Dialogue avec les Morts

( Le XXe Congrès du parti Communiste Russe )

( «Dialogue avec les Morts» a été publié dans notre journal de l'époque «Il programma comunista», numéros 5, 6, 7, 8, 9, 10, 13, de 1956. Il sera aussi publié au complet aux éditions «il programma comunista» en 1956, avec quelques  compléments: «Repli et déclin de la révolution bolchévique / L’opposition mensongère entre les formes sociales de Russie et d’Occident / Le système socialiste à la Fiat?» )

 

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Sommaire

 

--Présentation de la réédition de «Dialogue avec les Morts»

--Dialogue avec les Morts:

--Viatique pour les lecteurs

--Première journée

--Deuxième journée

--Troisième journée: Matinée

--Troisième journée: Après-midi

--Troisième journée: Fin d’après-midi

--Troisième journée: Soirée

--Complément au Dialogue avec les Morts

a) Repli et déclin de la révolution bolchévique

b) L’opposition mensongère entre les formes sociales de Russie et d’Occident / Le système socialiste à la Fiat?

--«Dialogue avec Staline»: Sommaire - Synthèse

 

 

*       *       *

 

Troisième journée: Après-midi

 

 

AGRICULTURE: PROGRESSION REDUITE

 

Les chiffres triomphaux des plans industriels, tant pour le dernier quinquennat que pour celui qui commence (plus modeste que le précédent, il promet 65% de croissance et non 70, même si pour 1951-55, on affirme avoir atteint davantage: 85; mais alors pourquoi ralentir?) font place à des réticences manifestes et à un ton embarrassé dès que l’on passe à l’agriculture.

Comme d’habitude, ce ne sont pas les chiffres absolus qui sont donnés, mais seulement les pourcentages de croissance par rapport à la première année des plans. Pendant le dernier quinquennat, les trois premières années ont vu une stagnation et même un recul de la production (en particulier dans les productions-clé des céréales et des textiles), tandis que les deux dernières (et surtout la dernière) ont enregistré une certaine reprise, attribuée à de savantes mesures alors qu’il est bien connu qu’il y a eu partout de bonnes saisons, la dernière étant même exceptionnelle.

Quoi qu’il en soit, l’augmentation réalisée au cours du quinquennat n’a été que de 29% pour les céréales; 9% pour le coton; 49% pour la fibre de lin. N’étant pas du genre à nous acharner sur un cadavre, nous n’ironisons pas sur les 107% du tournesol; la documentation pour notre troisième journée est si intéressante que nous demanderons à la lumière du monde de tourner un peu plus lentement.

Exprimée en rythme annuel, cette augmentation est beaucoup plus modeste que celle, si glorifiée, de la production industrielle qui atteignait 13,1% (au lieu des 12% prévus; alors qu’aujourd’hui on promet seulement, comme nous l’avons déjà dit, une augmentation plus modérée de 11,5%). Pour les céréales en effet, l’accroissement annuel atteint à peine 5%; pour le lin, 8% et pour le coton, 1,8%.

Encore ne faut-il pas oublier que pendant la même période, la population s’est accrue à un rythme bien supérieur à 1% si bien qu’il est permis de réduire d’autant les chiffres ci-dessus.

Voilà ce qu’a exposé Kroutchev. Et de son côté qu’a prophétisé Boulganine?

Les chiffres ne sont pas très explicites. Ils ne nous donnent pas les rythmes de l’augmentation annuelle prévue pour la période 1956-60. Mais par contre nous avons un chiffre qui est si impressionnant qu’on ne peut hésiter à le qualifier de pure propagande: on veut augmenter la production globale du secteur agricole de 70% au cours des cinq prochaines années, c’est-à-dire à un rythme de 12% par an!

S’il était vrai que le prolétariat russe dispose aujourd’hui d’autant de calories que les prolétariats anglais et américains (souligné dans l’Unità du 28 mars, à qui nous avons déjà cloué le bec dans le chapitre précédent à propos de la question industrielle), il serait guetté, en 1960, par l’indigestion et une épidémie de maladies de foie (record pour les protéines) en raison du déséquilibre de sa consommation...

En 1960, la récolte globale des céréales - c’est là le point le plus important - devra être portée à 11 milliards de pouds, chiffre qui, entre autres choses, «permettra de satisfaire la demande croissante de pain par la population». Cela ne vous rappelle-t-il pas le fameux mot historique: «qu’ils mangent de la brioche»?

Au cours du dernier quinquennat, la production zootechnique est restée stationnaire, après un recul de plusieurs années, tant pour le bétail que pour les produits qu’on en tire (les seuls chiffres encourageants concernent les cochons: mais ne plaisantons pas!). Eh bien, on compte la doubler au cours du nouveau plan.

Pour permettre cette mirifique augmentation du cheptel (et de la qualité des repas du prolétaire russe!), il est question de défricher de vastes terres encore vierges pour les cultures fourragères, et en particulier le maïs qui représenterait 4 milliards de pouds sur les 11 milliards prévus (soit 1.600 sur 1.800 millions de quintaux). Malheureusement, c’était déjà l’objectif assigné au Vème plan qui a été complètement raté! Donc, même si en 1960 l’augmentation de 70% promise était atteinte, on serait toujours fondé à rapporter ce chiffre, non à une période de cinq ans, mais de dix: l’accroissement annuel ne serait plus alors que de 5,5%. Mais il n’y a pas grand risque à prévoir que la campagne russe va rester sourde à l’ordre de se mettre à courir.

Les plans d’avant-guerre s’en étaient tenus à la modeste prévision d’une augmentation de 1,4% par an. Le Cinquième Plan avait promis 8,5%! Ce n’était que du bluff!

 

LA BRULANTE QUESTION AGRAIRE

 

Notre école a toujours présenté la théorie de la question agraire comme la véritable clé de voûte de la géniale construction de Marx: nous nous sommes efforcés de démontrer notre fidélité à la lettre sur cette question aux formulations classiques de Marx; et de démontrer que Lénine, avec une parfaite orthodoxie – et zéro innovation –, considérait que cette théorie, thèses par thèses, était à la base de la perspective historique et sociale en Russie dans toutes ses phases.

Le magnifique effort scientifique de Marx dans le domaine de la question agraire a pour couronnement une thèse historique de première importance:

La forme capitaliste de production a permis le formidable acquis de faciliter la consommation des produits manufacturés les plus variés par l’homme; par contre elle a rendu relativement plus difficile la consommation des denrées alimentaires et des produits de l’agriculture.

Dans la civilisation mercantile et bourgeoise moderne, les hommes ont beaucoup de fer, mais peu de pain: d’où le cri du grand agitateur Blanqui invitant les prolétaires à renverser cette condamnation: qui a du fer a du pain! A la condition de savoir empoigner le métal magique dans la guerre de classe au lieu de le travailler à l’atelier. Marx et Lénine n’ont pas renié, mais élevé au niveau d’une science de la Révolution et de la Dictature de classe, ce généreux sentiment de révolte désespérée.

Les données fournies par les orateurs eux-mêmes du XXème congrès, lues selon ce marxisme qu’ils ont à jamais oublié, les situent à l’intérieur des frontières de la civilisation bourgeoise;

Marx a développé sa brillante théorie en construisant le modèle ternaire de la société bourgeoise (qui n’est pas bi-classiste!) que Lénine a adopté et défendu à chaque pas; seuls des imbéciles pourraient être embarrassés de ce que Marx ait fait sa découverte en étudiant la société anglaise du milieu du XIXème siècle qui semblait définitivement libérée de la prolifération de formes rurales impures, héritées de la féodalité, alors que Lénine l’a appliquée de façon plus que géniale à la Russie du XXème siècle où l’on butait à tout moment sur les obstacles d’un moyen-âge attardé.

Le propriétaire foncier a le monopole légal de l’accès à la terre et il touche la rente. L’entrepreneur capitaliste a celui des moyens de production (capital courant) aussi bien dans l’agriculture considérée comme industrie que dans l’industrie proprement dite et il touche le profit; le travailleur salarié (aussi bien agricole qu’industriel), privé de terre et de capital, n’a que sa force de travail et il perçoit le salaire.

Tous les pays bourgeois modernes fourmillent de formes impures qui échappent à ces trois types du modèle. Par exemple, le fermier et le métayer sont des types hybrides du deuxième et du troisième types: ils fournissent le capital d’exploitation et le travail personnel, et ils touchent, en nature ou en monnaie, un revenu cumulant profit et salaire. Le paysan propriétaire est un hybride des 3 types: il a la propriété de la terre, le capital d’exploitation et la force de travail: il devrait recevoir à la fois rente, profit et salaire. Le bilan de ces formes mixtes montre pourtant que leurs représentants sont non pas au-dessus, mais bien au-dessous des salariés.

Dans la société pleinement bourgeoise, ceux-ci les dépassent de mille coudées parce qu’ils sont les seuls à avoir la puissance magique, que leur a découvert Marx, de faire sauter l’enveloppe de cette société. Les types hybrides, au contraire, sont rivés sans espoir à la conservation aujourd’hui, à la contre-révolution demain. Marx et Lénine savaient, sans que cela ne trouble en rien la magnifique construction doctrinale et le programmatique du Parti Communiste, que ces couches paysannes ont joué un grand rôle révolutionnaire dans les sociétés pré-bourgeoises et dans les périodes de transition au capitalisme - mais pas au-delà.

 

LA SOCIETE RURALE EN RUSSIE

 

Décrivons donc brièvement la société rurale de la Russie d’aujourd’hui selon ces caractères inébranlables (pour une répétition plus complète des positions marxistes de parti, nous renvoyons le lecteur à nos études sur la «question agraire» et sur la Russie et sa révolution, parues sur Il Programma Comunista) (8).

Le rôle du propriétaire foncier serait passé à l’Etat, de même que celui de l’entrepreneur capitaliste. Toute la population des campagnes serait-elle alors constituée de travailleurs salariés?

Cela ne peut être le cas, au mieux, que de la minorité, encore restreinte, qui travaille dans les sovkhozes, entreprises agricoles collectives à gestion étatique.

Il reste aussi une petite (?) minorité répartie dans les antiques formes petites bourgeoises paysannes impures, sans parler de la survivance de formes encore plus archaïques qui échappent aux statistiques pour des raisons trop longues à développer.

La plus grosse partie de la population paysanne se trouve dans les kolkhozes. Le kolkhozien présente une double figure dans la mesure où il travaille dans l’entreprise collective kolkhozienne, de grande dimension, et dans sa propre petite entreprise familiale.

Confrontons ces deux moments avec le modèle ternaire classique.

La propriété de la terre revient à l’Etat. Le kolkhozien ne serait donc propriétaire ni à titre collectif, ni à titre individuel. Il faut cependant remarquer, comme nous l’avons exposé dans la réunion de Gênes de notre mouvement, que dans le domaine économique, cela n’a pas de sens de distinguer la propriété de la jouissance concrète. Le kolkhoze est en tant qu’entreprise collective, le véritable propriétaire du sol, puisqu’il vend ses produits à l’Etat et qu’il ne lui paie pas de loyer pour la terre. De même, le kolkhozien est propriétaire de son champ, puisqu’il en consomme ou en vend les produits sans payer de loyer ni au kolkhoze, ni à l’Etat.

Mais même en renonçant à cette position et en admettant la thèse de la «propriété étatique de la terre», il n’en resterait pas moins qu’après comme avant le XXème Congrès, la maison d’habitation de la famille kolkhozienne (fondée sur l’héritage), est donnée en propriété véritable.

Voir Les problèmes économiques de Staline en réponse à Notkine, et la Constitution de 1936 de l’URSS; voir aussi les promesses des orateurs du récent Congrès (9) d’augmenter le nombre des habitations rurales en autorisant la constitution de mutuelles foncières, semblables sur ce point aux mutuelles occidentales et au lourd système américain des mortgages. Nous pouvons prévoir que la «lutte émulative» ait sous peu comme effet une extension de ce système aux villes, où les salariés industriels pourraient bien devenir propriétaires de leur logement.

Il est donc indiscutable que le kolkhozien se présente tout d’abord sous l’aspect d’un propriétaire foncier.

Il a, en second lieu, l’aspect d’un capitaliste. Nous ne voyons pas que, sur ce point, le XXème Congrès ait démenti Staline. Le kolkhoze dispose en effet d’un capital d’instruments agraires et de matières premières diverses qui est propriété d’entreprise, et non d’Etat. Seules les grandes machines appartiennent à l’Etat, et les kolkhozes doivent lui en payer la location. En ce qui concerne le kolkhozien individuel le capital d’exercice (animaux, instruments agricoles, semences) lui appartient en propre. S’il est propriétaire du capital d’exercice agricole, cela signifie qu’il est un entrepreneur et qu’il touche un profit, tout comme le fermier occidental.

Le kolkhozien a en troisième lieu l’aspect d’un salarié. Il l’est quand il quitte son lopin de terre pour faire des journées au kolkhoze. Ce dernier porte à son crédit les heures de travail effectuées et les lui paie au moment où l’entreprise répartit son produit brut entre ses membres selon les normes en vigueur.

Pourquoi donc le kolkhozien, c’est-à-dire le paysan russe (admettons, pour simplifier, que les travailleurs des sovkhozes sont compensés par ceux des terres qui n’ont même pas atteint le niveau du kolkhoze) devrait-il donc être différent des paysans des autres pays, petits bourgeois jusqu’à la moelle?

Quel sens cela a-t-il de parler de propriété socialiste, pour le kolkhoze comme un tout ou pour la famille kolkhozienne? Cela a encore moins de sens que pour les entreprises industrielles de l’Etat: en ce qui concerne l’industrie, notre objection porte sur la forme salaire pour la production, et sur la forme marché pour la distribution, et la seule expression marxiste qui convienne est celle de capitalisme d’Etat.

Dans l’agriculture, nous ne sommes à l’ «échelon» capitalisme d’Etat que pour les sovkhozes; la forme du kolkhoze, elle, n’est que semi-capitaliste, parce que seul son aspect coopératif est capitaliste, mais en tant qu’associatif, pas encore étatique; dans son aspect familial, se mêlent des formes de capitalisme privé et des «formes impures», hybrides de rente foncière, de profit du capital d’exercice et de travail individuel.

Le XXème Congrès a-t-il trouvé quelque chose à redire à cela? A-t-il là aussi annulé les positions de Staline?

 

UNE INFORMATION AMERICAINE

 

Le 21 mars 1956 (le XXème Congrès s’était terminé le 25 février), l’Associated Press communiquait de Moscou une information dont nous n’avons pas trouvé confirmation de source soviétique, mais que nous reproduisons mot pour mot:

«Les Rouges administrent une pilule amère aux paysans Le Kremlin s’est désormais engagé dans la phase décisive de la guerre qu’il mène depuis 29 ans contre la paysannerie soviétique.

Son objectif est de transformer toute la population rurale soviétique en travailleurs sans terre devenant des salariés de l’Etat.

Le gouvernement soviétique a publié une nouvelle série de directives pour les collectivités agricoles. Certaines d’entre elles, les plus importantes, sont des instructions pour réduire sévèrement les dimensions des champs et des maisons privées appartenant aux paysans kolkhoziens et à limiter (et éventuellement à abolir) les droits des paysans à posséder un capital d’exercice privé.

Les paysans des kolkhozes et leurs familles forment la grande majorité de la population agricole soviétique: avec leurs familles ils constituent environ la moitié de la population totale.

A l’heure actuelle la plus grande partie du pays est cultivée par les kolkhoziens. La distribution des produits des terres kolkhoziennes est strictement contrôlée par l’Etat.

Un pourcentage important des kolkhoziens ne pourrait pas vivre avec ce qui leur revient en contrepartie de leur travail sur les terres collectives, et assure son existence en cultivant des lopins de terre individuels avec un petit capital d’exercice privé qui souvent consiste en une vache, un porc et quelques poules.

Les nouvelles directives communistes tendent à réduire de façon draconienne ces lopins individuels et à éliminer le capital d’exercice privé. Le but est de contraindre les paysans, soit à travailler uniquement sur les terres collectives, et donc à tomber entièrement sous la dépendance de l’Etat, soit à abandonner la campagne pour aller travailler dans les usines.

C’est une pilule amère pour les paysans russes.

En dernière analyse, le Kremlin pourrait se préparer à recourir à la force brute pour mener son plan à terme, comme l’avait fait Joseph Staline à l’époque de la collectivisation des petites entreprises agricoles, quand des millions de paysans dont le blé avait été confisqué moururent de faim, jusqu’à ce que toute la classe paysanne soit soumise.

Mais cette fois, le gouvernement n’aura probablement pas besoin d’utiliser la force».

Cette information entraîne deux questions difficiles:

La collectivisation générale de l’agriculture par l’Etat fait-elle partie des plans du gouvernement soviétique? Si oui, un tel plan aurait-il quelque chance de succès?

Dans le cas peu probable d’une réponse affirmative à ces deux questions, il s’en poserait une troisième: une telle transformation économique serait-elle de nature socialiste?

Nous répondrons, à l’évidence, par la négative aux trois questions.

 

LES «CISEAUX» DES PRIX

 

Il en a été dit assez au XXème Congrès pour établir sans l’ombre d’un doute que la question des rapports entre l’industrie et l’agriculture est inquiétante et que son avenir est très sombre.

Bien que de nombreux orateurs se soient plaint que les coûts de production industrielle soient trop élevés par rapport à ceux des pays bourgeois, il est cependant indéniable que les prix des objets manufacturés de consommation – anormalement élevés en 1924, lorsque Trotsky déplorait le grave désordre et le faible rendement de la production industrielle – sont en baisse; et c’est ce qui autorise les affirmations, à l’évidence exagérées, selon lesquelles le niveau de vie moyen et celui des ouvriers urbains, connaît une certaine amélioration. Par contre, le prix des produits alimentaires vendus au détail par les magasins d’Etat n’a pu être maintenu suffisamment bas que grâce à un important sacrifice budgétaire.

C’est pourquoi il apparaît aujourd’hui deux propositions: en finir avec la réduction des prix du commerce de détail; augmenter, comme cela a déjà fait, les prix de gros auxquels l’Etat achète les produits aux entreprises kolkhoziennes. Alors que l’on s’inquiète du prix trop élevé des produits distribués par le réseau des sovkhozes, il a été décidé que le troisième type d’institutions agricoles, les Stations de Machines appartenant à l’Etat, devront devenir économiquement autonomes, c’est-à-dire vivre de la location saisonnière des grosses machines agricoles aux kolkhozes.

Tout ceci évidemment ne peut que retomber sur l’économie d’Etat et sur ses dépendants, les salariés de la ville et de la campagne, et ne se concilie guère avec la perspective d’une augmentation du salaire réel moyen.

 Dans cette impasse, le seul qui, en général, peut s’en sortir, comme consommateur – et comme épargnant, et peut-être comme accumulateur (l’accumulation ne meurt qu’avec l’abolition du droit d’épargne; et ce n’est qu’avec cette abolition que naît le socialisme!) – c’est le membre du kolkhoze qui ajoute au revenu de son travail, la consommation directe des produits de sa petite exploitation familiale.

Pourtant on n’a entendu personne au Congrès proférer des menaces envers les kolkhoziens et leur attachement croissant à la possession des terres. Au contraire, on a parlé avec insistance non seulement de l’amélioration de l’habitat rural, mais aussi de l’augmentation (et non de la réduction, contrairement à l’information américaine) du cheptel et d’autres réserves privées. Les kolkhozes ont été vivement encouragés à augmenter la quantité des produits et les rendements globaux pour les cultures et pour l’élevage, et ceci en citant, comme à l’habitude, de bons exemples aussi émulatifs que sporadiques.

La transformation draconienne de tous les kolkhozes en sovkhozes ne semble donc pas prévue par les milieux officiels. Nous trouvons seulement l’information selon laquelle les sovkhozes se sont beaucoup développés et qu’ils exploitaient 24,5 millions d’hectares en 1955 contre 14,5 millions deux ans auparavant. Mais il n’est pas possible de dire que la différence aurait été enlevée aux kolkhozes, étant donné la superficie encore plus grande des terres qui auraient été nouvellement mises en culture, et l’absence d’une véritable statistique de la population et de la répartition des terres, dont les données sont contradictoires, et dont l’analyse ne peut être menée aujourd’hui.

Les chiffres indiqués concernent les surfaces ensemencées. Au cours des deux premiers plans quinquennaux, les sovkhozes se sont grandement étendus; ensuite, les kolkhozes l’ont emporté de beaucoup. En 1935, les surfaces ensemencées par les sovkhozes atteignaient déjà 10 millions d’hectares, c’est-à-dire presque autant qu’en 1953, dix-huit ans plus tard. Mais d’autres sources soviétiques donnent le chiffre de 8 millions et demi d’hectares en 1938.

C’est donc la forme kolkhoze qui a triomphé en Russie. Pourtant le bond annoncé des sovkhozes en 1953-1955 est notable. Pourquoi alors rien n’est dit sur l’objectif de leur extension pour 1960? Veut-on aller ou non vers un capitalisme d’Etat à la campagne? En 1938, les kolkhozes avaient déjà plus de 500 millions d’hectares, dont presque 200 millions étaient ensemencés, et l’économie agraire d’Etat était très largement minoritaire. Selon les données de la F.A.O., les surfaces cultivées en Russie se seraient élevées en 1947 à 225 millions d’hectares; le chiffre est aujourd’hui bien supérieur, mais le fait essentiel est que le système du kolkhoze continue à prédominer nettement.

Lors de la campagne 1938-39, l’Etat industriel acheta 88 % de son blé aux kolkhozes, 11 % à ses sovkhozes et 0,2 % à des entreprises individuelles. Cette quantité globale représentait, selon Staline, 40% de toute la production.

Données historiques de la surface ensemencée: 1913, 105 millions d’hectares et en 1941, 137 millions d’hectares, dont, respectivement, 94 et 102 millions pour les céréales. Kroutchev a reconnu que la surface ensemencée était la même en 1950 (102,9 millions); elle s’est élevée à 126,4 en 1955.

Grâce à l’amélioration des rendements, la récolte totale des céréales est passée de 800 millions de quintaux en 1913 à 1.200 millions en 1937 (cf. La Coltura sovietica, Einaudi, n° 1, juillet 1945).

Elle s’est donc accrue d’une fois et demie en 24 ans, ce qui représente une augmentation annuelle d’à peine 1,5 %, c’est-à-dire du même ordre de grandeur que celle de la population!

Si en 1960 les 1.800 millions de quintaux de céréales promis sont vraiment atteints, cela signifie qu’aujourd’hui on n’en est encore qu’à 1.050 millions environ: où est donc «l’avancée»? Rappelons simplement que «l’Objectif de Staline», avant que la guerre ne ravageât les greniers russes, était d’atteindre une production de 8 milliards de pouds (soit environ 1.300 millions de quintaux). En fait d’avancée, nous voilà en nette régression!

Le travailleur russe d’aujourd’hui a à manger grâce à un seul fait historique - imputable pour moitié à la révolution bourgeoise et pour moitié à des éléments sous-bourgeois - que nous laissons à Pavlovsky, auteur des écrits cités, le soin de dire: «L’industrialisation a eu cet effet certain que l’agriculture de l’Union soviétique n’est plus contrainte par l’absence de demande intérieure à vendre ses produits sur le marché mondial, avec des prix d’achat au producteur extrêmement bas». L’industrialisation... et le rideau de fer!

L’ouvrier russe a fait la révolution, mais il paie le pain plus cher que le capitaliste étranger.

Il n’en reste pas moins (cf. «Dialogue avec Staline») que la formation de marchés nationaux est, dans les économies asiatico-féodales, une authentique révolution.

 

ANTITHESE INSOLUBLE

 

La «politique agraire» du régime de Moscou va-t-elle prendre la voie du grand capitalisme ou celle du petit sous-capitalisme? Cette incertitude traduit à nos yeux l’impossibilité, pour une forme de société complètement mercantile et bourgeoise, de sortir de la contradiction entre agriculture et industrie. Dans la présentation résolue de Mikoyan, c’est le remède petit-bourgeois et non pas le totalitarisme audacieux et «ricardien» d’entreprises de salariés à la campagne annoncé par l’Associated Press, qui a semblé prévaloir. A son époque, Ricardo voulait en effet que l’Etat capitaliste confisque toute la rente foncière en réduisant la société bourgeoise à un modèle binaire: entrepreneurs et salariés. Marx a démontré de manière prophétique, outre que cela n’aurait pas constitué une victoire pour le prolétariat qui aurait continué à supporter tout le poids de la nouvelle société, qu’il s’agissait d’une utopie dans le cadre du capitalisme mercantile: aucun code bourgeois n’a en effet jamais aboli le droit de posséder la terre, et le droit soviétique pas davantage. Sur la base de la même doctrine, nous affirmons qu’il ne pourra pas sortir de la forme kolkhozienne dans laquelle une fraction considérable de la terre - et avec elle le capital qui y est investi - reste morcelée.

Les paroles de Mikoyan sont les suivantes: «La principale tâche (lire: après la mort de Staline) consistait à liquider le retard dans l’agriculture, à éliminer le déséquilibre existant entre le développement de l’agriculture et celui de l’industrie, déséquilibre particulièrement dangereux pour notre pays et dont l’accentuation ultérieure serait un obstacle sérieux à notre développement».

Que faire alors? «Cette tâche a été remplie par une série de mesures telles que l’élévation de l’intérêt matériel des kolkhoziens, et le défrichement de terres vierges et incultes. En deux ans, 33 millions d’hectares de nouvelles terres ont été mises en culture. Pouvions-nous rêver à une telle chose dans le passé?»

Ce à quoi que ces messieurs ne peuvent même pas rêver, c’est à résoudre la contradiction insoluble existant entre l’industrie et l’agriculture, tout en maintenant entre ces deux domaines le lien mercantile.

Mikoyan se réconforte en comparant avec l’Amérique où le gouvernement résout son problème agraire, non pas en défrichant des terres nouvelles, mais en enlevant 10 millions d’hectares à la culture parce qu’on y produit trop de denrées. Il en déduit que la faute incombe là-bas aux contradictions incurables du capitalisme. Mais du point de vue marxiste, cette explication vaut également pour la Russie: qui gagnera la course émulative, celui qui sème le plus ou celui qui sème le moins? Lorsque Mikoyan rompt une lance en faveur de la cause de l’émulation dans ces termes catégoriques: «Nous, citoyens soviétiques et aussi le peuple américain, nous acceptons avec plaisir cette émulation», n’est-ce pas pure rhétorique?

 

REVOLUTION ASINESQUE

 

L’Unità du 10 avril 1956 nous informe de l’appel du XXème Congrès aux kolkhozes les invitant à doubler (sic!) la production agricole en trois et même en deux ans - et pour l’Ukraine, fertile à volonté, en seulement un an. Voilà ce qu’est la planification scientifique, après une cuite «émulative» au whisky! Quelle est la prévision sur le rythme à observer, dont nous avons vu qu’il était dans les faits rivé au maximum de 1,5 % par an? Si au lieu d’augmenter de 70 % en 5 ans, il a été prévu, à la suite de longs calculs, que la production agricole doive doubler en 3 ans? Cela signifie que le rythme annuel d’augmentation sera de 26 %. Si c’est sur deux ans, le rythme devrait monter à 42 %! Et il est clair que sur un an l’accroissement devrait être de 100 %. Si une programmation existe, comment un «appel» peut-il quadrupler le rythme qu’elle a prévu? Et multiplier par douze celui du démesuré VIème Plan?

Il serait ensuite hors de doute qu’en 1956 la production de viande aura doublé. Nous pouvons seulement en conclure que la consommation de whisky a quadruplé (il serait peu... émulatif de parler de la vulgaire vodka). Si l’on veut deux fois plus de viande, il faut doubler le patrimoine zootechnique national. C’est faisable pour les lapins et les rats, mais même pas pour les porcs. Quant aux bovins, ils comprennent les taureaux, les bœufs, les veaux et les génisses, et naturellement les vaches. Or une vache met presque un an à faire un veau et produit du lait pendant presque autant de temps. Celui qui veut augmenter la quantité de bétail pendant ce temps ne peut même rêver d’aller contre ces limites naturelles. Le recours à la fécondation artificielle ne permet pas de faire gagner beaucoup de temps. Pour ne pas fatiguer le lecteur par des calculs, nous nous contenterons de relever que le meilleur zootechnicien du monde n’a pas beaucoup de moyens pour produire deux fois plus de viande: i ou acheter du bétail à l’étranger ou manger les animaux d’élevage ... et voir le cheptel se réduire de 100 %!

La Hollande est un pays d’élevage de premier plan. En 1938, elle possédait 2.817.000 têtes de bétail. Les Allemands s’en emparèrent d’une bonne partie et en 1948, son cheptel ne se montait plus qu’à 2.222.000. En 1953, elle avait de nouveau porté celui-ci à 2.930.000, ce qui est, pensons- nous, un record technique imbattable: cela donne une augmentation de 31 % en 4 ans, soit 7 % par an.

Comment expliquer les énormes mensonges des 26, 42 ou 100 % d’augmentation du cheptel qui sont diffusés à une vitesse supersonique par l’ Unità? Sans plaisanter sur le miracle du doublement en un an du nombre des ânes... en Italie, objectif que se fixent ces feuilles de chou tout en cancanant sur l’avènement en Moscovie d’une «révolution culturelle»! On l’a compris: par l’émulation dans la digne compétition avec les âneries yankees!

L’appel aux kolkhoziens pourrait être du type de la nouvelle lancée par l’Associated Press. La quantité de bétail russe n’est pas de beaucoup inférieure à celle du bétail hollandais et sont en lice les fameuses protéines de l’Unità. Il s’agit peut-être de menacer le paysan russe, afin qu’il ne mange pas, dans son très bourgeois sacro-saint domicile, la viande qui n’arrive pas au prolétaire des usines? Alors Il pourrait être possible qu’en un an l’ouvrier, qui n’a aucun «livestock» ni aucune réserve alimentaire, reçoive une quantité double de viande. Que déduire de cela? Des conclusions immenses!

Selon Staline et contrairement à Iarotchenko, la propriété paysanne individuelle engendre, dans la forme hybride du kolkhoze, des rapports de production et donc de classes. Le prolétariat salarié des entreprises comme des sovkhozes – auxquels, apprenons-nous, aurait été étendu le droit de posséder de petits jardins privés – est la classe exploitée non seulement par l’Etat, mais par une paysannerie privilégiée. Alors qu’elle a faim, comme nous le savons, non de viande mais de pain, elle ne peut plus envoyer dans les campagnes les bataillons armés d’approvisionnement comme à l’époque historique glorieuse des grandes années – y compris de Staline!

Aujourd’hui que l’on renie la dictature, ces bataillons seraient un objet de scandale; en effet un Nenni ne pourrait plus ânonner qu’il s’agit de «liquider le communisme de guerre» afin d’introduire une démocratie constitutionnelle et soumettre l’Etat et plus encore le parti à une magistrature en robe!

Ce qui s’installe donc devant «l’émulation» mondiale, c’est une basse démocratie rurale, mesquine et vulgaire, qui fait montre de sa servitude à l’égard du grand capitalisme international et qui lui vend la peau de l’héroïque classe ouvrière russe et mondiale, poignardée dans le dos de façon pire encore qu’en 1914, par les dirigeants syndicaux et parlementaires qui ont prospéré sur sa démoralisation. L’heure n’est pas encore venue de mettre fin à la carrière de cette clique en la noyant dans la fange où elle se vautre: ce plaisir reviendra à la génération naissante.

 

QU’EN PENSAIT STALINE?

 

Staline était résolument pour la conservation de la forme kolkhozienne dans l’agriculture et dans son texte il condamnait toutes les propositions de «réformes» de ce système. Les camarades Sanina et Vensger avaient demandé que l’on «exproprie le kolkhoze», c’est-à-dire qu’on déclare la propriété kolkhozienne propriété «de tout le peuple», «à l’exemple de ce qui avait été fait à l’époque pour la propriété capitaliste» (lire: industrielle). Staline est net: cette proposition est absolument erronée, indiscutablement inacceptable.

Cette proposition serait celle de l’information de l’Associated Press, mais répétons-le, rien n’indique en réalité que le XXème Congrès ait donné raison à ces deux camarades contre le quos ego de Staline.

Les arguments de Staline étaient pourtant remarquables: la propriété kolkhozienne est une propriété socialiste (voir plus haut) et nous ne pouvons nullement agir envers elle comme envers la propriété capitaliste. Et il ajoutait: le fait que la propriété kolkhozienne ne soit pas la propriété de tout le peuple, n’implique pas du tout qu’elle ne soit pas une propriété socialiste. Evidemment, puisque nous sommes dans le régime du Grand Prêtre qui laisse sur tout ce qu’il touche l’empreinte du «socialisme»! L’usine, propriété de l’Etat, le territoire du kolkhoze et ses installations, les lopins de terre des paysans et leurs maigres réserves sont propriété, oui, mais avec l’estampille du socialisme. Et nous qui avions toujours cru que socialisme signifiait propriété de personne, système de non-propriété!

Pour combattre l’idée d’une étatisation du kolkhoze, Staline, en se permettant de citer Engels, pontifiait donc sur le passage de la propriété de groupes et de personnes à l’Etat qui n’est pas la meilleure forme de socialisation! Et il ose l’expliquer avec l’argument que l’Etat est voué au dépérissement! Dans le premier Dialogue, nous avons montré que cette même critique d’Engels contre l’étatisation (celle que Bismarck imposait alors aux chemins de fer) démontre que les formules de transfert de la propriété à la Nation, au Peuple et même à la Société (formule pourtant meilleure) n’ont rien à voir avec le programme du socialisme. Du point de vue marxiste, on aurait pu parler de la «propriété» de l’Etat de classe, du Prolétariat dominant et exerçant la dictature. Mais disparaîtront en même temps: Classes divisées – Etat politique et Dictature – Propriété, quelle qu’elle soit.

 Selon le XXème Congrès, ces formules de Staline sont-elles satisfaisantes? Sans aucun doute; tout au plus apparaîtront de nouvelles formules, encore plus pro-capitalistes.

 

«EMULATION» ANTI-MARXISME

 

Staline avait consacré un des chapitres les plus longs et les plus vifs de ses «Problèmes économiques» à la critique de L.D. Iarotchenko. Celui-ci s’étant offert à compiler le Traité d’Economie politique dont la publication avait été décidée, il lui avait refusé son accord avec sa grossièreté habituelle. La presse non-soviétique raconte maintenant qu’après le XXème Congrès, ce Iarotchenko a relevé la tête. Mais la Pravda l’aurait averti qu’il ne suffisait pas de prendre part au choeur des insultes contre Staline pour récolter des applaudissements. Elle aurait taxé les déclarations antimarxistes de Iarotchenko de «provocations dirigées contre le Parti» et rappelé que Staline l’avait accusé de suivre les idées économiques de Boukharine que Lénine avait condamnées.

Nous ne prendrons certainement pour arbitre ou juge de touche ni Staline, ni le rédacteur de la Pravda d’aujourd’hui ou d’hier: pour chaque sentence émise par eux, il y a moins quatre falsifications.

La condamnation de Boukharine par Lénine à propos de la théorie de l’économie russe et du nouveau programme du parti bolchevik remonte à 1919; elle se trouve dans un texte d’un intérêt exceptionnel que nous utiliserons à fond dans l’exposé complet du travail sur la Russie en cours de publication (10). Plus tard, en 1934, Staline exécuta Boukharine, c’est entendu; mais entre l’année 1919 et l’année 1934, Boukharine fut le «grand économiste» de Staline quand, après la mort de Lénine, se posa la question de garrotter par les méthodes habituelles les Trotsky, Zinoviev, Kamenev et autres économistes marxistes de valeur. Lorsque Boukharine - qui ne le leur cédait en rien - ouvrit les yeux sur la ruine théorique et politique du parti, il fut assassiné à son tour et répudié comme marxiste.

Le nom de Boukharine ne peut donc clouer le bec à personne; les morts et les vivants devraient d’abord se regarder un peu eux-mêmes, comme le dit un dicton méridional, avant de se servir de ce nom comme d’un symbole de dégénérescence théorique. Ce n’est pas de cette façon qu’il faut départager Staline et Iarotchenko et, si les nouvelles sont exactes, ce dernier et la Pravda style XXème Congrès.

Quelle était donc la position de Iarotchenko? Aussi convaincu que Staline que la société russe était la pure image du socialisme, il prétendait qu’on ne devait plus parler d’économie politique, même marxiste, puisqu’il n’existe qu’une seule économie politique, celle qui s’applique au capitalisme. Aujourd’hui, disait-il, nous n’avons plus besoin que d’une science de la «planification rationnelle», ou quelque chose de ce genre. Dans le même ordre d’idées, il soutenait également qu’on ne devait plus parler, en Russie, de forces productives qui entraient en contradiction avec les rapports de production ou les formes de propriété, et qu’il s’agissait seulement de l’existence et de la présence des premières, les seconds n’existant plus!

Staline rétorquait à juste titre qu’il existait toujours en Russie des rapports de production «entre les hommes», et non pas des problèmes concernant uniquement les «choses», ceci ne devant arriver qu’après la totale disparition des classes sociales: c’est seulement alors que les hommes ne seront plus esclaves des lois économiques et qu’ils contrôleront de façon rationnelle la production et la distribution. Les rapports de production sont les formes de propriété; en Russie, c’est la propriété étatique des usines et – justement – la propriété des kolkhozes et des kolkhoziens.

C’était une grande ânerie de la part de Iarotchenko de ne pas voir un «rapport de production» dans le salaire donné au travailleur industriel contre son temps de travail, ou dans l’achat d’une vache par le kolkhozien grâce à la vente des produits de son sol ou au salaire reçu dans le kolkhoze.

Mais Staline avait tort de dire que les lois de l’économie politique marxiste qui décrivent le capitalisme mercantile et le système du salarial, continueront concrètement à exister dans une société socialiste.

Il est facile de résoudre cette creuse discussion. Tous les deux avaient tort, si on remet d’aplomb la véritable thèse marxiste: la société russe est une société de classes, mercantile et capitaliste, régie par les lois de l’économie marxiste relatives au mode de production capitaliste et dont Marx a le premier démontré qu’elles n’étaient «pas éternelles comme les lois physiques, mais destinées au contraire à disparaître». Il est alors facile d’identifier en Russie en même temps que les forces productives, les rapports de production ou formes de propriété avec lesquels celles-ci entrent fièrement en contradiction. On n’y trouve plus par contre cette prétendue «construction» du socialisme à laquelle croyaient aussi bien Staline que Iarotchenko.

Sans doute poussé par son subconscient marxiste, Staline s’efforçait dans cet étrange débat de soutenir que la bourgeoisie elle-même, consciente des lois économiques, construisait le capitalisme industriel dans sa révolution, contribuant ainsi (y compris en soutenant contre Iarotchenko une thèse concrète exacte), à la terrible confusion doctrinale qui pèsera sur sa mémoire plus encore que tous les assassinats qu’il a commis, et dont jamais les survivants de son entourage ne pourront se débarrasser.

 

LENINE ET BOUKHARINE

 

Lénine fut plus d’une fois féroce à l’égard de Boukharine, et à des moments cruciaux pour la Russie et le Parti. Mais alors l’atmosphère était différente, on était entre marxistes éprouvés; aussi ces discussions ont-elles laissé une trace valable et encore aujourd’hui précieuse, et pour notre sujet, «actuelle», pour utiliser ce mot antipathique.

Boukharine avait préparé pour le VIIIème Congrès du P.C.R. (b) du 19 mars 1919 le rapport sur le programme. Rapporteur avec lui au nom de la commission, Lénine critiqua son projet.

Sous l’impression des deux gigantesques faits de l’époque qui étaient l’extension au monde entier de la phase impérialiste et l’avènement en Russie de la pleine dictature du prolétariat, Boukharine avait présenté la lutte que devait mener le parti révolutionnaire comme devant être exclusivement dirigée contre la forme avancée du capitalisme. Décrivant la structure de ce dernier, son processus de développement et sa chute selon les critères de la seule phase monopoliste, il passait complètement sous silence le «vieux capitalisme» concurrentiel et libéral.

La rectification théorique de Lénine à cette occasion constitue un véritable modèle de force théorique et de réalisme:

«Ne vous emballez pas, Boukharine!» – fut contraint d’avertir le maître. C’est pourquoi Staline, parasite idéologique, traitera bien des années plus tard Iarotchenko de boukharinien qui s’empresse de tenir des raisonnements de plein communisme alors que selon lui la Russie n’en était encore qu’au socialisme: «Ne vous emballez pas, Iarotchenko!»

Tout d’abord, Lénine clarifie un point auquel nous tenons beaucoup: le capitalisme est toujours le même; l’impérialisme n’est pas une nouveau type de forme sociale, mais seulement une superstructure du capitalisme.

Traduisez: l’impérialisme est une nouvelle forme politique, basée sur l’agression et la guerre, du même mode de production, le capitalisme, qui reste inchangé.

Puis, à propos de la Russie, il explique à Boukharine qu’elle n’est pas encore au capitalisme pleinement monopoliste et impérialiste et qu’il faut se coltiner le capitalisme élémentaire et concurrentiel, et même souhaiter son avènement. Quelle vigueur révolutionnaire dans ce diagnostic, qui sera encore plus impitoyable dans son discours fondamental de 1921 sur l’impôt en nature, autre pierre miliaire du grand cours historique et de notre étude! Quand Staline, singeant Lénine, dit à Iarotchenko, non pas que l’on a finalement atteint, au moins pour l’industrie, le stade de la phase impérialiste du capitalisme que Boukharine voyait 35 ans auparavant, mais le plein socialisme, ils font vomir tous les deux.

Nous avons déjà renvoyé cette analyse complète à d’autres études, mais certaines citations ont une telle force contre les impudents qui ont osé qualifié de retour à Lénine les sales positions du XXème Congrès, qu’il faut absolument les rappeler ici:

«Le capitalisme monopoliste n’a jamais existé et n’existera jamais nulle part dans le monde sans que la libre concurrence n’existe également dans plusieurs branches de l’économie.

Nous disons être parvenus à la dictature. C’est compréhensible. Cependant il faut savoir comment nous y sommes parvenus. Le passé nous tient, il nous enserre dans des milliers de tentacules et il nous empêche de faire un pas en avant ou il nous contraint à le faire mal, de quelque façon que nous nous y prenions...

C’est le capitalisme, dans ses formes primitives d’économie mercantile, qui nous a dirigés et qui continue à nous diriger».

 

A VOUS, LENINISTES !

 

Dans sa démonstration, Lénine va droit au but: nous sommes en retard, même dans l’Allemagne très avancée. Pourquoi?

«Prenez par exemple l’Allemagne de 1919, modèle de pays capitaliste avancé, supérieure à l’Amérique elle-même en ce qui concerne l’organisation du capitalisme, du capitalisme financier. Bref, un modèle. Or qu’arrive-t-il, là aussi? Le prolétariat allemand s’est-il différencié de la bourgeoisie? Non! En effet, c’est seulement dans quelques grandes villes que la majorité des ouvriers se déclare hostile aux responsables de la venue de Scheidemann (social-démocrate de droite, assassin de Liebknecht et de Luxembourg) au pouvoir».

Mais comment cela est-il possible? s’exclame Lénine, cherchant à freiner l’extrémisme du bouillant Boukharine. Sa réponse est un soufflet qui atteint en pleine figure ceux qui mêlent au mensonge du retour à Lénine, le répugnant appel aux fronts populaires et aux majorités de gauche:

«A cause de l’alliance des Spartakistes avec ces maudits Mencheviks Indépendants d’Allemagne qui embrouillent tout et veulent marier le système des Soviets avec l’Assemblée Constituante!»

Du point de vue théorique, Lénine classe la Russie dans la catégorie du capitalisme du premier stade. En même temps, comme révolutionnaire, il fustige l’alliance avec les Indépendants de gauche, écrasés par la suite comme ils le méritaient dans le mortier du IIème Congrès mondial de l’I.C. Aujourd’hui, on voudrait payer par la profanation d’un sépulcre plus que blanchi, le droit de se revendiquer du nom de Lénine, en même temps qu’on affirme, avec le langage même de ce cadavre que l’économie russe est pleinement socialiste, et qu’on étend en Europe la monstrueuse alliance au-delà des Scheidemann actuels, prostituant la Dictature prolétarienne dans une immonde coucherie avec la Constitution bourgeoise.

Nous utiliserons à un autre moment un texte d’octobre 1919: Economie et politique à l’époque de la dictature du prolétariat. Mais ici aussi il ne nous est pas possible de ne pas reproduire quelques mots de Lénine qui devraient être tatouées à la pointe de feu sur la gueule de ces «retourneurs de Staline à Lénine»:

«Si nous comparons l’ensemble des forces et les classes essentielles avant et après l’insurrection; si nous examinons les changements apportés par la dictature du prolétariat dans leurs rapports réciproques, nous voyons quelle absurdité historique, quelle stupidité représente la conception petite-bourgeoise sur le pas-sage-au-so-cia-lisme «à-tra-vers la dé-mo-cra-tie» en général, conception que nous rencontrons chez tous les représentants de la seconde Internationale».

Les traits d’union sont de nous, mais les guillemets aux mots à travers la démocratie sont dans l’original de Lénine, ô absurdes et stupides fossoyeurs léninistes!

Il n’y a donc rien d’étrange dans le fait que ces renégats se soient voués au fétiche mercantile en Russie et à l’idole libérale ailleurs. Ce que nous sommes en train d’exposer, ce sont les clés marxistes de l’histoire, à l’opposé de l’étonnement imbécile des journalistes parce qu’ici on exalte les élections et la légalité, tandis que là-bas il s’agirait seulement de trouver celui qui sera capable de reprendre énergiquement en main le pouvoir qui permettait à Staline, selon la Domenica del Corriere, d’ordonner en ricanant à Kroutchev: «Danse, khokol, danse donc la ghopak!».

Une dernière citation pour les faire enrager:

«Les phrases générales sur la liberté, l’égalité, la démocratie, équivalent en fait à une répétition aveugle de revendications politiques calquées sur les rapports de production mercantiles».

Que les envoyés de Moscou se dédient donc aux élections! Des votes, ils en ramasseront, comme le savent ceux qui, de tous côtés, spéculent sur le «nouveau cours» le sachent! Plus on commet des cochonneries, plus on danse de «ghopaks», et plus on récolte des voix!

Quant à nous, il nous suffit de savoir sur quoi est calquée leur répugnante livrée de larbins, et c’est la magie rigoureuse du déterminisme marxiste qui nous le dit: elle est calquée sur les rapports de production qui, non seulement existent en Russie, en dépit de Iarotchenko, mais qui sont des rapports mercantiles dans lesquels la vanité du troupeau des candidats aux élections est une marchandise facile à acquérir, et bien meilleur marché que les Prix Staline!

 

DE LA PRODUCTION A LA CONSOMMATION

 

Quand Staline voulut convaincre Iarotchenko que même dans un système socialiste il faut appliquer le calcul économique, il cita la démonstration de Marx dans sa lettre célèbre sur le Programme de Gotha. Marx y explique qu’avant de satisfaire la consommation directe des travailleurs, certaines quantités de la production sociale sont retranchées du produit total pour répondre à une série de besoins généraux et publics, entre autres pour le remplacement des moyens de production usagés. Mais en disant cela Marx n’a jamais admis que ces calculs préalables à l’attribution de leur quote-part aux consommateurs, se feraient selon le mécanisme mercantile et monétaire, et sur la base de bilans individuels et d’entreprises. Il voulait seulement montrer la vacuité de la formule lassallienne petite-bourgeoise du «fruit intégral du travail» qui aurait dû revenir, selon le programme critiqué, à tous ceux qui participent à la production; c’est pourquoi il montrait que même dans une économie non-bourgeoise, on constituerait certaines réserves concrètes en les retranchant du «fruit», du produit non plus individuel, ni d’entreprise, mais social, avant de donner le reste à la consommation globale et sociale.

Lorsque nous avons développé dans le Dialogue avec Staline et ailleurs cette distinction fondamentale entre les mécanismes économiques bourgeois et ceux du socialisme, nous avons dit qu’il ne s’agit pas de ramener la plus-value fournie par chaque travailleur à zéro, c’est-à-dire d’égaliser le travail nécessaire, le travail payé, à la totalité du travail fourni: c’est là une fausse interprétation du socialisme, ce n’est qu’une version insoutenable de l’économie individualiste. Nous nous sommes exprimés crûment en disant qu’en réalité le socialisme ne supprime pas la plus-value, mais qu’il tend précisément à réduire les heures de travail nécessaire, payé, au minimum possible, et, finalement, à zéro.

L’analyse économique quantitative montre que le problème du socialisme ne réside pas dans une répartition différente du revenu, mais dans la socialisation globale de tout le travail et de tout le produit, en vue d’une satisfaction sociale de la masse des consommateurs. Le droit et la comptabilité de l’époque bourgeoise, après avoir survécu pendant une phase de transition, finiront par être supprimés.

Ce résultat évident, que pourtant 95% des socialistes ne comprennent pas, est lié à l’affirmation suivante de Marx dans le Capital: plus la richesse nationale est grande (thème sur lequel Adam Smith érigea le puissant édifice de la science économique capitaliste), plus donc est grand également le revenu national, plus la classe ouvrière est écrasée, enchaînée à la servitude à l’égard du capital, plus l’augmentation générale de ce qui est produit pour un même effort productif (augmentation assurée par la science et la technique) est dilapidée dans l’anarchie absurde de la gestion mercantile et individuelle des rapports, plutôt qu’absorbée par l’ensemble des capitalistes individuels (en majeure partie) et par la classe ouvrière (pour une part minime)..

Etant donné qu’en Russie la confrérie bourgeoise et l’Etat sont une seule et même chose, quel sens le Manuel d’Economie politique dont Moscou projetait la publication au XIXème Congrès va-t-il donner à la théorie du revenu national dans le chapitre réclamé par Staline et par le XXème Congrès? Comment la doctrine officielle présentera-t-elle la répartition du revenu entre consommation et nouveaux investissements pour la reproduction du capital et l’accroissement de son accumulation?

Ce n’est évidemment pas le langage de Marx dans sa lettre sur le Programme de Gotha qui sera employé dans la rédaction de ce chapitre, mais celui de Keynes et des économistes du «bien-être» et de la «prosperity». La formule de «l’émulation mondiale», sommet de la construction boiteuse édifiée par le XXème Congrès, ne signifie qu’une seule chose du point de vue économique: dans les deux camps, la course à l’augmentation du revenu, global ou par habitant, et de la partie destinée aux investissements productifs, à un rythme plus rapide que celui auquel la population augmente (voilà le lien avec ce vieux décrépit de Malthus!) va en sens opposé aux intérêts immédiats et historiques du prolétariat, à la réalisation révolutionnaire du socialisme mondial et à la liquidation de la domination de classe.

 

DEFI INSENSE ET PERDU

 

Le défi lancé par le VIème Plan quinquennal à l’Occident n’est pas seulement défaitiste pour le socialisme en ce sens qu’il passe du terrain des antagonismes de classe à celui des rivalités nationales et qu’il substitue ostensiblement la «confrontation» économique pacifique à l’affrontement des forces militaires. Il est défaitiste parce que sur un tel terrain la partie est perdue avant d’avoir été jouée. Pour trois raisons, donc.

Boulganine nous a annoncé que le «revenu national» russe augmentera, en 1955-60, de 60 % c’est-à-dire de 11 % par an. Outre-Atlantique, les prévisions les plus «euphoriques» sont beaucoup plus mesurées même si une analyse marxiste rigoureuse doit démontrer que là aussi l’optimisme marche avec des bottes de sept lieues.

Une hypothèse comme celle de Boulganine dépend de trois choses: augmentation adéquate du produit industriel brut, augmentation adéquate du produit agricole brut, répartition du produit net entre consommation et réinvestissement.

Le seul fait que le réinvestissement dans les installations productives soit considéré dans les schémas russes comme une épargne sur le revenu, constitue déjà une preuve supplémentaire de la nature commune des deux économies. Dans le capitalisme d’Etat, le revenu de l’entreprise devrait revenir en totalité, non pas à des particuliers, mais à l’Etat patron. Si le réinvestissement est une épargne, cela nous donne l’étrange figure économique d’un Etat qui, au lieu d’absorber l’épargne réalisée par les citoyens sur leurs revenus, est lui-même un épargnant. Il ne s’agit que d’une épargne forcée et non du veto socialiste à toute possibilité d’accumulation privée, et même, finalement, publique.

 

EPARGNE ET JOUISSANCE

 

Si les concepts sont ardus, les chiffres le seront peut-être moins. Voici quels sont les points de départ de la compétition.

Nous savons que la première condition, l’augmentation du produit brut de l’industrie, peut être réalisée. Le rythme de l’augmentation est d’environ 5 % par an pour l’industrie américaine, de 11 % pour la russe. Quelle fraction de celle-ci est-elle consommée? Une information de l’Associated Press (encore) qui concerne l’heureuse année 1955 – en Russie, dans les pays satellites et en Europe de l’Ouest – confirme les chiffres favorables concernant l’augmentation de la production et elle donne le tableau comparé suivant de la consommation du produit type, l’acier: aux Etats-Unis et en Europe occidentale, 40 % de cet acier aurait été employé à la fabrication d’articles de consommation courante et à la construction, le reste revenant à la production de nouveaux équipements industriels et aux usages militaires.

En Russie, en 1955, 20 % seulement (9 millions de tonnes sur 45) serait allé aux produits de consommation, et 80 % à l’industrie et à la guerre.

Boulganine pourrait répondre ici que la production devant atteindre en 1960 les fameux 68 millions de tonnes, l’augmentation de 23 millions de tonnes sera répartie autrement. Il n’y a qu’un seul moyen pour cela: le désarmement.

Le cas de la production agricole est différent. Aux Etats-Unis, le rythme d’augmentation est minime: 0,5 %, comme l’indique un tableau du Manchester Guardian qui confirme la critique la critique de Kroutchev. Mais au cours des plans d’avant-guerre, le rythme russe était également mesuré: pas plus de 1,4 % . Vieux Marx, tu l’avais dit: en régime capitaliste, l’agriculture marche à pas lents, alors que l’industrie galope. Corollaire: là où la statistique signale cette différence de rythme, c’est le capitalisme qui règne!

Donc, le projet d’une augmentation de 12 % de la production agricole en cinq ans ne pourra pas se réaliser. Mais si l’on ne peut pas atteindre les 70 % d’augmentation du plan quinquennal agricole, si donc la seconde condition n’est pas remplie, il est illusoire de prévoir une augmentation du revenu de 60 % .

Les prévisions concernant l’augmentation de la consommation moyenne et du niveau de vie ne sont donc pas toutes roses.

Les économistes occidentaux semblent avoir raison quand ils établissent que le pourcentage consacré aux investissements de capital est beaucoup plus grand en Russie qu’en Occident. Jusqu’en 1950, ce pourcentage fluctuait autour de 20% en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, alors qu’elle s’élevait à 38 % (c’est-à-dire presque au double) en Russie. En Italie, si l’on suivait le «plan Vanoni», on obtiendrait un rythme élevé, quoique inférieur au russe.

Il ne s’agit pas ici d’établir une comparaison entre capitalisme et socialisme (dans ce cas, c’est le second qui se ferait avoir) mais entre le capitalisme des pays développés et (maudits soient-ils!) vainqueurs dans toutes les guerres d’hégémonie, et le capitalisme des pays débutants, ou de ceux qui resurgissent des dévastations de la défaite.

 

CONSOMMATION POPULAIRE

 

Le côté équivoque des théories «euphoriques» est qu’elles font la chasse aux indices moyens et qu’en réponse aux questions concernant les indices extrêmes, elles affirment qu’il y a nivellement du revenu et amélioration de la consommation à l’échelle nationale. Ici, Russes et Américains sont aussi suspects les uns que les autres. De toute façon, pour un marxiste, l’injustice dans la distribution est encore le dernier des maux du capitalisme, et qui a compris cela, peut pour le moment leur laisser libre cours à l’émulation dans le mensonge.

Selon Boulganine (et en ajoutant foi au 70 % d’augmentation de la production agricole), l’augmentation du revenu national de 60 % permettrait d’élever les salaires réels de 30 % et les recettes des kolkhoziens de 40 %. Nous resterions donc, même dans ce cas, dans les tenailles de la contradiction capitaliste qui fait que celui qui fabrique d’abondants produits manufacturés reçoit moins, et que celui qui produit les rares denrées alimentaires reçoit plus. Où est donc, même au sens immédiat, la fonction de guide de la classe ouvrière à l’égard des classes petites-bourgeoises?

Aux dires de Kroutchev, le Vème Plan quinquennal aurait vu le revenu global augmenter de 68 %, les salaires ouvriers de 39 % et les gains ruraux de 50 %. Le rapport est le même que celui cité plus haut. Donc, aucun «tournant» dans cette économie de capitalisme industriel qui, avare avec les ouvriers, est relativement large avec la petite-bourgeoisie paysanne.

Kroutchev affirme que les trois quarts du revenu servent à satisfaire les exigences de la population. Il resterait donc, selon lui, 25 % pour les investissements, au lieu des 38 % calculés par les économistes d’Oxford. Mais en mettant en réserve seulement un quart du produit net d’une année au moyen d’un appareil bureaucratique et dispendieux (selon les critiques récentes elles-mêmes), peut-on arriver à ce que l’année suivante le produit brut s’élève de 12 %, c’est-à-dire à augmenter la valeur-capital des moyens de production d’autant ou presque, du fait de l’accroissement de la productivité technique? Le produit total devrait atteindre la moitié du capital (au sens bourgeois du mot), ce qui, spécialement en Russie, est absurde. La folie qui se déchaîne là-bas est d’augmenter démesurément l’investissement et d’écraser la consommation.

 

LE FORÇAT MODERNE

 

S’il faut donc prendre les chiffres concernant l’amélioration de la consommation avec des réserves, il en va de même des promesses de diminution des heures de travail.

Il faudrait, paraît-il, attendre 1957 pour arriver à la semaine de six jours de travail de sept heures, c’est-à-dire de 42 heures, ou de cinq jours de huit heures, c’est-à-dire 40 heures? Outre que l’on peut douter fortement des hypothèses qui sont à la base de ce calcul, il s’agit là d’un but que l’industrie italienne, par exemple, s’est déjà donné, et «l’absence de chômage» en Russie ne suffit pas à faire oublier la médiocrité d’un tel résultat. Les délices de la civilisation marchande moderne et la sollicitude de l’assistance sociale et du crédit (autre domaine dans lequel la Russie va largement singer l’Occident) consistent à faire osciller, au milieu de terribles incertitudes, l’armée du travail entre deux extrêmes: la pleine liberté de crever de faim et la forme esclavagiste de l’emploi, qui n’est plein emploi qu’autant qu’il est forcé. Dans ce monde, dont ces Messieurs prétendent qu’on peut le conquérir à force de «persuasion», le travail forcé tend en effet à gagner, de l’atmosphère de guerre dans laquelle il est né, les périodes de paix, de l’horrible paix du capitalisme.

L’esclave antique et le serf commencent à pouvoir regarder de haut le travailleur moderne. Il est vrai qu’ils ne pouvaient pas quitter le lieu de leur travail; mais ils n’étaient pas non plus contraints d’aller à la guerre. L’esclave moderne, lui, vit dans l’obsession de la guerre où il a de grandes chances de mourir, d’être blessé, prisonnier ou condamné au travail forcé. En outre, si la guerre antique s’approchait des civils pas à pas, la guerre moderne vole vers eux. A des milliers de kilomètres des fronts, elle affame les non-combattants, tandis que, dans certaines conditions, le soldat moderne arrive même à se la couler douce.

En temps de paix, on gave le travailleur de prospérité statistique et de liberté commerciale. Même dans ce domaine, le Kremlin rêve d’une véritable orgie d’émulation: magasins sans queues, variété et apparence séduisante des marchandises. La mode doit venir flatter les goûts normaux ou tarabiscotés de la clientèle. Bientôt, on arrivera au chef-d’œuvre du mercantilisme américain: la vente à crédit. Avec ce système, le travailleur - qui s’imagine peut-être participer aux bénéfices de son entreprise - n’est plus propriétaire, mais débiteur de son mobilier, et s’il possède également son logement, de la valeur de celle-ci. Pratiquement, il est donc comme l’esclave qui était débiteur de la valeur nette de sa personne, nourriture déduite.

Ce système américain de crédit qui lie le travailleur à son lieu de travail par les dettes a déjà été défini comme un féodalisme industriel. C’est un nouveau pas dans la «misère croissante» qui signifie la perte de toute «réserve» économique. Si le prolétariat classique a une réserve nulle, le prolétariat moderne en a une négative: il doit payer une forte somme pour pouvoir s’en aller nu où bon lui semble. Mais comment payer, sinon, comme à Shylock, en se tranchant un morceau de fesse?

Le haut niveau de vie et le bien-être est un idéal commun aux deux mondes en compétition dans la civilisation «quantitative» actuelle; c’est une chaîne qui vaut le fil de fer barbelé des camps de concentration sur lesquels flottent tous les drapeaux.

 

DANSE DE LA FAIM DES CALORIES

 

Nous avons vu que, selon l’Unità, la consommation alimentaire du peuple russe atteindrait d’ores et déjà – et non pas en 1960 – le niveau de 3.020 calories, contre 2.340 en Italie, niveau dépassé de peu seulement par l’Amérique et l’Angleterre avec 3.100 calories. Le Russe recevrait 92 gr. de protéines par jour, l’Italien seulement 75; il serait battu seulement par le Français avec 99 grammes.

Le XXème Congrès n’a pas donné de chiffres sur la consommation de produits alimentaires, se contentant d’affirmer qu’au cours du dernier quinquennat ont doublé, non les quantités consommées, mais les quantités circulant sur le réseau commercial de l’Etat et des coopératives, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Les statistiques montrent qu’un peuple peu alimenté, comme le peuple italien, reçoit une ration moyenne de céréales et de sucre, mais souffre d’une carence en viande, lait et matières grasses. Les pays qui se placent au premier rang pour le nombre de calories sont l’Angleterre, les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et aussi la France, surtout dans la mesure où ils ont une forte dotation zootechnique. Les pays dont l’alimentation est surtout végétale tombent au-dessous de 2.500 calories.

La ration de viande dépend, surtout pour les économies fermées, du nombre des bovins, des porcs, etc.., par rapport à la population.

Limitons-nous à une comparaison entre les Etats-Unis, la Russie et... l’Italie.

Bovins: Etats-Unis, 0,66 par habitant; Russie, 0,25; Italie, 0,20. Porcs: Etats-Unis, 0,34; Russie, 0,13; Italie, 0,10. Nous pouvons également faire une comparaison pour les céréales. En admettant avec Boulganine que la production en Russie s’élèvera en 1960 à 1.800 millions de quintaux, elle se monte aujourd’hui à 1.050 quintaux, soit 4,7 quintaux par habitant. Etats-Unis: 1.400 millions de quintaux, soit 9 quintaux par habitant. Italie: 160 millions, soit 3,5 par habitant. Cela suffit à établir que si en Russie les rations sont supérieures aux rations italiennes, elles sont très inférieures à celles qui existent en Amérique et dans les pays comparables à elle. C’est donc une pure invention que de prétendre que le nombre des calories est voisin en Russie de celui de l’Amérique, c’est-à-dire supérieur à 3.000. Etant donné qu’il est en Italie de 2.430, il ne peut dépasser en Russie 2.500, et ceci en exagérant délibérément.

On sait d’ailleurs comment ces indices varient selon que l’on considère le Nord ou le Sud de l’Italie. On en a récemment attribué encore une fois la cause de cette différence à la fécondité spectaculaire du Sud. Accroissement en cinq ans de 891.000 personnes sur une population de 12 millions: c’est-à-dire 7,5 %!

Kroutchev a dit qu’au cours du Vème plan quinquennal la population de l’U.R.S.S. avait augmenté de 16.300.000. En admettant qu’elle ait été en 1950 de 202 millions, l’augmentation est de 8 % en cinq ans, c’est-à-dire à 1,5 % par an. (11)

Kroutchev en conclut que c’est là une preuve que les Russes mangent beaucoup! Même à ce niveau banal, il parle en anti-marxiste! Là où l’on fait beaucoup d’enfants, on mange peu. Kroutchev veut-il les indices de l’Angleterre, l’Amérique, la Nouvelle-Zélande et la Scandinavie en fait de procréation? En Russie, non seulement on mange peu, mais la ration s’améliore peu, puisque (dans la réalité, et non dans les vantardises du Congrès) la production agricole croît à peine au même rythme que la population. La faim russe est du même ordre que la faim de Partinico, Venesa, Barletta (12) à laquelle ces Messieurs de l’Unità consacrent une littérature bien différente, mais tout aussi pharisienne.

Là encore, l’émulation conduirait à tirer son chapeau aux pays les plus ignoblement, les plus crassement bourgeois et anti-révolutionnaires du monde!

Et c’est à quoi, d’ailleurs, elle conduira rapidement.

 

CHIFFRES ET PACIFISME!

 

Après le XXème Congrès, les Russes ont annoncé une réduction de leurs effectifs militaires de plusieurs millions d’hommes. Les Américains ont répondu à la nouvelle par une argumentation serrée, à laquelle, à notre connaissance, il n’a pas été donné de réponse du côté soviétique.

Dans les huit dernières années, la population russe a crû à un rythme très rapide, égal à celui d’avant la dernière guerre. Mais la natalité et l’augmentation de la population se sont arrêtées brusquement en 1942, 43 et 44 du fait des terribles hécatombes de la lutte contre les Allemands. Ces «classes» arrivent maintenant à l’âge du service militaire. La diminution de la population masculine de 16 ans disponible de 1956 à 1960 sera effrayante.

Nous citons les chiffres fournis par le Rome Daily American du 29 mai 1956, sans pouvoir les garantir. Le nombre des garçons nés en Russie en un an s’est accru de 1934 à 1939 de 1.300.000 à 2.400.000 (l’augmentation nous semble trop forte). Il est tombé à 2.100.000 en 1940; à 1.800.000 en 1941; à 800.000 en 1942; à 300.000 en 1943 et 1944. En 1960, il y aura, nous disent les Américains, non seulement peu de soldats, mais aussi peu de travailleurs.

Quels que soient les chiffres exacts, un fait est sûr. La Russie est un Etat capitaliste parce qu’elle a immolé des millions de prolétaires, ce qui constituait un énorme paiement de plus-value au capital occidental. Cela permit à ce dernier d’épargner des millions de vies humaines, ce qui se traduit aujourd’hui par un bénéfice de milliards et milliards de dollars. Là, Staline lui-même, tout malin qu’il était, a été roulé. Seule une ligue mondiale des ouvriers peut annuler ce bénéfice sanglant de l’infâme capitalisme international.

La Russie d’aujourd’hui a une population nombreuse, mais qui se compose surtout de vieillards et d’enfants. Elle peut consommer beaucoup, mais moins produire et moins se battre.

Elle offre la paix à ceux auxquels il faut offrir la guerre sociale, en plein cœur de leur système.

 


 

(8) Pour un rappel plus détaillé des vues de notre école et de notre parti sur la question agraire voir les articles parus dans Programma Comunista, décembre-janvier 1953, et du n° 1 à 12 (janvier à juillet 1954).

(9) Ainsi qu’à la réponse de Staline à Notkin (Problèmes économiques du Socialisme en U.R.S.S.) et à la Constitution de 1936 de l’U.R.S.S.

(10) Cf.: «Russia e rivoluzione nella teoria marxista» du n° 21 de nov. 1954 jusqu’au n° 8 de mai 1955 de «Il Programma Comunista». «Struttura economica e sociale della Russia d’oggi».

(11) Si, comme on l’a annoncé récemment, la population de l’U.R.S.S. ne s’élève qu’à 200 millions, il est clair que le rythme de l’augmentation annuelle est encore plus fort.

(12) Voir la note 2 ci-dessus, p. 25.

 

 

Parti Communiste International

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