Dialogue avec les Morts
( Le XXe Congrès du parti Communiste Russe )
( «Dialogue avec les Morts» a été publié dans notre journal de l'époque «Il programma comunista», numéros 5, 6, 7, 8, 9, 10, 13, de 1956. Il sera aussi publié au complet aux éditions «il programma comunista» en 1956, avec quelques compléments: «Repli et déclin de la révolution bolchévique / L’opposition mensongère entre les formes sociales de Russie et d’Occident / Le système socialiste à la Fiat?» )
Retour thèses et textes du parti - Retour Catalogue - Retour thèmes - Retour prises de positions - Retour archives
Sommaire
►
--Présentation de la réédition de «Dialogue avec les Morts»►--Dialogue avec les Morts:
●--Troisième journée: Après-midi
●--Troisième journée: Fin d’après-midi
►
--Complément au Dialogue avec les Mortsa) Repli et déclin de la révolution bolchévique
►
--«Dialogue avec Staline»: Sommaire - Synthèse
* * *
Troisième journée: Fin d’après-midi
QUESTIONS DE PRINCIPE
Nous abordons maintenant les grandes questions de l’histoire vivante: la politique mondiale des Etats, la paix et la guerre.
A cet égard, Kroutchev a déclaré devoir établir au XXème Congrès «quelques questions de principe» et tous les autres orateurs ont fait chorus.
A la bonne heure! On reconnaît encore l’existence de questions de principe alors que pendant tant d’années le monstrueux appareil dont le sommet est au Kremlin a eu pour slogan de «cesser de porter des questions de théorie dans les masses»! Dans les masses, on ne devait porter que des problèmes «concrets» intéressant des situations passagères; et si on avait le droit, quand c’était utile au succès du moment, de mobiliser les «principes», peut-être ceux de Marx, d’Engels et de Lénine, mais aussi ceux de Robespierre ou du Christ, de... Cavour, de Garibaldi ou du Pape; la seule condition est que des expédients de ce genre, rencontrent la faveur populaire et correspondant à la mode du moment.
Ces questions de principe, on s’est flatté de les mettre sur un plan nouveau par rapport à l’époque stalinienne et au XIXème Congrès, et cela pourrait être en partie admis. Mais ce que nous entendons réfuter ici, c’est la prétention du «nouveau cours» (formule suspecte cent fois sur cent, par preuve expérimentale) à aller dans le sens des principes historiquement suivis par Marx, Lénine, le bolchevisme et l’Internationale Communiste.
Ce nouveau cours ne fait que déchirer les quelques dernières cartes, de principes que «sous Staline» on ne s’était pas encore décidé à renier: tel est notre jugement définitif sur le XXème Congrès.
Nous croyons en avoir donné la preuve en ce qui concerne la troisième question de Kroutchev: «les formes de passage au socialisme dans les différents pays». Là, pas une seule page de marxisme-léninisme n’a été épargnée. On n’a sans doute pas osé dire que la forme violente et dictatoriale du passage était désormais «interdite» (C’est le XXIème Congrès qui le dira). Mais on a établi tout bonnement que la voie «à travers la démocratie» était de règle dans tous les Etats avec lesquels Moscou entretient un dialogue diplomatique.
Le corollaire de cette position a été l’abjuration frénétique du Kominform et la déclaration de sa liquidation. Lorsque, détruisant l’œuvre historique de Lénine qui depuis 1914 n’avait cessé de lutter contre la honteuse adhésion aux «guerres démocratiques», Moscou se rallia à la politique social-patriote de guerre, elle liquida – en 1943 – l’Internationale qu’il avait fondée. Aujourd’hui elle renie pareillement la «scission» lors du premier après-guerre entre communisme et social-démocratie dans le monde entier et elle pleure l’unité fondée sur la collaboration des classes à l’échelle mondiale qui a caractérisé la IIème Internationale à sa pire époque. Le Congrès prétend en effet que, par suite des «modifications intervenues dans la situation internationale» la «tâche est de surmonter la scission du mouvement ouvrier et de renforcer l’unité de la classe ouvrière afin d’assurer le succès de la lutte pour la paix et le socialisme». Contrairement à ce qu’il pourrait sembler, ce nouvel objectif n’est pas un parti unique de la classe ouvrière, mais l’immersion de celle-ci dans un front beaucoup plus large des classes moyennes pacifistes, nationalement et socialement. Or l’assujettissement du mouvement communiste à un front des classes populaires est une formule historique dont tout le contenu ne peut être, répétons-le, que l’assujettissement de toute la société au grand capitalisme.
Que les choses soient claires: certains, quels qu’ils soient, peuvent bien affirmer que les «modifications de la situation historique mondiale» entre 1919 et 1956 conduisent à des conclusions et des perspectives opposées à celles qui provoquèrent et orientèrent en 1919 la lutte communiste internationale. Nous ne nous attarderons pas ici à démontrer notre ferme conviction que cette situation confirme au contraire de façon écrasante les positions communistes d’alors.
Ce que nous voulons seulement démontrer – démonstration qui dans un avenir donné sera faite non en paroles mais par des actes de force – c’est que n’ont pas droit à l’existence ceux qui prétendent lier cette nouvelle orientation aux dites modifications de la situation sans déclarer pour autant que la doctrine historique à laquelle les noms de Marx et de Lénine sont attachés a fait faillite et qu’elle doit être mise de côté, non pour quarante ans, mais pour toujours.
COEXISTENCE SANS GUERRE
Outre celle du passage, il reste deux autres questions, très importantes, que Kroutchev a intitulées: «la coexistence pacifique des deux systèmes» et «la possibilité d’éviter la guerre à l’époque actuelle». Il faut voir s’il y a eu du nouveau sur ces points, et dans quel sens. Disons-le tout de suite, la nouveauté, c’est qu’en plus de Marx et Lénine, c’est Staline lui-même qui a été renié
Nous avons rapporté la position du Congrès sur la «non-ingérence» de l’Etat soviétique dans les «affaires politiques intérieures» des autres pays et donc la non-ingérence du parti réuni à ce Congrès. Nous avons montré ce qu’avait d’étrange la prétention de l’Etat, du parti et du Congrès à continuer de prévoir que le socialisme se substituera au capitalisme dans tous les pays, et à le désirer, «en gardant les mains propres». Cette attitude follement défaitiste continue pourtant à trouver crédit dans les masses ouvrières du monde dans la mesure où toute l’opinion et la propagande bourgeoises l’accréditent, en continuant à dessein à confondre leur terreur réelle du communisme avec la campagne d’agitation contre la politique de Moscou. La fin de tout cela est encore lointaine: une clarification ne pourra pas venir de congrès comme celui-ci, mais de nouveaux alignements originaux des intérêts et des fronts de conflits de l’impérialisme.
Ici, il nous faut faire ici l’historique de cette question de la coexistence, ou même de la cohabitation (personne n’est aveugle au point d’affirmer que les deux groupes d’Etat puissent «s’ignorer» l’un l’autre).
En effet, la coexistence telle qu’on la définit aujourd’hui ne veut pas dire seulement: abstention de la guerre entre classes et entre Etats – paix internationale – désarmement des forces révolutionnaires et même partisanes. Elle signifie clairement: collaboration économique, sociale et politique.
Historiquement, cette question dérive d’une autre dont on ne souffle mot aujourd’hui ou qu’on affecte de considérer comme étant résolue; c’est pourtant la seule véritable question et nous la posons en dépit au silence dont elle est entourée, en attendant qu’elle soit bruyamment et avec éclat discutée des deux côtés, dans quelques triennats. C’est la question du socialisme dans un seul pays.
Avant de prendre position sur cette étrange question: un pays à système socialiste et un pays à système capitaliste doivent-ils nécessairement se faire la guerre?, il faut en effet se demander si une telle situation historique est possible et si elle est aujourd’hui présente.
Nous voyons trois étapes de cette grande question: 1926, à l’Exécutif élargi de décembre de l’Internationale de Moscou (7ème Session) – 1939, au XVIIIème Congrès du P.C.R., à la veille de la deuxième guerre – 1952, au XIXème Congrès, avant la mort de Staline.
LE TOURNANT DE 1926
Cette première discussion est le reflet d’un moment décisif. La grande organisation qui tenait l’Etat en Russie solidement en mains abandonne alors les efforts pour provoquer la révolution prolétarienne mondiale et s’assigne deux tâches: sa propre défense intérieure et extérieure par la force armée; une direction de l’économie sociale, que les tenants de la thèse qui l’emportera appellent «édification du socialisme».
Il y avait à l’époque deux thèses justes, que l’histoire a confirmées: la révolution dans les pays capitalistes est «remise» à plus tard; l’assaut armé de ces pays à la Russie est possible, et probable.
La thèse de Staline, qui était alors aussi celle de Boukharine, était que même si la passivité du prolétariat international et la vitalité des Etats capitalistes devaient se prolonger longtemps encore, il était possible, en conservant le pouvoir, de transformer en Russie l’économie en «système socialiste».
La contre démonstration de Trotsky, Zinoviev et Kamenev fut particulièrement vigoureuse et elle reste encore aujourd’hui digne d’une étude très attentive. Ils clarifièrent de façon irréfutable la doctrine de Marx et de Lénine sur ces points; nous la rappelons ici sans commentaire:
1. Le capitalisme apparaît dans le monde à des époques différentes et il se développe à des rythmes inégaux.
2. Il en va par conséquent de même pour la formation de la classe prolétarienne et pour sa force politique et révolutionnaire.
3. La conquête du pouvoir politique par le prolétariat peut se faire non seulement dans un seul pays, mais dans un pays moins développé que les autres restés sous la domination capitaliste.
4. La présence dans le monde de pays où la révolution politique du prolétariat s’est déjà produite accélère au maximum la lutte révolutionnaire dans tous les autres.
5. Dans la phase ascendante de cette lutte révolutionnaire, les forces armées des Etats prolétariens peuvent intervenir de façon défensive ou offensive.
6. En cas de pause dans les guerres civiles et d’Etats, un pays prolétarien isolé ne peut accomplir «en direction» du socialisme que les pas permis par son développement économique antérieur.
7. S’il s’agit d’un des grands pays les plus avancés, la guerre civile et étatique générale éclaterait avant que ne soit achevée sa complète transformation économique socialiste qui, du point de vue théorique, ne serait pas impossible.
8. S’il s’agit, comme en Russie, d’un pays à peine sorti du féodalisme, il ne peut avec la victoire politique du prolétariat, faire d’autre pas vers le socialisme que celui de la constitution des «bases» matérielles de ce dernier, c’est-à-dire réaliser progressivement une forte industrialisation; il doit définir son programme comme l’attente et le travail pour la révolution politique extérieure, et sur le plan économique la construction d’un capitalisme d’Etat à base mercantile.
Sans la révolution mondiale, le socialisme était alors – et reste – impossible en Russie.
Nous avons résumé la position de façon volontairement crue. Ce qui est le plus remarquable dans ce débat de 1926, c’est qu’il prouva que personne avant 1924 n’avait été d’un autre avis. La fausse interprétation d’un ou deux passages de Lénine fut démasquée, et il fut démontré que Staline et Boukharine avaient jusque-là toujours écrit et parlé dans ce sens.
Nous ne reviendrons pas sur la partie économique de la discussion. Démontrer que la société russe est capitaliste est aujourd’hui beaucoup plus facile qu’alors; c’est seulement l’aveu de ce fait qui demandera encore du temps. Alors qu’aujourd’hui Kroutchev parle de théorie «léniniste» de la coexistence pacifique, nous établissons non seulement que la théorie de l’édification du socialisme dans la seule Russie n’a jamais été léniniste, mais qu’en 1926 celle de la paix entre les deux systèmes n’était pas davantage une théorie stalinienne ou boukharinienne.
Cela se voit de façon incontestable dans les discours du froid Staline et du bouillant Boukharine. Nous ne citerons qu’un passage du discours de ce dernier:
«L’existence perpétuelle d’organisations prolétariennes et d’Etats capitalistes est une utopie. Une telle existence simultanée est un phénomène temporaire. C’est pourquoi dans notre perspective nous prévoyons forcément une lutte armée entre les capitalistes et nous. Je déclare catégoriquement que la victoire définitive du socialisme est la victoire de la révolution mondiale, ou au moins la victoire du prolétariat dans tous les centres décisifs du capitalisme».
C’était en 1926. Aujourd’hui on flirte avec le non «décisif», négligeable capitaliste Oncle Sam!
Ces paroles de Boukharine étaient marxistes. Il péchait seulement par excès d’ardeur quand il ne voulait pas attendre davantage la réalisation du socialisme dans l’immense Russie, et par un pouvoir aussi absolu. Il a racheté plus tard au prix de sa vie le droit au titre de grand, de vrai communiste révolutionnaire.
Peut-être Staline lui-même a-t-il quelque chose à faire valoir, s’il est vrai qu’on l’a fait mourir. Nous allons le voir tout de suite.
Flammes DE la VEILLEE d’armes
Le 10 mai 1939, Staline présentait à Moscou son rapport au XVIIIème Congrès du Parti russe. Entre 1926 et 1939, les tenants du socialisme édifié avaient remporté dans la lutte en Russie une sanglante victoire. Non seulement Zinoviev et Kamenev, mais Boukharine lui-même avaient été exécutés. Trotsky, réfugié hors de Russie, n’en avait plus pour longtemps à vivre. Dans son style chargé de répétitions rhétoriques, leur ennemi (homme non pas obtus, mais têtu, et qui perdit une grande occasion de prouver que l’entêtement est une qualité révolutionnaire) se montrait assuré qu’enfermés dans la tombe, ou en passe de l’être, ils ne parleraient plus: «L’épuration de la poignée d’espions, d’assassins et de saboteurs du genre Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Jakir, Toukhatchevski, Rosengoltz, Boukharine et autres monstres qui rampaient devant l’étranger...». Mais que pensait alors Staline de la coexistence et de la guerre? Eh bien, dans ce discours, il voyait cette dernière certaine, proche, inévitable!
Attachés aujourd’hui à le démolir, la poignée de ses vils adulateurs d’alors soulignent que quelques heures seulement avant Staline ne la prévoyait pas l’offensive allemande de 1942. L’embrassade germano-russe de 1939 se serait donc faite en toute confiance et le coup bas aux amis n’aurait été porté que par les Allemands? Ces bousilleurs réduisent la dialectique historique à l’état d’une charogne puante. Des forces aussi gigantesques ne se mettent pas en branle à un signal secret transmis la nuit précédente! Nous devons nous en tenir au document dans lequel Staline, six mois avant l’invasion hitlérienne de la Pologne, fait preuve d’une sûre vision de l’avenir. Elle est bien étrange la légèreté imprudente avec laquelle précisément ceux qui ont fondé la conduite politique de toute la guerre et de l’après-guerre sur cette perspective le disqualifient!
Dans son rapport Staline montre que le jeu de l’impérialisme mondial conduit avec certitude au déclenchement de la guerre. Ses paroles sont explicites: «La nouvelle guerre impérialiste est devenue un fait». Cependant les Etats capitalistes la craignent, parce qu’elle «peut conduire à la victoire de la révolution dans un ou plusieurs pays». Staline se réclamait donc encore de la doctrine de Lénine sur l’impérialisme. Ce qui, par contre, mérite la critique (mais c’est à nous, marxistes, qu’il revient de la faire, et non aux gens sans principes qui l’entouraient dès cette époque), c’est la totale distinction qu’il introduit entre «Etats agresseurs» et «Etats démocratiques», sur laquelle sera édifiée par la suite la politique défaitiste de l’Antifascisme et de la Libération.
Pour lui, les «Etats agresseurs Allemagne, Italie et Japon», dissimulent avec leur fameux «pacte Anticomintern» leur intention d’attaquer les «Etats démocratiques Angleterre, France, Amérique». Il va jusqu’à fustiger la docilité de ces derniers (Munich) face aux exigences d’Hitler! Après de vagues paroles sur la volonté de paix de la Russie, il stigmatise la non-intervention dans la guerre comme une politique à la Ponce-Pilate. Quant à la Russie, elle prépare ses armes: «Personne ne croit plus aux discours mielleux selon lesquels les concessions faites à Munich aux agresseurs auraient inauguré une nouvelle ère de pacification». De toutes façons, «nous ne craignons pas les menaces des agresseurs, et nous sommes prêts à répondre par des coups redoublés aux coups des fauteurs de guerre qui chercheraient à violer nos frontières».
Le marxisme est à mille lieues de la «théorie de l’agression» et de la distinction entre pays belliqueux et pays pacifico-démocratiques; engendrée par les rapports de production bourgeois, la guerre n’a nul besoin d’être «voulue» par des criminels, et une telle position est tout simplement une injure à la véritable doctrine de Marx et de Lénine. Nous ne pouvons pourtant pas cacher que le langage actuel – coexistence pacifique, possibilité d’éviter la guerre – est infiniment plus dégénéré et écœurant que celui tenue à la veille du second conflit mondial.
Si l’alternative des alliances, d’abord avec les Etats agresseurs et ensuite avec les Etats pacifiques a été un chef-d’œuvre supplémentaire dans le reniement des principes, il n’empêche que la façon dont est raconté aujourd’hui le drame qui va de Dantzig à Stalingrad est encore plus fumeux et suspect; sachant que le fait de serrer la main armée de Churchill et de Roosevelt était autant une trahison que d’avoir serré celle d’Hitler – égale génuflexion d’un pouvoir déjà devenu capitaliste devant les impératifs de l’impérialisme, égale obéissance aux forces supérieures du déterminisme qui régit la politique internationale que les naïfs et les charlatans prétendent être entre les mains, faibles et hésitantes, d’une poignée de «Grands».
LE TESTAMENT DE STALINE
La biographie du personnage ne nous touche pas davantage que celle de tout autre ennemi – ou ami – proche ou lointain. Nous nous en servons d’arme historique parce qu’elle nous permet de débarrasser le terrain du nouveau mensonge tout aussi répugnant que celui qui qualifiait de «monstres» nos glorieux Frères exterminés dans les purges russes. Ce mensonge, c’est que dans tous ces vaines tentatives de se disculper de toute responsabilité dans les actes liés au nom de Staline, puisse se dessiner un retour salutaire à l’époque grandiose où, à la grande terreur du monde capitaliste, la ligne de Marx et de Lénine était levée bien haut et sans faiblesse.
Nous avions relevé que dans son texte sur les «Problèmes économiques», Staline semblait vouloir maintenir que seule la destruction du capitalisme pouvait mettre fin au danger de guerre impérialiste, bien qu’il n’énonçait cette thèse qu’avec de visibles concessions contradictoires à la «coexistence» et au «pacifisme» dont il était déjà question.
Ce texte est condamné aujourd’hui, mais, au fond, pourquoi? Non parce que l’existence du socialisme en Russie serait le moins du monde remise en question, ou que serait dénoncée comme fausse et absurde la thèse de la persistance des lois du marché en plein socialisme; nous avons vu que ce qui était condamné, c’était uniquement l’affirmation de Staline selon laquelle depuis quelque temps déjà, une augmentation de la production capitaliste occidentale serait exclue. Nous constatons aujourd’hui qu’est condamnée une autre affirmation: celle selon laquelle l’impérialisme et la crise mènent à une troisième guerre.
Attendre une catastrophe économique et politique du monde capitaliste, et puis ne pas la voir se produire est une felix culpa, une heureuse faute, pour les révolutionnaires.
Marx et Engels ont été déçus bien des fois dans leur attente des crises et de la catastrophe et bien d’autres fois par l’issue des guerres internationales qu’ils avaient prévues.
En 1926, le premier concert d’insultes contre les futurs monstres tendait à les suffoquer sous l’accusation infamante de pessimisme, et de théorisateurs de la stabilisation du capitalisme. C’est pour cela que le premier Togliatti venu tournait Trotsky en dérision de façon pitoyable.
Dans le discours dont nous avons parlé, Staline déduit la guerre - qui devait éclater en septembre – d’une crise de la production mondiale qui après la vigoureuse reprise qui avait suivi la crise de 29-32, était manifeste dès 1937, année au cours de laquelle seule la production russe n’avait pas baissé.
La dernière erreur de Staline en 1952, consistant à attendre une dépression en Occident, au lieu du «boom» imprévisible qui a suivi et devant lequel les K. et les B. vont de par le monde s’agenouiller respectueusement, est sans doute la moindre de toutes ses hontes. Tout cela montre seulement que les élèves ont malheureusement surpassé le maître de beaucoup.
Si donc la courbe de l’accumulation s’était infléchie vers le bas, on serait passé de la guerre froide à un conflit ouvert? Mais cela aurait peut-être donné lieu d’espérer la défaite historique finale ou de l’Angleterre ou de l’Amérique, ou à la fois de ces deux puissances, qui, toujours victorieuses depuis deux siècles, ankylosent le devenir de l’humanité.
Mais la courbe, pour l’instant, s’est mise à monter. Et elle ne monte pas seulement en Russie comme le montraient les chiffres de Staline pour les années 1937 et 1938. De là le sale pacifisme idyllique et larmoyant dans lequel s’est vautré l’état-major du XXème Congrès, blasphémant le marxisme-léninisme de façon dix fois plus horrible que Staline lui-même!
Citons de nouveau les phrases de Staline que nous rapportions dans notre «Dialogue» avec lui: «Pour que les guerres cessent d’être inévitables, il faut que l’impérialisme soit détruit». C’est par cette conclusion énergique que Staline terminait sa réfutation résolue «des affirmations de quelques camarades qui prétendent que, du fait du développement de nouvelles conditions internationales après la seconde guerre mondiale, les guerres entre pays capitalistes ont cessé d’être inévitables». Staline ne s’opposait d’ailleurs pas seulement à cette thèse à la Kroutchev, mais également à celle qui disait que «les contrastes entre le camp du socialisme et celui du capitalisme sont plus grands que les contrastes entre les pays capitalistes».
Et voilà pourquoi le XXème Congrès, détachant la tête embaumée de Joseph de son froid cadavre, s’en va la porter sur un plat d’or aujourd’hui à Londres et demain, à n’en pas douter, à New York, à la prochaine élection présidentielle.
«Il s’ensuit que les guerres entre pays capitalistes continuent à être inévitables. On dit qu’il faut considérer comme dépassée la thèse de Lénine selon laquelle l’impérialisme engendre inévitablement les guerres, du fait que de puissantes forces populaires se sont développées aujourd’hui et qu’elles agissent pour défendre la paix, contre une nouvelle guerre mondiale. Cela n’est pas vrai».
Cela n’était pas vrai alors, et cela ne l’est pas davantage aujourd’hui. Cela à savoir ce que dit Kroutchev aujourd’hui: «Les guerres ne sont plus inévitables, ni fatales parce qu’aujourd’hui... existent les partisans de la paix». Et ceux-ci, et d’autres choses de ce genre, n’existaient pas quand «fut élaborée «une» thèse marxiste-léniniste selon laquelle les guerres sont inévitables tant que l’impérialisme existe».
Une thèse, misérables? – La thèse sans laquelle marxisme et léninisme sombreraient dans le néant!
VIVE STALINE, ALORS?
Nous avons montré dans le «Dialogue avec Staline» les graves faiblesses de l’argumentation de ce dernier. Il ne croyait pas encore possible de jeter par-dessus bord ce qui est, comme nous venons de le dire, non pas UNE thèse, mais LA thèse de Lénine. Il voulait cependant expliquer pourquoi la «coexistence», qui était déjà inventée, était possible. Il voulait pour cela se débarrasser de la thèse de Boukharine et la sienne, sur l’inévitabilité de la guerre entre les deux systèmes. C’est pourquoi il se mit à déclarer plus probable la guerre entre les états capitalistes; et ce n’est pas sans cohérence, qu’évoquant sa position de 1939, il répond à la question: pourquoi donc «la deuxième guerre mondiale n’a-t-elle pas commencé par la guerre contre l’U.R.S.S., mais par une guerre entre pays capitalistes?».
Staline montrait avoir encore quelques lueurs sur la dialectique, alors que le XXème Congrès a fait montre en cela d’une cécité absolue: c’est une chute continuelle dans les ténèbres, ce sont le soir et la nuit qui tombent sur les grandes journées historiques d’Octobre. C’est l’œil fatigué de Staline qui en perçut les derniers rayons. Les Etats occidentaux ont aidé la réorganisation du capitalisme allemand après la catastrophe de 1918, pour pouvoir le lancer contre la révolution russe, affirmait-il. Et alors, bien que retombant dans la propagande de 1939 entre pays agresseurs et pays pacifiques, il expliquait, à la Lénine, le mouvement irrésistible de la revanche allemande par le motif économique du manque de marchés et de débouchés, et non par la criminologie historique des imbéciles.
La mollesse théorique de cet homme dont l’action était de fer, avait déjà été démontrée par la plume incomparable de Trotsky.
En effet le fragile édifice de ses positions contenait déjà tous les éléments de la dégringolade qui a suivi jusqu’aux derniers échelons de la contre-révolution dont le XXème Congrès a été l’aboutissement, prétendument à sa honte.
Comment, nous avons déjà été en mesure d’indiquer clairement comment il y a quatre ans. Continuant à affirmer que la guerre dérive de l’impérialisme et désignant ce dernier comme l’ennemi, Staline n’en préparait pas moins le travestissement complet de la «théorie» léniniste du «défaitisme» en disant que «le mouvement pour la paix» (dont il réduisait la portée au résultat bien mince de freiner et de retarder la guerre) «se distingue du mouvement qui existait lors de la première guerre mondiale, et qui, visant à transformer la guerre impérialiste en guerre civile, allait plus loin et poursuivait des buts socialistes» (13).
En 1952 donc, la thèse de Staline était mi-chèvre mi-chou, alors que de 1848 à 1917, de la thèse de Marx contre les démocrates bourgeois de «paix et liberté» de l’époque à celle de Lénine contre les jusqu’auboutistes de la première guerre, la position était restée la même. C’est que nous, marxistes, nions qu’il y ait un but de paix distinct de celui du socialisme et de l’émancipation de la classe ouvrière. Nous attendrions plutôt la révolution de la guerre, que la paix du capitalisme. Nous ne connaissons pas d’autre voie pour «enterrer la guerre» que de détruire le système bourgeois.
Staline, lui, détachait déjà le mouvement pour la paix de l’action pour le socialisme, prétendant que celle-là était possible – mais pas certaine – avant celui-ci. Kroutchev et les siens, tombés encore plus bas, veulent la paix sans socialisme: revendication idiote en même temps qu’impossible.
Aujourd’hui comme hier, notre position permet de débrouiller immédiatement l’imbroglio et de dissiper la confusion. La Russie est tout aussi capitaliste que les Etats d’Occident et la guerre éclatera aussi entre elle et eux. Staline la voyait proche, mais préférait ne pas être le premier à tirer; il espérait qu’à l’aide du mouvement populaire, les choses iraient comme en 1939. Il attendait, assurant les Etats bourgeois que les contradictions qui existaient entre eux étaient plus fortes que celles qui opposaient les deux systèmes et leur souhaitant la crise intérieure et la guerre. Dernière illusion! Ses successeurs ne croient plus à la crise, ni à l’intérieur du système, ni entre les Etats capitalistes. Ils ont perdu les dernières lueurs d’espoir auxquelles Staline croyait encore devoir s’accrocher. C’est pourquoi ils offrent de renoncer à toute action perturbatrice et élèvent au rang de règle éternelle ta théorie qui prétend qu’on pourrait éviter les guerres grâce à la volonté et la conscience populaires, et à l’action de persuasion. Ils se débarrassent ainsi des dernières pudeurs que même un homme aussi impitoyablement résolu que Joseph Staline ressentait encore.
La grandeur et la petitesse des hommes, la dureté et la sensibilité des âmes n’ont rien à voir avec tout cela. Staline se trompait; il ne voyait pas que la troisième guerre était encore lointaine, il manœuvrait comme si elle était proche. Pas plus que ses disciples et ses successeurs, il ne croyait pas à la seule force capable de barrer partout le chemin à la guerre: la Révolution. Comme eux, il vivait au jour le jour dans l’infâme et stupide longue paix bourgeoise, que nous aurons peut-être encore pour vingt ans.
CONCURRENCE ET EMULATION
Le puissant discours prophétique de Trotsky en 1926 se situait sur un plan si élevé qu’on lui coupa la parole. Peut-être par la suite ne compléta-t-il pas de manière adéquate son analyse, bien que ses textes furent écrits dans le même style admirable. Il insista sur d’autres aspects du drame russe, tels que l’avidité de la bureaucratie d’Etat et de parti et la férocité de Staline, choses secondaires par rapport aux thèmes qu’il avait traités dans son discours.
Aujourd’hui, pour se libérer des conditions auxquelles ce qu’il appelle «une» thèse de Lénine était liée, le pauvre Kroutchev affirme que si, en 1914, les facteurs agissants étaient économiques, en 1956, d’autres facteurs, relevant de la morale et de la volonté, joueraient également: ainsi disparaissent les dernières lueurs de marxisme qui soient jamais parvenues jusqu’à lui: «La guerre n’est pas un phénomène exclusivement économique» et «Dans la question de savoir s’il doit y avoir ou non la guerre (en voilà une question!) les rapports de classes, les forces politiques, le degré d’organisation des hommes et leur volonté consciente revêtent une grande importance».
Dans quel affreux méli-mélo on est tombé, pour retourner de Staline à Marx! Staline parcourait la bibliothèque des classiques le lance-flamme à la main: mais à la lueur de celui-ci, on pouvait encore déchiffrer quelque lambeau de page. Les Kroutchev et consorts, eux, y font irruption comme des taureaux auxquels on a bandé les yeux (mais ont-ils jamais appris à lire?) après avoir éteint toutes les lumières.
On serait marxiste, alors qu’on range d’un côté les facteurs économiques, de l’autre – selon un ordre révélateur –les rapports de classe, les forces politiques, l’organisation, la conscience, la volonté, en deux équipes rivales auxquelles on crie: «En ligne!», tandis qu’avec son sourire le plus photogénique, le maréchal Boulganine tire le coup du départ de cette nouvelle «lutte émulative»?
Trotsky, malheureux naïf dans notre genre, avait fondé son argumentation sur les «facteurs économiques» du moment. Il fut grand. Vous ne pouvez rien faire d’autre, dit-il, que de développer le passage de notre société pré-capitaliste au mercantilisme, que de vous rapprocher du modèle capitaliste. Plus vous aurez fait de pas pour le rejoindre, plus les influences qu’il exercera sur vous seront irrésistibles. La guerre n’est pas son seul moyen de vous soumettre. Ou nous irons le déloger de ses tanières d’Occident, ou c’est lui qui viendra ici nous régler notre compte. Ni militairement, ni économiquement, notre évolution ne peut se faire sans se croiser avec la sienne. A l’interruption de quelque imbécile, Trotsky répondit en lançant un regard de géant de la doctrine historique vers l’avenir le plus lointain: je crois à la révolution mondiale plus que n’importe qui, mais si nous regardons les choses en face, nous pourrons attendre même cinquante ans. La condition est que pendant tout ce temps nous ne dissocions pas la réalisation du socialisme en Russie du renversement de la société capitaliste en Occident.
L’internationalisme, poursuivit-il, reprenant les termes de la doctrine intangible, est fondé sur le caractère international des échanges que le capitalisme a introduits partout et dans le tourbillon duquel nous serons entraînés. Prétendre rester en dehors de cette influence ne serait qu’une vaine illusion. Ses adversaires le bâillonnèrent sans qu’il pût se défendre.
Il quitta la tribune pour la dernière fois en disant: l’Internationale en discutera encore... Lui disparut, il nous revient de poursuivre aujourd’hui le «dialogue» par lequel son esprit lumineux réfutait avant a la lettre tous les Kroutchev à venir.
MARCHES ET COMMERCE
Coexistence ne signifie «pas de guerre», mais ne peut signifier pas de contact, pas d’échanges. Trotsky l’avait bien souligné, et l’histoire le confirme.
A l’époque de Staline, la formule était celle du double marché mondial. En démontrant qu’elle était fausse, nous l’avons rectifiée en la prétendue existence de deux marchés semi-mondiaux. La perspective de Staline était aussi naïve qu’audacieuse. La moitié du monde échappant désormais au capitalisme d’Occident, celui-ci va s’étouffer dans l’excès de production, se déchirer dans des guerres dix fois plus pernicieuses, alors que nous, nous serons toujours, nous continuerons. Mais qui est-ce nous? La seconde moitié du capitalisme, seulement douée de plus de vitalité que la première?
Aujourd’hui la théorie illusoire des deux marchés compartimentés et fixes est jetée résolument par-dessus bord: la patrie socialiste ne rend pas seulement ses armes, elle tombe résolument la ceinture. Avec Staline, ce sont ses dernières menaces de sortir un poignard mortel de dessous ses jupes qui ont disparu.
Il nous faut écouter ici ce que dit l’économiste de service, Mikoyan: «Nous sommes fermement convaincus qu’une coexistence stable est inconcevable sans le commerce (souligné dans le texte de Rinascità, de février 1956) qui peut constituer la base de cette coexistence, même après la formation de deux marchés mondiaux. L’existence de deux marchés mondiaux – le marché socialiste et le marché capitaliste -– non seulement n’exclut pas, mais présuppose au contraire le commerce à avantage réciproque entre tous tes pays. L’interprétation exacte de ce problème a, sous l’aspect de la coexistence entre les deux mondes, une valeur de principe, mais il a également une importance pratique, économique». Citons encore ce passage dont la formulation extrêmement négligée, inconsciente, évoque l’image d’un homme courant en toute tranquillité sur une mince pellicule de glace; elle mériterait des italiques et des points d’exclamation dont nous nous abstiendrons: «Nous pensons que notre commerce avec les pays capitalistes est avantageux pour les deux parties... Cela est imposé par la nécessité même de la division sociale du travail... par le fait qu’il n’est pas également avantageux de produire tous les types de marchandises dans tous les pays...». Mikoyan s’est-il jamais douté (et même seulement un lecteur de Rinascità sur mille se doutera-t-il jamais?) qu’en système socialiste (outre le fait bien connu qu’il n’y a pas de commerce, pas de marché) la division sociale du travail tant par professions et par entreprises que par régions et par nations, sinon sa division technique dans l’usine, doit être dépassée? Se doute-t-il que toutes ces formes – et en premier lieu celle qui veut que «la production soit avantageuse» – sont indissolublement liées au type capitaliste des rapports de production? Avantage et profit du capital sont deux termes qui veulent dire la même chose.
Toute cette critique, nous l’adressions déjà à Staline dont la vision sur le commerce et la confrontation entre les deux systèmes gardait encore quelque prudence et nous montrions que les économistes bourgeois de l’école libérale étaient d’accord pour que les deux productions soient écoulées sur tes mêmes marchés et pour que celui qui aurait le plus gagné à la chose soit proclamé vainqueur (14). Mais alors, si l’on admet que par les canaux internationaux le profit du capital (capital d’autant plus avide qu’il est anonyme) traverse toutes les frontières, quel doute reste-t-il que l’argument selon lequel, en Russie, «les exploiteurs ont été anéantis» et qu’il «n’y existe plus de bourgeois» perde toute valeur?
ECHANGE DE CAPITAUX
Cette terrible grêle de thèses qui admettent des rapports de plus en plus larges entre les prétendues deux économies, les prétendus deux systèmes, montre comment tout le sens de la manœuvre de la «coexistence» et de «l’émulation» a un contenu économique. La prétention de prévaloir sur le capitalisme occidental grâce à la pression des opinions «populaires» et à la diffusion de celles-ci dans la «conscience» des masses du monde entier et autres semblables homélies ne sont que des vantardises qui ne changent absolument rien au fait. Il y aurait, à la limite séparant deux systèmes, opposés et hétérogènes dans leur nature interne, une sorte de frange d’interférence? On ne peut en conclure qu’une seule chose: c’est que l’embrassade à laquelle la persuasion doit soi-disant conduire (en alternative, comme toujours, au conflit violent), est l’embrassade de systèmes identiques, de natures homosexuelles en quelque sorte. Ce n’est qu’une étape de la revendication idiote de libéralisation du commerce mondial, appuyée par tous les «opérateurs» de l’économie. En ce moment, même les milieux d’affaires américains réclament l’élimination des interdits frappant l’importation de produits étrangers. Si nous voulons que les Japonais, par exemple, nous achètent du coton grège, nous devons leur permettre, disent-ils, de «gagner des dollars» en vendant chez nous leurs cotonnades à bas prix. Dans la formule du «gain réciproque» lancée par le XXème Congrès et par Mikoyan, on peut lire tout le capitalisme, même si l’on n’en est qu’à l’A.B.C. du marxisme.
Dans la bouche des Nenni, celle-ci entraîne avec elle une avalanche de revendications: on doit établir avec la Russie jusqu’au «marché des capitaux». Il doit donc être permis d’exporter de Russie du capital «socialiste» et d’y importer du capital... capitaliste. Cela aussi est à mettre sur la conscience de Mikoyan et rend vraisemblable la nouvelle selon laquelle, entre deux tasses de thé, B. et K. auraient offert à la reine Elisabeth deux milliards de dollars d’or pour régler des achats de marchandises.
Naturellement, au moment de ces gigantesques exportations de capital financier, on continuera à dire qu’il ne s’agit plus du phénomène caractéristique du pire impérialisme, celui que Lénine a décrit. Pour sûr! C’était alors l’époque des vulgaires facteurs économiques; aujourd’hui, c’est toute autre chose! Il y a les valeurs morales, les poussées d’émulation à avantages réciproques; enfin la conscience générale de notre aimable et charmante époque ne permet plus les manœuvres d’autrefois pour se rouler les uns les autres par-dessus les frontières: la guerre est évitable !
Il est évidemment absurde de qualifier de socialiste, ou même de semi-socialiste un monde tout entier constitué par un réseau de bourses des marchandises et de bourses des capitaux. Mais il l’est encore plus d’admettre la possibilité d’y empêcher l’éclatement d’une troisième guerre générale en militant pour le seul maintien de la paix et sans toucher au capitalisme, contrairement à la thèse de Lénine.
En 1947, les Etats-Unis auraient eu le monopole du marché des capitaux, mais ils l’auraient perdu (en même temps que celui des armes nucléaires: cela c’est l’Américain Lippman qui le dit). Il apparaîtrait donc toujours plus difficile pour les Etats-Unis d’exiger des accords militaires ou politiques en contrepartie de leur aide économique.
Bon, nous voilà donc en pleine idylle. En effet, il apparaît si facile pour la Russie d’exiger, en contrepartie de deux milliards bien comptés de dollars, un demi-sourire de Sa Gracieuse Majesté Britannique!
OUI, LA GUERRE EST EVITABLE
Nous considérons toujours comme pleinement valable la doctrine de Lénine sur la guerre. Elle n’est au reste pas autre chose que celle de Marx après la guerre franco-prussienne et la Commune de Paris, événements qui mirent fin à l’époque des guerres révolutionnaires pour la formation des nations et ouvrirent historiquement celle de l’impérialisme: toutes les armées nationales sont désormais coalisées contre le Prolétariat !
Dès 1848, cependant, Marx avait démoli toutes les idéologies pacifistes et humanitaires qui prévoyaient de mettre fin aux guerres en «persuadant tout le monde» de leur inutilité. De 1848 à 1871, on assista à une série de guerres qui étaient encore utiles historiquement, en raison du radicalisme bourgeois des Mazzini, Blanc, Kossuth et autres, qui ne le comprenait pas. La guerre entre nations ne pouvait pas être supprimée par la Paix Universelle, mais par la révolution de classe supranationale.
Les marxistes de la Seconde Internationale avaient eux-mêmes cru sincèrement que le prolétariat pouvait empêcher la guerre, ce que Lénine leur rappelait depuis dix ans. Mais personne, pas même les réformistes les plus endurcis, ne pensait pouvoir arrêter la guerre par des forces «morales» et par la persuasion, et pourtant c’était alors une période d’évolution idyllique et pacifique où les votes socialistes s’accumulaient dans les Parlements. Empêcher la guerre, pour les socialistes de la IIème Internationale, signifiait empêcher la mobilisation générale par une grève générale illimitée dans tous les pays, par la prise du pouvoir en vue de fonder le socialisme dans l’Europe unie.
Lorsque Lénine établit que l’étape impérialiste du capitalisme conduit à la guerre, il ne croyait pas encore lui-même à une série de guerres mondiales successives. Il s’attendait à ce que, dès la première, le prolétariat se dresse, au moins en Europe, et l’arrête. Sa formule était «transformer la guerre impérialiste en guerre civile», ce qui comportait l’alternative suivante: ou la guerre civile dans les différents pays, le renversement des bourgeoisies et la guerre n’éclate pas, ou l’éclatement et le développement de la guerre entre nations. C’est donc en 1914 que fut perdue la grande occasion léniniste de «transformer la guerre impérialiste en guerre civile». La responsabilité en revient à tous ou presque tous les partis ouvriers, qui non seulement ne bloquèrent pas les chantiers ni les chemins de fer et n’immobilisèrent donc pas les corps d’armée, mais allèrent jusqu’à donner leur adhésion à la guerre nationale. Quant à la révolution russe, elle naquit de la rencontre de deux conditions particulières: la survivance d’un régime féodal et une série de défaites militaires. En Occident, le temps manqua pour que se déroule le cycle qui aurait dû avoir lieu en peu d’années: la condamnation et la défaite des partis traîtres, la reprise du prolétariat, le renversement des bourgeoisies des Etats victorieux ou vaincus. Et la révolution russe resta seule.
Aucune résistance de classe ne s’opposa au déclenchement de la seconde guerre mondiale, et aucune révolution ne la suivit. Les monstres impérialistes ne trouvèrent pas l’obstacle des partis prolétariens sur leur route: les partis communistes nés après 1914 s’étaient complètement dénaturés pendant les vingt ans qui séparent les deux guerres. Et leur pire défaite fut celle infligée par les répressions staliniennes.
Aujourd’hui, qui soutient toujours la thèse de Lénine, affirme qu’une fois reconstituées les conditions de type impérialiste y compris dans les pays vaincus, au bout d’un certain cycle, la menace de guerre se représentera à nouveau, avec une seule alternative (entièrement inenvisageable à l’heure actuelle): que la révolution prolétarienne la brise dès sa naissance.
La révolution pourrait naître d’une troisième guerre, à condition que le mouvement de classe ait resurgi avant son déclenchement que tout laisse penser encore lointain.
La première condition de ce difficile résultat est que le prétendu caractère socialiste de la Russie soit complètement réfuté.
A la thèse du XXème Congrès sur la possibilité actuelle d’éviter la guerre, nous répondons non pas que celle-ci est inévitable dans un sens absolu, mais qu’elle ne peut être évitée grâce à un mouvement vaguement idéologique de prolétaires et de classes moyennes et pauvres, qui sont incapables de lui opposer une résistance sérieuse et qu’elle écraserait comme un bulldozer.
La guerre générale est donc évitable historiquement, mais à condition de lui opposer un mouvement provenant exclusivement de la classe salariée et que celui-ci attende cette guerre, non pour la surmonter par la paix, mais pour la supprimer en supprimant le vieux et infâme capitalisme.
PALE UTOPIE
En conclusion, les objectifs historiques que le XXème Congrès s’est assignés: paix stable dans un monde capitaliste (et pire encore, dans un monde «moitié capitaliste et moitié socialiste»!), «choix» entre capitalisme et socialisme sur la base d’une comparaison entre les deux systèmes effectuée par la conscience générale des hommes représentent un recul bien plus grand par rapport à Lénine que celui de Staline. Au moment de sa mort, en effet, celui-ci laissait encore un espoir aux prolétaires du monde, dont la conscience et la volonté étaient plus manquantes que jamais: celui que, dans une prochaine conflagration, l’Armée Rouge tenta de submerger les frontières des Etats capitalistes en persuadant dans le langage du canon et des bombes.
Dans cette vaine espérance des ouvriers murmurant la vaine phrase: «Et pourtant, le Moustachu viendra!», il restait une dernière trace du marxisme, bien que la doctrine ait été obscurcie par les théories économiques dégénérées de l’époque stalinienne.
Du XIXème au XXème Congrès, on est tombé à une conception des luttes historiques qui non seulement est la négation de Marx et de Lénine, mais qui sous le prétexte des révélations apportées par les temps modernes, et des «créations» qu’imposerait la situation nouvelle dégringole au niveau des utopies antérieures au Manifeste.
L’idée selon laquelle le monde se déciderait entre deux modèles de société et d’économie à la suite d’une simple confrontation entre deux «maquettes» artificielles d’organisation de la vivante humanité ne peut en effet être comparée qu’aux premières tentatives du socialisme utopique. Ce dernier a pourtant cette supériorité énorme d’avoir représenté à son époque une anticipation audacieuse de certaines revendications historiques de l’avenir. L’utopie actuelle n’est, elle, que le résultat d’un incroyable recul.
Marx et Engels ont d’ailleurs parlé des utopistes sans aucun mépris et ils ont même eu pour certains d’entre eux, Saint-Simon, Fourier et Owen par exemple, une véritable admiration. Pourtant, toute leur théorie repose sur deux pierres angulaires: la critique de l’utopisme socialiste et celle de la démocratie bourgeoise, de la démocratie en général, comme disait Lénine. C’est sur elles que s’est constitué le socialisme européen des dernières décades du XIXème siècle et le communisme russe de Plekhanov et Lénine.
Historiquement, deux voies au socialisme de type émulatif et persuasif ont déjà été proposées. La première est celle des vieux utopistes à la Cabet qui pensaient qu’il suffisait de visiter les Icaries et les phalanstères pour devenir socialiste. La seconde est celle de gens encore enivrés des Lumières du XVIIIème siècle et qui juraient que la justice, l’égalité et la liberté sociale étaient les corollaires de la civilisation pacifique issue de la glorieuse révolution que la bourgeoisie avait accomplie au nom de ces principes, et qu’il suffisait de consulter le peuple souverain par des élections pour qu’elles fussent appliquées.
Ce furent deux grandes conceptions de l’histoire. Pourtant, les socialistes des générations précédentes sont passés sur leurs ruines pour arriver au déterminisme scientifique de Marx et revendiquer, aux côtés de Lénine, sa théorie de la nouvelle Révolution et de la Dictature.
Dictature ou persuasion: ou l’un, ou l’autre. On doit «dicter» à ceux que l’on n’a ni le temps ni les moyens d’amener à consentir. Plus le capitalisme s’obstine, s’entête à vivre dans l’histoire, moins il est possible d’en venir à bout autrement que par la violence.
La Raison, dans les formes vraiment fortes et séduisantes qu’elle revêtit à son origine, nous l’a amené par la main. Mais alors que la bourgeoisie lui élevait des autels, les glorieux précurseurs de la Ligue des Egaux osaient déjà lui opposer la Force.
Une autre honte des proclamations du Congrès, c’est le passage au communisme non seulement à travers la démocratie, mais à travers l’utopie – sous le couvert du retour à Marx et à Lénine.
Au XXème Congrès, ils ont déchiré également le Manifeste de 1848. Dans ses pages sur la littérature socialiste et communiste d’autres tendances, il avait enregistré le détachement définitif de la lutte ouvrière de l’utopisme. Nous ne pouvons rapporter ici les textes théoriques de Marx et d’Engels sur ce point. Qu’il nous suffise de citer quelques passages qui dépeignent l’erreur naïve des utopistes.
«Il suffit, selon eux, de comprendre leur système pour reconnaître qu’il constitue la meilleure des organisations possibles de la meilleure société possible».
«Ils désapprouvent donc toute activité politique, c’est-à-dire révolutionnaire; ils veulent rejoindre le but par des moyens pacifiques; c’est pourquoi ils cherchent à frayer un chemin au nouvel évangile social par des expériences limitées, et donc sans signification (reconnaissons que l’expérience russe a été, elle, une expérience en grand... de construire le capitalisme) et par la puissance de l’exemple».
De temps à autre, nous trouvons en flagrant délit de faux éhonté ces «pionniers de l’avenir» qui, pour justifier leurs trahisons et leurs abjurations, bavardent de formes historiques de transition d’un système social à l’autre autrefois ignorées et que les plus récents événements auraient créativement forgées, déduisant des changement de situations la révision de formules soi-disant surpassées. Ces gens-là finissent invariablement de la même façon, convaincus d’anachronisme honteux et de réactionnarisme vermoulu.
Avec vos conclusions qui ont tant ému les amateurs de nouveautés de dernière heure, vous pouvez retourner à cent ans en arrière, au moins, Messieurs du XXème Congrès! Vos dernières trouvailles, la coexistence, l’émulation, la compétition qui, dans une entente «homosexuelle» avec le reste du capitalisme voudraient arrêter la féconde et vivante histoire, ne méritent qu’une chose: c’est d’être exposées au pilori avec toutes les idéologies rétrogrades.
NAISSANCE DU CONTRE-OCTOBRE
Que reste-t-il donc de tout cet anti-stalinisme que le XXème Congrès a présenté au monde? Rien d’autre – et encore – que les points que nous avons traités au début: la condamnation du «culte de la personnalité» et des «manipulations infligées à l’histoire». Sur tout le reste, il a continué à descendre la même pente que Staline, et il est tombé à un niveau encore plus bas que lui. Sur ces deux points mêmes, la rectification a été tout autre qu’orthodoxe. Il nous faut y revenir avant de conclure notre chant funèbre pour tous ces gens enlisés dans le même marais.
Staline mentait, déclare-t-on, quand il qualifiait les «monstres» trotskystes d’espions de l’étranger. Ils ne l’étaient donc pas? Mais alors, qu’étaient-ils? La réhabilitation peut remédier à des jugements moraux ou à des sanctions pénales intéressant des particuliers, mais elle ne peut corriger un jugement historique et critique.
Selon des revues soviétiques (extrait de l’Unità du 15 avril), Staline aurait mal fait, non de mentir (on ne peut en effet affirmer en principe qu’aucune circonstance ne peut conduire le révolutionnaire à la nécessité de mentir), mais d’obscurcir la «lutte d’idées» menée contre le «trotskysme» par ses atroces calomnies.
Même là, Staline a été un marxiste plus conséquent que ses censeurs d’aujourd’hui! Que signifie «lutte idéologique»? Pour un marxiste, il ne peut y avoir de lutte idéologique sans lutte politique, c’est-à-dire sans lutte dérivant du jeu des forces de classe. Du moment que la formation de l’opposition russe ne s’explique pas par l’influence corruptrice d’Etats étrangers, son extermination qui ne fut pas celle de quelques «monstres», mais de larges couches du parti bolchevik, correspond à un heurt de forces sociales. Staline disait la seule chose qu’il pouvait dire s’il ne voulait pas admettre que les partisans du mouvement antirévolutionnaire, n’étaient autres que lui et ses partisans. Et puisqu’il n’avait manifestement pas à faire à des insurrections contre le pouvoir, il ne pouvait parler que d’espionnage, d’attentats et de sabotages de grand style. Il est donc faux de dire que «la thèse de Staline, selon laquelle la lutte de classes devient plus aiguë à chaque pas en avant du socialisme, était erronée», et que «c’est cette thèse établie en 1937, alors que les antagonismes de classes avaient déjà disparu, qui a porté à d’injustes répressions».
Une fois de plus, Staline ne mentait pas de façon aussi anti-marxiste que les gens d’aujourd’hui: car il s’agissait bien d’une phase de la lutte des classes, dans laquelle le gros du Parti et sa direction, Staline y compris, remportèrent la victoire.
Comment expliquer autrement que ces revues russes disent, ainsi que le rapporte l’Unità, «les trotskystes, etc... exprimaient les intérêts des classes exploiteuses qui opposaient une résistance, et les tendances des couches petites bourgeoises de la population»?
Les victimes de 1934 et 1937 exprimaient les intérêts des classes prolétariennes internationales contre la politique de l’Etat russe qui se détachait de la lutte prolétarienne mondiale et se dissimulait derrière le mensonge de la construction du socialisme. Dans tout ce qui reste de leurs déclarations, soigneusement étouffées depuis 1926, ils revendiquaient la ligne de Lénine, affirmant qu’il s’agissait de passer à une longue lutte de la dictature prolétarienne contre les forces intérieures des classes petites-bourgeoises, soutenues par l’influence multiple du capitalisme international. C’est là, pour des marxistes, que réside toute la controverse qu’il s’agit de trancher.
Le grand tournant, le moment du retournement de la lutte révolutionnaire en Russie, fut celui où cette voix-là fut étouffée. Aussi ne peut-on expliquer cet épisode essentiel, dont les racines plongeaient dans le sous-sol de la société, comme une simple canaillerie, une erreur ou une distraction de Staline: ou alors le marxisme s’écroule. La lutte fut ce qu’elle fut, et il est juste de dire que c’était une lutte de classe, aussi bien sous sa forme idéologique que sous sa forme violente. Il faut rendre à Staline le rôle qu’il y joua, mais le même rôle revient à ses fossoyeurs du XXème Congrès qui se gardent bien aujourd’hui de justifier idéologiquement les assassinats d’alors. Ce rôle commun au mort et aux vivants est celui de la contre-révolution capitaliste.
C’est précisément la contre-révolution qui est «créatrice» et on lui découvre, en vivant l’histoire, les formes et les manifestations les plus nouvelles, les plus inattendues. Un demi-siècle de trahison au prolétariat socialiste nous a appris beaucoup à cet égard.
La Révolution, elle, est une. Tout au long d’un arc historique immense qui se terminera comme il a commencé, et là où il se l’était promis, elle reste toujours identique à elle-même. Bien de ceux qui sont actuellement vivants seront peut-être au rendez-vous, et certainement ceux qui sont encore à naître et ceux qui sont morts; ces derniers savaient qu’elle ne manque jamais, qu’elle ne trompe jamais. A la lumière de la doctrine-marxiste, elle apparaît dès maintenant comme une chose tangible, une chose vivante.
(13) Voir «Les problèmes économiques du Socialisme en U.R.S.S.» p. 33, 39.
(14) Voir «Dialogue avec Staline»
Parti Communiste International
Il comunista - le prolétaire - el proletario - proletarian - programme communiste - el programa comunista - Communist Program
www.pcint.org
Top - Retour thèses et textes du parti - Retour Catalogue - Retour thèmes - Retour prises de positions - Retour archives