vrai et nécessaire même s’il est parfaitement clair que la société industrielle et capitaliste moderne est plus oppressive et plus féroce que celles qui l’ont précédée.

Naturellement cette conclusion est difficile à digérer pour des mentalités modelées sur l’idéologie bourgeoise et nourries des mystifications qui ont pullulé à l’époque romantique des révolutions démocratiques et libérales. Passée au crible de critères sentimentaux, littéraires et rhétoriques, cette thèse ne pourrait provoquer que la vulgaire indignation des bien-pensants, qui ne manqueraient pas de nous asséner toute leur confuse érudition sur les méfaits de la tyrannie d’ancien régime, les autodafés, la Sainte Inquisition, les corvées des serfs, le droit de vie et de mort du monarque comme du moindre seigneur féodal, le jus primae noctis, etc..., pour nous démontrer que les sociétés pré-bourgeoises étaient le théâtre de violences quotidiennes et incessantes et que leurs institutions étaient baignées de sang.

Mais si la recherche est fondée sur des critères scientifiques et statistiques et qu’on se demande combien de travail humain est extorqué sans contrepartie pour permettre à quelques privilégiés de jouir des richesses et des produits, combien il y a de misère dans les bas-fonds de la société, combien de vies sont sacrifiées ou brisées par la misère économique, par les crises, par des affrontements divers, qu’il s’agisse de querelles privées, de guerres civiles ou de conflits militaires entre les Etats, l’indice le plus lourd devra être inscrit au compte de cette société bourgeoise civilisée, démocratique et parlementaire.

A l’accusation scandalisée de ceux qui reprochaient aux communistes de vouloir détruire la propriété, Marx répondait - et c’est un point fondamental - qu’un des aspects essentiels de la révolution sociale réalisée par le capitalisme est l’expropriation violente et inhumaine du travailleur individuel.

Avant l’apparition des grandes manufactures et des fabriques, un lien de fait, technique et économique, rattachait l’artisan isolé (ou associé à quelques parents et apprentis) à ses outils comme aux produits de son travail. Dans le rapport juridique, on lui reconnaissait un droit de propriété illimité sur ses quelques instruments et sur le volume restreint de marchandises fabriquées dans son atelier. L’avènement du capitalisme brise ce système patriarcal et presque idyllique, prive l’intelligent et laborieux artisan de sa modeste propriété et le traîne dépossédé et affamé dans le bagne de l’entreprise bourgeoise moderne. Tandis que cette révolution s’accomplit, souvent de façon ouvertement violente, et toujours sous la pression de forces économiques inexorables, les idéologues bourgeois définissent l’aspect juridique de ce même processus comme une conquête de la liberté qui affranchit le citoyen travailleur des entraves des guildes médiévales et des règlements des corporations, en en faisant un homme libre dans l’Etat libre.

Si ce processus concerne la production des produits manufacturés dans son ensemble, la présentation en termes marxistes du développement de la production agricole n’est guère différente. Le système du servage obligeait sans doute le paysan à se priver d’une large part de ses produits au profit des couches dominantes, ecclésiastiques et aristocratiques. Mais le serf attaché à la glèbe conservait un lien technico-productif avec la terre elle-même et avec une partie des produits, lien qui, indirectement, lui offrait la garantie d’une vie commode et tranquille, étant donné la faible densité de la population et le caractère restreint des échanges avec les grandes agglomérations urbaines.

La révolution capitaliste brise ces rapports et déclare avoir libéré le paysan-serf de toute une série de vexations. Mais en fait, de deux choses l’une: ou bien le travailleur de la terre, ravalé au rang de pur prolétaire, s’en va partager le sort de cette armée d’esclaves que sont les travailleurs de l’industrie, ou bien, devenu gérant ou propriétaire juridiquement parfait d’un lot minuscule, il est réduit à merci par l’usurier capitaliste, par l’agent du fisc ou par la volatilisation de la monnaie.

Notre but n’est pas d’entrer dans le détail; ces quelques considérations élémentaires suffiront pour répondre à ceux qui font semblant d’entendre dire pour la première fois que selon Marx la nouvelle société bourgeoise était plus infâme que la société féodale.

Le point fondamental à établir est celui-ci: pour savoir si on doit appuyer ou combattre un mouvement historique, il ne s’agit pas de se demander s’il a réalisé et accordé plus d’égalité, plus de justice, plus de liberté, car c’est un critère vide et rhétorique, mais il faut se demander - critère tout différent et parfois même opposé - si la nouvelle situation a facilité et permis le développement de forces productives plus puissantes et plus complexes mises à la disposition de la société, car ces forces représentent la prémisse indispensable pour la future organisation de cette société dans le sens d’un meilleur rendement du travail, de façon à ce que tous disposent d’un plus grand nombre de biens de consommation.

Il était non seulement utile mais indispensable que la bourgeoisie, au moyen de la guerre civile, abattît les obstacles institutionnels qui retardaient 1'apparition des grandes fabriques et d’une méthode plus moderne d’exploitation du sol. Face à un tel résultat, il importe peu que la première conséquence immédiate, transitoire si on considère une échelle historique plus vaste, ait été de rendre plus lourdes et plus odieuses les chaînes de l’inégalité sociale et de l’exploitation de la force de travail.

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Dans sa critique, le socialisme scientifique a clairement montré que la grande transformation sociale produite par le capitalisme (transformation historiquement mûre qui engendrera à son tour des développements grandioses) ne peut en aucun cas être définie comme une libération radicale des grandes masses ni comme un bond en avant sensible de leur niveau de vie. La transformation des institutions ne concerne que le mode de répartition et d’organisation de la petite minorité dominante privilégiée.

Les membres des classes privilégiées pré-bourgeoises formaient un système compact fondé sur toute une série de hiérarchies. Les grands prélats appartenaient au réseau bien ordonné et extrêmement bien encadré de l’Église, les nobles, qui étaient également les plus hauts fonctionnaires civils et militaires, étaient disposés hiérarchiquement dans le système féodal dont le sommet était le monarque.

Voyons ce qu’il en est dans le nouveau type de société, étant bien entendu que nous négligerons les différences pourtant importantes de périodes et de nations, pour nous attacher seulement à la première en date, à la société bourgeoise classique, fondée sur la liberté illimitée de production et d’échange. Ici les membres de la couche supérieure et privilégiée sont presque totalement quittes de tout lien d’interdépendance: le patron d’une entreprise est libre de toute obligation à l’égard de ses collègues et concurrents dans la direction de ses affaires et dans le choix de ses initiatives. Dans son reflet idéologique, ce changement technique et social prend l’allure d’un tournant historique du monde de l’autorité à celui de la liberté.

Mais il est clair que cette conquête, que ce changement de décor sensationnel a pour théâtre non pas l’ensemble de la collectivité sociale, mais la scène étroite où se meuvent les riches, la catégorie des ventres pleins et des bourses garnies, accompagnés du petit cercle de leurs agents et complices directs: politiciens, publicistes, curés, maîtres d’école, hauts fonctionnaires et autres.

La grande masse des ventres presque vides reste absente non de cette grandiose tragédie, à laquelle elle participe au contraire en sacrifiant sa vie et son sang, mais de la participation aux bénéfices du changement.

La conquête juridique de la liberté, que toutes les chartes et constitutions proclament le patrimoine de tous les citoyens, ne concerne donc pas la majorité, encore plus exploitée et plus affamée qu’auparavant, mais c’est l’affaire interne d’une minorité. C’est à la lumière de ce critère que doivent être résolues toutes les questions historiques et actuelles où l’on remet en avant le postulat écoeurant de la liberté et de la démocratie.

A l’échelle de l’individu, la thèse matérialiste affirme que, puisque le cerveau ne fonctionne que lorsque l’estomac peut se nourrir, le droit théorique de penser et d’exprimer librement sa pensée n’intéresse en fait que ceux qui ont la possibilité de se livrer à cette activité supérieure; or cette possibilité peut parfaitement être contestée à beaucoup qui s’en vantent continuellement, mais en tout cas elle est sûrement exclue pour la foule des ventres insuffisamment remplis.

Cette thèse nette et claire dans sa crudité déchaîne habituellement un tollé général contre ce plat et grossier matérialisme qui, ne reconnaissant que le facteur économique et alimentaire, ignore le monde radieux de la vie spirituelle et méconnaît les satisfactions qui ne sont pas réductibles à de pures sensations physiques: celles que l’homme devrait tirer de l’usage de sa raison, de la reconnaissance des libertés civiques et de la jouissance de ses droits de citoyen électeur, libre de choisir ses propres représentants et les chefs de 1'État.

A ce propos il nous faut une fois de plus rectifier la portée du déterminisme historique professé par les marxistes, contre une déformation courante. Rien de nouveau ici: tout au plus confirmons-nous à partir de faits récents des théories bien connues. Il s’agit de corriger cette déformation, plus tenace que la gale et autres maladies contagieuses, qui réduit le problème à l’échelle mesquine de l’individu et prétend que tout homme tend à adopter en politique, en philosophie, en religion, des opinions dérivant de sa situation économique et qui suivent mécaniquement le ressort de ses appétits et de ses intérêts. Le grand propriétaire terrien sera bigot, réactionnaire et droitier, l’affairiste bourgeois conservateur en économie, mais parfois, ou du moins jusqu’à hier, vaguement progressiste en philosophie et en politique, le petit-bourgeois plus ou moins démocrate, et enfin le travailleur matérialiste, socialiste, révolutionnaire.

Un tel marxisme, revu et corrigé à l’usage du philistin démocrate-bourgeois est bien commode pour les optimistes qui voudraient en conclure que puisque les travailleurs soumis à l’exploitation économique forment la grande majorité de la population, ils ne tarderont pas à avoir entre leurs mains les organes représentatifs et exécutifs et bientôt la richesse et le capital. Naturellement, pour mieux faire tourner le manège, ils trouveront avantageux de faire pencher vers la gauche les opinions, les croyances, les mouvements politiques, en combinant des alliances et autres mic-macs avec le bourbier des couches intermédiaires, qui évolueraient progressivement et se prononceraient contre la politique et les privilèges des classes dominantes.

Le marxisme n’a rien à voir avec cette caricature stupide. Quand il parle de superstructures idéologiques, politiques, mystiques, qui s’expliquent par la base matérielle des conditions et des rapports économiques, il définit une loi et une méthode qui ont une portée générale et sociale. Pour expliquer la signification des idéologies dominantes à une époque historique déterminée, chez un peuple gouverné selon un régime déterminé, nous devrons fonder notre analyse sur les données de la technique productive et des rapports de répartition des biens et des produits, sur les rapports de classes entre groupes privilégiés et collectivités de producteurs.

Bref, et pour aller vite, la loi du déterminisme économique dit que dans une époque donnée, la pensée politique, philosophique et religieuse la plus accréditée et la plus suivie est celle qui correspond aux intérêts de la minorité dominante qui détient dans ses mains le privilège et le pouvoir.

Les prêtres et les docteurs des peuples de l’Orient antique justifiaient le despotisme et les sacrifices humains, ceux du paganisme classique démontraient l’utilité et la légitimité de l’esclavage, ceux de la chrétienté exaltaient la propriété et la monarchie, et ceux du siècle des lumières et de la démocratie les systèmes économiques et juridiques propres au capitalisme.

Lorsqu’un type de société et de production entre en crise et que dans le domaine de la technique et de la production se dressent des forces qui tendent à en faire éclater les limites, les conflits de classe se font plus aigus et se reflètent dans l’apparition de nouvelles doctrines oppositionnelles et subversives, qui sont condamnées et combattues par les institutions dominantes. Quand une société est en crise, la phase qui commence se caractérise entre autres par le nombre relativement toujours plus restreint des privilégiés qui bénéficient du régime en vigueur; et pourtant l’idéologie révolutionnaire ne prévaut pas dans la masse, mais dans une minorité d’avant-garde, où convergent même des éléments de la classe dirigeante. Du fait de la force d’inertie, du fait des formidables moyens dont toute classe dominante dispose pour fabriquer les opinions, la masse ne changera d’idéologie, de philosophie, de religion que longtemps après la chute des anciennes structures de domination. On doit même affirmer qu’une révolution est vraiment mûre lorsque l’inadéquation d’un système de production devient un fait réel et physique, de sorte que ce système entre en contradiction avec les intérêts matériels non seulement de la classe opprimée, mais même de larges couches de la classe privilégiée; et pourtant l’opinion dominante dans son effrayante inertie réactionnaire, continue de rabâcher les vieux dogmes, tant dans la masse qui en est la victime, que parmi les couches supérieures qui sont les dépositaires du régime.

C’est ainsi que l’esclavage s’écroula définitivement, malgré une résistance obstinée sur le plan des idées comme sur le plan matériel, lorsqu’il se révéla être un système d’exploitation du travail peu rentable et peu avantageux pour les propriétaires.

Bref, la libération d’une classe opprimée ne se produit pas d’abord dans les esprits puis dans les corps, mais elle doit émanciper le ventre bien avant le cerveau.

Or, les forces capables de mobiliser les opinions de la masse dans un sens conforme aux intérêts de la classe privilégiée sont, dans la société capitaliste, beaucoup plus puissantes que dans les sociétés pré-bourgeoises. École, presse, discours publics, radio, cinéma, associations de toute sorte, représentent des moyens cent fois plus puissants que ceux dont disposaient les sociétés des siècles passés. En régime capitaliste, la pensée est une marchandise et on la fabrique sur mesure en utilisant des installations et des moyens économiques suffisants pour sa fabrication en série. Si l’Allemagne et l’Italie ont eu des ministères de la Propagande et de la Culture populaire, la Grande-Bretagne institua au début de la guerre le ministère de l’Information pour monopoliser et encadrer toute la circulation des nouvelles. Celle-ci était déjà entre les deux guerres le monopole du puissant réseau des agences de presse anglaises: aujourd’hui, bien entendu, ce monopole est passé outre-Atlantique. Aussi longtemps que le sort de la guerre fut favorable aux Allemands, la production quotidienne de bobards et de mensonges de l’usine anglaise d’informations atteignit un niveau à faire pâlir d’envie les organisations fascistes. Pour ne citer qu’un exemple, à l’époque des incroyables opérations militaires allemandes pour la conquête de la Norvège en 48 heures, les radios britanniques rapportèrent tous les détails d’une défaite désastreuse subie par la flotte allemande dans le Skagerrak!

Dans l’organisation journalistique actuelle, les versions d’un événement sont déjà toutes prêtes avant même qu’il n’arrive et quand il semble que l’un des informateurs a raison contre l’autre, il s’agit pourtant toujours d’un menteur; c’était le malheureux événement qui devait se produire selon des schémas convenant à tel ou tel Etat, à tel ou tel parti. Ce facteur social de la manipulation des idées, qui va de la fausse nouvelle à la critique et à l’opinion toute faite, ne doit pas être pris à la légère. Il s’inscrit dans la foule des violences virtuelles, qui ne prennent pas la forme de violences brutales imposées par des moyens coercitifs, mais qui sont toutefois le résultat et la manifestation de forces réelles, qui déforment et modifient des situations de fait.

Le type de la société bourgeoise démocratique moderne, qui d’ailleurs ne plaisante pas dans l’usage de véritables violences «cinétiques» policières et militaires, et qui l’emporte là encore sur les anciens régimes trop calomniés, bat aussi le record pour ce qui est de l’usage de la violence «virtuelle» (comme il bat le record pour la production et la concentration de la richesse). C’ est ainsi que tout en semblant choisir librement leurs confessions, leurs opinions et leurs croyances, des groupes de masse en arrivent à agir contre leurs propres intérêts objectifs, et à accepter les justifications théoriques de rapports et d’actes sociaux qui en réalité les réduisent à la misère ou même vont jusqu’à les détruire.

Le passage des formes pré-bourgeoises à la société actuelle a donc augmenté et non diminué l’intensité et la fréquence du facteur de l’oppression et de la violence.

Et quand le marxisme exige, pour les raisons que nous avons dites, que ce processus historique fondamental soit pleinement achevé, il n’entend nullement oublier ou contredire cette position fondamentale.

C’est seulement à partir de critères en accord avec ceux que nous avons établis qu’il faut juger et déchiffrer le problème actuel et brûlant d’une transformation du mode d’administration et de gouvernement de la bourgeoisie, qui correspond à l’apparition des régimes totalitaires dictatoriaux et fascistes.

Il ne s’agit pas là d’un changement de classe dominante et encore moins d’une rupture révolutionnaire dans le mode de production. Quand on en fait la critique, il faut donc se garder de tomber dans les erreurs vulgaires qui, dans la ligne des déviations du marxisme que nous avons réfutées ici, amèneraient à attribuer à la forme et à la phase de la démocratie parlementaire une intensité et une densité moins grandes de la violence de classe.

Ce critère, même s’il était conforme aux faits, ne suffirait pas de toute façon à nous faire préconiser et défendre cette phase, pour les raisons dialectiques que nous avons appliquées à l’appréciation des modifications précédentes. Mais l’analyse de cette question pourra également démontrer qu’en refusant de considérer seulement la violence en acte et en mesurant au contraire tout le volume de la violence potentielle cachée dans la vie et dans la dynamique de la société, on évitera de tomber dans l’erreur de préférer, même de façon subordonnée et relative, la méthode hypocrite et l’atmosphère méphitique de la démocratie libérale.

 

 

III. Domination bourgeoise

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Cette étude examine la portée de l’usage de la force dans les rapports sociaux, en distinguant d’une part les manifestations de violence ouverte, pouvant aller jusqu’au massacre, et de l’autre le mécanisme des prescriptions observées sans résistance matérielle de l’individu ou du groupe qui les subit, en vertu d’une menace de sanction à l’égard des contrevenants ou bien d’une disposition des victimes à reconnaître la norme qui les régit.

Dans la première partie, nous avons établi une comparaison entre ces deux sortes de manifestations de l’énergie dans le domaine social, et les deux formes de manifestations de l’énergie dans le domaine physique: la forme actuelle et cinétique, ou de mouvement, qui accompagne le choc ou l’explosion des agents les plus divers; et la forme virtuelle et potentielle, ou de position, qui tout en ne produisant pas de tels effets, a cependant une importance tout aussi grande dans l’ensemble des faits et des rapports dont il s’agit.

Cette comparaison du domaine physique au domaine biologique puis humain, nous l’avons poursuivie en survolant le cours des époques historiques, puis lorsque nous sommes arrivés à l’époque bourgeoise capitaliste actuelle, nous avons montré que le mécanisme de la force et de la violence dans les rapports économiques, sociaux et politiques entre les individus et surtout entre les classes a non seulement une importance énorme, fondamentale, mais dans la mesure où il est possible d’établir des degrés en la matière, une fréquence et une étendue bien plus grande que dans les époques précédentes et dans les types de sociétés pré-capitalistes.

Il est possible d’établir une mesure économico-sociale dans une enquête de plus vaste portée, si on essaie de traduire en chiffres la valeur de la somme de travail humain extorquée aux grandes masses qui travaillent et produisent au profit des classes privilégiées. Dans la société moderne, la proportion des individus et des groupes économiques réussissant à vivre en cercle fermé et consommant ce qu’ils produisent sans avoir de rapports avec l’extérieur n’a cessé de diminuer de plus en plus; par contre, le nombre de ceux qui travaillent pour le compte d’autrui et qui perçoivent une rémunération qui ne représente qu’une partie de leur travail, a beaucoup augmenté, et l’écart social entre le niveau de vie de la grande majorité productive et celui des membres des classes possédantes a augmenté énormément. Ce qui compte en effet, ce n’est pas l’existence d’un ou de quelques magnats vivant dans le luxe, mais la masse de richesses qu’une minorité sociale peut consacrer au luxe et aux plaisirs en tous genres alors que la majorité reçoit à peine plus que le strict nécessaire.

Etant donné que nous envisageons ici non tant le côté économique que le côté politique du problème, la question que nous devons nous poser à propos du régime de privilège et de domination capitaliste est celle du rapport existant entre l’usage de la violence brutale et celui de la force virtuelle qui contraint les déshérités à respecter les règles et les lois en vigueur sans infraction ni révolte.

Ce rapport varie beaucoup selon les différentes phases de l’histoire du capitalisme et selon les différents pays où celui-ci a été introduit. On pourrait citer des exemples de zones neutres et presque idylliques où la force de l’Etat est célébrée plus qu’ailleurs comme une libération accueillie de bon cœur par tous les citoyens, où la police est réduite, où les conflits d’intérêts sociaux entre travailleurs et patrons se déroulent pacifiquement. Mais de telles Suisses tendent à devenir, dans l’espace et dans le temps, des oasis toujours plus rares dans le cadre mondial du capitalisme.

A ses débuts, le capitalisme n’a pu conquérir ses positions que par des luttes ouvertes et sanglantes, car l’entrave que représentait la structure étatique des anciens régimes ne pouvait être brisée que par la force. Son expansion dans les continents extra-européens, avec les expéditions coloniales et les guerres de conquête et de pillage, fut non moins sanglante, car seul le massacre put permettre de remplacer les modes d’organisation sociale des populations indigènes par le mode capitaliste, et dans certains cas des races entières furent exterminées, chose inconnue aux civilisations pré-bourgeoises.

De façon générale, après cette phase virulente de naissance et d’affirmation du capitalisme, s’ouvre une période intermédiaire de développement. Bien qu’entrecoupée par des affrontements sociaux, par la répression des révoltes des classes sacrifiées, et par des guerres entre Etats - guerres qui toutefois ne s’étendaient pas à l’ensemble du monde connu - cette période est celle qui s’est le plus prêtée à l’apologétique libérale et démocratique: on tendait à la représenter sous l’aspect mensonger d’une période où, mis à part les cas exceptionnels et pathologiques, les rapports entre les individus et entre les groupes se déroulaient avec le maximum d’ordre, de paix, de consensus spontané et de libre consentement.

Quand nous parlons des traumatismes des guerres coloniales ou nationales, des révoltes, des insurrections, des répressions, qui, même dans les phases les plus calmes et paisibles de l’histoire bourgeoise constituent le domaine d’application de la violence ouverte et déchaînée, il nous faut observer entre parenthèses qu’il y a un facteur technique, bien digne d’être appelé «progressif», qui fait qu’au cours de ces crises l’effusion de sang et le nombre des victimes tend à croître, toutes les conditions étant égales par ailleurs, par rapport aux crises du passé. En effet, en même temps que les moyens de production se perfectionnent, les moyens offensifs et de destruction deviennent plus puissants, on fabrique des armes plus terribles, et les vides que pouvaient faire les prétoriens de César quand ils passaient les rebelles au fil de l’épée n’étaient que de simples plaisanteries en comparaison de ceux que fait la mitraille dans les rangs des insurgés de l’époque moderne.

Mais ce qui nous intéresse, c’est de montrer que même dans de longues phases d’administration pacifique de la domination capitaliste, la force de classe ne cesse d’être présente et que son influence virtuelle contre les écarts éventuels d’individus isolés, de groupes organisés ou de partis, reste le facteur primordial pour la conservation des privilèges et des institutions de la classe dominante. Parmi les manifestations de cette force de classe, nous avons déjà cité non seulement tout l’appareil d’Etat avec ses forces armées et sa police, même quand elle garde l’arme au pied, mais tout l’arsenal de mobilisation idéologique servant à justifier l’exploitation bourgeoise, avec l’école, la presse, l’église et tous les autres moyens avec lesquels on fabrique l’opinion des masses. Cette époque de tranquillité apparente n’est parfois troublée que par de pacifiques manifestations des organisations de classe prolétariennes, et après le défilé du 1er mai le bon bourgeois peut dire, comme dans les vers du poète: «Grâce à Dieu et au préfet de police, on s’en est encore tirés cette fois-ci». Lorsque les troubles sociaux se font plus menaçants, l'Etat bourgeois commence à montrer sa puissance par des mesures de défense de l'ordre. 1i y a une expression technique de la police d'Etat qui donne une bonne idée de l'usage de la violence virtuelle: « la police et les troupes sont consignées dans les casernes ». Ce qui signifie qu'on ne se bat pas encore dans les rues, mais que si l'ordre bourgeois et les droits du patronat étaient menacés, les forces armées sortiraient de leurs cantonnements et ouvriraient le feu.

La critique révolutionnaire ne s'est jamais laissée tromper par les apparences de civilité et de paisible équilibre de l'ordre bourgeois. Depuis longtemps elle a montré que même dans la république la plus démocratique, l'Etat politique constitue le comité d'administration de la classe dominante, balayant ainsi les stupides théories selon lesquelles, depuis la destruction du vieil Etat féodal, clérical et autocratique, la démocratie élective aurait permis la naissance d'une forme d'État où tous les membres de la société ont autant de droits à être représentés et protégés, quelle que soit leur condition économique. L’Etat politique, même et surtout l'Etat représentatif et parlementaire, est un instrument d'oppression. On peut le comparer à un réservoir d'énergie, apte à contenir à l'état potentiel les forces de domination de la classe économique privilégiée dans les situations où la révolte sociale ne tend pas à exploser, mais surtout apte à déchaîner les énergies sous forme de répression policière et de violence sanglante dès que le sous-sol social commence à être ébranlé par les premières secousses révolutionnaires.

Tel est le sens des analyses classiques de Marx et d'Engels sur les rapports entre la société et l'Etat, c'est-à-dire entre les classes sociales et l'Etat. Toutes les tentatives pour ébranler ce pilier de la doctrine de classe du prolétariat furent écrasées par la restauration des valeurs révolutionnaires réalisée par Lénine, Trotsky et l'Internationale Communiste aus­sitôt après la première guerre mondiale. De même que cela n'a pas de sens scientifiquement, d'établir l'existence d'un quantum d'énergie potentielle si on ne peut prévoir qu'elle passera ultérieurement à l'état cinétique, de même la définition marxiste du caractère de l'Etat politique bourgeois n'aurait aucun sens et aucune cohérence si elle ne correspondait pas à la certitude qu'à la phase culminante cet organe de puissance du capitalisme ne pourra manquer de déchaîner à l'état actuel toutes ses ressources contre l'élan de la révolution prolétarienne.

D'autre part l'équivalent de la thèse marxiste de la misère croissante, de l'accumulation et de la concentration du capital, ne pouvait être, dans le domaine politique, que la concentration et l'accroissement de l'énergie contenue dans l'appareil d'Etat. En effet, une fois que la guerre de 1914 eût mis fin à l'illusoire phase pacifiste de l'ère capitaliste, alors que l'économie tendait vers une monopolisation croissante, et vers l'intervention active de l'Etat dans l'économie et dans les luttes sociales, il apparut clairement, en particulier dans la classique analyse de Lénine, que l'Etat politique des régimes bourgeois prenait des formes toujours plus décidées d'étroite domination et d'oppression policière. Nous avons déjà montré dans cette revue que la troisième phase du capitalisme, la plus moderne, se caractérise en économie comme une phase monopoliste et planificatrice, en politique comme une phase totalitaire et fasciste.

Lorsque les premiers régimes fascistes sont apparus et ont été interprétés de façon immédiate et banale comme un amoindrissement et une abolition des « garanties » parlementaires et légalitaires, il s'agissait en fait purement et simplement d'un passage, dans certains pays, de l'énergie politique de domination de la classe capitaliste de l'état virtuel à l'état cinétique.

Il était évident pour tout partisan de la perspective marxiste (que les imbéciles qui ont châtré la puissance révolutionnaire de la doctrine réduisaient à un pur catastrophisme) que la tension croissante des antagonismes de classe ferait passer le conflit des intérêts économiques au plan d’un assaut révolutionnaire foudroyant lancé par les organisations prolétariennes contre la citadelle de l’Etat capitaliste, et que celui-ci découvrant ses batteries, engagerait alors la lutte suprême pour tenter de sauvegarder son existence.

Dans des pays et des situations déterminés, comme dans l’Italie de 1922 et l’Allemagne de 1933, la tension des rapports sociaux, l’instabilité du tissu économique capitaliste, la crise de l’appareil d’Etat à la suite de la guerre, devinrent si aiguës que la classe dominante pressentait qu’était proche le moment inéluctable où, tous les mensonges de la propagande démocratique étant désormais éventés, la solution ne pourrait venir que de l’affrontement violent des classes opposées.

C’est alors que se produisit le phénomène qu’on a justement défini comme «l’offensive du patronat». Jusque-là la classe bourgeoise, en plein développement de son exploitation économique, avait semblé somnoler derrière la bonhomie et la tolérance apparentes de ses institutions représentatives et parlementaires. Ayant atteint un niveau très appréciable de stratégie historique, elle mit fin aux hésitations et prit l’initiative, pensant qu’il valait mieux faire une sortie et prendre l’offensive pour détruire les positions de départ de l’organisation prolétarienne, plutôt que d’avoir à assurer la défense suprême de la forteresse de l’Etat contre l’assaut de la révolution (qui tend, comme Marx et Lénine l’ont montré, non à occuper cette forteresse mais à la briser et à l’anéantir totalement).

Cette offensive capitaliste ne fit qu’avancer quelque peu une situation clairement prévue dans la perspective marxiste. Les communistes marxistes n’avaient en effet jamais pensé qu’ils pourraient commencer à réaliser leur programme sans cet affrontement suprême entre les forces des classes ennemies, et d’autre part toute l’analyse de l’évolution récente du capitalisme et de l’hypertrophie monstrueuse de ses structures étatiques révélaient clairement le caractère inexorable de ce processus.

La grande erreur d’appréciation, de tactique et de stratégie qui favorisa la victoire de la contre-révolution, consista à déplorer cette puissante conversion du capitalisme du terrain de l’hypocrisie démocratique à celui de la violence ouverte, comme si l’histoire pouvait revenir en arrière. Au lieu de lui opposer l’exigence de la destruction de la force capitaliste, on ne lui opposa qu’un voeu stupide et inoffensif, en émettant la prétention que le capitalisme refasse à l’envers le chemin historique que les marxistes lui avaient attribué depuis toujours et que, pour la commodité personnelle de quelques politiciens bouffons et lâches, il veuille bien renoncer à dégainer ses armes de classe et reculer sur la position vaine et dépassée de la mobilisation sans la guerre qui faisait tout le charme de la période précédente.

L’erreur fondamentale, c’est qu’on s’étonna, qu’on pleurnicha, qu’on déplora que la bourgeoisie lève le masque pour réaliser sa dictature totalitaire, alors que nous savions, nous, fort bien, que cette dictature existait depuis toujours, que l’appareil d’Etat avait toujours eu, en puissance sinon en acte, la fonction spécifique de réaliser, de conserver, de défendre contre la révolution le pouvoir et le privilège de la minorité bourgeoise. L’erreur, c’est qu’on préféra une atmosphère bourgeoise démocratique à une atmosphère fasciste, et qu’on abandonna le principe de la conquête du pouvoir par le prolétariat, pour revendiquer une illusoire substitution de la méthode démocratique à la méthode fasciste de gouvernement du capitalisme.

L’erreur fatale, c’est qu’on ne comprit pas que de toute façon, quand arriverait la situation révolutionnaire attendue depuis des dizaines et des dizaines d’années, l’Etat bourgeois s’armerait pour se défendre contre l’avance du prolétariat et que par conséquent une telle situation devait apparaître non comme un retour en arrière mais comme un progrès par rapport aux années de paix sociale apparente où l’élan du prolétariat était limité. Le tort fait au développement des énergies révolutionnaires et aux perspectives d’instauration d’une société socialiste ne vient pas de ce que la bourgeoisie organisée sur le mode fasciste serait plus puissante ou plus efficace pour défendre ses privilèges qu’une bourgeoisie encore organisée sur le mode démocratique. La puissance et l’énergie de classe sont les mêmes dans les deux cas. Dans la phase démocratique, il s’agit d’énergie potentielle: la gueule du canon est recouverte par une bâche innocente. Dans la phase fasciste, l’énergie se manifeste à l’état cinétique: on enlève le capuchon, le coup part. Ce que les chefs traîtres du prolétariat réclament du capitalisme exploiteur et oppresseur n’est qu’une revendication défaitiste et stupide: ils lui demandent de recouvrir à nouveau son arme de l’écran trompeur qui la masquait. Or ceci ne diminuerait nullement 1'efficacité de la domination et de l’exploitation mais ne ferait que l’augmenter, en renouvelant l’expédient de la tromperie légalitaire.

Puisqu’il serait encore plus insensé de demander à l’ennemi de désarmer, il faut saluer avec joie le fait que la situation menaçante le contraint à dévoiler ses batteries: il sera moins difficile pour nous de l’affronter et de la vaincre.

Le régime dictatorial de la domination bourgeoise est donc une phase inévitable et prévue de la vie historique du capitalisme, qui ne mourra pas sans 1'avoir essayée. Lutter pour retarder cette mise à nu des énergies sociales antagonistes, faire une propagande vide et rhétorique inspirée par une stupide horreur de principe pour la dictature, ne peut que favoriser la survie du régime capitaliste et prolonger l’asservissement et l’oppression qui pèsent sur la classe laborieuse.

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Nous tirons de ceci une autre conclusion tout aussi fondée, quoique propre à faire crier toutes les oies de la gauche bourgeoise: si on compare la phase démocratique du capitalisme et sa phase totalitaire, il apparaît que l’oppression de classe est plus grande dans la première, étant bien entendu que la classe dominante tend toujours à choisir la méthode la plus utile pour sa propre conservation. Bien sûr, le fascisme déchaîne une masse plus grande de violences policières et de répressions même sanglantes, mais cet aspect d’énergie actuelle affecte surtout, avec les très rares chefs et cadres révolutionnaires authentiques du mouvement ouvrier, une couche de moyens bourgeois, politiciens de profession, qui se donnent des airs de progressistes et d’amis de la classe ouvrière, mais qui ne sont en réalité que la milice que le patronat entretient spécialement pour les temps de comédie parlementaire. Ceux qui n’ont pas le temps de changer de style et de livrée sont chassés à coups de pied au derrière, d’où la plupart des cris.

Quant à la masse de la classe laborieuse, elle continue à être exploitée comme elle l’a toujours été sur le plan économique, et les avant-gardes qui se forment en son sein pour attaquer le régime établi continuent, dès qu’elles prennent le droit chemin de l’action anti-légalitaire, à recevoir le plomb que leur ont toujours réservé les gouvernements bourgeois démocratiques, comme on en a mille exemples en France avec les gouvernements républicains en 1848 et 1871, en Allemagne avec les sociaux-démocrates en 1919, etc.

Mais la nouvelle méthode tendant à planifier l’économie capitaliste constitue, par rapport au libéralisme classique illimité, désormais dépassé, une forme d’auto-limitation du capitalisme et amène à niveler l’extorsion de la plus-value autour d’une moyenne. On adopte les mesures réformistes réclamées depuis des décades par des socialistes de droite, ce qui réduit les formes extrêmes et aiguës d’exploitation patronale, tandis que se développent des formes d’assistance sociale matérielle. Tout cela tend à retarder les crises d’affrontement entre les classes et les contradictions du mode de production capitaliste, mais il serait sans aucun doute impossible d’y parvenir si on ne réussissait pas à concilier dans une certaine mesure la répression ouverte à l’encontre des avant-gardes révolutionnaires et certaines concessions aux besoins économiques les plus impérieux des masses. Ces deux aspects du drame historique que nous vivons se conditionnent l’un l’autre. Le vieux Churchill disait avec raison aux travaillistes: «Vous ne pourrez pas fonder une économie d’Etat sans Etat policier.» Plus il y a d’interventions, et plus il y a de règles, plus il y a de contrôles et plus il y a de flics. Le fascisme consiste à combiner un habile réformisme social et l’usage non dissimulé de la violence armée pour la défense du pouvoir d’Etat. Tous ces exemples ne sont pas aussi significatifs, mais le fascisme allemand, aussi impitoyable qu’on voudra dans l’élimination de ses adversaires, réalisa un niveau de vie moyen très élevé et une administration techniquement excellente, et quand il établit des restrictions de guerre, il les fit peser aussi sur les classes possédantes dans une proportion inattendue.

Donc si dans la phase totalitaire la proportion de l’usage cinétique de la violence bourgeoise augmente par rapport à la violence potentielle, l’ensemble de la pression sur le prolétariat n’en est pas augmenté pour autant, mais diminué. C’est pourquoi justement la crise finale de la lutte de classes en est historiquement retardée.

La collaboration des classes, c’est la mort des énergies révolutionnaires. La démocratie est une collaboration de classes en paroles, le fascisme est une collaboration de classes en fait. Nous sommes en plein dans cette phase historique. La reprise de la lutte des classes surgira dialectiquement d’une phase ultérieure, mais en tout cas qu’il soit bien établi qu’elle ne peut pas naître d’une lutte des classes laborieuses pour le retour au libéralisme, où elles n’ont rien à gagner, même relativement.

Cet exposé se réfère surtout à l’emploi de la force, de la violence et de la dictature par les classes dominantes; il n’épuise pas la question de leur emploi par le prolétariat dans sa lutte pour la conquête du pouvoir et dans 1'exercice de ce pouvoir, point important qui sera traité par la suite. Mais, pour rester encore un instant dans le domaine des formes bourgeoises de dictature, il est bon de préciser que lorsque nous parlons de méthode fasciste, totalitaire et dictatoriale du capitalisme, nous nous référons toujours à des actions et à des structures collectives: nous n’attachons aucune importance particulière aux personnes des dictateurs, qui occupent si fort l’attention du public habilement conditionné, et avec le même effet, par les partisans et par les adversaires.

En plein déroulement de la dernière guerre, deux des «grands» ont quitté la scène: Roosevelt et Churchill; et dans l’ensemble rien n’a changé pour autant dans le cours des événements. Laissons de côté l’Italie, où le fascisme et l’antifascisme ont eu quelque chose de clownesque (le premier modèle d’une innovation fait toujours rire, comme les premières automobiles qu’on peut voir au musée par rapport aux voitures modernes de série). En Allemagne, la personne d’Hitler représentait un facteur superflu du puissant déploiement de forces nazi; un jour le régime soviétique réussira parfaitement à se passer de Staline; et quant à cet autre impressionnant appareil énergétique, celui du Japon, il était fondé sur des castes et sur des classes sans chef personnel.

On ne peut échapper au déluge de mensonges dont l’opinion publique actuelle est abreuvée, qu’en pourchassant impitoyablement le fétiche de l’individu: non seulement l’individu d’en bas, l’homme de la rue, l’individu des sommets, le plus brillant, celui qu’illuminent en plein les feux des projecteurs, le Chef, le Grand Homme.

Que nous vivions dans une époque d’autogouvernement des peuples, même les oies n’y croient plus.

 Mais nous ne sommes pas non plus gouvernés par quelques grands hommes: nous sommes gouvernés par un tout petit nombre de grands Monstres de classe, les plus grands Etats du globe, instruments de domination dont l’immense pouvoir pèse sur tous et sur tout. Tout en accumulant sans mystère des énergies potentielles, ils se préparent, aux quatre coins de l’horizon, à déployer des forces cinétiques immenses et écrasantes dès que la conservation des institutions actuelles le réclamera, et sans hésiter le moins du monde devant des scrupules humains, moraux et légaux, devant les principes idéaux sur lesquels croassent du matin au soir les Tartuffes ignobles et stipendiés des diverses propagandes.

 

 

IV. Lutte prolétarienne et violence

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Sous le titre «Force, violence, dictature dans la lutte de classes», nous avons publié trois articles dans les numéros 2, 4 et 5 de Prometeo. Nous y avons rapidement parcouru le déroulement des luttes de classes dans l’histoire jusqu’à l’avènement de la société bourgeoise actuelle, en nous référant à l’analyse que le marxisme a donnée depuis bien longtemps de ce problème et qui est cependant continuellement l’objet de déviations et de confusions.

Pour plus de clarté nous avons appliqué la distinction fondamentale entre énergie à l’état potentiel ou virtuel, c’est-à-dire susceptible d’entrer en action mais ne se manifestant pas encore ouvertement, et énergie à l’état actuel ou cinétique, c’est-à-dire déjà en mouvement et suivie d’effets variés: après avoir rappelé le sens de cette distinction dans le monde physique, nous l’avons étendue tout à fait simplement aux phénomènes de la vie organique et de la société humaine.

Puis nous avons cherché à reconnaître l’existence de la violence et de la force coercitive dans les phénomènes sociaux, en insistant sur ce critère fondamental qu’elle ne consiste pas seulement dans la brutalité physique exercée sur l’organisme de l’homme, avec la capture, les coups, le meurtre, mais dans un domaine bien plus vaste où les actions des individus sont soumises à la simple menace de violence avant de l’être à la sanction brutale. Cette coercition apparaît inévitablement avec les premières formes d’activité productive associée et donc de société civile et politique, comme on dit. Elle est un élément indispensable dans le développement de tout le cours historique et dans la succession des régimes et des classes. Il s’agit non de l’exalter ou de la condamner, mais de la reconnaître et de l’évaluer dans les différentes époques et dans les différentes situations.

Le deuxième article était une comparaison entre la société féodale et la société bourgeoise capitaliste et avait pour objet de démontrer la thèse (qui n’ est certes pas nouvelle) que le passage de l’une à l’autre, fondamental dans 1'évolution de la technique productive et de l’économie, ne s’est pas accompagné d’une diminution dans l’usage de la force, de la violence et de l’oppression sociale.

Le type capitaliste d’économie et de société est, pour Marx, le plus antagonique que l’histoire ait présenté jusqu’ici; dans ses trois phases de formation, de développement et de résistance contre les forces qui visent à le détruire, il produit un taux jusqu’alors inconnu d’exploitation, de persécution, de souffrance humaine. C’est un record en qualité et en quantité, en puissance et en masse, en intensité et en étendue, et pour traduire tout cela en un langage éthique et littéraire qui n’est pas le nôtre, en férocité et en ampleur, puisqu’il a atteint les masses, les peuples et les races de tous les coins du globe.

Enfin le dernier article était consacré à une comparaison entre les formes libérales-démocratiques et fascistes-totalitaires de la domination bourgeoise, et montrait qu’il est faux de croire que les premières ont un caractère moins Nous y avons rapidement parcouru le déroulement des luttes de classes dans l’histoire jusqu’ à l’avènement de la société bourgeoise actuelle, en nous référant à l’analyse que le marxisme a donnée depuis bien longtemps de ce problème et qui est cependant continuellement l’objet de déviations et de confusions. Pour plus de clarté, nous avons appliqué la distinction fondamentale entre énergie à l’état potentiel ou virtuel, c’est-à-dire susceptible d’entrer en action mais ne se manifestant pas encore ouvertement, énergie à l’état actuel ou cinétique, c’est-à-dire déjà en mouvement et suivie d’effets variés: après avoir rappelé le sens de cette distinction dans le monde physique, nous l’avons étendue tout à fait simplement aux phénomènes de la vie organique et de la société humaine. Puis nous avons cherché à reconnaître l’existence de la violence et de la force coercitive dans les phénomènes sociaux, en insistant sur ce critère fondamental qu’elle ne consiste pas seulement dans la brutalité physique exercée sur l’organisme de l’homme, avec la capture, les coups, le meurtre, mais dans un domaine bien plus vaste où les actions des individus sont soumises à la simple menace de la violence avant de l’être a la sanction brutale. Cette coercition apparaît inévitablement avec les premières formes d’activité productive associée et donc de société civile et politique, comme on dit. Elle est un élément indispensable dans le développement de tous le cours historique et dans la succession des régimes et des classes. Il s’agit non de l’exalter ou de la condamner, mais de la reconnaître et de l’évaluer dans les différentes époques et dans les différentes situations. Le deuxième article était une comparaison entre la société féodale et la société bourgeoise capitaliste et avait pour objet de démontrer la thèse (qui n’ est certes pas nouvelle) que le passage de l’une à l’autre, fondamental dans 1'évolution de la technique productive et de l’économie, ne s’est pas accompagné d’une diminution dans l’usage de la force, de la violence et de l’oppression sociale. Le type capitaliste d’économie et de société est, pour Marx, le plus antagonique que l’Histoire ait présenté jusqu’ici; dans ses trois phases de formation, de développement et de résistance contre les forces qui visent à le détruire, il produit un taux jusqu’alors inconnu d’exploitation, de persécution, de souffrance humaine. C’est un record en qualité et en quantité, en puissance et en masse, en intensité et en étendue, et pour traduire tout cela en un langage éthique et littéraire qui n’est pas le nôtre, en férocité et en ampleur, puisqu’il atteint les masses, les peuples et les races de tous les coins du globe. Enfin, le dernier article était consacré à une comparaison entre les formes libérales-démocratiques et fascistes-totalitaires de la domination bourgeoise, et montrait qu’il est faux de croire que les premières ont un caractère moins agressif et plus tolérant. Au lieu de considérer, comme il est courant de le faire, la violence ouverte, la violence en acte, nous considérons la puissance effective des appareils d’Etat modernes, c’est-à-dire leur aptitude et leur capacité de résistance à tout assaut révolutionnaire antagonique: il est facile alors de remplacer l’opinion actuelle qui prétend avec une satisfaction aveugle et stupide que les deux guerres mondiales ont fait reculer les forces de la réaction et de la tyrannie, par la constatation évidente que le système capitaliste a plus que doublé sa puissance, concentrée dans les grands monstres étatiques et dans la construction en cours du Léviathan mondial de la domination de classe. La preuve de ce fait, il ne faut pas la chercher dans l’examen des bouffonneries des juristes, des plumitifs ou des orateurs, plus révoltantes encore aujourd’hui que sous les régimes vaincus de l’Axe, mais bien plutôt dans le calcul scientifique des forces financières, militaires et policières, et dans la mesure de l’accumulation et de la concentration vertigineuse du capital privé ou public, mais toujours bourgeois.

En 1947 (1), l’exploitation économique et l’oppression politique que le régime capitaliste fait peser sur les masses qui travaillent et sur tout ce qui veut lui faire obstacle sont beaucoup plus lourdes qu’en 1914, en 1919, en 1922, en 1933 et en 1943.

Cela est vrai pour les «grands», depuis la suppression totalitaire des appareils d’Etat d’Allemagne et du Japon. Cela est tout aussi vrai pour l’Etat italien lui-même, battu, méprisé, asservi, vénal et vendu à tout le monde, mais qui est pourtant mieux pourvu de forces de police et plus répressif aujourd’hui que sous Giolitti et Mussolini, et qui serait plus répressif encore s’il arrivait qu’il passe des mains de De Gasperi à celles des groupes de «gauche».

Après ce rappel sommaire, il nous faut examiner maintenant le problème de 1'usage de la force et de la violence dans la lutte sociale, quand ces moyens d’action sont employés par la classe révolutionnaire de notre époque, le prolétariat moderne.

Au cours d’un siècle environ, la méthode de la lutte de classe a été acceptée en paroles par tant de mouvements et d’écoles différents que les interprétations les plus divergentes se sont heurtées dans de violentes polémiques, reflets des événements et des tournants de l’histoire du capitalisme et des antagonismes qu’il suscite.

La polémique fut clarifiée de façon désormais classique au cours de la première guerre mondiale et de la Révolution russe: Lénine, Trotsky, les groupes de gauche rassemblés plus tard dans l’Internationale de Moscou formulèrent de façon que l’on doit considérer comme définitive dans le domaine théorique et programmatique les questions de la force, de la violence, de la conquête du pouvoir, de l’Etat, de la dictature.

Du côté opposé, on assistait aux innombrables déformations de l’opportunisme social-démocrate. Il n’est pas nécessaire de rappeler ici leur réfutation, mais utile pourtant de souligner quelques points qui nous serviront à faire comprendre les conceptions qui nous distinguent. Par ailleurs, beaucoup de ces fausses positions, battues alors en brèche et qui semblaient devoir disparaître pour toujours, reparaissent au contraire sous des formes presqu'identiques dans la situation actuelle du mouvement ouvrier.

Le révisionnisme prétendait démontrer que toutes les perspectives de heurt révolutionnaire entre la classe ouvrière et les défenses du pouvoir bourgeois, constituaient une partie caduque du système marxiste. Falsifiant et exploitant les textes, une préface et une lettre fameuse d’Engels, il affirmait d’une part que toute perspective de victoire d’une insurrection armée était exclue, étant donné les progrès de la technique militaire, et d’autre part que le progrès des syndicats ouvriers et des partis parlementaires permettait de prévoir une arrivée prochaine au pouvoir par des moyens légaux et sans effusion de sang.

Il voulait répandre dans la classe ouvrière la conviction qu’on ne pouvait pas abattre par la force le pouvoir de la classe capitaliste, mais qu’on pouvait, par contre, réaliser le socialisme après avoir conquis le pouvoir exécutif de l’Etat en obtenant la majorité dans les institutions représentatives.

Les marxistes de gauche se virent accusés de pratiquer le culte de la violence, de 1'élever du rang de moyen à celui de fin, de la revendiquer par sadisme même là où l’on pouvait s’en passer et rejoindre le même but par des voies pacifiques. Mais les événements historiques furent si éloquents qu’ils dévoilèrent vite le véritable contenu de cette polémique, qui n’était pas tellement une mystique de la non-violence qu’une apologie de l’ordre bourgeois.

La révolution armée ayant triomphé à Leningrad des résistances de l’organisation tsariste et de la classe bourgeoise russe, le révisionnisme passa de 1'argument qu’on ne pouvait pas conquérir le pouvoir par les armes à celui qu’on ne le devait pas, même le pouvant. Cette position se greffait sur un humanitarisme générique, un pacifisme social stupide qui répudiait bien la violence de la révolution ouvrière luttant pour sa victoire, mais ne reniait pas celle dont la bourgeoisie avait usé dans ses révolutions historiques, même dans ses manifestations terroristes extrêmes. En outre, dans toutes les controverses, dans des situations décisives pour le mouvement socialiste, la droite tout en s’opposant à l’action directe, admettait que pour d’autres buts elle aurait accepté le recours à l’insurrection. Par exemple, les socialistes réformistes italiens s’opposèrent, en mai 1915, à la proposition de grève générale au moment de la mobilisation avec des arguments idéologiques et politiques et non seulement d’appréciation tactique du rapport des forces, mais ils admirent que dans le cas d’une intervention militaire aux côtés de l’Autriche et de l’Allemagne, ils auraient appelé le peuple à l’insurrection...

De même les théoriciens de 1'«utilisation» des moyens légaux et démocratiques sont prêts à reconnaître légitime et nécessaire la violence populaire lorsque d’en haut on tente d’abolir les garanties constitutionnelles. Comment s’explique qu’alors le progrès des moyens militaires aux mains de l’Etat ne soit plus un obstacle insurmontable? Comment peut-on prévoir que dans le cas d’une conquête pacifique de la majorité, la classe au pouvoir ne ferait pas usage de ces moyens pour le conserver? Comment le prolétariat peut-il utiliser dans toutes ces situations une violence décriée et condamnée comme moyen de classe? C’est ce que les sociaux-démocrates ne peuvent expliquer sous peine de confesser qu’ils sont purement et simplement les complices de la conservation bourgeoise.

En fait un système de mots d’ordre tactiques comme le leur ne peut se concilier qu’avec une apologie nettement antimarxiste de la civilisation bourgeoise: c’est d’ailleurs bien cela qui constitue le fond de la politique des partis nés sur le tronc difforme de l’antifascisme.

Leur thèse est que le dernier recours historique à la violence et à la guerre civile est celui qui a permis à l’ordre bourgeois de s’instaurer sur les ruines des vieux régimes féodaux et despotiques. Une ère de luttes civiles et pacifiques se serait au contraire ouverte avec la conquête des libertés politiques, permettant de conquérir toutes les autres, et même l’égalité économique et sociale, sans heurts et sans effusion de sang.

Le mouvement historique du prolétariat moderne et le socialisme ne se présentent plus, dans ces ignobles falsifications, comme la lutte la plus radicale de l’histoire, comme l’anéantissement complet de tout un monde, de son organisation économique comme de ses institutions juridiques et politiques et de ses idéologies encore imprégnées des mensonges transmis par les formes précédentes d’oppression et qui aujourd’hui encore empoisonnent l’air que nous respirons.

Le socialisme se réduit pour le révisionnisme à un mélange stupide et d’ailleurs hésitant de prétendues conquêtes juridiques et constitutionnelles, dont le capitalisme aurait enrichi et illuminé la société, et de vagues postulats sociaux que l’on pourrait greffer et transplanter sur le tronc du système bourgeois.

La formidable perspective antagonique de Marx, qui mesurait dans le sous-sol social les pressions croissantes et irrésistibles qui devront faire sauter 1'enveloppe des formes bourgeoises de production comme les cataclysmes géologiques crevassent la croûte terrestre, est remplacée par les méprisables mensonges d’un Roosevelt qui introduit dans l’énumération poussive des libertés bourgeoises celle de la peur et du besoin, ou d’un Pacelli qui, ayant béni le maintien du principe éternel de la propriété dans le capitalisme moderne, fait semblant de pleurer sur l’abîme qui sépare l’indigence de la multitude et la monstrueuse accumulation des richesses.

Restaurant la doctrine révolutionnaire, Lénine remet au point la question de l’Etat en le définissant comme une machine dont une classe se sert pour opprimer les autres, et cette définition vaut pleinement et surtout pour l’Etat bourgeois moderne, démocratique et parlementaire.

De cette polémique historique, il résulte surtout que la classe ouvrière ne peut pénétrer dans cette machine ni l’utiliser pour ses propres buts, mais qu’elle doit la briser et la mettre en pièces, et non la conquérir.

La lutte prolétarienne n’est pas une lutte à l’intérieur de l’Etat et de ses organismes, mais une lutte extérieure à l’Etat, contre l’Etat, contre toutes ses manifestations et toutes ses formes.

La lutte prolétarienne ne se propose pas de s’emparer de l’Etat ou de le conquérir comme une armée peut le faire pour une place forte mais de le détruire en rasant ses défenses et ses fortifications.

Une forme d’Etat politique est cependant nécessaire après cette destruction. C’est la forme nouvelle de l’organisation du pouvoir de classe du prolétariat placé devant la nécessité de diriger l’emploi de la violence pour extirper les privilèges du capital et organiser sous des formes nouvelles, non privées, non mercantiles, les forces de production affranchies du joug capitaliste.

Il est juste de parler de conquête du pouvoir, pourvu qu’on l’entende comme une conquête non pas légale et pacifique, mais violente, armée, révolutionnaire. Il est également correct de parler de passage du pouvoir des mains de la bourgeoisie à celles du prolétariat, justement parce que notre doctrine appelle pouvoir non l’autorité et la loi appuyées sur les pesantes traditions du passé, mais la dynamique de la force et de la violence dirigées vers l’avenir et emportant les digues et les obstacles des institutions. Il ne serait pas exact de parler de la conquête de l’Etat ou du passage de l’Etat de la direction d’une classe à celle d’une autre, parce que c’est justement une condition de la victoire de la classe jusque-là dominée que l’Etat de l’autre classe périsse et soit détruit. Transgresser ce point essentiel du marxisme; faire sur lui la moindre concession, en prétendant par exemple que le passage du pouvoir au prolétariat puisse s’encadrer dans un événement parlementaire même accompagné de combats de rues et d’une guerre extérieure, conduit directement au pire conservatisme. En effet, cela revient à admettre que l’appareil d’Etat est une forme ouverte à des contenus sociaux opposés, donc qu’il est au-dessus des classes et de leur lutte historique et cela mène à un respect craintif de la légalité et à l’apologie vulgaire de l’ordre constitué.

Il ne s’agit pas seulement d’une erreur d’appréciation scientifique, mais d’une réelle dégénérescence qui s’est déroulée sous nos yeux lorsque les partis ex-communistes, ayant tourné le dos aux thèses de Lénine, en arrivèrent à une coalition avec les traîtres sociaux-démocrates, au «gouvernement ouvrier», au gouvernement démocratique en collaboration avec la bourgeoisie et à son service.

Avec la thèse lumineuse de la destruction de l’Etat, Lénine rétablit celle de l’Etat prolétarien, non agréée par les anarchistes, qui tout en ayant le mérite de proposer la première se figurent, sitôt détruit l’Etat bourgeois, pouvoir se passer de toute forme de pouvoir organisé et donc d’un Etat politique, c’est-à-dire d’un système de violence sociale. Mais comme la transformation de l’économie privée en économie socialiste ne peut être immédiate, la suppression de la classe non-travailleuse ne peut pas l’être non plus et on ne peut la réaliser en supprimant physiquement ses membres. Pour la période, qui n’est pas si brève, pendant laquelle les formes capitalistes persistent bien que subissant une réduction incessante, l’Etat révolutionnaire organisé doit fonctionner, ce qui signifie, comme Lénine eut la franchise de le dire, avoir des soldats, des forces de police et des prisons.

Avec la réduction progressive du domaine de l’économie privée, se réduit celui où il est nécessaire d’appliquer la contrainte politique et l’Etat tend à disparaître progressivement.

Les points rappelés ici schématiquement suffisent à démontrer comment, non seulement une magnifique campagne polémique ridiculisa et pulvérisa les contradicteurs, mais surtout comment le grand événement de la lutte de classe rendit toute leur clarté aux thèses classiques de Marx et Engels dans le Manifeste Communiste, et aux conclusions qu’ils tirèrent de la défaite de la Commune, c’est-à-dire: la conquête du pouvoir politique, la dictature du prolétariat, l’intervention despotique de l’Etat dans les rapports bourgeois de production et finalement, son dépérissement. Mais il semble qu’on ne soit plus en droit de parler d’une confirmation historique de cette géniale position théorique lorsqu’on en arrive à cette phase ultime à laquelle nous n’avons pas encore assisté - ni en Russie, ni ailleurs - celle du dépérissement, de la dissolution («Auflösung» chez Engels) de l’Etat. La question est importante et difficile, étant donné que pour la dialectique ce n’est pas une succession plus ou moins brillante de phrases écrites ou orales qui ne peut rien démontrer avec certitude, les conclusions ne pouvant être fondées que sur les faits.

Sous tous les climats, les Etats bourgeois sont, quelle que soit leur idéologie officielle, en train de se gonfler de façon effrayante sous nos yeux, et l’unique Etat (2) qu’une propagande puissante présente comme prolétarien augmente au-delà de toutes limites son organisation et ses fonctions bureaucratiques, judiciaires, policières et militaires. Il ne faut donc pas s’étonner si la prévision d’une élimination de l’Etat une fois remplie sa tâche décisive dans la lutte des classes, est accueillie par un scepticisme général.

L’opinion vulgaire semble nous dire: «Vous pouvez toujours attendre, vous théoriciens et réalisateurs de dictatures, même rouges! L’Etat, comme une tumeur dans le corps de la société, se gardera bien de régresser, il en envahira tous les tissus et tous les replis jusqu’à l’étouffer!» C’est de cette appréciation courante que tirent courage toutes les idéologies individualistes, libérales, anarchistes et enfin ces espèces hybrides et informes qui hésitent entre la méthode de classe et celle du libéralisme, et qui nous proposent des socialismes basés sur rien de moins que la personnalité et la plénitude de ses manifestations.

Il est bien connu que même les faibles groupes qui, dans le camp communiste, ont réagi à la dégénérescence opportuniste des partis de l’Internationale dissoute par Moscou, hésitent sur ce point; préoccupés de lutter contre la centralisation étouffante de la bureaucratie stalinienne, ils sont conduits à mettre en doute les positions de principe du marxisme rétablies par Lénine et ils croient manifestement que celui-ci - et avec lui tous les révolutionnaires de la glorieuse période de 1917-20 - a péché par idolâtrie de l’Etat.

Il faut ici affirmer clairement et énergiquement que le courant de la gauche italienne auquel cette revue (3) se rattache, n’a pas en la matière la moindre hésitation, ni le moindre repentir et qu’elle repousse toute révision du principe fondamental de Marx et de Lénine selon lequel la révolution, de même qu’elle est un processus violent par excellence, est au suprême degré un fait autoritaire, totalitaire et centralisateur.

La condamnation de l’orientation stalinienne ne se fonde pas sur l’accusation abstraite, scolastique et «constitutionnaliste» selon laquelle celle-ci aurait péché par abus de bureaucratisme, de dirigisme et de despotisme; elle part d’appréciations bien différentes, qui concernent le développement économique, social et politique de la Russie et du monde dont le gonflement monstrueux de l’Etat n’est pas la cause calamiteuse mais l’inévitable conséquence.

L’hésitation à accepter et à défendre ouvertement la dictature provient de considérations morales, stupides et vagues sur le prétendu droit de l’individu ou du groupe à ne pas être soumis à une force plus vaste; mais elle découle aussi de la distinction - sans aucun doute essentielle - entre le concept de dictature d’une classe contre une autre et celui des rapports d’organisation et de pouvoirs au sein de la classe ouvrière victorieuse qui constituent l’Etat révolutionnaire.

C’est là qu’une fois rétablies dans leurs termes corrects les données fondamentales, nous voulions en arriver. Cette étude ne prétend certes pas épuiser la question (seule l’Histoire y parviendra, comme elle l’a fait, selon nous, en ce qui concerne la nécessité de la violence dans la conquête du pouvoir), mais la tâche du parti, dans son activité théorique et dans sa pratique militante est d’éviter qu’on en cherche la solution en se servant sans y prendre garde, d’arguments dictés ou influencés par les idéologies ennemies et donc par des intérêts de classe opposés.

La dictature est l’aspect second et dialectique de la force révolutionnaire. Dans la première phase de la conquête du pouvoir, celle-ci agit d’en bas et rassemble mille efforts dans la tentative de briser la forme d’Etat constituée. Après la victoire, cette même force de classe continue à agir dans le sens inverse, c’est-à-dire d’en haut, par l’exercice du pouvoir confié à un organisme d’Etat reconstitué en tout ou en partie et encore plus robuste, plus décidé et s’il le faut, plus impitoyable et terroriste que le précédent.

Les protestations contre la revendication de la dictature - que les représentants du régime de fer de Moscou eux-mêmes dissimulent hypocritement aujourd’hui - les cris d’alarme contre la prétendue impossibilité de freiner l’appétit de pouvoir et donc de privilèges matériels dans le personnel bureaucratique cristallisé en nouvelle classe ou caste dominante, tout cela se concilie parfaitement avec la position inférieure et métaphysique de ceux qui traitent de la société et de l’Etat comme d’entités abstraites et ne savent pas trouver les clefs du problème dans une recherche concernant les faits de la production et les transformations qui naissent des heurts entre les classes.

Il est donc banal de confondre la dictature que nous, marxistes, nous réclamons et le concept vulgaire de tyrannie, de despotisme et d’autocratie. On confond ainsi la dictature du prolétariat avec le pouvoir personnel et on met au pilori Lénine tout comme Hitler, Mussolini ou Staline en partant des mêmes stupidités.

Rappelons que l’analyse marxiste méconnaît complètement l’affirmation selon laquelle les Etats agiraient sous l’action de la volonté des Duci contemporains. Ceux-ci ne sont que des symboles connus, des pièces mues sur l’échiquier de l’histoire par des forces auxquelles ils ne peuvent se soustraire.

Par ailleurs, nous avons établi bien des fois que les idéologues bourgeois n’ont pas le droit de se scandaliser d’un Franco, d’un Tito ou des méthodes énergiques des Etats dont ils sont les chefs, alors qu’ils ne se refusent pas à faire l’apologie de la dictature et de la terreur auxquelles la bourgeoisie a recouru justement après avoir pris le pouvoir. C’est ainsi qu’aucun historien bien-pensant ne classe Giuseppe Garibaldi, dictateur de Naples en 1860, parmi les criminels politiques, mais l’exalte au contraire comme un pur champion de l’humanité.

La dictature du prolétariat ne se manifeste donc pas dans le pouvoir d’un homme, même doué de qualités personnelles exceptionnelles. A-t-elle donc alors pour sujet opérant un parti politique, agissant au nom et pour le compte de la classe ouvrière? A cette question, aujourd’hui comme il y a trente ans, la réponse inconditionnelle de notre courant est: Oui.

Puisqu’on ne peut nier que les partis qui prétendent représenter la classe ouvrière aient subi des crises profondes, qu’ils se soient divisés et dédoublés de façon répétée, on nous demandera, devant une réponse aussi tranchée, si l’on peut établir, et selon quel critère, quel parti possède cette prérogative révolutionnaire. Ceci nous amène à la question du rapport qui relie la base large de la classe à l’organisme plus restreint et bien défini qu’est le parti.

En répondant sur ce point, on ne perdra pas de vue le caractère distinctif de la dictature qui, comme toujours dans notre méthode, et tant que ses aspects positifs ne se sont pas révélés dans l’histoire concrète, se définit dans son aspect négatif.

Est dictature le régime dans lequel la classe battue, bien qu’existant physiquement et constituant du point de vue statistique une partie notable de la société est tenue par la force en dehors de l’Etat, et par ailleurs mise dans l’impossibilité de tenter la reconquête du pouvoir par l’interdiction qui lui est faite de s’associer, de faire de la propagande et de disposer d’une presse.

Qui la maintiendra dans cet état de sujétion, il n’est pas nécessaire de le définir au départ, c’est le déroulement même de la lutte historique qui l’enseignera.

Pourvu que la classe que nous combattons soit réduite à cet état d’infériorité sociale et subisse cette mort civile avant de disparaître dans les statistiques, nous admettrons provisoirement que le sujet opérant puisse être ou toute la majorité sociale victorieuse (hypothèse absolue et irréalisable), ou une partie de celle-ci, ou un solide groupe d’avant-garde (même numériquement minoritaire) ou enfin, pendant une brève crise, jusqu’à un seul homme (autre hypothèse extrême, qui s’est presque réalisée dans un seul exemple historique, celui de Lénine qui, en avril 1917, seul contre tout le Comité Central et les vieux bolcheviks, découvre dans les événements les nouvelles lignes de l’histoire du parti et de la Révolution, et les grave dans ses thèses, tout comme en novembre où il fait disperser l’Assemblée Constituante par les fusiliers rouges).

La méthode marxiste n’étant ni révélée, ni prophétique, ni scolastique, elle consiste avant tout à définir le sens dans lequel agissent les forces historiques en établissant leurs rapports et leurs oppositions. Recherche théorique et lutte pratique allant de pair, elle détermine le caractère des phénomènes et la configuration des moyens.

La Commune de Paris confirma que la force prolétarienne doit briser le vieil Etat et non le pénétrer, que le moyen à employer devait être l’insurrection et non la légalité.

La défaite même de la classe ouvrière dans cet épisode de sa lutte et la victoire d’octobre à Leningrad démontrèrent qu’il faut organiser une nouvelle forme d’Etat armé dont le «Secret» réside en ceci: interdire la survivance politique aux membres de la classe battue et à ses différents partis.

Ce secret décisif une fois arraché à l’histoire (permettons-nous, pour la facilité de l’exposé, de flirter avec cette expression), nous n’avons pas pour autant étudié et élucidé la physiologie et la dynamique du nouvel organisme, et un domaine épineux reste malheureusement encore ouvert devant nous: celui de sa pathologie.

Avant toute chose, la caractère négatif déterminant, c’est l’exclusion de l’Etat (quelle que soit la variété de ses institutions: représentatives, exécutives, juridiques, bureaucratiques) de la classe détrônée. Cela distingue radicalement notre Etat de l’Etat bourgeois qui prétendait accueillir toutes les classes sociales dans ses organes.

Mais cette nouveauté ne peut paraître absurde à la bourgeoisie défaite. Lorsqu’elle réussit à faire sauter le vieil Etat basé sur les ordres de la noblesse et du clergé, elle comprit qu’elle avait commis une erreur en se contentant de réclamer l’entrée du Tiers Etat dans l’organisation étatique. Sous la Convention et la Terreur elle chassa les «ci-devant» hors de l’Etat et il lui fut facile de clore historiquement la phase dictatoriale, dans la mesure où elle parvint à détruire rapidement les privilèges des deux autres ordres fondés sur des prérogatives juridiques plutôt que sur l’organisation productive, réduisant le prêtre et le noble au rang de simples citoyens.

Après avoir défini ce qui distingue fondamentalement la forme historique de la dictature du prolétariat, nous examinerons dans la suite de cet article les rapports existant entre les différents organismes qui la constituent: parti de classe, conseils ouvriers, syndicats, conseils d’entreprise.

En d’autres termes, nous discuterons le problème de ladite démocratie prolétarienne (formule introduite dans les documents de la IIIème Internationale, mais qu’il serait bon de liquider) qui devrait s’instituer après que la dictature ait historiquement enterré la démocratie bourgeoise.

 

V. Degénérescence russe et dictature

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Le difficile problème de la dégénérescence du pouvoir ouvrier peut être délimité dans les grandes lignes suivantes.Dans un grand pays, la classe ouvrière a conquis le pouvoir sur la ligne historique de l’insurrection armée et de l’anéantissement de l’influence des classes battues par la dictature prolétarienne. Mais dans les autres pays du monde, la classe ouvrière ou n’a pas eu la force de commencer l’attaque révolutionnaire, ou elle a été écrasée dans sa tentative. Dans ces pays le pouvoir resta à la bourgeoisie, la production et l’échange continuèrent à se développer dans le cadre du capitalisme, qui domine tous les rapports du marché mondial.

Dans le pays de la révolution, la dictature tient bon sur le plan politique et militaire contre toute tentative de contre-attaque; en peu d’années, elle termine victorieusement la guerre civile, et le capitalisme étranger n’engage pas d’action générale pour la détruire.

Pourtant, un processus de dégénérescence interne du nouvel appareil administratif et politique se vérifie: on voit se former un cercle privilégié qui monopolise les bénéfices et les charges bureaucratiques, tout en continuant à se proclamer le représentant et le défenseur des intérêts des grandes masses travailleuses.

A l’extérieur, le mouvement ouvrier révolutionnaire, étroitement lié à cette hiérarchie politique, non seulement ne réalise plus de nouvelles victoires sur l’Etat bourgeois, mais perd le sens de son action propre, progressivement falsifié, et poursuit d’autres objectifs non révolutionnaires.

Face à ce terrible problème de l’histoire de la lutte de classe une grave question se pose: comment pouvait-on ou comment aurait-on pu empêcher cette double catastrophe?

La question est en réalité mal posée; selon la méthode correcte du déterminisme, il s’agit au contraire d’individualiser les véritables caractères et les lois propres à ce processus de dégénérescence, afin d’établir quand et à quoi on pourra reconnaître les conditions d’un processus révolutionnaire préservé de cette régression pathologique.

Nous ne nous occupons pas ici de la position de ceux qui contestent l’existence d’une dégénérescence en Russie et qui soutiennent qu’il y a là-bas un vrai pouvoir révolutionnaire ouvrier, que les formes économiques y évoluent réellement vers le communisme et qu’il existe une coordination avec les partis du prolétariat à l’étranger permettant d’aller à l’anéantissement du capitalisme mondial.

Nous ne voulons pas non plus étudier l’aspect économico-social du problème, qui doit se fonder sur une analyse serrée du mécanisme russe de production et de distribution et de ses rapports réels avec les économies capitalistes de 1'extérieur.

Ici, au terme de notre exposé historique sur les problèmes de la violence et du pouvoir, nous voulons répondre à certaines objections selon lesquelles la dégénérescence dans le sens d’une bureaucratie oppressive, dérive directement du fait qu’on a transgressé et violé les canons et les critères de la démocratie élective.

Cette objection a deux aspects, mais le moins radical est le plus insidieux. Le premier aspect est ouvertement bourgeois; il se rattache directement à la campagne de diffamation de la révolution russe, menée dès le début de la lutte par tous les libéraux, démocrates et sociaux-démocrates du monde, terrorisés autant par la magnifique et courageuse proclamation théorique de la méthode de la dictature révolutionnaire que par son application.

Après tout ce que nous avons dit dans cette étude, nous considérons comme dépassé cet aspect des lamentations démocratiques. Ce qui n’empêche pas que la lutte contre lui reste de première importance, aujourd’hui où justement la revendication conformiste de ce que Lénine appelait la «démocratie en général» (et qui dans les textes fondamentaux du communisme représente le contraire dialectique, la négation complète de la position révolutionnaire) est brandie sans vergogne justement par les partis qui se rattachent au régime en vigueur en Russie. Ce régime pourtant, bien qu’il fasse à l’intérieur, dans le droit formel, des concessions dangereuses et coupables au mécanisme démocratique bourgeois, non seulement reste mais tend à devenir toujours plus un régime strictement totalitaire et policier.

On n’insistera donc jamais assez sur les critiques de la démocratie dans toutes les formes historiques connues jusqu’ici. Celle-ci a toujours été le mode d’organisation interne d’une classe ancienne ou nouvelle d’oppresseurs, une technique ancienne ou nouvelle pour régler le problème contingent des rapports entre éléments et groupes d’exploiteurs; dans les révolutions proprement bourgeoises, c’était l’atmosphère vraiment nécessaire à l’affirmation exubérante du capitalisme.

Les vieilles démocraties basées sur les principes électoraux, les assemblées, les parlements ou les conciles, tout en prétendant mensongèrement vouloir le bien de tous et généraliser les conquêtes spirituelles ou matérielles, servaient en fait à imposer et maintenir l’exploitation d’une foule d’esclaves, d’ilotes, de peuples opprimés parce que moins avancés ou moins belliqueux, et toute une masse écartée du temple, du sénat, de la cité, des comices.

Dans les multiples et banales théories à fond égalitaire, nous lisons en réalité le compromis, l’accord et la conjuration des membres de la minorité privilégiée aux dépens des classes inférieures.

Notre appréciation de la forme moderne de la démocratie basée sur les chartes sacrées des révolutions anglaise, américaine et française n’est pas différente. Celle-ci n’est qu’une technique pour réaliser les meilleures conditions de l’oppression et de l’exploitation capitalistes sur les travailleurs; si elle a remplacé le vieux réseau des oppressions féodales qui suffoquaient la bourgeoisie elle-même, ce fut toujours dans le but d’exploiter les travailleurs, de façon nouvelle et différente, mais non moindre ni atténuée.

A cet égard l’interprétation de la phase actuelle de totalitarisme bourgeois dans laquelle, leur rôle historique étant achevé, les formes parlementaires tendent à disparaître et où l’atmosphère du capitalisme devient anti-libérale et anti-démocratique, est fondamentale. La conséquence tactique en est que toute revendication pour le retour à la démocratie bourgeoise des débuts est contraire aux intérêts de classe du prolétariat, réactionnaire et même «antiprogressiste» .

Mais revenons au second aspect de l’objection à fond démocratique, qui ne s’ inspire plus des dogmes d’une démocratie entre les classes et au-dessus d’elles, mais qui dit en substance: il est très bien d’établir la dictature et de surmonter tous les scrupules dans la répression de la minorité bourgeoise vaincue; mais les bourgeois une fois mis hors-la-loi en Russie, la dégénérescence de l’Etat se produisit parce qu’au sein de la classe prolétarienne victorieuse, on violait la règle de la représentation: si l’on avait établi et respecté un véritable système d’organes prolétariens de base (conseils, syndicats, parti politique) suivant le principe de la majorité et sur la base d’élections «vraiment libres», on aurait automatiquement gardé la vraie voie révolutionnaire et on aurait écarté le danger de la prédominance abusive et étouffante de l’ignoble «clique stalinienne».

A la base de cette façon de voir si répandue, on trouve l’opinion selon laquelle chaque individu, du seul fait qu’il appartient à une classe économique, qu’il se trouve vis-à-vis des effets de la production dans des rapports déterminés et communs à bien d’autres individus, a les mêmes dispositions à acquérir une claire «conscience» de classe, c’est-à-dire un ensemble d’opinions reflétant les intérêts, la voie historique et l’avenir de sa classe. C’est une façon erronée de comprendre le déterminisme marxiste: la formation de la conscience est certes liée aux conditions économiques de base, mais elle a un grand retard sur elles et son terrain d’action est beaucoup plus restreint que le leur. Par exemple, les bourgeois, les commerçants, les banquiers, les petits fabricants existaient et remplissaient des tâches économiques fondamentales plusieurs siècles avant que se développât la conscience historique de la classe bourgeoise; mais ils avaient une psychologie de serviteurs et de complices des seigneurs féodaux, tandis que dans leur sein se formait lentement une idéologie et une tendance révolutionnaire et que des minorités s’organisaient audacieusement pour tenter la conquête du pouvoir.

Les grandes révolutions démocratiques réalisèrent cette conquête; mais si quelques aristocrates luttèrent pour la révolution, bien des bourgeois conservèrent non seulement une façon de penser, mais une ligne d’action contraire aux intérêts généraux de leur classe, militant et luttant avec les partis contre-révolutionnaires .

De même, l’opinion et la conscience de l’ouvrier se forment bien sous l’influence de ses conditions de travail et de vie matérielle, mais aussi dans 1'ambiance de toute l’idéologie conservatrice traditionnelle dont l’entoure le monde capitaliste.

Cette influence va croissant dans la phase actuelle; est-il besoin de rappeler de quelles ressources dispose la planification de la propagande avec les techniques modernes et l’intervention centralisée dans la vie économique avec l’adoption d’une infinité de mesures réformistes et dirigistes, qui essaient de satisfaire des intérêts secondaires des travailleurs et souvent ont vraiment une influence concrète sur le traitement de ceux-ci?

Les vieux régimes aristocratiques et féodaux agirent sur la bourgeoisie naissante surtout au travers de l’école et de la culture dont ils avaient le monopole, tandis qu’ils se contentaient de l’Eglise, planificatrices d’idéologies serviles, pour contrôler la masse abrutie et inculte. Cette bourgeoisie dut soutenir une grande lutte idéologique, aux alternatives compliquées, que la littérature présente comme une lutte pour la liberté de pensée, alors qu’il s’agit de la superstructure d’un âpre conflit entre deux forces organisées pour s’écraser l’une l’autre.

Aujourd’hui le capitalisme mondial, outre l’église et l’école, dispose de mille autres formes de manipulation idéologique et de moyens pour former ce que l’on appelle «conscience». Il a qualitativement et quantitativement dépassé les vieux régimes dans la fabrication des mensonges, non seulement dans le sens où il diffuse les doctrines et les mystiques les plus absurdes, mais surtout où il informe la masse de la façon la plus fausse sur les innombrables événements de la complexe vie moderne, ce qui est très important.

Malgré ce formidable armement de notre ennemi de classe nous avons toujours admis qu’il se formerait au sein de la classe opprimée une idéologie et une doctrine opposées, devenant toujours plus claires et se répandant à mesure que le développement économique aggraverait le conflit des forces productives et que se développeraient d’âpres luttes opposant les intérêts de classes: mais cette perspective ne se fondait pas sur l’argument que les ouvriers étant plus nombreux que les bourgeois, l’accumulation de leurs opinions et conceptions individuelles prévaudrait de tout son poids sur celles des adversaires.

Cette clarté et cette conscience nous avons toujours prévu qu’elles se formeraient, non dans un agrégat amorphe de personnes isolées, mais dans des organisations surgissant au sein de la masse indifférenciée, dans des minorités décidées, qui, reliées d’un pays à l’autre et situées dans la continuité historique générale du mouvement, assumeraient la fonction de direction de la lutte des masses, alors que celles-ci participent à cette lutte pour des mobiles économiques bien avant d’avoir rejoint la force et la clarté d’opinions cristallisées dans le parti dirigeant.

C’est pourquoi on ne peut exclure que même si elle était possible, une consultation de l’ensemble de la classe ouvrière faite avec le simple critère numérique, puisse donner un résultat contre-révolutionnaire même dans des situations favorables à une avance et à une lutte guidée par la minorité d’avant-garde. Même une lutte générale qui se conclut par la conquête victorieuse du pouvoir est insuffisante pour éliminer dans l’immédiat les influences traditionnelles compliquées des idéologies bourgeoises. Celles-ci, non seulement survivent dans toute la structure sociale du pays de la révolution lui-même, mais elles continuent à agir d’au-delà les frontières grâce aux imposants moyens modernes auxquels nous avons fait allusion.

Il ne suffit pas de détruire, en même temps que la machine d’Etat, tous les organes de planification idéologique du passé comme l’Eglise, l’école et autres innombrables associations; il ne suffit pas d’établir un contrôle central de tous les grands moyens de diffusion: presse, radio, théâtre, etc... Ces mesures doivent être complétées économiquement et socialement par la possibilité de passer rapidement et avec succès à l’extirpation des formes bourgeoises de production. Lénine savait fort bien que la nécessité de laisser survivre et dans un certain sens se consolider la gestion familiale des petites entreprises agricoles, signifiait laisser du terrain à la psychologie égoïste et mercantile de type bourgeois, à la propagande défaitiste du pope, en somme laisser du jeu aux innombrables superstitions contre-révolutionnaires. Mais l’état des rapports de force ne laissait pas d’autre choix. C’est seulement en conservant la force et la solidité au pouvoir armé du prolétariat industriel que l’on pouvait concilier l’utilisation de l’élan révolutionnaire des alliés paysans contre les entraves du régime agraire féodal et la défense contre le danger d’une éventuelle jacquerie de paysans à moitié enrichis, telle celle qui se vérifia dans la guerre civile contre Denekine et Koltchak.

La fausse position de ceux qui veulent appliquer la démocratie arithmétique au sein de la masse travailleuse et de ses organismes remonte donc à une fausse interprétation des termes du déterminisme marxiste.

Nous avons déjà fait plus haut la distinction entre la thèse erronée selon laquelle, à chaque époque historique, à des classes défendant des intérêts opposés correspondent des groupes professant des théories opposées et la thèse exacte qui nous montre au contraire qu’à chaque époque historique le système doctrinal construit sur les intérêts de la classe dominante tend à être défendue par la classe dominée à l’avantage de la première. Qui est serf de corps 1'est aussi d’esprit. Le vieux mensonge bourgeois est justement de vouloir commencer par la libération des esprits qui ne mène à rien et ne coûte rien aux privilégiés, alors que c’est de la libération des corps qu’il faut partir.

De même, à propos du fameux problème de la conscience, il est faux que la série des déterminations soit: causes économiques déterminantes - conscience de classe - action de classe.

Le déroulement est inverse: causes économiques déterminantes - action de classe - conscience de classe. La conscience de classe vient à la fin et, de façon générale, après la victoire décisive.

La nécessité économique concentre la pression et les efforts de tous ceux qui sont opprimés et étouffés par les formes cristallisées d’un système donné de production. Ils réagissent, se débattent, se dressent contre ces limites. C’est au cours de ce heurt et de cette lutte que grandit leur compréhension des conditions générales, des lois et des principes de celle-ci et que se forme chez eux une vision claire du programme de leur classe.

Depuis des dizaines d’années, on nous reproche de vouloir une révolution d’inconscients.

Nous pourrions répondre que pourvu que la révolution balaye l’amas d’infamies accumulé par le régime bourgeois et pourvu que soit brisé le cercle formidable des institutions qui oppriment et mutilent la vie des masses productives, cela ne nous gêne pas du tout que les coups soient portés à fond par des hommes non encore conscients de l’issue de la lutte.

Mais par contre, nous marxistes de gauche, nous avons toujours revendiqué avec netteté et vigueur l’importance de la partie doctrinale du mouvement: nous avons constamment dénoncé l’absence de principes et leur trahison par les opportunistes de la droite.

Nous avons toujours rappelé la validité de la conception marxiste qui considère le prolétariat comme véritablement l’héritier de la philosophie classique moderne. Cette affirmation signifiait que, parallèlement à la lutte des bourgeois usuriers, colons ou marchands, l’histoire a connu l’assaut de la méthode critique contre les idéologies de droit divin et les dogmes et une révolution dans la philosophie naturelle qui a apparemment précédé la révolution sociale. Ce fait provient de ce que l’édifice scolastique et théocratique du moyen-âge n’était pas le moindre obstacle à renverser pour que les forces productives du capitalisme puissent s’affirmer. Mais la bourgeoisie, devenue conservatrice après sa victoire sociale et politique, n’avait aucun intérêt à ce que l’arme de la critique, après avoir été dirigée contre les mensonges de la cosmogonie chrétienne, soit appliquée au problème bien autrement pressant et humain de la structure sociale.

Cette nouvelle tâche dans le progrès de la conscience théorique de la société incombait à une nouvelle classe, poussée par ses intérêts à dévoiler les mensonges de la civilisation bourgeoise. Cette nouvelle classe, dans la puissante vision dialectique de Marx, était celle des «vils artisans» tenus en dehors de la culture par le préjugé médiéval et que la révolution libérale avait feint d’élever à une égalité juridique; c’était la classe des travailleurs manuels de la grande industrie, incultes et presque ignorants.

La clef de notre système réside justement dans le fait que ce n’est pas l’individu que nous considérons comme le siège de cette clarification; nous savons fort bien au contraire que dans la généralité des cas, les éléments de la masse lancée dans la lutte ne pourront pas avoir dans leurs cerveaux les éléments de la vision théorique générale. Poser une telle condition serait purement illusoire et contre-révolutionnaire. Ce rôle revient au contraire non à des groupes d’individus supérieurs envoyés pour le bien de l’humanité, mais à un organisme, à un mécanisme différencié au sein de la masse, utilisant les individus comme les cellules qui composent les tissus et les élevant à une fonction qui sans ce complexe de relations n’aurait pas été possible. Cet organisme, ce système, ce complexe d’éléments dont chacun a ses fonctions propres est l’organisme de classe, analogue à l’organisme animal dans lequel concourent des systèmes très compliqués de tissus, de vaisseaux, etc...

C’est le parti, qui dans une certaine mesure détermine la classe face à elle-même et la rend capable de faire son histoire.

Tout ce processus se reflète de façons très variées dans les différents individus qui appartiennent du point de vue statistique à la classe; c’est pourquoi, nous ne nous étonnerons pas, par exemple, de trouver dans une conjoncture donnée, l’ouvrier révolutionnaire et conscient, celui qui est encore complètement victime de l’influence politique conservatrice ou même enrôlé dans les rangs adverses, celui qui suit les versions opportunistes du mouvement, etc...

Et nous n’aurions aucune conclusion automatique à tirer d’une consultation statistique - si elle était vraiment possible - qui nous dirait comment se départagent numériquement les membres de la classe ouvrière entre les différentes positions possibles.

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II n’est que trop bien établi que le parti de classe, avant et après la prise du pouvoir est susceptible de voir dégénérer sa fonction d’instrument révolutionnaire. Il faut rechercher les causes de ce grave problème de pathologie sociale ainsi que les remèdes aptes à le combattre. Mais il résulte de ce qui précède que dans ce domaine nous n’accordons aucun crédit à cette ressource qui consiste à chercher une garantie et un contrôle de l’orientation du parti dans des consultations de type électoral soit parmi l’ensemble des militants du parti lui-même, soit dans le cercle plus large des ouvriers appartenant aux organisations économiques des syndicats, à des organismes d’usine ou même des organes de type politique représentatifs, tels que les soviets ou conseils ouvriers.

Pratiquement, l’histoire du mouvement démontre qu’une telle solution n’a jamais conduit à rien de bon, qu’elle n’a pas conjuré les désastreuses victoires de l’opportunisme. Dans tous les conflits de tendance dont les partis socialistes traditionnels furent le théâtre avant la guerre de 1914-18, les révisionnistes de la droite argumentèrent toujours contre les marxistes radicaux de gauche en prétendant avoir des contacts avec des masses plus larges d’ouvriers que les cercles réduits de la direction du parti.

En fait l’opportunisme s’appuyait surtout sur les chefs parlementaires qui transgressaient les directives politiques du parti et revendiquaient leur autonomie pour pouvoir collaborer avec les partis bourgeois sous le prétexte qu’ils avaient été désignés par tous les électeurs prolétariens, beaucoup plus nombreux que les ouvriers inscrits au parti et qui en élisaient la direction politique. De même, les chefs syndicaux qui, sur le plan économique, pratiquaient la même collaboration de classe que les parlementaires sur le plan politique, se montraient récalcitrants à la discipline du parti, sous le prétexte qu’ils représentaient tous les travailleurs économiquement organisés et bien plus nombreux que les militants du parti. Les uns et les autres, parlementaires possibilistes et bonzes syndicaux n’hésitèrent pas, alors qu’ils couraient à l’alliance avec le capitalisme, laquelle culmina dans leur adhésion à la guerre, à déconsidérer, au nom de leur ouvriérisme ou labourisme de façade, les groupes non prolétariens qui menaient une saine politique de classe au sein du parti en les traitant d’intellectuels.

Mais il est encore une autre preuve du fait que le recours à une représentation directe et à la violence du travailleur pur et simple ne conduit pas à des solutions de gauche et à la préservation de l’orientation révolutionnaire: c’est l’histoire du syndicalisme sorélien qui, un moment, parut à certains constituer le vrai contre-poids de la dégénérescence des partis social-démocrates lancés sur la voie de la renonciation à l’action directe, à la violence de classe. Les groupes marxistes qui ensuite confluèrent dans la IIIè Internationale reconstruite par Lénine critiquèrent justement et condamnèrent cette orientation en apparence extrémiste, l’accusant d’abandonner le critère unitaire de classe capable de dépasser l’étroitesse des catégories isolées et des conflits limités à des revendications économiques, ce qui, malgré l’emploi de moyens physiquement violents de lutte, conduisait à renier la position révolutionnaire marxiste pour laquelle toute lutte de classe est politique et a pour organe indispensable le parti.

La justesse de la polémique théorique fut confirmée par le fait que le syndicalisme révolutionnaire lui-même fit naufrage dans la crise de guerre et passa dans les rangs du social-patriotisme des différents pays.

Mais, à celle-ci s’ajoute, pour la question dont nous nous occupons, l’expérience à tirer de l’action du parti au lendemain de la victoire révolutionnaire: ce sont les faits les plus saillants de la révolution russe qui nous apporteront ici le plus de lumière.

Nous contestons la position selon laquelle la désastreuse dégénérescence de la politique révolutionnaire léniniste jusqu’au stalinisme actuel aurait son origine dans la prééminence excessive du parti et de son comité central sur les autres associations ouvrières de classe. Nous contestons cette position illusoire selon laquelle tout le processus de dégénérescence aurait pu être endigué aux débuts si l’on avait consulté par élections les différentes bases pour la désignation des directions ou pour décider des tournants importants de la politique du régime prolétarien. On ne peut affronter ce problème sans le relier au préalable à la fonction économico-sociale des différents organismes dans le processus de destruction de l’économie traditionnelle et de construction de la nouvelle.

Les syndicats constituent sans aucun doute et ont constitué pendant une longue période un terrain fondamental de lutte pour le développement des énergies révolutionnaires du prolétariat. Mais cela n’a été possible avec succès que lorsque le parti de classe a sérieusement travaillé en leur sein pour déplacer le point d’application de leur effort des petits objectifs contingents au but général de classe.

Le syndicat de catégorie, même évoluant vers le syndicat d’industrie, trouve des limites dans la mesure où peuvent exister des différences d’intérêts entre les diverses professions ou regroupements des travailleurs. Et ces limites s’accentuent à mesure que la société et l’Etat capitalistes parcourent les trois phases successives du capitalisme, passant de l’interdiction de l’association professionnelle et de la grève à la tolérance des organisations syndicales autonomes et finalement à leur conquête et leur emprisonnement dans le système bourgeois.

Mais même en régime de dictature prolétarienne, on ne peut pas davantage considérer le syndicat comme un organe représentant de façon primordiale et définitive les intérêts des travailleurs. Même dans cette phase sociale peuvent subsister des conflits d’intérêts entre les diverses professions de la classe laborieuse. Mais le point fondamental est que les travailleurs n’ont de raison de se servir du syndicat que tant que le pouvoir ouvrier est contraint de tolérer à titre temporaire et dans certains secteurs la présence des donneurs de travail; au fur et à mesure qu’avec la progression du socialisme ceux-ci disparaissent, l’action du syndicat se vide de son contenu. Nous ne concevons pas le socialisme comme la substitution de l’Etat patron au patron privé; même si dans une phase de transition le rapport devait être celui-là, on ne pourrait pourtant pas admettre par principe que, dans l’intérêt suprême de la politique révolutionnaire, les travailleurs syndiqués dussent toujours l’emporter dans leur pression économique sur l’Etat donneur de travail.

Sans aller plus loin dans cette importante analyse, nous croyons avoir expliqué pourquoi nous, communistes de gauche, nous n’admettons pas que la masse syndiquée puisse être amenée, par une consultation à principe majoritaire, à influer sur la politique révolutionnaire.

Passons maintenant aux conseils de fabrique ou d’usine. Nous rappelons que cette forme d’organisation économique, considérée tout d’abord comme beaucoup plus radicale que le syndicat, voit constamment démenties ses prétentions de dynamisme révolutionnaire, puisqu’elle est désormais acceptée communément par tous les courants politiques, y compris le courant fasciste. La conception qui voyait dans le conseil d’usine un organe participant d’abord au contrôle, puis à la gestion de la production, pour enfin conquérir celle-ci en totalité, usine par usine, s’est révélée comme ouvertement collaborationniste, comme une nouvelle voie, non moins efficace que celle du vieux syndicalisme, pour empêcher la canalisation des masses vers la grande lutte unitaire pour le pouvoir. La polémique relative à cette question eut un grand écho dans les jeunes partis communistes lorsque les bolcheviks russes furent contraints de prendre des mesures essentielles et parfois draconiennes pour lutter contre la tendance des ouvriers à rendre autonome la gestion technique et économique de l’usine dans laquelle ils travaillaient; chose qui, non seulement empêchait l’établissement d’un véritable plan socialiste, mais menaçait gravement le rendement de l’appareil productif, sur lequel les contre-révolutionnaires tentaient de spéculer. En fait, plus encore que le syndicat, le conseil d’usine peut agir comme représentant d’intérêts très restreints et susceptibles d’entrer en contradiction avec les intérêts généraux de classe.

Mais par ailleurs le conseil d’entreprise n’est pas non plus un organe fondamental et définitif du régime prolétarien. Quand une économie vraiment communiste aura été établie dans des secteurs donnés de la production et de la circulation, c’est-à-dire quand on aura dépassé de loin la simple expulsion du patron hors de l’industrie et l’administration de l’entreprise par l’Etat, ce sera justement le type d’économie par entreprises qui devra disparaître. Une fois dépassé l’aspect mercantile de la production, l’établissement local ne sera plus qu’un nœud technique du grand réseau dirigé rationnellement et avec des solutions unitaires; l’entreprise n’aura plus de bilans d’entrées et de sorties, et ne sera donc plus une entreprise, puisque dans le même temps le producteur cessera d’être un salarié.

Le conseil d’entreprise a donc, comme le syndicat, des limites naturelles de fonctionnement, qui l’empêchent d’être jusqu’au bout le véritable creuset de la préparation de classe qui détermine les prolétaires et les rend capables de lutter jusqu’à ce qu’ils aient rejoint intégralement leurs buts finaux. Pour cette raison, ces organismes économiques ne peuvent pas être une instance d’appel pour vérifier si le parti qui détient le pouvoir d’Etat a plus ou moins dévié de la ligne historique fondamentale. octobre: les Conseils d’ouvriers, de paysans et, au début aussi, de soldats.

Certains affirment qu’ils représentent un nouveau type constitutionnel s’opposant au type traditionnel des pouvoirs bourgeois. Le réseau des conseils, partant du dernier village pour arriver, par des couches horizontales successives, au sommet de la direction étatique, se caractérise par le fait que tout membre des vieilles classes possédantes en est exclu; ils sont donc la manifestation organisée de la dictature prolétarienne; par ailleurs, ils ont cette autre caractéristique de réunir dans leurs mains tous les pouvoirs: représentatif, exécutif et aussi, en théorie, judiciaire. Il s’agirait donc d’un parfait engrenage de démocratie interne de la classe ouvrière, dont la découverte éclipserait les parlements traditionnels du libéralisme bourgeois.

Mais depuis que le socialisme est sorti de sa phase utopiste, tout marxiste sait que ce n’est pas l’invention d’une formule constitutionnelle qui peut suffire à distinguer les grands types sociaux et les grandes époques historiques. Les structures constitutionnelles sont des reflets transitoires de rapports de force et ils ne dérivent pas de principes universels auxquels on pourrait faire remonter un mode immanent d’organisation étatique.

Les conseils sont effectivement à la base des organes de classe et non pas, comme on l’a cru, des combinaisons de représentations corporatives ou professionnelles; donc ils ne présentent pas les limitations qui affectent les organisations purement économiques. L’importance de ces conseils réside pour nous avant tout dans le fait qu’ils sont des organes de lutte et c’est en nous reportant à l’histoire de leur développement réel, et non à des modèles fixes de structure que nous cherchons à les interpréter.

Ce fut donc un stade essentiel de la révolution que celui où les conseils se dressèrent contre la Constituante à type démocratique qui venait d’être élue et où le pouvoir bolchevique dispersa par la force l’assemblée parlementaire réalisant le mot d’ordre historique génial de «Tout le pouvoir aux Soviets». Mais tout ceci ne suffit pas à nous faire accepter l’opinion qu’une telle représentation de classe une fois constituée, et mise à part la fluctuation en tous sens de sa composition représentative, il soit permis d’affirmer qu’à n’importe quel moment de la lutte difficile conduite par la révolution à l’intérieur et à l’étranger la consultation ou l’élection des Conseils soit un moyen commode de résoudre à coup sûr toutes les questions et même d’éviter la dégénérescence contre-révolutionnaire.

Cet organisme décrit un cycle très complexe qui, dans l’hypothèse la plus optimiste, doit se conclure par sa disparition en même temps que l’Etat dépérira. Mais, pour cette raison même, il faut admettre que le mécanisme du Soviet tout comme il est susceptible d’être un puissant instrument révolutionnaire, peut aussi tomber sous des influences contre-révolutionnaires. En conclusion, nous ne croyons à aucune immunisation constitutionnelle contre ce danger, qui se trouve uniquement dépendre du développement intérieur et mondial du rapport des forces sociales.

On pourrait ici nous objecter que, voulant établir la prééminence du parti révolutionnaire (qui comprend seulement une minorité de la classe) sur toutes les autres formes d’organisation, nous semblons penser que le parti est éternel ou doit survivre au «dépérissement de l’Etat» dont parlait Engels.

Nous ne voulons pas affronter ici la discussion sur la transformation future du parti en un simple organe de recherche et d’étude sociale, coïncidant avec les grands organismes de recherche scientifique de la société nouvelle: c’est un phénomène analogue à celui de la disparition de l’Etat qui dans la définition marxiste se transforme en effet en une grande administration technique toujours plus rationnelle et moins coercitive.

Le caractère distinctif que nous attribuons au parti dérive justement de sa nature organique: on n’y entre pas du fait d’une position «constitutionnelle» dans le cadre de l’économie ou de la société; on n’est pas automatiquement militant du parti du seul fait que l’on est prolétaire ou électeur ou citoyen, etc...

On adhère au parti, diraient les juristes, par une libre initiative individuelle. On y adhère, disons-nous, nous marxistes, toujours du fait d’une détermination naissant des rapports sociaux, mais celle-ci peut se rattacher de la façon la plus générale aux caractères les plus universels du parti de classe, à sa présence dans toutes les parties du monde habité, à sa composition comprenant des éléments de toutes les catégories et entreprises, des travailleurs et jusqu’à des non-travailleurs, à la continuité de son rôle aux stades successifs de propagande, d’organisation, de lutte, de conquête, de construction d’un nouveau régime.

Parmi les organes prolétariens, c’est donc le parti politique qui est le moins lié à ces limites de structure et de fonctions qui permettent aux influences anti-prolétariennes, aux germes qui déterminent la maladie de l’opportunisme de se frayer leur voie. Et puisque, comme nous l’avons plusieurs fois admis en prémisse, ce danger existe également pour le parti, la conclusion est que nous ne cherchons pas la défense de celui-ci dans sa subordination à d’autres organismes de la classe qu’il représente, subordination qu’on a réclamée souvent avec mauvaise foi et parfois pour la raison naïve que ces organismes comprennent un plus grand nombre de travailleurs.

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Notre interprétation de la question s’étend également à la fameuse revendication de la démocratie dans le parti, selon laquelle les erreurs de la direction (dont nous admettons n’avoir eu que trop d’exemples désastreux) peuvent être évitées ou réparées en recourant, d’ordinaire, à une comptabilité des opinions des militants de base.

Cela signifie que nous n’imputons pas la dégénérescence du parti communiste au fait que les assemblées et congrès n’auraient pas eu suffisamment voix au chapitre face aux initiatives du centre.

On a assisté à un étouffement contre-révolutionnaire de la base par la direction à bien des tournants de l’histoire. Les moyens offerts par la machine d’Etat, jusqu’aux plus féroces, ont été employés dans ce but. Mais tout cela, plus que l’origine, a été la manifestation inévitable de la corruption du parti sous la pression des influences contre-révolutionnaires.

 La position de la gauche communiste italienne sur ce que nous pourrions appeler la question des «garanties révolutionnaires» est avant tout qu’il n’existe pas de garanties constitutionnelles ou contractuelles, bien que le parti se différencie des autres organismes par le fait qu’il est un organisme contractuel (non dans le sens des légistes, ni même de Jean-Jacques Rousseau cependant).

A la base du rapport entre militant et parti, il y a un engagement. Nous avons de cet engagement une conception que, pour nous débarrasser du terme antipathique de «contractuel» nous définirons simplement comme dialectique. Le rapport est double, c’est un double courant à sens opposés: du centre à la base et de la base au centre. Si l’action définie par le centre répond à un bon fonctionnement de ce rapport dialectique elle rencontrera une réaction saine à la base.

Le fameux problème de la discipline consiste donc à présenter aux militants de base un système de limites qui soit la traduction intelligente des limites imposées à l’action des chefs. C’est pourquoi nous avons toujours soutenu que ceux-ci ne doivent pas avoir la possibilité, lors de tournants importants de la conjoncture politique, de découvrir, d’inventer et de faire avaler à la base de prétendus nouveaux principes, de nouvelles formes, de nouvelles règles pour 1'action du parti. Car c’est dans des surprises de cette sorte que s’accomplit 1'histoire honteuse des trahisons opportunistes. Quand cette crise éclate, des luttes internes se déclenchent, justement parce que le parti n’est pas un instrument immédiat et automatique; les divisions de tendances, les ruptures sont dans ce cas un processus utile, comme la fièvre qui libère l’organisme de la maladie, mais nous ne pouvons pourtant pas, statutairement, les admettre, les encourager ou les tolérer.

Il n’existe donc pas de recettes ou de règlements pour empêcher le parti de tomber dans les crises de l’opportunisme ou d’y réagir par la constitution de fractions. Mais l’expérience de la lutte prolétarienne de plusieurs décennies nous permet d’établir certaines conditions permettant de les éviter. Notre mouvement a la tâche de rechercher, de défendre et de réaliser inlassablement celles-ci .

En conclusion, nous indiquerons les principales:

1) Le parti doit défendre et affirmer la plus grande clarté et continuité dans la doctrine communiste telle qu’elle s’est développée au travers des applications successives aux événements historiques qui en furent faites. Il ne doit pas tolérer des proclamations de principe qui soient en contradiction même partielle avec ses fondements théoriques.

2) Le parti doit en toute situation historique proclamer ouvertement le contenu intégral de son programme économique, social et politique, surtout en ce qui concerne la question du pouvoir, de sa conquête par la force armée, de son exercice par la dictature.

La dégénérescence des dictatures en un régime de privilèges pour une couche restreinte de bureaucrates et de prétoriens s’est toujours masquée derrière des proclamations hypocrites d’amour du peuple à fond, tantôt démocrate, tantôt national. Elle a toujours prétendu avoir derrière elle la totalité des masses populaires, tandis que le parti révolutionnaire n’hésite pas à déclarer son intention d’attaquer l’Etat et ses institutions et de tenir la classe vaincue sous le poids despotique de la dictature, même quand il admet que seulement une minorité avancée de la classe opprimée est arrivée à comprendre ses exigences de la lutte.

«Les communistes, dit le Manifeste, dédaignent de cacher leurs buts». Ceux qui se vantent de les atteindre en les tenant habilement cachés, ne sont que des renégats du communisme.

3) Le parti doit observer une stricte rigueur dans la question d’organisation: il n’accepte pas de s’agrandir par des compromis avec des groupes ou groupuscules ou pis encore de conclure des marchés pour la conquête d’adhésions à la base contre des concessions à de prétendus chefs et dirigeants.

4) Le parti doit lutter pour une claire compréhension historique du sens antagonique de la lutte. Les communistes revendiquent l’initiative de l’assaut à tout un monde d’institutions et de traditions; ils savent être une menace pour tous les privilégiés et appellent les masses à la lutte pour l’offensive et non pour la défense de prétendus avantages et progrès conquis au sein du capitalisme. Les communistes ne donnent pas en prêt et bail leur parti pour courir aux remparts défendre des causes qui ne sont pas leurs, des objectifs non prolétariens comme la liberté, la patrie, la démocratie et autres semblables mensonges.

«Les prolétaires savent ne rien avoir à perdre, que leurs chaînes».

5) Les communistes renoncent à toute cette débauche d’expédients tactiques qui furent utilisés sous le prétexte d’accélérer l’adhésion de larges couches autour du programme révolutionnaire.

Ces expédients sont le compromis politique, l’alliance avec les autres partis, le front unique, les différentes formules sur l’Etat utilisées comme ersatz de la dictature prolétarienne: gouvernement ouvrier et paysan, gouvernement populaire, démocratie progressive, etc...

Les communistes voient une des principales conditions de la dissolution du mouvement communiste et de la dégénérescence du régime communiste soviétique justement dans l’emploi de ces moyens tactiques. Ils considèrent ceux qui, tout en déplorant l’infection opportuniste du mouvement stalinien continuent à défendre cet arsenal tactique, comme des ennemis plus dangereux que les staliniens eux-mêmes.

 

 


 

Note

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L’étude que nous avons publié en cinq chapitres sous le titre de «Force, violence, dictature dans la lutte de classe» avait pour objet la question de l’usage de la force dans les rapports sociaux et celle des caractères de la dictature révolutionnaire, correctement compris selon la méthode marxiste. Notre propos n’était pas de toucher les questions d’organisation pour ce qui est de la classe et du parti, mais nous y avons été amenés directement dans la partie finale de la discussion sur les causes de la dégénérescence de la dictature, que beaucoup attribuent en premier lieu à des erreurs d’organisation interne et à la violation de la pratique démocratique et électorale dans le parti et dans les autres organisations de classe.

Dans notre réfutation de cette thèse, nous avons cependant omis de rappeler une importante polémique qui eut lieu dans l’Internationale Communiste en 1925-26 à propos de la transformation de la base organisationnelle des partis communistes selon le système des cellules ou noyaux d’entreprise.

Seule ou presque, la Gauche italienne s’y opposa résolument et déclara que l’organisation devait rester sur la base des circonscriptions territoriales.

La question a été amplement débattue, mais voici quel en était le point central. Si le parti a pour fonction organique de développer un processus qui va des luttes économiques partielles locales et catégorielles à la lutte générale unitaire de la classe prolétarienne sur le plan social et politique, et si aucun autre organe ne peut le remplacer dans cette fonction, une unité d’organisation composée exclusivement de travailleurs de la même profession et de la même entreprise ne pourra pas faire sérieusement face à une telle tâche, car elle ressentira surtout les exigences limitées de la corporation; dans ces conditions, l’expression de la directive unitaire du parti ne pourra venir que d’ en haut et comme une chose étrangère; le cadre du parti ne se trouvera jamais sur un pied d’égalité avec les militants de base, et en un sens il n’appartiendra plus au parti, puisqu’il n’appartiendra à aucune entreprise économique.

Dans une section territoriale, au contraire, les travailleurs de toutes les branches, employés par toutes sortes de patrons différents, sont placés dès le départ sur le même plan avec tous les autres militants appartenant à des catégories sociales non strictement prolétariennes, que le parti admet ouvertement comme militants de base et qu’il doit de toute façon recevoir comme tels, quitte, s’il le faut, à les garder plus longtemps en quarantaine avant de les appeler éventuellement à remplir des charges organisatives.

Nous avons montré à l’époque que le système des cellules, bien qu’il prétendait réaliser une liaison étroite entre l’organisation du parti et les plus larges masses, présentait les mêmes défauts opportunistes et démagogiques que l’ouvriérisme et le labourisme de droite parce qu’il opposait les cadres à la base, et défigurait complètement la notion de révolutionnaire professionnel telle qu’elle avait été conçue par Lénine.

La Gauche remplace le stupide critère majoritaire copié sur la démocratie bourgeoise par un critère dialectique bien supérieur, qui fait tout dépendre du lien solide qui exige, aussi bien des dirigeants que des militants, la continuité la plus sévère et la plus impérative dans la théorie, le programme et la tactique. Une telle conception de l’organisation de parti, si elle est un refus catégorique de toute démagogie à l’égard de couches laborieuses d’autant plus manœuvrables qu’elles sont plus étendues, est la seule réalité qui permette une prophylaxie de la dégénérescence bureaucratique des cadres du parti et d’un écrasement de la base par ceux-ci qui ne peut se solder, comme ce fut toujours le cas, que par un regain de l’influence désastreuse de la classe ennemie dans les rangs ouvriers.

 


 

Notes du Chapitre IV

 

(1) Date de la série d’articles publiés dans «Prometeo» sous le titre «Force, violence et dictature dans la lutte de classe»Back

(2) Nous rappelons que ce texte a été rédigé en 1947.  Back

(3) II s’agissait alors de «Prometeo», mais cela s’applique tout autant à «Programme Communiste». Back

 

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