Bilan d'une révolution

( «Programme Communiste», N° 40 / 41 / 42, octobre 1967-juin 1968 )

Retour thèses et textes du parti

 

·       Introduction

·       Les grandes leçons d'Octobre 1917

·       Les fausses leçons de la contre-révolution de Russie

·       L'économie soviétique d'octobre à nos jours

 

 


 

 

Les fausses leçons de la contre-révolution de Russie

 

Sommaire :

 

·  Seul le marxisme tire les leçons de l'histoire

·  La «leçon» bourgeoise

o L'économie marchande, berceau du capitalisme

o La révolution capitaliste n'est qu'une demi-révolution

o L'incompatibilité de la production sociale et de l'appropriation capitaliste, secret du cours tragique de la domination bourgeoise

o Vaines tentatives bourgeoises d'harmonisation

o La contradiction fondamentale du capitalisme appelle la solution révolutionnaire

o La mission historique du prolétariat

·  La «leçon» social-démocrate

·  La «leçon» anarchiste

·  La «leçon» du socialisme d'entreprise

·  La «leçon» trotskyste

 



Seul le marxisme tire les leçons de l'histoire

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Le XXme siècle n'a eu, jusqu'ici, qu'une conscience très imparfaite du sens et de la portée de la révolution et de la contre-révolution de Russie qui se sont déroulées de 1917 à nos jours et en qui, cinquante ans après Octobre, se résume malheureusement encore l'essentiel de la lutte prolétarienne de l'époque impérialiste.

A l'exception des Soviétiques - et des anti-soviétiques les plus obtus - il n'est pourtant pas de partis, de courants ou d'écoles qui n'aient plus ou moins clairement senti que les résultats historiques finaux de la Révolution russe n'étaient pas seulement afférents des buts visés par le Parti bolchevique de 1917, mais diamétralement opposés. Que cet écart prouvât que la Révolution d'Octobre avait été suivie d'une contre-révolution au lieu de progresser victorieusement dans sa ligne initiale, rares sont pourtant ceux qui l'ont compris - ou qui avaient intérêt à le dire. Mais même parmi ceux que le camouflage de cette contre-révolution derrière la permanence apparente du même parti au pouvoir en U.R.S.S. n'a pas totalement abusés, qui donc a su la caractériser exactement, dans le domaine tant politique qu'économique? Personne, puisqu'à l'extérieur du petit Parti prolétarien d'aujourd'hui, personne n'a manqué d'opposer au «bureaucratisme nationaliste» du parti de Staline un prétendu «démocratisme» internationaliste du parti de Lénine et que personne n'a franchement refusé de voir dans l'économie et la société russes une forme de «socialisme» ou du moins un «post-capitalisme».

Cette impuissance scientifique du monde bourgeois ne l'a bien entendu pas empêché de «tirer» à sa façon les «leçons» de la contre-révolution stalinienne, c'est-à-dire d'un processus historique qu'il n'avait ni compris ni même simplement constaté dans bien des cas: tel est l'obscurantisme de l'ennemi de classe du prolétariat. Pour les courants bourgeois traditionnels, l'écart entre les résultats et les buts de la révolution d'Octobre «prouverait» le caractère naturel et donc indestructible des rapports capitalistes de production, de la division de la société en classes, de l'institution État, en d'autres termes, le caractère utopique du communisme, son impossibilité radicale. Pour les sociaux-démocrates, il «prouverait» que la Révolution en général est une folie, et plus encore la révolution dans un pays à faible développement capitaliste. Pour les libertaires, il «prouverait» que faute de détruire sur-le-champ toute forme d'État, quelle qu'elle soit, la révolution est condamnée à la défaite. Pour les ouvriéristes (anarcho-syndicalistes, social-barbaristes, socialistes d'entreprise de toute sorte), il «prouverait» que la dictature du prolétariat doit être une démocratie politique illimitée pour les ouvriers, et le socialisme une démocratie économique illimitée pour les producteurs en général. Pour les trotskystes. il «prouverait» que le communisme peut dégénérer politiquement quand il bannit la démocratie, tout en subsistant dans l'économie, et devenir ainsi justiciable d'une révolution purement politique. Le simple énoncé de ces prétendues «leçons» de la contre-révolution russe dont le monde bourgeois n'a cessé d'accabler depuis quarante ans la classe ouvrière suffit déjà à montrer que celui-ci n'a jamais «retiré» de l'expérience historique d'autres conclusions que celles qu'il y avait par avance mises, soit en fonction d'une haine de classe bien compréhensible, soit en fonction des ravages de l'idéologie jusque dans les cervelles des «champions» du prolétariat. En effet, si toutes ces «leçons» ne sont jamais que la répétition de thèses séculaires, elles ont toutes, en dépit de leurs différences, une caractéristique commune: elles sont toutes dirigées contre le marxisme ou communisme révolutionnaire, soit qu'elles en proclament la faillite ou l'erreur, soit que - chose pire encore - elles le défigurent sous le prétexte de «dégager ses responsabilités» dans la venue du stalinisme et d'en «sauver l'honneur», n'hésitant pas, dans ce but, à métamorphoser en «authentiques démocrates» à titre posthume de grands communistes comme Lénine et Trotsky.

Objectivement, la défaite prolétarienne de Russie apparaît comme un nouvel échec de la lutte d'émancipation du prolétariat, attestée au XIXme siècle par les batailles de 1848 et 1871 et au début du nôtre par 1905. Si cette défaite est la grande défaite prolétarienne du XXme siècle, c'est que la révolution d'Octobre en fut la première grande victoire. Et si c'est en même temps la plus grande défaite de l'histoire du mouvement ouvrier, c'est parce que, de toute cette histoire, l'Octobre russe fut la seule victoire remportée à l'échelle d'un grand pays. La seule chose qui ait préservé le communisme d'une accusation de «faillite» doctrinale et pratique lors des défaites précédentes du prolétariat, c'est qu'en tant que Parti, il n'était pas encore assez fort pour diriger le mouvement. Mais pour que l'ennemi bourgeois puisse tenter aujourd'hui de l'accabler sous cette accusation à propos des développements de l'Octobre russe, il a d'abord fallu que le communisme se renforce au point de devenir le seul parti de la révolution et de la victoire. Ce ne fut pas un hasard, mais c'est ce que tous les révisionnistes oublient. Quand la bourgeoisie prétend enterrer ainsi le communisme en général sous les ruines de la révolution de Russie elle applique logiquement les lois de la guerre: malheur aux vaincus! Mais quand de prétendus «champions» de ce même vaincu se mettent à «réviser», ils ne tirent pas plus qu'elle «les leçons de l'histoire»: ils baissent seulement la tête sous l' invective.

Tout le monde bourgeois réagit comme si dans l'histoire il n'était jamais arrivé qu'au Parti communiste de Lénine de poursuivre tel et tel buts, et de recueillir tel et tel résultats diamétralement opposés. Si c'était vrai, cela témoignerait indubitablement contre nous. Mais il se trouve qu'au cours de toute l'histoire de la société de classe, les résultats des luttes n'ont qu'exceptionnellement répondu aux buts poursuivis, que la contradiction entre les uns et les autres a toujours été de règle. C'est même le matérialisme historique qui a eu le mérite de mettre cette vérité en relief pour démontrer que, tout comme l'évolution de la nature, le cours de l'histoire obéit à des lois objectives et non pas à la conscience et à la volonté des hommes - classes et partis (67). En d'autres termes, c'est le matérialisme historique qui a établi que si ce sont les hommes qui font leur histoire, ils ne la font pas librement. Cette vérité est inaccessible non seulement à la bourgeoisie, mais aussi à toutes les sortes de révisionnisme. En effet personne n'est capable de saisir que si notre défaite de parti en Russie prouve quelque chose, c'est simplement que, pas plus que les autres hommes, les communistes n'échappent au déterminisme (68).

Si l'on veut savoir comment le Parti prolétarien aborde les défaites de sa propre classe, on ne saurait mieux faire que d'étudier le passage lumineux dans lequel Frédéric Engels (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, 1888) définit la méthode spécifique du matérialisme dialectique:

«L'histoire du développement de la société se révèle, sur un point, essentiellement différente de celle de la nature. Dans la nature... ce sont uniquement des facteurs inconscients et aveugles qui agissent les uns sur les autres et c'est dans leur jeu changeant que se manifeste la loi générale. De tout ce qui se produit..., rien ne se produit en tant que but conscient, voulu. Par contre, dans l'histoire de la société, ceux qui agissent sont exclusivement des hommes doués de conscience, agissant avec réflexion ou avec passion et poursuivant des buts déterminés; rien ne se produit sans dessein conscient, sans fin voulue.

Mais cette différence, quelle que soit son importance pour l'investigation historique, surtout d'époques et d'événements pris isolément, ne peut rien changer au fait que le cours de l'histoire est sous l'empire de lois générales internes. Car ici aussi, malgré les buts consciemment poursuivis par tous les individus, c'est le hasard qui, d'une façon générale, règne en apparence à la surface. Ce n'est que rarement que se réalise le dessein voulu: dans la majorité des cas, les nombreux buts poursuivis s'entrecroisent et se contredisent ou bien ils sont eux-mêmes a priori irréalisables, ou bien encore les moyens pour les réaliser sont insuffisants. C'est ainsi que les conflits des innombrables volontés et actions individuelles créent dans le domaine historique une situation tout à fait analogue à celle qui règne dans la nature inconsciente. Les buts des actions sont voulus, mais les résultats qui suivent réellement ces actions ne le sont pas, ou s'ils semblent, au début, correspondre cependant au but poursuivi, ils ont finalement des conséquences tout autres que celles qui ont été voulues. Ainsi les événements historiques apparaissent en gros également dominés par le hasard. Mais partout où le hasard semble jouer à la surface, il est toujours sous l'empire de lois internes cachées, et il ne s'agit que de les découvrir». Ainsi, «les hommes font leur histoire, quelque tournure qu'elle prenne, en poursuivant chacun leurs fins propres. Ce qui importe donc, c'est ce que veulent les nombreux individus. Mais, d'une part, nous avons vu que les nombreuses volontés individuelles qui agissent dans l'histoire entraînent pour la plupart des résultats tout à fait différents de ceux qu'on se proposait. D'autre part, on peut encore se demander quelles sont à leur tour les forces motrices cachées derrière ces motifs et quelles sont les causes historiques qui se transforment en ces motifs dans les cerveaux des hommes. Cette question, l'ancien matérialisme ne se l'est jamais posée», Les révisionnistes modernes non plus!

«Découvrir les lois internes cachées» de la contre-révolution de Russie; chercher les «forces motrices», les «causes historiques» des «motifs» que les hommes - masses, partis et chefs - se donnaient à eux-mêmes d'agir et de lutter, voilà ce que seul le Parti prolétarien peut se proposer et qu'il réalise en appliquant cette autre magnifique définition d'Engels dans l'Anti-Dühring:

«La conception matérialiste de l'histoire part de la thèse que la production, et après la production, l'échange de ses produits, constitue le fondement de tout le régime social, que dans toute société qui apparaît dans l'histoire, la répartition des produits et avec elle l'articulation sociale en classes ou en ordres se règle sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit ainsi que sur la façon dont on échange les choses produites. En conséquence, ce n'est pas dans la tête des hommes..., mais dans les modifications du mode de production et d'échange qu'il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques».

Cela n'est pas à la portée de tous ces courants qui, tiraillés entre certaines vérités marxistes et la conception traditionnelle, transfèrent sans doute le siège de la Conscience et de la Volonté des individus et des chefs aux classes et aux partis, mais les considèrent toujours comme l'instance souveraine, à la façon idéaliste, sans s'apercevoir que ce n'est pas là résoudre le problème du déterminisme, mais simplement le déplacer. C'est pourquoi aussi ils ne voient pas que comprendre l'Histoire, fut-elle celle de la défaite momentanée de son propre camp, c'est démontrer l'inéluctahilite de ce qui s'est produit, et qu'en tirer les leçons, c'est non pas réviser le programme du socialisme scientifique, mais définir plus rigoureusement, à la lumière des faits, les conditions de sa victoire. Il ne leur reste donc qu'à chercher dans l'abstrait, mais en puisant à l'arsenal de préjugés séculaires, quelle autre Conscience et quelle autre Volonté auraient pu donner à l'histoire passée un cours plus conforme à leurs voeux (eux-mêmes plus ou moins arbitraires) et garantiraient infailliblement la victoire dans l'avenir. A ce point, le dogme de secte, voire la fantaisie individuelle, se substituent à la cause séculaire du prolétariat en fonction de la mode du jour, les militants révolutionnaires sont remplacés par des prophètes plus ou moins inspirés de vérités révélées qui ne sont jamais qu'une forme quelconque de révision, et la bourgeoisie triomphe!

 

La «leçon» bourgeoise

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La «leçon» de la contre-révolution russe conforme à la pensée bourgeoise classique serait sans doute difficile à illustrer aujourd'hui que la bourgeoisie affecte d'être «socialiste», mais elle est facile à reconstruire. Elle a deux formes - une grossière, une savante - qui ont sans doute toujours plus ou moins coexisté, mais dont la première répond mieux à la phase «stalinienne» de la contre-révolution et la seconde à sa phase «khrouchtchevienne et post-khrouchtchevienne».

La «leçon» grossière consiste à dire que «le communisme est pire que le capitalisme». La masse de misère, l'obscurantisme, l'oppression, le mensonge et ce que Trotsky appela un jour la sombre irrationalité de l'ère stalinienne, ont assuré à cette thèse un succès que sa grossièreté ne lui méritait pas, mais ce n'est certainement pas pour défendre le communisme que le mouvement mondial de Staline a, pendant des dizaines d'années, réalisé les plus extraordinaires falsifications dans l'espoir que la vérité resterait ignorée des ouvriers d'Occident. A cette version, le Parti prolétarien fait deux réponses. La première, évidente, est que la Russie stalinienne, et à plus forte raison khrouchtchevienne, n'a jamais eu rien à voir avec le Communisme, ni avec une forme quelconque d'acheminement vers cette forme économique et sociale (69). Cette conclusion n'appartient pas en propre au Parti prolétarien, mais la seconde est plus originale. Elle montre en effet que la phase de l'histoire russe que non seulement le stalinisme, mais aussi la bourgeoisie et même le trotskysme ont fait passer pour communiste sans qu'elle l'ait été le moins du monde, n'a pas été non plus l'absurde et inutile agonie de tout un peuple, la série de convulsions superflues provoquées par l' «arbitraire» du despote Staline que la stupide propagande occidentale a dépeinte, mais une grande révolution sociale d'une nature opposée à celle que les communistes du temps de Lénine avaient voulue et pourtant tout autre qu'historiquement stérile, riche tout au contraire de développements explosifs pour l'avenir lointain: la même révolution capitaliste que tous les pays avancés ont, eux aussi, subie dans le passé, mais dont ils ont depuis longtemps oublié les horreurs et les incommensurables tourments.

La «leçon» savante de la contre-révolution russe, la bourgeoisie n'aurait sans doute pas pu la formuler sans l'aide des pédants sociaux-démocrates d'Allemagne ou d'Autriche, du temps de Staline, tandis qu' aujourd'hui il lui suffit de répéter ce que les «communistes» de l'Est eux-mêmes suggèrent. On peut la reconstruire en disant que si la Russie (et le bloc de l'Est) n'est pas parvenue à échapper aux lois capitalistes (loi de la valeur - loi générale de l'accumulation capitaliste - loi de la reproduction du capital); si elle n'est pas parvenue à trouver d'autre mécanisme que l'échange pour relier la production à la consommation et si, en même temps que le commerce entre la ville et la campagne, elle a conservé la vente et l'achat de la force de travail, c'est-à-dire le salariat que le communisme se proposait d'abolir, c'est que ces lois et cette organisation sociale sont naturelles et donc aussi immuables que l'ordonnance des planètes par exemple. En d'autres termes, la contre-révolution de Russie n'aurait pas été une contre-révolution, mais le retour à un ordre que les bolcheviks auraient vainement et follement tenté de modifier et du même coup la preuve historique du caractère utopique et irréel de ce que nous appelons le socialisme scientifique.

En prétendant ainsi tirer de notre défaite de classe une confirmation de ses thèses conservatrices et anti-prolétariennes, la bourgeoisie use sans vains scrupules du droit du vainqueur, mais en tant que «leçon de l'histoire», sa conclusion est doublement nulle. La première raison en est que le parti bolchevique et Lénine n'ont jamais prétendu pouvoir détruire, à bref délai, la forme économique et sociale du capitalisme en Russie, comme ils l'avaient fait de la domination politique tsaristo-bourgeoise (le monde bourgeois n'a-t-il vraiment eu aucun vent de ce fait pendant un demi-siècle?). Ils ont au contraire proclamé qu'ils commençaient une révolution prolétarienne internationale dont seul le triomphe permettrait, non certes de «décréter» un beau jour le socialisme dans la Russie arriérée, mais d'abréger au minimum la phase nécessaire de développement économique capitaliste sous le contrôle politique du prolétariat. La «leçon» bourgeoise prouve donc uniquement que les «libertés démocratiques» de l'Occident ne lui ont en aucune façon permis de se faire de la révolution bolchevique une idée moins stupide que celle qui a été imposée comme dogme d'État pendant des dizaines d'années à la Russie par la dictature stalinienne tant décriée.

Nulle, cette leçon l'est ensuite et surtout pour cette raison primordiale que le socialisme scientifique constitue toute une conception de l'histoire et du monde dont jamais les idéologues de la bourgeoisie (pas plus après qu'avant octobre 1917) n'ont été capables de fournir une réfutation théorique, et dont tout au contraire ils se voient contraints par la réalité à piller certaines vérités. On ne saurait donc mieux faire que d'opposer à la légère accusation bourgeoise d' «utopie» le Communisme réel. La chose ne vise évidemment pas à «convaincre» l'ennemi de classe, mais à combattre le défaitisme dans le prolétariat, et surtout à établir clairement la base théorique de la réfutation des «leçons» révisionnistes que nous ferons plus loin, puisque, sans jamais présenter la même audace obscurantiste que les «leçons» bourgeoises, elles traduisent le même rejet du socialisme scientifique ou la même impuissance à le comprendre.

Dans ce but, nous résumerons l'exposé classique, insurpassable, mais méconnu, qu'Engels en fit au chapitre II de la Troisième Partie de l'Anti-Dühring,«Socialisme», en l'ordonnant de façon différente pour mettre en évidence les moments d'une forme d'économie et de société qui, bien loin d'avoir existé de tout temps est née de condition historiques bien définies et qui, bien loin d'être conforme à une «raison» immuable est, dès le départ, affectée de l'irrationalité qu'impliquait cette origine et qu'elle tente elle-même, mais vainement, de surmonter et qui, enfin, bien loin d'être éternelle est appelée, par le développement de ses propres contradictions internes, à disparaître dans la plus grande révolution sociale de l'histoire.

 

L'économie marchande, berceau du capitalisme

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Avant la production capitaliste, on était partout en présence de la petite production que fondait la propriété privée des travailleurs sur les moyens de production. Les moyens de travail (terre, instruments aratoires, atelier, outils de l'artisan) étaient des moyens de travail de l'individu, calculés seulement pour l'usage individuel; ils étaient donc nécessairement mesquins, minuscules, limités. Mais là où la division naturelle du travail à l'intérieur de la société est la forme fondamentale de la production, elle imprime aux produits la forme de marchandises dont l'échange réciproque met les producteurs individuels en état de satisfaire leurs multiples besoins. Dans la production marchande, la question ne pouvait même pas se poser de savoir à qui devait appartenir le produit du travail. En règle générale, le producteur individuel l'avait fabriqué avec des matières premières qui lui appartenaient et qu'il produisait souvent lui-même à l'aide de ses propres moyens de travail et de son travail personnel ou de celui de sa famille. Le produit n'avait nul besoin d'être approprié par lui, il lui appartenait de lui-même. La propriété des produits reposait donc sur le travail personnel. Mais toute société reposant sur la production marchande a ceci de particulier que les producteurs y ont perdu la domination sur leurs propres relations sociales. Chacun produit pour soi avec ses moyens de production dus au hasard et pour son besoin individuel d'échange. Nul ne sait si son produit individuel trouvera à son arrivée un besoin réel, s'il retirera ses frais ou même s'il pourra vendre. C'est le règne de l'anarchie de la production sociale. Mais la production marchande, comme toute autre forme de production, a ses lois originales, immanentes, inséparables d'elle, et ces lois s'imposent malgré l'anarchie, en elle, par elle. Elles se manifestent dans la seule forme qui subsiste du lien social, dans l'échange, et elles prévalent en face des producteurs individuels comme lois coercitives de la concurrence. Elles sont donc, au début, inconnues à ces producteurs eux-mêmes et il faut d'abord qu'ils les découvrent peu à peu par une longue expérience. Elles s'imposent donc sans les producteurs et contre les producteurs comme lois naturelles de leur forme de production, lois à l'action aveugle. Le produit domine les producteurs.

 

La révolution capitaliste n'est qu'une demi-révolution

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Concentrer, élargir ces moyens de production dispersés et étriqués, en faire les leviers puissants de la production actuelle, tel fut précisément le rôle historique du mode de production capitaliste. La bourgeoisie ne pouvait pas transformer ces moyens de production limités en puissantes forces productives sans transformer les moyens de production de l'individu en moyens de production sociaux, utilisables seulement par un ensemble d'hommes. Et de même que les moyens de production, la production elle-même se transforme d'une série d'actes individuels en une série d'actes sociaux. Pas un individu qui puisse dire: c'est moi qui ai fait cela, c'est mon produit. C'est dans la société de producteurs individuels, de producteurs de marchandises, que s'est infiltré le mode de production nouveau. On l'a vu introduire au beau milieu de la division du travail naturelle, sans méthode, qui régnait dans toute la société, la division méthodique du travail telle qu'elle était organisée dans la fabrique individuelle; à côté de la production individuelle apparut la production sociale. La production individuelle succomba dans un domaine après l'autre, la production sociale révolutionna tout le vieux mode de production.

Mais ce caractère révolutionnaire qui lui est propre fut si peu reconnu qu'on l'introduisit comme moyen d'élever et de favoriser la production marchande. Elle naquit en se rattachant directement à certains leviers déjà existants de la production marchande et de l'échange des marchandises: capital commercial, artisanat, travail salarié. Du fait qu'elle se présentait comme une forme nouvelle de production marchande, les formes d'appropriation de la production marchande restèrent en pleine vigueur pour elle aussi... Les moyens de production et les produits sociaux furent traités comme si, maintenant encore, ils étaient restés les moyen de production et les produit d'individus. Si jusqu'ici le possesseur des moyens de travail s'était approprié le produit parce que, en règle générale, c'était son propre produit, le possesseur des moyens de travail continua maintenant à s'approprier le produit bien qu'il ne fut plus son produit mais celui du travail d'autrui. Moyens de production et production sont devenus essentiellement sociaux, mais on les assujettit à une forme d'appropriation qui présuppose la production privée d'individus, dans laquelle donc chacun possède et porte au marché son propre produit, on assujettit le mode de production à cette forme d'appropriation bien qu'il en supprime la condition préalable.

 

L'incompatibilité de la production sociale et de l'appropriation capitaliste, secret du cours tragique de la domination bourgeoise

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Dans cette contradiction qui confère au nouveau mode de production son caractère capitaliste gît déjà en germe toute la grande collision du présent. A mesure que le nouveau mode de production arrivait à dominer dans tous les secteurs décisifs de la production et dans tous les pays économiquement décisifs, on voyait forcément apparaître d'autant plus crûment l'incompatibilité de la production sociale et de l'appropriation capitaliste.

Avec l'avènement du mode de production capitaliste, les lois de la production marchande, qui sommeillaient jusque-là, entrèrent aussi en action d'une manière plus ouverte et plus puissante. L'anarchie de la production sociale vint au jour et fut de plus en plus poussée à son comble. Mais le moyen principal avec lequel le mode de production capitaliste accrut cette anarchie dans la production sociale était cependant juste le contraire de l'anarchie: l'organisation croissante de la production en tant que production sociale dans chaque établissement isolé. Là où il fut introduit dans une branche d'industrie, il ne souffrit à côté de lui aucune méthode d'exploitation plus ancienne. Le champ du travail devint un terrain de bataille. La lutte n'éclata pas seulement entre les producteurs locaux individuels; les luttes locales elles-mêmes grandirent jusqu'à devenir des luttes nationales, la grande industrie enfin, et l'établissement du marché mondial, ont universalisé la lutte et lui ont conféré une violence inouïe. Entre capitalistes isolés de même qu'entre industries entières et pays entiers, le vaincu est éliminé sans ménagements. C'est la lutte darwinienne pour l'existence transposée de la nature dans la société avec une rage décuplée. La condition de l'animal dans la nature apparaît comme l'apogée du développement humain. La contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste se reproduit comme antagonisme entre l'organisation de la production dans la fabrique individuelle et l'anarchie de la production dans la société.

La perfectibilité poussée au maximum du machinisme moderne se transforme, par l'effet de l'anarchie de la production, en une loi impérative pour le capitaliste isolé en l'obligeant à améliorer sans cesse son machinisme, à accroître sans cesse sa force de production. La simple possibilité de fait d'agrandir le domaine de sa production se transforme, pour lui, en une autre loi tout aussi impérative. L'énorme force d'expansion de la grande industrie se manifeste comme un besoin d'expansion qualitatif et quantitatif qui se rit de toute contre-pression. La contre-pression est constituée par la consommation, le débouché, les marchés pour les produits de la grande industrie. Mais la possibilité d'expansion des marchés, extensive aussi bien qu'intensive, est dominée en premier lieu par des lois toutes différentes dont l'action est beaucoup moins énergique. L'expansion des marchés ne peut aller de pair avec l'expansion de la production. La collision est inévitable (et ce sont les crises). On voit, dans les crises, la contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste arriver à l'explosion violente. La circulation des marchandises est momentanément anéantie: le moyen de circulation, l'argent, devient obstacle à la circulation; toutes les lois de la production et de la circulation des marchandises sont mises sens dessus dessous. La collision économique atteint son maximum: le mode de production se rebelle contre le mode d'échange, les forces productives se rebellent contre le mode de production pour lequel elles sont devenues trop grandes.

 

Vaines tentatives bourgeoises d'harmonisation

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C'est cette réaction des forces productives en puissance croissante contre leur qualité de capital, c'est la nécessité grandissante de reconnaître leur caractère social qui obligent la classe des capitalistes à les traiter de plus en plus, dans la mesure tout au moins ou c'est possible à l'intérieur du rapport capitaliste, comme des forces de production sociales. C'est cette forme de socialisation qui se présente à nous dans les différents genres de sociétés par actions; puis ce sont les trusts, unions dont le but est de réglementer la production (détermination de la quantité à produire, répartition entre eux). Mais comme ces trusts se disloquent généralement à la première période de mauvaises affaires, ils poussent à une socialisation encore plus concentrée: toute la branche industrielle se transforme en une seule grande société par actions, la concurrence fait place au monopole intérieur de cette société unique. La production sans plan de la société capitaliste capitule devant la production planifiée de la société socialiste qui approche. Si les crises ont fait apparaître l'incapacité de la bourgeoisie à continuer de gérer les forces productives modernes, la transformation des grands organismes de production et de communications, en société par actions et en propriétés d'État montre combien on peut se passer de la bourgeoisie pour cette fin. Toutes les fonctions sociales du capitaliste sont maintenant assurées par des employés rémunérés. Mais ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d'État ne supprime la qualité de capital des forces productives. Pour les sociétés par actions, c'est évident. Et l'État moderne n'est à son tour que l'organisation que la société bourgeoise se donne pour maintenir les conditions extérieures générales du mode de production capitaliste contre des empiétements venant des ouvriers comme des capitalistes isolés. L'État moderne, quelle qu'en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste, l'État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n'est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble.

 

La contradiction fondamentale du capitalisme appelle la solution révolutionnaire

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Mais arrivé à ce comble, il se renverse. La propriété d'État sur les forces productives n'est pas la solution du conflit (70), mais elle renferme en elle le moyen formel, la façon d'accrocher la solution.

Cette solution peut consister seulement dans le fait que la nature sociale des forces productives modernes est effectivement reconnue, que donc le mode de production, d'appropriation et d'échange est mis en harmonie avec le caractère social des moyens de production. Et cela ne peut se produire que si la société prend possession ouvertement et sans détours des forces productives qui sont devenues trop grandes pour tout autre direction que la sienne (71).

Tant que nous nous refusons obstinément à comprendre la nature et le caractère des énormes forces productives développées par le capitalisme - et c'est contre cette compréhension que regimbent le mode de production capitaliste et ses défenseurs - ces forces produisent tout leur effet malgré nous, contre nous. Mais une fois saisies dans leur nature, elles peuvent, de maîtresses démoniaques, se transformer en servantes dociles.

 

La mission historique du prolétariat

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Il ne suffit pas que la nécessité d'une solution révolutionnaire de la contradiction se fasse objectivement sentir pour qu'elle se produise réellement dans l'histoire: il faut encore qu'existe une force sociale susceptible de la traduire en actes. Cette force sociale, c'est le capitalisme lui-même qui l'a produite; en transformant de plus en plus la grande majorité de la population en prolétaires, le capitalisme a créé du même coup la puissance qui, sous peine de périr, est obligée d'accomplir ce bouleversement. Tout au cours de l'histoire bourgeoise, la contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste se manifeste comme antagonisme du prolétariat et de la bourgeoisie, c'est-à-dire de la classe des producteurs que la révolution capitaliste a séparés des moyens de production et qui ont été réduits à ne plus posséder que leur force de travail d'une part, et de l'autre, la classe qui concentre dans ses mains (ou dans celles de son État) ces moyens de production. Cette contradiction allant croissant, l'antagonisme de classe qui en résulte est destiné, lui aussi, à s'approfondir. Au point culminant de sa lutte, le prolétariat s'empare du pouvoir politique, détruit l'appareil d'État de la bourgeoisie et édifie son propre État de classe. Il transforme graduellement tous les moyens de production en propriété de cet État, à mesure qu'il les arrache aux classes qui les détenaient jusqu'alors. Mais ce faisant, il supprime celles-ci en tant que classes et, du même coup, il se supprime lui-même en tant que prolétariat. D'État de classe, l'État prolétarien devient effectivement le représentant de toute la société dans la mesure où toutes les différences et oppositions de classe ont disparu du sein de celle-ci. Mais alors, il se rend lui-même superflu. Dès qu'il n'y a plus de classe à tenir dans l'oppression, dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l'existence individuelle motivée par l'anarchie antérieure de la production, sont éliminés également les collisions et les excès qui en résultent, il n'y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un État. Son intervention dans les rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l'autre et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à la domination des choses et à la direction des opérations de production. L'État n'est pas «aboli», il s'éteint.

Avec la prise de possession de tous les moyens de production par la société, la production marchande est éliminée, et par suite la domination du produit sur le producteur. L'anarchie à l'intérieur de la production sociale est remplacée par l'organisation planifiée consciente. La lutte pour l'existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois, l'homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe de conditions animales d'existence à des conditions réellement humaines.

Accomplir cet acte libérateur, voilà la mission historique du prolétariat moderne. En approfondir les conditions historiques et par là, la nature même, et ainsi donner à la classe qui a mission d'agir (classe aujourd'hui opprimée), la conscience des conditions et de la nature de sa propre action, voilà la tâche historique du socialisme scientifique, expression théorique du mouvement prolétarien.

Telle est la construction formidable que le Communisme oppose aux sinistres rêveries bourgeoises de règne éternel du Capital, de son oppression de classe, de ses crises et des génocides répétés de ses réactionnaires conflits impérialistes. Construction que non seulement la défaite finale d'Octobre, mais même toute une série d'éventuelles nouvelles défaites seraient impuissantes à ébranler, car dès son origine, elle reposait sur une anticipation prodigieuse sur l'avenir, sur cette dernière phase du capitalisme que nous vivons, mais dont les cinquante ans écoulés depuis Octobre ne sont, quoiqu'interminables, que le début.

 

La «leçon» social-démocrate

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Pas plus que la «leçon» bourgeoise, la «leçon» social-démocrate de la contre-révolution stalinienne ne se présente sous une forme pure, mais pas plus qu'elle, elle n'est difficile à reconstruire, chose utile dans la mesure où les «révisions» soi-disant modernes n'inventent rien et se contentent de reprendre, sous une forme ou une autre, les conclusions des grands courants classiques du passé.

Historiquement, la social-démocratie est cette déviation du mouvement ouvrier qui, à force de lutter pour des réformes dans l'ambiance relativement idyllique du capitalisme d'avant 1911, avait renoncé à préparer la classe ouvrière à sa tâche révolutionnaire et qui, dans les conditions modifiées créées par la première grande guerre impérialiste, remplit la tâche exactement opposée, étranglant l'énergie révolutionnaire, s'opposant au mouvement prolétarien (comme le firent les mencheviks en Russie) et même le réprimant (comme le firent les Noske-Scheidemann en Allemagne). A l'époque de Lénine et de la révolution russe, cette déviation était incarnée, beaucoup plus que par la droite ouvertement passée à l'ennemi, par le centre conciliateur dont l'allemand Kautsky fut le théoricien «international». Elle se distinguait des courants bourgeois traditionnels dans la mesure où elle n'allait pas jusqu'à affirmer que le capitalisme est éternel et que la société sans classes et sans État n'est qu'une utopie. Mais pratiquement, c'est-à-dire dans la lutte de classe réelle, la social-démocratie rejoignait les partis bourgeois en refusant d'admettre que l'on puisse parvenir au socialisme par une dictature de classe et de parti qui violerait les principes électoralistes et parlementaires de la démocratie. Sans nécessairement nier, au moins dans l'abstrait, le «Droit à la révolution» (72), elle les rejoignait de toutes façons dans la mesure où elle ne daignait jamais reconnaître que les conditions de cette révolution étaient mûres: en Russie, parce que le développement économique du pays n'était pas suffisant pour permettre une socialisation des moyens de production; en Occident, à l'inverse, parce qu'une révolution aurait abaissé le niveau économique atteint à cause de la lutte armée qu'elle suppose, de la prétendue impréparation de la classe ouvrière aux fonctions de classe dirigeante, etc.; pour la droite, parce que la révolution elle-même ne se justifiait plus en un siècle où, à l'inverse de ce qui se passait au siècle précédent, la classe ouvrière aurait eu des «conquêtes» à défendre au sein de la société bourgeoise. Bref, si à l'époque on pouvait encore parler de mouvement ouvrier (ce qui n'est plus le cas aujourd'hui), le social-démocratisme ne peut mieux se définir que comme la négation de ce mouvement qui, comme le notait Marx, est révolutionnaire ou n'est rien.

La «leçon» social-démocrate de la contre-révolution russe découle tout naturellement des caractéristiques que nous venons de rappeler. Ayant combattu la révolution bolchevique sous le prétexte que la Russie n'était pas mûre pour le socialisme, la social-démocratie présenta toute l'évolution économique de l'U.R.S.S. vers le capitalisme à partir de la NEP comme une preuve du bien-fondé de son opposition à la Révolution. Cela implique évidemment qu'elle ait reconnu comme évolution capitaliste ce que Staline, lui, appelait édification du socialisme national, mais cette supériorité d'ordre «scientifique» ne doit pas nous dissimuler le vide de cette prétendue «leçon» et encore moins son infamie. Nous aussi, nous caractérisons l'évolution économique de la Russie de la fin de la guerre civile à aujourd'hui comme capitaliste, nous aussi nous considérons qu'elle était historiquement inévitable; mais nous l'avons déplorée comme un effet et une manifestation de la défaite de classe du prolétariat dans le premier après-guerre, alors que la social-démocratie, devenue conservatrice, a eu le front de s'en réjouir; surtout, nous ne l'avons considérée comme inévitable que si le prolétariat européen ne parvenait pas à faire sa propre révolution et nous avons combattu de toutes nos forces pour celle-ci; tandis que la social-démocratie donna la révolution russe pour battue d'avance en tant que révolution socialiste d'une part et, de l'autre, combattit la révolution en Occident.

La fausseté sans limite de la «leçon» social-démocrate de la contre-révolution russe tient tout entière dans le fait qu'en dépit de ses prétentions scientifiques (73) elle fait «abstraction» du facteur capital: l'influence paralysante que la social-démocratie, justement, à exercée sur le prolétariat occidental et qui, empêchant l'extension de la révolution, a livré la Russie au capitalisme; mais faire «abstraction» du fait que, sans le maintien de la domination bourgeoise en Europe, un courant nationaliste comme le stalinisme n'aurait pas pu triompher en Russie, présenter ce stalinisme odieux comme un châtiment des péchés révolutionnaires du prolétariat russe alors qu'il a été l'enfant légitime de la réaction bourgeoise favorisée par le réformisme, c'est réduire les leçons de l'histoire à ce misérable truisme: «sans révolutions, il n'y aurait jamais de contre-révolutions». Voilà qui donne l'exacte mesure de cette «supériorité théorique» dont le réformisme européen se vantait si fort face au bolchevisme, du temps qu'il existait encore comme parti «ouvrier».

Pour être plausible, il manque à la plate «leçon» social-démocrate d'avoir démontré, premièrement, que la révolution d'Octobre ne répondait à aucune nécessité historique et ne fut qu'un accident de l'histoire imputable au «volontarisme» bolchevique et, deuxièmement, que le maintien du capitalisme dans le monde, après Octobre, a été historiquement bénéfique au prolétariat et, en général, à l'espèce humaine et a parfaitement confirmé toutes les prévisions social-démocrates sur une marche pacifique ininterrompue vers le socialisme.

Non seulement la social-démocratie n'a jamais fait la première démonstration, mais - du moins dans son courant centriste, dit de la II° Internationale et demie, qui se voulait indépendant à la fois du socialisme de droite et du communisme - elle n'osait même pas, du temps de la Révolution, condamner franchement Octobre.  Top

En illustration, nous citerons l'article caractéristique d'un admirateur déclaré du centriste allemand Kautsky, publié sous le titre Les bolcheviks et nous dans la revue de la social-démocratie autrichienne, Der Kampf, en mars 1918 (74):

«La théorie et la pratique des bolcheviks, dit le vieil article centriste, est l'adaptation du socialisme à un pays où le capitalisme est encore jeune et peu développé, et le prolétariat en minorité». Dans quel sens? «Le Soviet russe (comme la Commune en France en 1871) est fatalement «l'idéal étatique du prolétariat révolutionnaire dans les pays où il est encore la minorité de la population. En outre, le maintien de l'ordre économique capitaliste est incompatible avec les intérêts du prolétariat. Une fois au pouvoir, le prolétariat doit mettre la production industrielle sous son contrôle. Malheureusement, la révolution détruit l'appareil bureaucratique ancien sans en créer un nouveau de caractère démocratique. C'est pourquoi les bolcheviks ne peuvent soumettre l'industrie au contrôle des organes d'une communauté démocratique; ils sont donc obligés de soumettre chaque entreprise au contrôle des ouvriers qui y sont employés... Ce faisant, ils abandonnent le principe socialiste qui veut que chaque branche d'industrie soit soumise à l'ensemble de la société et se rapprochent de l'idéal social du syndicalisme. L'origine de cette conception, née dans le prolétariat français, réside dans le fait qu'étant une minorité sociale, celui-ci ne pouvait souhaiter la soumission de l'économie à un État démocratique qui aurait fatalement représenté une majorité petite-bourgeoise et paysanne; en conséquence, il souhaitait la soumission des entreprises aux syndicats correspondants et les travailleurs russes cherchent à réaliser aujourd'hui cet idéal du syndicalisme français. Les décrets bolcheviques sur le contrôle ouvrier sont le principe de l'organisation industrielle qui devient le but de la classe ouvrière là où elle ne peut pas espérer dominer l'industrie démocratiquement. Le socialisme allemand doit sa supériorité théorique au fait que le prolétariat est la majorité et peut donc espérer conquérir le pouvoir sur la base de la démocratie et dominer l'industrie au moyen de l'État démocratique. Mais là où le prolétariat est en minorité, il combat fatalement pour la Commune ou le Soviet contre la démocratie, pour le contrôle syndicaliste des ouvriers sur l'usine contre la subordination socialiste de l'industrie à la communauté démocratique. La tentative du prolétariat russe de briser la domination du capitalisme et de réaliser le socialisme était inévitable, mais l'échec était tout aussi inévitable, et ses causes sont les mêmes qu'en 1848 et 1871: «le développement du prolétariat est conditionné par le développement de la bourgeoisie industrielle. C'est sous sa domination qu'il acquiert une existence à l'échelle nationale qui fera de sa révolution une révolution nationale; là où l'industrie capitaliste n'est qu'un phénomène sporadique, l'abolition de la domination capitaliste ne peut devenir le contenu de la révolution nationale»(Marx: Les luttes de classes en France)». Quelle conclusion politique tirer de tout cela, quand on est un pédant imbu de la supériorité du «socialisme allemand», mais qu'on ne veut cependant pas tomber dans les excès de la droite pour laquelle la révolution d'Octobre n'a été qu'une folle aventure? Une conclusion qui trahit cruellement l'embarras de son auteur: «L'avantage des mencheviks était d'avoir vu que la révolution sociale n'est possible qu'arrivée à un certain degré du développement capitaliste (sic) que la Russie n'avait pas encore atteint. Mais convaincus que la révolution russe devrait être bourgeoise, ils avaient renoncé au pouvoir, abdiqué en faveur de la bourgeoisie. Leur peur de la contre-révolution que l'intervention du prolétariat pourrait susciter les avait poussés à renoncer à toute politique prolétarienne courageuse dans le cadre de la révolution bourgeoise et ainsi ils avaient jeté eux-mêmes le prolétariat dans les bras des bolcheviks.

Les bolcheviks se sont mis à la tête du prolétariat dans la lutte de classe que la révolution bourgeoise devait fatalement engendrer et ont donné une expression fidèle aux sentiments, aux volontés et à l'idéal du prolétariat russe. Mais ils ont aussi partagé ses illusions en se laissant absorber par lui, et ils l'ont ainsi conduit à des expériences qui ne peuvent se terminer que par la défaite du prolétariat». Dans la décevante réalité, le bon social-démocrate «éclairé» de 1918 voyait pourtant luire un espoir, dans le «juste milieu» comme de bien entendu: «Il existe néanmoins, en Russie, des social-démocrates libres des préjugés de droite comme de gauche: les mencheviks internationalistes comme Martov, les internationalistes de la Nowaï Jizn et la minorité bolchevique qui, sous la direction de Ryazanov (sic!), combat la dictature de Lénine et Trotsky, bref tous les groupes internationalistes non bolcheviks de Russie. Ils ont rempli la niche incombant aux marxistes: ne pas s'opposer au prolétariat (sic!), mais ne pas tomber davantage dans ses illusions (sic!) et défendre au contraire contre ces illusions la conception supérieure que le marxisme nous donne de la lutte et du développement. En temps de révolution, le succès appartient aux extrêmes et le centre est condamné à l'impuissance (sic), mais seuls des adorateurs du succès croient que cela lui donne tort (sic)... L'avenir donnera raison au centre aussi bien dans le monde qu'en Russie». Mais alors, quelles tâches se reconnaissaient les homologues autrichiens et internationaux des mencheviks à la Martov dans les pays avancés? L'article conclut prudemment: «La révolution russe est une victoire du prolétariat russe et le sort du prolétariat russe est lié à celui des bolcheviks. Nous leur devons notre sympathie et notre aide, comme nous la devons au prolétariat en lutte de tous les pays. Les attaques contre les bolcheviks sont une grossière violation des devoirs de la solidarité prolétarienne internationale; nous devons être solidaires avec les bolcheviks dans la guerre civile contre la bourgeoisie, mais nous ne devons pas pour autant partager leurs illusions... Le marxisme a à défendre les leçons de l'expérience historique contre les illusions prolétariennes du moment, qu'elles soient de droite ou de gauche. Il faut combattre la droite, mais tout autant le radicalisme de gauche selon lequel le prolétariat n'aurait qu'à vouloir pour abolir le monde capitaliste, sans tenir compte des conditions objectives de sa lutte» (H. Weber: Les Bolcheviks et nous, in Der Kampf, mars a 1918, Vienne).  Top

Quel triste tableau le vieil article poussiéreux n'évoque-t-il pas à nos yeux, cinquante ans après! Sûrs de commencer une révolution européenne qui sera le châtiment historique de la bourgeoisie pour la guerre impérialiste qu'elle a déclenchée, le prolétariat russe et les bolcheviks se sont battus et se préparent à se battre comme des lions. Ils ont arrêté révolutionnairement la guerre impérialiste dans leur pays et crient au prolétariat international d'imiter leur exemple. Ils ont édifié un État totalement nouveau qui, dépassant les insuffisances de la Commune de Paris elle-même, donne chair et sang à la formule marxiste de la «dictature du prolétariat», montre à la classe ouvrière du monde comment «on peut et on doit» gouverner sans parlementarisme un grand pays, comment on peut et on doit enlever tout pouvoir politique à la grande bourgeoisie, comment on peut et on doit résister aux oscillations de la petite, et, bientôt, comment un prolétariat décidé et discipliné gagne la guerre civile. Et, pendant ce temps, des «chefs socialistes» occidentaux croient avoir rempli leurs devoirs révolutionnaires quand ils ont «excusé» le prolétariat russe de ne pas s'être incliné devant la majorité petite-bourgeoise et d'avoir violé les principes de la démocratie; quand ils ont reconnu (le moyen de faire autrement?) aux bolcheviks leur large et enthousiaste soutien prolétarien et populaire et quand, au milieu des compliments, ils ont blâmé les mencheviks! Ceci dit, ils n'ont rien de plus pressé que de jeter l'anathème sur la volonté révolutionnaire d'abolir le monde capitaliste et, subsidiairement, de faire la leçon aux bolcheviks sur la différence entre les principes d'organisation industrielle respectifs du syndicalisme révolutionnaire et du socialisme et de leur enseigner gravement que le socialisme est centralisateur! Tout ce qu'ils savent dire des tâches d'un parti marxiste à l'époque d'une lutte de classe aiguë, c'est qu'il ne doit pas s'opposer au prolétariat, mais ils refusent de lui reconnaître ses tâches de direction, d'encadrement de la lutte, sans laquelle la révolution ne peut même pas avoir lieu, ils érigent l'éternelle oscillation, l'éternelle indécision des «internationalistes non bolcheviks» de Russie en modèle universel. Mais le pire de tout, c'est qu'ayant ainsi hypocritement condamné la révolution russe (après l'avoir reconnue inévitable!) «parce que les conditions objectives» de l'économie russe ne permettaient pas d'y faire le socialisme, ils se gardent bien d'expliquer en quoi celles de l'Occident industriel et avancé interdiraient elles aussi tout espoir d'extirper le capitalisme de l'économie après l'avoir vaincu sur le terrain politique. Pour toute réponse à cette question cruciale, ils n'ont, eux, les champions de la lutte contre les «illusions»,qu'un espoir à proposer: c'est qu'à l'époque lointaine ou le prolétariat sera devenu la majorité sociale absolue, il puisse «conquérir le pouvoir sur la base de la démocratie et dominer l'industrie (sic!), au moyen de l'État démocratique». Telle est «la conception supérieure» que selon eux, «le marxisme nous donne de la lutte et du développement», la seule conception réaliste. Il n' a pas à chercher plus loin le secret de la réaction bourgeoise mondiale qui suivit la révolution russe et la faible vague d'agitation sociale d'après-guerre en Occident, et dont le stalinisme ne fut jamais que la manifestation locale en Russie: quand l'heure de la lutte à mort avait sonné, ce sont des «chefs» de cette sorte qu'en majeure partie le prolétariat continua à suivre.

Ceci dit, si les cinquante ans qui suivirent avaient confirmé les prévisions social-démocrates selon lesquelles «l'avenir appartenait au centre» c'est à-dire selon lesquelles le prolétariat parviendrait démocratiquement au pouvoir et réaliserait la transformation socialiste sans révolution préalable, en se servant de l'appareil d'État existant, sous la houlette des Kautsky, des Bauer et des Martov, et sans la moindre tentative de se défendre de la part de la bourgeoisie, le Communisme n'aurait plus qu'à baisser la tête, à reconnaître son erreur et, du même coup, à encaisser l'accusation social-démocrate selon laquelle c'est lui qui a la responsabilité historique de la terrible phase stalinienne (75). Comme nous le disions plus haut, c'est à cette seule condition que la «leçon» social-démocrate se hausserait an niveau d'une leçon de l'histoire, au lieu d'être le simple rabâchage d'un slogan du genre: «Pour ne pas être vaincu, le seul moyen sûr est de ne pas se battre».

Il suffit d'évoquer les cinquante dernières années pour démontrer qu'elles ont totalement ruiné les perspectives social-démocrates de résorption progressive des antagonismes de toutes sortes, de triomphe des méthodes pacifiques, d'idyllique progrès social. Il suffit d'évoquer les tourments inouïs des crises, de la deuxième guerre impérialiste, des guerres coloniales, de l'oppression brutale déchaînée non seulement dans la Russie bouleversée «par la révolution communiste», comme insinuaient les sociaux-démocrates, mais en Italie et en Allemagne, pays d'élection du social-démocratisme, bref tout le climat de tragédie et de torpeur qui caractérise notre beau siècle et que la victoire militaire des puissances démocratiques sur les puissances fascistes n'a en rien rendu moins pesant, pour sentir le total fiasco du social-démocratisme.

C'est pourquoi, bien loin de pouvoir démontrer l'avantage historique de la survie du capitalisme et de l'absence de révolution européenne après 1917, il a été contraint par l'histoire à se liquider lui-même, non seulement comme parti d'une classe, mais comme parti tout court, simple appareil complètement déconsidéré, simple ombre de ce qu'il fut pour le malheur du prolétariat, simple fantôme du passé condamné à une existence languissante que son frère cadet, le national-communisme, est d'ailleurs condamné à partager avec lui.

Si, d'aventure, l'observation de la réalité contemporaine n'avait pas convaincu le lecteur de ce fait, il lui suffirait pour s'en convaincre de prêter un instant attention à la façon dont les sociaux-démocrates eux-mêmes retracent leur propre histoire par la plume du sieur Karl Schmid, membre du Comité directeur du Parti socialiste allemand; le suggestif tableau est emprunté au Centenaire du Parti social-démocrate (1863-1963) de cet auteur, qui, ayant perdu toute pudeur, jette la lumière la plus crue sur ce processus de liquidation dû à rien d'autre qu'au contraste béant entre les prévisions social-démocrates et la réalité historique.  Top

«La révolution de 1918 n'a pas été voulue par la direction du Parti (76). Mais une fois déclarée, Friedrich Ebert et d'autres la prirent en mains et sauvèrent la démocratie on se refusant à toute expérience pouvant mener à la dictature du prolétariat». On ne saurait avouer de meilleure grâce qu'à l'époque, Lénine et les communistes ne firent pas injustice à la social-démocratie allemande en dénonçant son rôle contre-révolutionnaire. Voyons maintenant les fruits que le prolétariat tira de cette renonciation à la révolution qui, en théorie, devait lui permettre de parvenir au socialisme à moindres frais, en faisant l'économie de la violence et de la guerre civile, bref «de façon plus sûre»: «Pendant la période de quatorze ans que dura la République de Weimar, des socialistes furent membres du gouvernement du Reich durant deux ans et demi seulement, avec des intervalles. On ne leur donna le pouvoir que dans des situations précaires». Et voilà pour la prévision «l'avenir est à ceux qui ne tombent ni dans les illusions de droite, ni dans celles de gauche» de notre austromarxiste de tout à l'heure, et surtout pour l'espoir de conquête du pouvoir sur la base de la démocratie et de contrôle de l'économie au moyen de l'État existant pour le prolétariat nombreux des pays avancés. Quant aux raisons pour lesquelles «on» (c'est-à-dire la bourgeoisie) ne «donne» le pouvoir aux socialistes que dans «des situations précaires», elles sont claires: c'est dans de telles situations que, s'inquiétant des menaces d' «expérience pouvant conduire à la dictature du prolétariat», la bourgeoisie sent le besoin d'appeler à l'aide le parti «ouvrier» qui «se refuse à ces expériences». On ne saurait non plus avouer plus franchement que le corps électoral propose, mais que la classe dominante dispose. Voyons maintenant la vérification de la «théorie supérieure du socialisme allemand» sur le caractère pacifique du développement historique à l'époque contemporaine: «Pendant toute l'époque de Weimar, le Parti resta, officiellement et en théorie, marxiste, mais sa politique devint de plus en plus réformiste. Enfin, le programme de 1931 déclara sans ambages que le parti social-démocrate allemand était un parti réformiste et démocratique pour lequel la démocratie est d'ores et déjà une valeur en elle-même (77). Survint 1933. Dès les premiers moments, le régime nazi remplit les camps de concentration de socialistes et de communistes. Des milliers d'entre eux furent assassinés dès les premières semaines. Le groupe parlementaire socialiste fut le seul à voter contre la loi des pleins pouvoirs accordant carte blanche à Hitler. Le discours prononcé en l'occurrence... sauva l'honneur de la démocratie en Allemagne» Sans commentaires...

«Après la guerre, sur le plan idéologique, tout était à repenser». On conçoit que «l'honneur» sauvé par... un discours n'ait pas constitué une base suffisante pour le maintien pur et simple de l'ancienne idéologie! «Le parti entreprit cette tâche immense avec une énergie, une audace remarquables. Le résultat de ses travaux est inséré dans le programme de Godesberg en 1959. Le parti ne se veut plus marxiste... Il considère que l'histoire est l'oeuvre d'hommes qui veulent, et non de l'automatisme de la dialectique matérialiste». Audace tout à fait remarquable, en effet: car qui donc, après la première guerre, combattaient les «hommes qui voulaient» abolir le capitalisme par la révolution, sinon ceux qui proclamaient l'automatisme de la marche vers le socialisme, c'est-à-dire les devanciers, les pères spirituels des gens de Godesberg?

«La démocratie est la valeur primordiale en politique». Primordiale en ce sens que si on ne peut pas la sauver, il faut toujours en sauver l'honneur. «Mais le parti la veut réelle et non seulement formelle: le travailleur ne doit pas être élevé à la dignité de citoyen uniquement dans l'ordre politique; il doit devenir aussi citoyen dans l'ordre économique et social, d'où la revendication de la co-gestion. La propriété privée n'est pas un mal, elle est un bien indispensable dans une société libre. Il est nécessaire de créer autant de fortunes individuelles que possible. Il faut que l'homme puisse dire «non» sans risquer à tout moment son existence sociale, mais il faut empêcher les trusts et les cartels de devenir des instruments de domination dans les mains d'une minorité incontrôlée». Arrivé à ce point, le social-démocratisme, qui n'était qu'une négation du marxisme prolétarien, en arrive à se nier lui-même: «le parti social-démocrate allemand veut être un parti national, européen et populaire; il n'est plus le parti d'une seule classe déterminée. Nous ne voulons pas socialiser l'homme, mais humaniser la société».

En résumé, au moment de la révolution russe, le social-démocratisme allemand proclamait fièrement sa «supériorité théorique» et partant pratique sur le communisme. De la contre-révolution stalinienne, il a prétendu tirer la preuve qu'on ne parvient pas au socialisme par la révolution violente et la dictature, la preuve qu'en violant les principes intangibles de la démocratie, on lui tourne infailliblement le dos. Or, de l'aveu même d'un de ses représentants actuels, le même social-démocratisme a publiquement annoncé, au moins par deux fois, en 1931 et en 1959, sa propre liquidation, c'est-à-dire reconnu celle que la réalité lui avait infligée, puisque, au cas contraire, il n'aurait eu aucune raison de modifier tant soit peu ses vues et ses principes. Et il faudrait croire que la «leçon» social-démocrate de la contre-révolution russe était la leçon de l'Histoire elle-même? Il faudrait considérer comme possible et licite de lui faire le moindre emprunt, même partiel? Tolérer dans les rangs communistes la moindre critique démocratique du bolchevisme? C'est ce que nous nions et que nous sommes les seuls à nier.

 

La «leçon» anarchiste

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A l'époque de la IIme Internationale, puis après la victoire du stalinisme dans la IIIme, l'anarchisme (appelé aussi communisme libertaire) a pu passer pour un mouvement radical, plus révolutionnaire que le socialisme scientifique. La raison en est simple: l'anarchisme n'a jamais répudié l'usage de la violence et de l'insurrection: au contraire, la déviation social-démocrate et, plus tard, stalinienne du marxisme ne se sont pas contentées de mettre l'accent sur l'action parlementaire et légale en faveur de réformes sociales ou, pis, de la défense de la démocratie parlementaire contre la droite bourgeoise: elles ont flétri toute action violente du prolétariat comme manifestation d'aventurisme. C'est pour ces raisons historiques que, de nos jours, le préjugé selon lequel l'anarchisme serait beaucoup plus extrémiste que le marxisme est solidement enracinée. Dans la réalité, le rapport entre anarchisme et marxisme est exactement inverse. A l'origine, c'est-à-dire à l'époque de la polémique de Marx contre Proudhon (1847) c'est le socialisme scientifique qui dénonce l'anarchisme comme un «socialisme bourgeois» et flétrit l'opposition de son chef à la lutte de classe et à la révolution. Plus tard, dans la Première Internationale (1864-72), quand Marx et Engels et leurs disciples combattent le disciple de Proudhon, Bakounine, ce n'est pas parce qu'il est «trop» révolutionnaire, mais parce que son révolutionnarisme (qu'il définit lui-même comme «un Proudhonisme largement développé et poussé jusqu'à ses extrêmes conséquences») n'est pas conséquent. La même chose vaut pour Lénine à l'égard des anarchistes et anarcho-syndicalistes de son temps. A ces époques où il ne peut pas spéculer sur de honteuses déviations du marxisme, tout ce que l'anarchisme trouve à reprocher au socialisme scientifique, c'est d'être un socialisme «autoritaire». Il était donc fatal que l'involution de la République prolétarienne et bolchevique de 1917 en État national policier pratiquant le culte du grand Staline ait semblé à l'anarchisme une formidable confirmation historique de sa critique séculaire du marxisme et de la justesse de sa propre conception du socialisme. Il est même peu de «leçons» de la contre-révolution russe qui aient un pouvoir de suggestion aussi fort, même sur ceux qui ne veulent pas renoncer à la révolution. Le principal malheur pour cette version, c'est qu'elle n'a pas attendu la contre-révolution pour s'exprimer, puisque, en pleine guerre civile du prolétariat russe contre la bourgeoisie internationale liguée contre lui, des anarchistes russes n'ont pas craint d'exploiter les terribles difficultés dans lesquelles se débattait le pouvoir rouge, le pouvoir bolchevique, pour tenter de faire triompher ce qu'ils appelaient la «troisième révolution».  Top

C'est un fait historique à ne pas oublier, même si (soit dit à leur honneur), tous les anarchistes russes et européens (en particulier italiens) ne se compromirent pas dans cet appui insensé et inconscient à l'effort de tous les ennemis du Communisme pour restaurer l'ordre bourgeois (78). De deux choses l'une en effet: ou bien la «leçon» selon laquelle le stalinisme serait venu «prouver» quelles fatalités réactionnaires étaient depuis toujours impliquées dans le socialisme «autoritaire» des Marx et des Lénine ne signifie rien du tout, ou bien elle signifie que si les masses russes avaient écouté les avertissements des libertaires, elles auraient évité la contre-révolution stalinienne et instauré le socialisme. Pour que cela fût plausible, il faudrait que les libertaires dressés contre le pouvoir prolétarien et communiste, contre le pouvoir non parlementaire de la Russie des années 1917-21 aient, dans l'action, réellement ouvert une troisième voie distincte à la fois de celle des partisans de la Constituante bourgeoise et de celle des partisans de la dictature du prolétariat, mais au moins aussi capable que cette dernière d'empêcher la restauration. C'est ce qu'ils ne firent ni ne pouvaient faire, se contentant de désorganiser les défenses de l'un des adversaires en lutte - le prolétariat communiste! - et prouvant du même coup qu'après l'Octobre rouge, il n'y avait pas place pour une troisième révolution.

Dirigée en apparence contre un principe du socialisme scientifique - le principe politique de la dictature du prolétariat - la critique anarchiste l'est en réalité contre toute la nouvelle conception défendue dès sa naissance par le socialisme, et qui est la conception matérialiste de l'histoire. Cent ans après, les disciples plus ou moins avoués, plus ou moins fidèles de Bakounine, ne se sont pas encore assimilés cette «nouveauté», rejetés qu'ils ont été dans leurs vieilleries libertaires par la défaite de la révolution prolétarienne de Russie.

Marx a un jour donné du socialisme scientifique une définition lapidaire qui nous servira à montrer qu'en le caractérisant comme un socialisme «autoritaire», les anarchistes n'ont fait que déplacer le véritable problème, qui n'est nullement de savoir si on doit, dans l'absolu et dans l'abstrait, se proclamer partisan de l'Autorité ou au contraire de la Liberté, mais si le socialisme est un idéal ou s'il est une nécessité et une inéluctabilité historiques. «Ce que l'ai fait de nouveau, dit-il, c'est d'avoir démontré 1. que l'existence des classes ne se rattache qu'à certaines phases historiques du développement de la production; 2. que la lutte de classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat; 3. que cette dictature n'est elle-même que la transition à la suppression de toutes les classes et à la société sans classes» (Lettre à Weydemeyer, 5 mars 1852). Chacun a, bien entendu, le «droit» d'être en désaccord avec ces trois thèses fondamentales, mais personne n'a le droit d'ignorer que pour Marx et tous les marxistes dignes de ce nom elles résultent de la découverte scientifique d'un processus objectif, et que si ceux-ci les ont adoptées comme programme du Parti, ce n'est pas parce qu'elles répondaient à on ne sait quelle préférence subjective pour l'Autorité, mais parce qu'elles leur semblaient résumer tout le sens de l'Histoire. Reprocher à une telle conception d'être «autoritaire» est un non-sens: la seule chose licite serait de démontrer que l'Histoire elle-même n'est pas «autoritaire», mais se conforme d'elle même à l'idéal de Liberté né avec la Grande Révolution française, thèse particulièrement insoutenable en notre siècle impérialiste et totalitaire. De deux choses l'une, donc: ou bien il n'y a aucun sens à dire que la contre-révolution russe a confirmé la critique anarchiste du marxisme, ou cela signifie qu'elle a prouvé que le matérialisme historique était scientifiquement faux, non conforme aux lois réelles du développement humain. Non seulement l'anarchisme n'a jamais fait pareille démonstration, mais il ne l'a jamais même simplement entreprise, précisément parce qu'il s'est toujours placé sur le terrain abstrait de l'idéal, et jamais sur celui de la réalité de la société de classes. Il suffit d'ailleurs de poser la question dans ses termes corrects pour apercevoir que la contre-révolution russe ne pouvait rien prouver de tel: car quand donc le socialisme scientifique a-t-il jamais dit qu'à la condition de prendre le pouvoir et d'instaurer sa dictature, le prolétariat irait immanquablement au socialisme, quelles que soient les conditions économiques et politiques, nationales et internationales dans lesquelles se serait produit l'événement?

Que l'opposition entre marxisme et anarchisme soit tout autre chose qu'une opposition entre amoureux de l'Autorité d'une part et de la Liberté de l'autre, il suffit de citer les anarchistes eux-mêmes et de confronter leurs thèses avec la citation ci-dessus de Marx pour le prouver. A tout seigneur tout honneur: commençons par Proudhon, père de l'anarchisme, même si depuis Bakounine et depuis l'anarcho-syndicalisme son autorité a été bien ébranlée, même dans les rangs libertaires. Pourquoi combat-il le «système communiste, gouvernemental, dictatorial, autoritaire, doctrinaire»? Parce que son attitude serait l'attitude éternelle de «l'esclave qui toujours a singé le maître», parce que «comme une armée qui a enlevé les canons de l'ennemi», il entend «retourner contre l'armée des propriétaires sa propre artillerie» - c'est-à-dire le pouvoir d'État - parce que la dictature du prolétariat «emprunterait ses formules à l'ancien absolutisme: indivision du pouvoir - centralisation absorbante - destruction systématique de toute pensée individuelle, corporative et locale, réputée scissionnaire, police inquisitoriale» et ne serait qu'une «démocratie compacte, fondée en apparence sur la dictature des masses, mais où les masses n'ont de pouvoir que ce qu'il en faut pour assurer la servitude universelle». Bien entendu, nos adversaires anarchistes pourront toujours sacrifier Proudhon, cent ans après que Marx ait montré que son socialisme était un socialisme bourgeois (79), mais pourront-ils en faire autant pour l'insurrectionnaliste Bakounine, le héros incontesté de tout libertaire? Or chez Bakounine, le son de cloche est exactement le même que chez le malheureux Proudhon, qui jamais n'a tenté de réfuter la réfutation de sa Philosophie de la Misère par Marx, et pour cause, car c'est Bakounine qui s'écrie un jour sans vains semblants: «Je déteste le communisme, parce qu'il est la négation de la liberté et que je ne peux rien concevoir d'humain sans liberté. Je ne suis point communiste parce que le communisme concentre et fait absorber toutes les puissances de la société par l'État, parce qu'il aboutit nécessairement à la centralisation de la propriété entre les mains de l'État, tandis que moi, je veux l'abolition de l'État, l'extirpation radicale de ce principe de l'autorité et de la tutelle de l'État qui, sous le prétexte de moraliser et de civiliser les hommes, les a jusqu'à ce jour asservis, opprimés, exploités et dépravés. Je veux l'organisation de la société et de la propriété collective ou sociale de bas en haut, par la voie de la libre association, et non de haut en bas, par la voie de quelque autorité que ce soit. Voilà dans quel sens je suis collectiviste et pas du tout communiste» (passages soulignés par nous).  Top

Pour Proudhon, donc, le pouvoir d'État est l'arme spécifique des «propriétaires», c'est-à-dire de la bourgeoisie, et elle ne saurait donc convenir aux opprimés; pour Bakounine, c'est un «principe» dépravateur. Or, l'État n'est ni l'un ni l'autre: toutes les sociétés divisées en classes ont connu l'État, et comme la société qui naît de la chute de la domination bourgeoise ne peut pas, du jour au lendemain, ignorer toute division de classe, elle ne peut pas non plus se passer de tout État; si cette institution est commune à toutes les sociétés de classe, ce n'est en effet pas parce que, jusqu'aux doctrinaires Proudhon et Bakounine, l'humanité souffrait d'une aberration des principes dont, nouveaux rédempteurs, ils seraient venus la délivrer; c'est parce qu'aussi longtemps que les classes existent, et donc aussi la lutte, sourde ou ouverte, qu'elles ne peuvent manquer de se livrer, l'État est nécessaire à la survie de la société. Il suffit de lire à ce sujet les lignes lumineuses d'Engels dans l'Anti-Dühring pour saisir toute la supériorité de l'explication matérialiste de l'histoire sur les vaticinations des prophètes libertaires: «Evoluant dans des oppositions, la société antérieure avait besoin de l'État, c'est-à-dire, dans chaque cas, d'une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production extérieures, donc surtout pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d'oppression données par le mode de production existant (esclavage, servage, salariat). L'État était le représentant officiel de toute la société, sa synthèse en un corps visible, mais cela il ne l'était que dans la mesure où il était l'État de la classe qui, pour son temps, représentait elle-même toute la société: dans l'Antiquité, État des citoyens propriétaires d'esclaves; au Moyen-Age, de la noblesse féodale; à notre époque, de la bourgeoisie» (Anti-Dühring) «L'État n'est donc pas un pouvoir imposé du dehors à la société; il n'est pas davantage... «l'image et la réalité de la raison», comme le prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade donné de son développement: il est l'aveu que cette société s'empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s'étant scindée en oppositions inconciliables qu'elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s'impose d'un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l'ordre» (Origine de la famille).

Ce besoin qui s'est imposé aux classes exploiteuses du passé s'impose tout autant au prolétariat, du moins pendant une certaine phase de l'Histoire: être révolutionnaire, ce n'est rien d'autre que le reconnaître, l'accepter, le mettre en pratique le cas échéant, comme firent Lénine et les bolcheviks en Russie. Il faut, comme Proudhon, repousser expressément «l'action révolutionnaire comme moyen de réformes sociales» pour dénier au prolétariat le droit de retourner contre l'ennemi de classe «l'artillerie» que constitue l'appareil de l'État et pour ne voir dans la revendication puissamment originale de la dictature du prolétariat qu'une simple imitation du passé, une régression par rapport à la démocratie bourgeoise, voire un retour à l'ancien absolutisme! Pour le prolétariat, instaurer son propre État, c'est user de la violence organisée pour briser la résistance de la bourgeoisie plutôt que de déposer les armes et de laisser tout l'ordre ancien se reconstituer, tout en proclamant «l'abolition de l'État». Ce n'est pas une aberration due à l'influence d'idées périmées: c'est une question de vie ou de mort dans la lutte réelle. Mais l'aveuglement doctrinaire des anarchistes est tel que Voline, combattant de la prétendue «troisième révolution» contre les bolcheviks russes et auteur d'une Révolution inconnue qui présente la version libertaire des grands événements de Russie dans les années 1917-20, a cru pouvoir tirer précisément de ceux-ci «la preuve formelle» que «si la révolution sociale est en passe de l'emporter (de sorte que le capital, le sol, le sous-sol, les usines, les moyens de communication, l'argent commencent à passer au peuple et l'armée à faire cause commune avec ce dernier) il n'y a pas lieu de se préoccuper du «pouvoir politique». Si les classes battues tentaient, par tradition, d'en former un, quelle importance cela pourrait-il avoir?» Pas lieu de «se préoccuper» d'arracher à la bourgeoisie le contrôle de l'administration, de la police, de l'armée? Non, répondait en substance, dans le feu des événements, l'anarchiste russe Voline. Sans importance, la tentative de contre-révolution politique tsaristo-bourgeoise, appuyée par l'impérialisme étranger des années 1918-21? Simple affaire de vieilles idées périmées et dépassées? Oui, répondait-il encore. Et il expliquait: «le pouvoir politique n'est pas une force en soi: il est fort tant qu'il peut s'appuyer sur le Capital, sur l'armature de l'État, sur l'armée, sur la police. Faute de ces appuis, il reste «suspendu dans le vide», impuissant et inopérant. La révolution russe nous en donne la preuve formelle». Ce n'est pas un fou ou un partisan de la bourgeoisie qui parlait ainsi: c'est un anarchiste russe convaincu d'être «révolutionnaire»!

Ce dont la révolution russe a donné la «preuve formelle», c'est du fait que même au cours d'une puissante révolution sociale, la bourgeoisie et ses partis ne restent ni ne peuvent rester absolument sans appuis, et de façon définitive, dans la masse de la population; c'est aussi du fait que, même une fois la victoire militaire remportée sur l'ennemi principal, la nécessité d'un pouvoir «empêchant la société de se consumer dans une lutte stérile», la «maintenant dans les limites de l'ordre» continue à se faire sentir: c'est tout le secret de la NEP, c'est-à-dire de la politique destinée à garder au prolétariat l'alliance paysanne dans les limites d'une industrialisation de la Russie sous contrôle du parti prolétarien. Aussi désastreuse qu'ai été l'évolution ultérieure, pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la «centralisation de la propriété dans les mains de l'État» puisque précisément tout l'énorme secteur de l'agriculture russe échappait pratiquement à l'État ouvrier, ce que la révolution russe a du même coup prouvé de façon formelle et définitive, c'est l'impuissance de l'anarchisme à saisir la réalité et à se hausser au niveau des exigences de la lutte prolétarienne radicale, et c'est surtout son rôle contre-révolutionnaire à peine il tente de se manifester de façon indépendante du communisme, de faire triompher les lubies de ses doctrinaires dans les masses et d'en forcer la réalisation dans l'histoire.

 

La «leçon» du socialisme d'entreprise

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Nous avons vu plus haut comment l'anarchiste Bakounine définissait son «socialisme» comme «l'organisation de la société et de la propriété» collective de bas en haut par la voie de l'association» et comment il repoussait la «centralisation de la propriété dans les mains de l'État». De la même façon, il s'est trouvé dans le Parti bolchevique des années 20-21 une Opposition ouvrière (Kollontai, Miasnikov et Chliapnikov dont des groupes beaucoup plus récents se sont réclamés) pour nier que le Parti et l'État aient à exercer leur autorité dans le domaine économique et à assumer la gestion de l'industrie et pour affirmer que, dans cette matière, la décision devait revenir aux «producteurs eux-mêmes», au «Congrès des producteurs», paysans d'un côté et de l'autre conseils d'usine des différentes entreprises. Ce que Bakounine revendiquait au nom de la Liberté, l'Opposition ouvrière le revendiquait au nom des intérêts prolétariens et comme la seule garantie que la dictature du prolétariat ne se transformerait pas en dictature sur le prolétariat, mais la vision économique est la même, et on pourrait la retrouver dans l'ordinovisme italien (80). Le malheur est que l'échec de la révolution de 1917, en tant que révolution socialiste tout au moins, c'est-à-dire le fait que la gestion étatique de l'industrie (sinon de toute l'économie) instaurée par les bolcheviks n'ait pas abouti au socialisme, mais au capitalisme national russe moderne, a semblé à une foule de gens une preuve historique de la «justesse prophétique» des vues de Bakounine, à une foule de gens qui, en politique, ne se réclamaient pourtant pas de l'anarchisme. C'est ainsi qu'en matière de socialisme, notre époque est tout bêtement retombée dans le proudhonisme (Proudhon étant le maître reconnu de Bakounine et non reconnu de bien des gens). Sa grande formule est «le socialisme, oui, mais dans la liberté», assortie - dans le meilleur des cas - de l'autre formule: la dictature du prolétariat, oui, mais pas sur le prolétariat. La grande «leçon» que ce socialisme libéral, associateur que nous appelons «socialisme d'entreprise» a «tirée» de la contre-révolution stalinienne est que «l'étatisme» marxiste ne peut conduire a la liquidation du capitalisme, mais seulement au règne féroce d'une bureaucratie omnipotente; que le parti de classe n'a aucun rôle à jouer dans la transformation économique qui doit être laissée à la «classe ouvrière elle-même» et aux producteurs en général. Aucune «leçon» n'est sans doute aussi difficile à détruire, étant donnée la force de suggestion de la contre-révolution et de la caricature volontariste que le stalinisme a faite de la doctrine marxiste du rôle du Parti en lui prêtant le pouvoir de faire le socialisme à volonté pourvu qu'on lui obéisse; pourtant, elle est tout aussi lamentable théoriquement et pratiquement désastreuse que toutes celles que nous venons d'examiner.

En fait, l'opposition rêvée par les libertaires et leurs disciples conscients ou non entre leur «économie de libre association» et «l'économie d'État» du communisme marxiste est purement imaginaire. On ne peut parler d'«association» (libre ou pas) que si l'on part comme d'un postulat de l'existence d'unités productives gérées de façon autonome. II n'est pas difficile d'imaginer ce qu'elles pourraient bien être après le renversement de la classe patronale: ce serait tout simplement les entreprises héritées de l'époque capitaliste mais débarrassées, du fait de la révolution, de leur direction traditionnelle et tombées dans les mains des ouvriers d'une part, et de l'autre les multiples petites exploitations agricoles ou industrielles que le développement capitaliste aura laissées survivre en dépit de la concentration des forces productives qu'il réalise. Dire que de telles unités productives ne doivent pas devenir «propriété de l'État» signifie tout simplement qu'elles doivent conserver leur autonomie de gestion, c'est-à-dire qu'elles ne doivent être soumises a aucune réglementation générale, à aucune autorité centrale, mais uniquement à la volonté de leur personnel, démocratiquement exprimée à la majorité des voix probablement, et, dans le meilleur des cas, à l'autorité locale d'un comité de gestion ou d'un gestionnaire dûment «élus», à supposer qu'une autorité quelconque soit reconnue nécessaire pour le fonctionnement d'un organisme aussi complexe que l'est une grande usine moderne, chose encore douteuse de la part de «libertaires». Admettons que, dans l'euphorie de la révolution, une pareille organisation ait pour effet de donner aux ouvriers le sentiment d'être «libres» parce qu'ils seront débarrassés des roquets de la maîtrise, des garde-chiourmes du patron, n'obéissant plus qu'à des exigences techniques, et non pas à celles de la production du profit. Admettons-le provisoirement. Le principal problème subsistera: comment toutes ces entreprises autonomes entreront-elles en contact? Comment l'ensemble de la production échappant ainsi à toute décision et contrôle centraux sous le prétexte d'éviter la «bureaucratisation» s'adaptera-t-elle à l'ensemble des besoins? Dans le capitalisme, cela se faisait par l'intermédiaire du marché, non sans aucune réglementation centrale d'ailleurs. Dans une économie post-révolutionnaire qui, par hypothèse absurde, se conformerait aux lubies des doctrinaires du communisme «libéral» ou «libertaire», il ne pourrait en aller autrement. Il faut une dose considérable d'ignorance pour s'imaginer que les rapports de marché subsistant entre les entreprises et entre les deux grands secteurs de l'économie (agriculture et industrie), ils pourraient être abolis à l'intérieur des entreprises et de chacun de ces secteurs; que le montant du salaire; la durée et l'intensité du travail et jusqu'au poids de l'autorité en vigueur au sein de l'unité de production pourraient se déterminer «librement», c'est-à-dire exclusivement en fonction de la «volonté» des travailleurs «de ne plus être exploités» dans de telles conditions! L'exploitation capitaliste qui se réalise sous forme de prélèvement d'une plus-value sur le prolétaire est indissolublement liée à la nature mercantile de cette économie. C'est parce que les produits sont des marchandises que le travail en est également une et que donc le prolétaire est un salarié. C'est une absurdité de croire qu'on pourrait abolir le salariat (c'est-à-dire le régime qui rive le traitement matériel du prolétaire à la fois à la valeur de sa marchandise force de travail et aux exigences de la mise en valeur du capital) sans abolir la production marchande, et une non moins grande absurdité de croire qu'on pourrait abolir cette production en conservant les conditions dont elle dérive et qui sont essentiellement l'existence d'entreprises autonomes.  Top

Le remplacement du patron et de la maîtrise bourgeoise par un quelconque «conseil d'usine» élu aussi démocratiquement qu'on voudra, en d'autres termes le remplacement de l'entreprise capitaliste par une entreprise de type coopératif ne ferait pas avancer d'un seul pas la transformation nécessaire de l'économie sociale. On sait que les tentatives de coopératives ouvrières de production du siècle dernier, si elles ont eu le mérite de montrer qu'on pouvait se passer du personnage social du capitaliste, se sont soldées par des échecs retentissants, du fait qu'elles n'avaient pu résister à la concurrence bourgeoise. Il n'en irait pas autrement si la concurrence s'exerçait non plus entre entreprises patronales et coopératives ouvrières, mais entre autant de coopératives ouvrières qu'il y aurait d'entreprises. De deux choses l'une: ou elles prétendraient fonctionner autrement que des entreprises capitalistes et toutes les conditions restantes demeurant bourgeoises (liaison par l'intermédiaire du marché) elles seraient balayées; ou bien si elles entendaient survivre, elles ne pourraient fonctionner que comme des entreprises capitalistes avec un capital argent, des salaires, des profits, un fond d'amortissement et des investissements de capitaux, du crédit et un intérêt, etc... La concurrence entre elles ne serait pas abolie et dès lors le système des contrats, le droit civil et l'institution étatique nécessaire pour le défendre ne le seraient pas davantage. On se demande donc tout d'abord en quoi de telles «associations» pourraient bien être plus «libres» que les entreprises bourgeoises et comment le processus de concentration en unités productives toujours plus grandes, qui s'est manifesté tout au cours de la phase capitaliste et qui n'eut rien de «libre et volontaire» puisqu'il fut précisément déterminé par les exigences de la concurrence, pourrait bien faire place - cette concurrence subsistant - à un «processus volontaire de libre association de bas en haut» inspiré par on ne sait quelle éthique sociale supérieure. Toute la socialisation de l'économie (dans le sens d'emploi du travail associé et de production de masse) qui pouvait être réalisée «par la voie de la libre association» l'a déjà été sous le capitalisme, réserve faite sur l'ambiguïté du terme de «liberté» appliqué à un processus soumis a un déterminisme aussi rigide. Une «révolution sociale» qui se proposerait simplement de continuer sur la même voie et par les mêmes moyens pour parvenir finalement à l'économie collective vaguement rêvée, se contentant de changer les acteurs du drame social et de remplacer les entrepreneurs ou les trusts bourgeois par les comités d'usine ou les associations coopératives ouvrières serait si peu une révolution sociale qu'elle aboutirait forcément en peu de temps à la restauration de tous les anciens rapports de production et ceci au prix de convulsions dont la «révolution» espagnole peut donner un idée. Non seulement une telle «révolution» créerait toutes les conditions qui le rendent indispensable précisément en défendant la liberté et l'autonomie des associations, c'est à dire autant de source de conflits et de heurts internes pour le règlement desquels la nécessité d'une autorité générale et centrale s'imposerait d'elle même, comme même un anarchiste individualiste comme Stirner était capable de le comprendre. En conclusion, la marche à une économie collectiviste par la voie de la libre association est une vision de doctrinaire empoisonné par les théories que la bourgeoisie dirigea contre l'ancien dirigisme absolutiste au temps de sa révolution et incapable de s'apercevoir que si, comme Marx le fit pourtant remarquer à Proudhon, la concurrence bourgeoise était sortie du monopole féodal elle avait conduit au monopole bourgeois moderne et que c'était une absurdité de croire qu'on pourrait sortir du cycle capitaliste et entrer dans le règne de la liberté en retournant en arrière comme si le retour à la concurrence, fut-ce dans des conditions modifiées, pouvait conduire à autre chose qu'à ce même monopole et pas du tout au socialisme. Une telle vision est dépourvue de toute réalité, et ne constitue pas du tout l'heureuse possibilité historique que selon les socialistes d'entreprise, on aurait manquée en Russie par la «faute de Lénine» et des bolcheviks et, au delà d'eux... du marxisme lui-même et de ses «conception étatiques et autoritaires». De deux choses l'une, en effet: ou une alternative existait réellement et on ne voit pas comment même un Staline et un parti aussi «totalitaire» qu'on voudra auraient pu imposer la pire solution - la solution capitaliste - à moins que le matérialisme historique ne soit qu'un amas de sottises; ou bien le matérialisme historique dit vrai en affirmant que les formes sociales dépendent du degré de développement des forces productives, et si la contre-révolution l'a emporté, c'est que l'alternative est purement imaginaire, qu'il n'y avait pas d'autre issue historique possible. Ce n'est pas ici le lieu de refaire toute l'histoire d'Octobre: il suffira de rappeler pour faire comprendre l'affirmation ci-dessus quels résultats désastreux eurent les naïves tentatives de gestion autonome des ouvriers russes, que le parti bolchevique dut combattre non seulement pour arrêter la catastrophe économique en tant que telle, mais pour empêcher surtout qu'elle ne conduise à la défaite dans la guerre civile contre les Blancs, tsaristes ou partisans de la Constituante.

Si le premier terme de l'opposition établie par Bakounine est donc tout à fait imaginaire, le second - celui qui prétend définir le communisme comme une «économie d'État» - est on ne peut plus faux. Le mouvement communiste donne, c'est vrai, à l'État ouvrier et au parti révolutionnaire qui l'anime un rôle de premier plan dans la transformation socialiste de l'économie; il assigne, c'est vrai, à la dictature du prolétariat la mission de réaliser cette transformation qu'il juge impossible sans elle, mais ce n'est pas pour autant que le communisme lui-même peut être défini comme «une économie d'État», une économie dans laquelle l'État «absorberait toutes les puissances de la société» pour reprendre l'expression de Bakounine et où il s'opposerait ad aeternum à elle comme propriétaire des moyens de production. C'est là une conception de philistin incapable de saisir le lien réel entre rapports de production - forme de société et d'État et c'est bien pourquoi ceux qui y croient n'arrêtent pas depuis quarante ans de nous rabâcher que «l'expérience russe» n'avait que trop confirmé le bien-fondé des craintes de Bakounine devant les thèses communistes et montré le caractère prophétique de sa critique.

Le communisme ne saurait être une «économie d'État» pour une raison toute simple: si le besoin d'instaurer son propre pouvoir et son propre État s'impose au prolétariat comme à toutes les classes qui l'ont précédé, il se distingue pourtant foncièrement d'elles par une caractéristique capitale: il n'est ni ne saurait devenir une classe exploiteuse, mais tout au contraire la première classe appelée à abolir toute division de la société en classes, et du même coup toute oppression de classe. Dans la question de l'État, cette caractéristique a une conséquence capitale: l'État du prolétariat ne peut être qu'un État transitoire, puisque dans la mesure où il réalisera ses taches, c'est à dire où il fera disparaître progressivement les classes et leur opposition, il fera disparaître du même coup les conditions qui fondent l'existence de l'État politique et qui sont la nécessité pour la classe dominante de maintenir les autres classes assujetties. Dans le communisme donc, l'État et avec lui l'autorité politique disparaîtront, c'est à dire que les fonctions publiques perdront leur caractère politique et se transformeront en de simples fonctions administratives qui veilleront aux intérêts de la société (Engels. Polémique contre les anarchistes, cité par Lénine dans L'État et la Révolution). De cet État «dépérissant», Lénine note justement qu'à un certain degré de son dépérissement, il peut être appelé un État non politique. Cela signifie que la société communiste ne sera pas dépourvue de toute administration, mais que l'administration n'y aura plus le caractère oppressif, le caractère de classe qu'elle a toujours revêtu dans le passé, qu'elle sera au contraire une administration sociale à un double titre parce qu'elle ne sera plus le monopole d'un groupe social particulier dans le cadre d'une division entre travail manuel et travail intellectuel, puisque cette division aura été depuis longtemps dépassée, et surtout parce qu'elle se fera en fonction des besoins de l'ensemble de la société, et non pas d'une fraction privilégiée de celle-ci. Dans ces conditions, caractériser le communisme par la «propriété de l'État» est un non-sens parce que la notion de «propriété sociale» en est elle-même un: lorsque la société tout entière devient maîtresse de ses conditions d'existence parce qu'elle a cessé d'être déchirée par des antagonismes internes, on n'a nullement l'avènement de la «propriété sociale», mais l'abolition de la propriété comme fait et partant comme notion. Comment en effet se définit la propriété, si ce n'est par l'exclusion d'autrui de l'usage ou de la jouissance de l'objet de ladite propriété? Lorsqu'il n'y a plus personne a exclure, il n'y a plus de propriété ni de propriétaire possible, la «société» moins que tout autre.

Tout ceci comporte une conséquence capitale: là, où l'État est ou du moins se dit propriétaire de quoi que ce soit, on peut être sûr qu'il n'y a pas de communisme. Il peut y avoir deux raisons à cela: soit que sur la voie qui y conduit, on soit encore fort loin du but, c'est à dire qu'il existe toujours un prolétariat en lutte contre d'autres classes pour frayer la voie à l'économie sociale intégrale qui est son but, et dans ce cas, on a affaire à un État prolétarien animé par un parti révolutionnaire aisément reconnaissable sinon aux mesures économiques qu'il est susceptible de prendre en elles-mêmes, du moins à sa doctrine et à la direction de son action tant nationale qu'internationale. Tel est le cas du parti de Lénine au lendemain d'octobre, pendant la guerre civile, et même dans les toutes premières années de la NEP. La seconde raison, toute opposée, est que l'État né prolétarien peut fort bien changer de fonction sous la pression de classes ennemies et tourner le dos au but communiste final: dans ce cas, la propriété d'État peut bien se perpétuer longtemps encore en tant que propriété capitaliste, c'est à dire en tant que puissance hostile non seulement au prolétariat mais, dans une certaine mesure, à la plus grande partie de la société. Tel est le cas de l'État stalinien et même partiellement post-stalinien, mais alors apparaît toute la sottise de la «leçon» socialiste d'entreprise de la contre-révolution russe qui commence par définir le communisme pour ce qu'il n'est pas - l'État propriétaire - et qui, contemplant ensuite l'État propriétaire tel qu'il a existé et existe encore partiellement en Russie s'écrie: voyez à quelle monstruosité a conduit le communisme! Songez à ce qui nous aurait été épargné si on avait suivi la voie de la libre association!

Tout ce qu'évoque de sinistre le seul mot de «stalinisme» à l'esprit de la plupart de nos contemporains - l'effroyable misère de la Russie d'après 1920 - la législation du travail draconienne qui lui lut imposée - le règne de la police et la pratique de l'assassinat politique érigés en principe - la révolution agraire «par en haut» des années 27-28 et ses terribles conséquences, «la faim de Staline» en 1932 - les répressions de masse, la sinistre farce des procès et des auto-accusations délirantes des victimes, et sur tout cela l'odieuse et immuable litanie de la marche victorieuse de l'URSS vers le communisme libérateur sous la direction de son grand parti et de son chef bien-aimé - tout cela, absolument tout aurait une explication d'une simplicité, d'une commodité vraiment magique: la gestion étatique, pardi ou encore, ce qui revient au même: le règne incontrôlé de la bureaucratie. Mais alors, la révolution faisant suite à la guerre, le poids de la paysannerie russe, la faiblesse numérique du prolétariat aggravée par la saignée de la guerre civile et par son inculture technique, le bas niveau de culture générale, le poids des traditions féodales d'inertie et de grossière brutalité, l'isolement du parti marxiste prolétarien, les conditions internationales, la tradition étatique barbare du despotisme asiatique, les exigences de la contre-révolution politique? Tout cela n'est que broutilles aux yeux des socialistes d'entreprise, broutilles qui n'expliquent pas un millième de ce que leur disent les deux mots magiques de «gestion étatique» ou de «bureaucratie incontrôlée» en raison de l'influence insidieuse qu'exercent sur eux les billevesées séculaires des Proudhon-Bakounine! Où donc ont-elles cru apercevoir que là où le monstre de la «gestion étatique» ne règne pas en maître les opprimés puissent contrôler quoi que ce soit à la marche en avant du terrible rouleau compresseur de l'accumulation capitaliste et de la domination bourgeoise?

 

La «leçon» trotskyste

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Contrairement à tous les courants plus haut étudiés. celui qui porte le nom de «trotskysme» a une origine communiste lointaine dans cette Opposition de gauche qui, à partir de 1923, mena contre l'opportunisme dans le parti bolchevique une lutte inégale terminée par son éviction politique et sa destruction physique dans les années 1927-1938. Aujourd'hui, c'est-à-dire trente ou plutôt quarante ans après cette terrible défaite, cette origine est devenue méconnaissable dans le mouvement qui continue à porter le nom du chef de cette opposition, Léon Trotsky, théoricien de la Révolution permanente, fondateur de l'Armée rouge, combattant vaincu du «redressement» de l'Internationale communiste, du pouvoir soviétique et du parti bolchevique et enfin fondateur abusé de ce qu'il crut la future IV° Internationale. Sans doctrine et sans davantage de liens avec la classe ouvrière, le «trotskysme» d'aujourd'hui se réduit à un amas de petites sectes dont les positions se contredisent en mille points (certaines se préoccupent fort peu de questions théoriques, d'ailleurs), mais qui peu ou prou partagent cette curieuse position, qui compte parmi les plus étranges produits de l'absence de principes et de l'empirisme, selon laquelle l'URSS et son bloc seraient bien des socialismes, mais auraient besoin d'une révolution politique visant à rétablir la démocratie ouvrière.

La «leçon» qui ressortirait de cette plate forme incommode, si du moins le trotskysme se risquait à des généralisations théoriques, pourrait se formuler ainsi: la nationalisation des moyens de production par le Parti du prolétariat porté au pouvoir définit un régime socialiste tant qu'elle reste en vigueur, mais ce socialisme n'est pas complet tant qu'il ne s'accompagne pas de la démocratie politique et de la «participation ouvrière» dans les «choix économiques» du pouvoir. Tout ce qui subsiste du communisme là-dedans, c'est l'idée de la nécessité de la Révolution violente, mais pour le reste c'est un retour aux deux déviations ci-dessus étudiées: le social-démocratisme et le «socialisme d'entreprise». Quant à cette idée, elle reste si nébuleuse que depuis quarante ans qu'il existe, le «trotskysme» n'a jamais su tracer la moindre ligne de conduite tant soit peu ferme et simplement sensée pour réorganiser les forces révolutionnaires.

Il existe, on ne peut le nier, entre ce monstre doctrinal, cette curiosité de l'histoire dont les futures générations s'étonneront fort si jamais elle parvient à leur connaissance d'une part, et d'autre part les positions successivement prises par Trotsky et par l'Opposition un certain lien, constitué par l'attachement des trotskystes d'aujourd'hui non point à son authentique enseignement révolutionnaire, mais à ses erreurs ou a ses positions les plus faibles. Cela signifie que si Trotsky n'est pas sans aucune responsabilité dans la formation de la «doctrine» boiteuse qui porte son nom, il fut, en tant que communiste authentique, bien loin et bien au-dessus d'elle.  Top

 C'est un fait que, comme cela se faisait encore dans leur génération, Trotsky et Lénine ne se sont pas fait faute d'employer le terme ambiguë de «démocratie ouvrière» (81) c'est un fait également que le parti bolchevique a fait un certain usage du mécanisme démocratique formel dans sa vie interne, et les dramatiques séances du Comité central où les grandes décisions de la Révolution (question de l'insurrection, des pourparlers de Brest-Litowsk et de la poursuite ou de l'arrêt de la guerre, de la NEP) furent prises «à la majorité des voix» sont dans la mémoire de tous. En conclure comme le font les trotskystes (82) qu'un Trotsky ou un Lénine étaient «démocrates», contrairement à Staline qui ne fut qu'un «tyran», c'est faire un contre-sens grossier sur leur œuvre, et en tous cas témoigner d'un empressement des plus suspects à les laver de l'accusation des pires bourgeois et opportunistes qui prétendent qu'ils ont frayé la voie au stalinisme en usant de la dictature: de véritables communistes dédaignent ces affirmations de l'ennemi de classe, et ils ne s'abaissent certes pas à édulcorer la figure des grands révolutionnaires passés pour la rendre plus sympathique ou plus tolérable au dilettantisme «progressiste». De même, c'est vraiment passer complètement à côté de l'essentiel, ou pis, le taire par considération opportuniste, que de prétendre caractériser le cruel contraste qui oppose le parti de Lénine et celui de Staline (les deux noms ne sont là que pour désigner deux phases historiques) en disant que le premier fonctionnait «démocratiquement» et pas le second. L'opposition est une opposition de substance, dont le fameux «mode de fonctionnement» qui importe tant aux philistins n'est que l'expression. Or, cette opposition est telle que, s'il y a fonctionnement démocratique au sens propre quelque part, c'est bel et bien dans le parti en voie de dégénérescence stalinienne, et pas du tout dans le parti bolchevique du temps de Lénine. Ce dernier est en effet un parti de classe, un parti révolutionnaire obéissant à un corps de doctrine défini - le marxisme - que son noyau dirigeant a restauré et défendu contre l'opportunisme. Par nature, un tel parti résiste aux fluctuations d'opinion auxquelles les partis démocratiques se font au moins théoriquement un devoir d'obéir; par nature ce qui commande l'action d'un tel parti, c'est son programme et non point «l'opinion» de ses membres; la fonction capitale du noyau dirigeant lui vient de même de l'histoire réelle du parti et des sélections successives qui s'y sont opérées (élimination progressive des chefs impropres à la tâche incombant au parti ou simplement incertains ou au contraire ralliement d'éléments un moment fourvoyés, comme dans l'exemple éclatant de Trotsky); elle ne lui est donc pas déléguée par «libre» choix individuel comme le veut la mythologie démocratique, ni par les moyens dont cette dernière use invariablement et qui sont la propagande pour ou contre des individus, allant jusqu'à l'apologie mensongère d'une part et la diffamation de l'autre. Ce qu'un tel parti recherche, c'est une continuité d'action qui ne va pas sans une certaine stabilité de la direction: ce n'est pas du tout la liberté individuelle de ses membres, comme dans ces partis démocratiques à la conduite fluctuante parce qu'elle n'obéit à aucun principe et à la direction changeante, parce que la fonction dirigeante y est soumise à la faveur électorale. Non seulement il ne peut être dit «démocratique», mais toutes ses caractéristiques positives prouvent le mensonge des postulats démocratiques et leur inadéquation à l'accomplissement des tâches révolutionnaires. Dans ces conditions la pratique du vote et du décompte des voix n'est qu'une simple utilisation d'un mécanisme commode, rien de plus. Bien loin d'être une «garantie», le recours à de telles formes ne s'explique que par une relative immaturité, un parti doté du maximum d'expérience historique et parvenu à la cohésion maxima n'étant plus du tout susceptible de présenter même sur des questions pratiques ces violentes oppositions que le parti bolchevique a encore malheureusement connues et qu'il ne pouvait pas ne pas connaître, à cheval comme il l'était sur la dernière révolution démocratique et la première révolution socialiste d'Europe. C'est tellement vrai que jamais une décision importante (la signature de la paix en 1919, par exemple, ou la cessation de la guerre contre la Pologne) n'a en réalité dépendu du décompte placide des opinions des membres du CC: une fois concédé aux exigences d'unité et d'harmonie internes du parti ce qui devait leur être concédé au moyen de ce que Lénine appelait la «légalité de parti», jamais on ne vit aucun chef bolchevique - surtout pas Lénine - renoncer à la lutte la plus énergique contre ses propres camarades quand le sort de la révolution était en jeu. Que cette lutte ait été loyale et ouverte, qu'elle ait visé les positions et solutions proposées, et non pas les personnes, que leur place dans le parti soit restée assurée à tous les militants qui entendaient continuer à militer dans ses rangs même après les crises les plus graves (exemples de Zinoviev et de Kamenev qui avaient rompu la discipline du parti sur la question cruciale de l'insurrection), qu'il n'y ait eu aucune hésitation à accepter dans le parti des révolutionnaires éprouvés comme Trotsky et certains de ses camarades quand ils renonçaient à leurs erreurs passées et que, aussi longtemps que la Révolution garda son élan initial, on n'ait jamais songé à utiliser contre les membres du parti la sanction d'État, ou pis, la force policière, c'est vrai, et ce sont autant de traits qui distinguent le parti de Lénine et celui de Staline: y voir une caractéristique démocratique, c'est pourtant se laisser singulièrement abuser par les termes, concéder à la démocratie des vertus qu'elle n'a nullement, faisant preuve d'une bonne dose de stupidité. Toute cette pratique de parti est bien supérieure à la pratique courante des partis électoralistes précisément parce que, pour être ce qu'elle est, elle n'a eu qu'à être communiste, et pas du tout à se conformer au respect de l'individu que le démocratisme bourgeois affiche comme un de ses principes les plus chers et pour lequel les trotskystes vantent le parti bolchevique du temps de Lénine en même temps qu'ils dénoncent le régime de manœuvres, de terreur et de violence du temps de Staline. La pratique bolchevique d'une part et la pratique stalinienne de l'autre prouvent tout le contraire de ce que prétend le trotskysme dégénéré et de ce que le démocratisme vulgaire y voit; la première démontre de façon éclatante que la proclamation de fins collectives et de classe et la négation de principe de l'idéologie bourgeoise de liberté n'entraînent nullement ce fameux «écrasement de l'individu» que les bourgeois ont toujours reproché au marxisme avec leur stupidité habituelle. La raison en est simple: comme tous les rapports qu'on peut être amené a considérer, le rapport entre l'individu et la collectivité dont il fait partie dépend non point des fictions du droit, mais de la nature même de cette collectivité.

En ce qui concerne le parti révolutionnaire, il ne s'oppose ni ne peut s'opposer en tant que tout à chacun de ses membres individuellement considéré: tout au contraire, il n'existe lui-même qu'en tant qu'il existe des militants qui sont parvenus à coordonner leurs efforts avec le maximum d'efficacité pour atteindre leur but commun; inversement, chacun de ces militants n'existe comme tel qu'en tant qu'il est un élément du tout. Bien loin d'opprimer ou pis d'écraser l'individu, le parti n'est finalement que l'utilisation rationnelle d'une série d'efforts individuels qui hors de lui non seulement se perdraient, mais ne seraient pas même nés; si donc on tient (pour répondre aux démocrates et non parce que cela nous importerait à nous) à définir le rapport entre l'individu et la collectivité dans un parti qui nie par principe l'individualisme bourgeois et les garanties démocratiques, il faut dire que c'est précisément en lui et par lui que l'individu se débarrasse de la souveraineté purement fictive à laquelle le condamne le démocratisme pour devenir une force réelle, dans les limites du déterminisme. bien entendu.  Top

Dans le parti stalinien, que se passa-t-il par contre? Le trotskysme dégénéré, à la suite du démocratisme vulgaire, déplore qu'on ait supprimé pour les militants les fameuses «garanties» de l'habéas corpus et qu'au lieu de leur assurer la liberté d'expression, on les ait soumis à une dictature. Il s'agit bien de cela! Le parti dit «stalinien» est le parti bolchevique à un certain moment de son existence historique qu'on peut caractériser ainsi: il a derrière lui une grande victoire révolutionnaire, mais il a perdu son élite ouvrière dans la guerre civile et il se trouve placé devant des tâches auxquelles non seulement il n'était pas préparé, mais pour lesquelles, à vrai dire, il n'était pas fait, puisqu'il s'agissait de gérer selon de sains principes bourgeois une économie désorganisée par le sabotage et la fuite des bourgeois, puisque aussi bien les principes différents et opposés de la gestion socialiste étaient dans ce cas inapplicables. Dans le cadre de la Russie, ce qui est en jeu, outre la continuité politique révolutionnaire, c'est le relèvement économique ou la mort, la reconstruction ou l'effondrement dans les pires convulsions sociales avec la menace de la pire terreur blanche. De tout cela il résulte un changement complet de la composition du parti en même temps que de sa mentalité, le praticisme immédiatiste tendant fatalement à l'emporter sur le soucis de rigueur théorique et de fidélité aux principes lorsque de pareilles conditions exercent leur pression. Bien entendu, c'est le praticisme immédiatiste qui devait finalement l'emporter puisqu'aucune aide ne vint du dehors (c'est à dire de l'internationale) au parti russe, mais il ne pouvait pas le faire en jetant tout simplement par dessus bord toutes les traditions et les souvenirs du passé; mais comme il en était par nature la négation vivante, il ne lui restait qu'une seule ressource: d'une part afficher une continuité politique et théorique qui n'aurait pas résisté au moindre examen tant soit peu sérieux, si celui-ci avait été possible, et d'autre part se débarrasser de la résistance des révolutionnaires à ce «cours nouveau» en faisant précisément appel à l'opinion, à la conscience, aux sentiments de ce parti dans une certaine mesure nouveau que le parti bolchevique était devenu, bref, en opposant l'autorité souveraine de la majorité démocratique à la seule autorité qu'un Lénine et tant de bolcheviks reconnaissaient naguère: celle des principes communistes, de la doctrine communiste, du programme communiste. Ce qui, dans cette phase, apparaît aux yeux de véritables marxistes comme mille fois plus ignoble que les sanctions (destitution, exclusion, emprisonnement, déportation et plus tard massacre pur et simple), c'est précisément cette exploitation par le stalinisme de la légalité démocratique, de la règle purement formelle, mensongère, mystificatrice de la souveraineté de la majorité, bref de cette odieuse fiction qui, à l'échelle de la société tout entière, sert depuis plus de cent ans à la bourgeoisie non pas à «assurer la liberté de l'individu» comme elle le prétend, mais à écraser le prolétariat et la révolution! Que l'altération du parti n'ait bien souvent pas suffi à procurer cette majorité à la fraction Staline, qu'elle ait dû au contraire la «cuisiner» par des manipulations, des campagnes, des manœuvres adéquates, cela ne prouve nullement que le parti stalinien n'était pas «vraiment démocratique», mais que l'abandon de la pratique communiste, qui repose tout entière sur l'effort collectif pour conformer l'action collective aux buts révolutionnaires et donc à la doctrine commune, et le passage à la pratique démocratique, qui ne tend plus qu'à obtenir des majorités, entraîne nécessairement le retour de toutes les tares de la vie politique bourgeoise. Démocrate, le parti stalinien le fut réellement, non seulement par son recours à la fiction démocratique dévoilée depuis plus d'un siècle par le marxisme, mais par l'infamie de toute sa vie intérieure.

Lorsqu'en 1923. Trotsky écrivit son Cours nouveau pour appeler à un assainissement du régime intérieur, il n'ignorait rien de tout cela, et ce qu'il exigeait, comme nous le verrons plus loin, c'était non des «garanties démocratiques», mais le retour à la vie normale d'un parti révolutionnaire. C'est que, quelles qu'aient pu être ses positions à l'époque de son déclin personnel, et quel qu'ait été dès cette époque son langage et celui du parti et même de l'Internationale (83), Trotsky était absolument pur d'illusions et de formalisme démocratiques, certainement pas moins pur que Lénine lui-même. On ne peut évidemment pas tout citer, et trois références suffiront ici.

Dans Les enseignements de la Commune de Paris il s'attache, dans un parallèle entre la Commune et la Révolution russe, à montrer toute la supériorité de l'organisation de Parti et l'insuffisance du principe électif pour doter le prolétariat d'une direction politique et militaire capable de remporter la victoire. Citons «Le Comité central de la Garde nationale» (qui joua le rôle qu'on sait dans la Commune) «était en fait un conseil des délégués des ouvriers armés et des petits-bourgeois... Un tel conseil, élu immédiatement par les masses révolutionnaires, peut être un brillant appareil d'action. Mais en même temps, il reflète tous les côtés faibles autant que les côtés forts des masses, et qui plus est, il reflète davantage les côtés faibles que les côtés forts». Après avoir montré «qu'au moment même où sa responsabilité était immense» (le gouvernement avait fui à Versailles), la Garde nationale, démocratiquement constituée, «se déclara déliée de toute responsabilité», et au lieu d'agir révolutionnairement «inventa des élections légales à la Commune», il montre que «cette passivité et ce manque de décision s'appuyèrent en l'occurrence sur le principe sacré de la fédération et de l'autonomie», reflétant bien «le côté incontestablement faible d'une fraction du prolétariat français d'alors, l'attitude d'hostilité à l'égard de l'organisation centrale, héritage de l'idée petite-bourgeoise d'autonomie». C'est donc en partant des faits qu'il démontre la supériorité d'une organisation «s'appuyant sur un passé historique et prévoyant théoriquement la voie du développement», une organisation qui ne soit pas «un appareil usant de pratiques parlementaires, mais le prolétariat organisé et trempé par l'expérience», bref du parti ouvrier sur toute forme élue d'organisation ouvrière qui, précisément à cause de sa liaison directe avec les masses, ne peut pas ne pas en refléter tous les côtés faibles.

Passant de la question politique à la question militaire, la critique de Trotsky à la conception démocratique de la lutte prolétarienne se durcissait encore: pour débarrasser, disait-il, «la Garde nationale du commandement contre-révolutionnaire, l'éligibilité était le meilleur moyen, car la plus grande partie de la Garde nationale se composait d'ouvriers et de petits-bourgeois révolutionnaires». Mais ajoutait-il, cette «revendication de l'éligibilité ne visait pas à doter l'armée d'un bon commandement, mais (seulement) à se débarrasser de commandants au service de la bourgeoisie», expliquant sur la base de sa propre expérience révolutionnaire de fondateur de l'Armée rouge: «Le commandement élu est la plupart du temps assez faible sur le plan technique. Dès que l'armée s'est débarrassée de l'ancien commandement il faut lui donner un commandement révolutionnaire en mesure de remplir son devoir. Or, cette tâche ne peut être remplie par le simple mécanisme de l'éligibilité. L'éligibilité est un fétiche, ce n'est pas une panacée universelle, une puissante direction de parti est indispensable». Voilà une leçon de l'expérience révolutionnaire, un principe communiste qui, pour un «trotskyste» d'aujourd'hui est devenu lettre morte.  Top

Dans Terrorisme et Communisme, nous trouvons de même cette brillante réfutation des critiques que les défenseurs attardés de la «démocratie ouvrière» adressaient déjà à la «dictature du parti bolchevique»: «On nous a accusés plusieurs fois d'avoir substitué à la dictature des Soviets celle du Parti. Et pourtant, on peut affirmer sans risquer de se tromper que la dictature des Soviets n'a été possible que grâce à la dictature du Parti. Grâce à la clarté de ses idées théoriques, grâce à sa forte organisation révolutionnaire, le Parti a assuré aux Soviets la possibilité de se transformer, d'informes parlements ouvriers qu'ils étaient en un appareil de domination des travailleurs. Dans cette substitution du pouvoir du Parti au pouvoir de la classe ouvrière, il n'y a rien de fortuit et même, au fond, il n'y a là aucune substitution. Les communistes expriment les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière. Il est tout à fait naturel qu'à une époque qui met ces intérêts à l'ordre du jour dans toute leur étendue, les communistes deviennent les représentants avoués de la classe ouvrière dans sa totalité. Mais qui donc vous garantit, nous demandent quelques malins, que c'est précisément votre Parti qui exprime les exigences du développement historique? En supprimant ou en rejetant dans l'ombre les autres partis, vous vous êtes débarrassés de leur rivalité politique, source d'émulation et, par là, vous vous êtes privés de la possibilité de vérifier votre ligne de conduite. Cette considération est dictée par une idée purement libérale de la marche de la révolution. A une époque où tous les antagonismes se déclarent ouvertement, où la lutte politique se transforme rapidement en guerre civile, le Parti dirigeant a pour vérifier sa ligne de conduite assez de matériaux en main et de critères, indépendamment du tirage possible des journaux (de ses adversaires). Dans tous les cas, notre tâche consiste non pas à évaluer à toute minute par une statistique l'importance des groupes que représente chaque tendance mais bien à assurer la victoire de... tendance de la dictature prolétarienne et à trouver dans la marche de cette dictature, dans les divers frottements qui s'opposent au bon fonctionnement de son mécanisme intérieur, un critérium suffisant pour vérifier la valeur de nos actes». Lorsqu'en 1936, dans la Révolution trahie, Trotsky en viendra par malheur à son tour à revendiquer la «démocratie soviétique» contre la «dictature stalinienne», il ne parviendra à justifier son glissement que par une banalité tout à fait indigne de lui et du marxisme: «Tout est relatif en ce monde où il n'y a de permanent que le changement». Mais de cela, trente ans plus tard, les disciples de son déclin ne se sont pas encore avisés.

Le troisième écrit «La conversion des Soviets en démocratie est-elle vraisemblable?» (1929) présente cet intérêt d'être postérieur à la défaite de l'Opposition russe. Alors la lutte de Trotsky contre le stalinisme était déjà sortie des rails des principes et même de la réalité historique, mais le grand révolutionnaire n'avait encore, comme on verra, rien oublié de la critique marxiste du démocratisme. «Si le pouvoir soviétique lutte avec des difficultés grandissantes, si la crise... de la dictature s'accentue de plus en plus, si le danger bonapartiste n'est pas écarté, ne vaut-il pas mieux se mettre en route vers la démocratie? Cette question ouverte ou sous-entendue se pose dans une quantité d'articles consacrés aux derniers événements survenus en URSS. Je ne juge pas ici de ce qui est mieux ou non. J'essaie de tirer au clair ce qui découle de la logique objective du développement. Et j'en arrive a cette déduction que rien n'est moins vraisemblable que la conversion des Soviets en démocratie parlementaire, ou plus exactement cette conversion est absolument impossible.» En 1929, Trotsky répond à ses adversaires sociaux-démocrates que, quoi qu'on puisse désirer, le retour de l'URSS à la démocratie parlementaire est historiquement exclu. En 1936, il fera de ce retour la revendication politique centrale de l'Opposition pour I'URSS. Notre thèse de Parti est que, ce faisant, il a glissé du terrain du communisme sur celui de la social-démocratie. Il est donc capital de montrer que la juste critique qu'il faisait en 1929 à ses adversaires sociaux-démocrates vaut entièrement contre lui depuis 1936, et contre ses «disciples» de 1968.

Les raisons invoquées par Trotsky sont de deux ordres: raisons internationales et générales, raisons spécifiquement russes, naturellement liées entre elles. Voyons d'abord les raisons internationales:

«Pour exprimer plus clairement mon idée je dois en écarter les limites géographiques et il sera suffisant de rappeler certaines tendances du développement politique de l'Europe depuis la guerre qui a été, non pas un épisode, mais le sanglant prologue de la nouvelle époque. Presque tous les dirigeants de la guerre sont encore vivants. Pour la plupart, ils ont dit... que c'était la dernière guerre et qu'après elle, ce serait l'avènement du règne de la démocratie et de la paix... Maintenant, pas un seul d'entre eux ne s'aviserait de prononcer ces paroles. Pourquoi? Parce que la guerre nous a conduit à une époque de grandes tensions, de grandes luttes, avec la perspective de nouvelles guerres. Sur les rails de la domination universelle, à l'heure actuelle, se précipitent l'un vers l'autre des trains puissants. On ne peut mesurer notre époque à l'aune du XlXme siècle qui fut le siècle de l'extension de la démocratie par excellence (souligné par nous). Le XXme siècle sous de nombreux rapports, se distinguera davantage du XIXème siècle que toute l'histoire moderne ne se distingue du Moyen Âge... Par analogie avec l'électro-technique, la démocratie peut être définie comme un système de commutateurs et d'isolants contre les courants trop forts de la lutte nationale ou sociale. Il n'y a pas dans l'histoire humaine d'époque autant saturée d'antagonismes que la nôtre... Sous une trop haute tension des contradictions de classes et internationales, les commutateurs de la démocratie fondent et volent en éclats. Tels sont les courts-circuits de la dictature. Les interrupteurs les plus faibles se rendent évidemment les premiers. Mais la force des contradictions intérieures et mondiales ne diminue pas, elle augmente. On pourrait difficilement se tranquilliser en constatant que le processus ne s'est emparé que de la périphérie du monde capitaliste. La goutte commence par le petit-doigt de la main ou par le gros orteil; mais une fois en route, elle va jusqu'au cœur». C'est fort bien vu et dit. Notre thèse de parti est que le mouvement communiste devait tirer toutes les conséquences de cette réalité du XXme siècle: il n'y avait aucun sens à implorer la bourgeoisie de conserver les «commutateurs» de la démocratie depuis toujours installés contre nous, mais devenus inutiles pour elle; il fallait les faire sauter nous-même, avec le courant à haute tension de la Révolution prolétarienne. Le centre moscovite de l'Internationale communiste ne suit pas tirer toutes ces conséquences, Trotsky y compris. C'est une des raisons qui ruinèrent cette Internationale. Mais c'est la même erreur, appliquée cette fois à la lutte contre Staline, et non plus contre Mussolini ou Hitler, qui fit de la IVme Internationale de Trotsky un organisme mort-né.  Top

Voyons maintenant les raisons plus spécifiquement russes pour lesquelles Trotsky juge impossible en 1929 le rétablissement d'une démocratie parlementaire en Russie: «Quand on oppose la démocratie parlementaire aux Soviets, on a en vue un système parlementaire particulier, et l'on oublie un autre côté - du reste essentiel - de la question, à savoir que la révolution d'Octobre 1917 s'est révélée comme la plus grande révolution démocratique de l'histoire humaine. La confiscation de la propriété foncière, l'entière liquidation des distinctions et privilèges de classe, la destruction de l'appareil bureaucratique et militaire tsariste, l'introduction d'un égalitarisme national et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, voilà un travail essentiellement démocratique auquel la révolution de Février a à peine touché, le laissant dans sa presque totalité à la révolution d'Octobre. Seule l'inconsistance de la coalition libérale-socialiste a rendu possible la dictature soviétique, basée sur l'union des ouvriers, des paysans et des nationalités opprimées. Les raisons qui ont empêché notre démocratie faible et arriérée d'accomplir sa tâche historique ne lui permettront pas, même dans l'avenir, de se placer à la tête du pays, car en ces derniers temps, les problèmes et les difficultés sont devenus plus grands et la démocratie plus petite... Le système soviétique n'est pas une simple forme de gouvernement qu'on pourrait comparer abstraitement avec la démocratie parlementaire: il y est essentiellement question de la propriété de la terre, des banques, des mines, des usines et des chemins de fer. Il ne faut pas oublier ces «broutilles» en s'enivrant de lieux communs sur la démocratie. Contre le retour du propriétaire foncier, le paysan, aujourd'hui comme il y a dix ans, luttera jusqu'à sa dernière goutte de sang... A vrai dire le paysan tolérerait plus facilement le retour du capitaliste, car l'industrie d'État ne fournit jusqu'à présent aux paysans des produits manufacturés qu'à des conditions moins avantageuses que celles du marchand d'autrefois... Mais le paysan se rappelle que le propriétaire et le capitaliste étaient les deux frères siamois de l'ancien régime...: le paysan comprend que le capitaliste ne reviendrait pas seul, mais en compagnie du propriétaire. C'est pourquoi il ne veut ni de l'un ni de l'autre; c'est la raison puissante, quoique négative, de la force du régime soviétique. Il faut appeler les choses par leur nom. Il n'est point question de l'introduction d'une démocratie incorporelle, mais du retour de la Russie dans la voie du capitalisme. Mais que serait la seconde édition du capitalisme russe? Pendant ces quinze dernières années, l'image du monde s'est profondément transformée. Les forts sont devenus infiniment plus forts, les faibles sont devenus incomparablement plus faibles. La lutte pour la suprématie mondiale a pris des proportions gigantesques. Les étapes de cette lutte se sont déroulées sur les os des nations faibles et arriérées. La Russie capitaliste ne pourrait à l'heure actuelle occuper dans le système mondial même la situation de troisième plan à laquelle la Russie tsariste avait été prédestinée par la marche de la dernière guerre. Le capitalisme russe serait maintenant un capitalisme asservi, un capitalisme à demi colonisé, sans avenir. La Russie numéro deux occuperait aujourd'hui une place quelque part entre la Russie numéro un et l'Inde. Le système soviétique de l'industrie nationalisée et du monopole du commerce extérieur, malgré toutes ses contradictions et ses difficultés, est un système de protection pour l'indépendance de la culture et de l'économie du pays. Cela a été compris par les nombreux démocrates eux-mêmes qui ont été attirés du côté du gouvernement soviétique non par le socialisme, mais par un patriotisme qui s'était assimilé les leçons élémentaires de l'histoire...» «Une poignée de doctrinaires impuissants aurait désiré une démocratie sans capitalisme. Mais les forces sociales sérieuses, ennemies du régime soviétique, veulent un capitalisme sans démocratie

Le raisonnement marxiste de Trotsky est à cent coudées au-dessus des raisonnements formels et abstraits de ses adversaires sociaux-démocrates de 1929, mais aussi (conclusion qui nous importe davantage ici) de ses «disciples» de 1968 qui n'ont jamais fait que pousser jusqu'à l'absurde son propre raisonnement abstrait et formel de 1936.

La lutte, dit-il très justement, est une lutte sociale et c'est de l'issue de cette lutte sociale que dépend la forme politique destinée à triompher. La démocratie parlementaire a succombé sous les coups de la Révolution démocratique. Ses partisans - ceux qui raisonnent en termes politiques et non pas sociaux - ne comprennent pas que souhaiter son rétablissement revient à souhaiter la liquidation des conquêtes de cette révolution démocratique. «Les forces sociales sérieuses» (c'est-à-dire les classes dépossédées par la Révolution d'Octobre) souhaiteraient, elles, sans nul doute, liquider ces conquêtes pour revenir à l'ordre ancien, mais il est historiquement exclu qu'elles le puissent par des moyens démocratiques. Même en 1929, la paysannerie russe ne se laisserait pas déposséder de la terre sans une seconde guerre civile: où les classes dépossédées trouveraient-elles la force nécessaire pour combattre la presque totalité de la population russe? Trotsky ne le dit pas ici, mais il le sait et c'est évident: dans les armées des puissances impérialistes intervenant une nouvelle fois contre la Russie et la battant (tout comme la coalition européenne intervint contre la France napoléonienne où les Bourbons n'auraient jamais pu être rétablis sans sa victoire sur tout le peuple français). Mais alors, la forme politique destinée à triompher ne serait nullement le Parlement national rêvé par les «doctrinaires impuissants», mais, dirons-nous aujourd'hui, une république fantoche du genre de celles que les U.S.A. soutiennent dans les régions d'Asie qu'ils contrôlent.

Les mêmes raisons qui opposent Trotsky aux sociaux-démocrates l'empêchent encore, en 1929, de mettre sa lutte contre Staline sous le drapeau de la démocratie soviétique: Trotsky sait fort bien que sur le terrain soviétique se placent aussi bien des partisans du socialisme comme lui que des forces qui, sans être le moins du monde socialistes, ne veulent tout simplement pas d'un retour de la Russie dans un État de dépendance semi-coloniale à l'égard du capitalisme occidental et donc pas non plus d'une restauration. Ces forces, ce sont toutes les couches non prolétariennes et ennemies de l'internationalisme révolutionnaire, qui hors du Parti ou dans le parti, approuvent l'orientation stalinienne par «patriotisme démocratique qui s'est assimilé les leçons élémentaires de l'histoire». C'est cet «oustrialovisme» (84) que Lénine fut le premier à dénoncer et qui, né dans les milieux les plus avisés de l'émigration, s'est infiltré dans le Parti au pouvoir - Trotsky ne cesse de dénoncer le fait - sous la bannière du «socialisme dans un seul pays»: quant à la démocratie soviétique, ce «commutateur», cet «isolant» prévu par les bolcheviks pour empêcher la révolution de s'effondrer dans une lutte stérile entre le prolétariat socialiste et la paysannerie sous-bourgeoise, Trotsky sait bien que c'est le courant à haute tension de la guerre civile qui l'a fait voler en éclats, imposant la pure dictature prolétarienne du communisme de guerre, avec ses réquisitions forcées et son encadrement «autoritaire» des paysans révolutionnaires dans l'Armée rouge. Au défenseur de la dictature bolchevique du prolétariat, à l'auteur du passage ci-dessus cité de Terrorisme et communisme, il faudra encore de longues années avant qu'il songe à l'invoquer contre le parti stalinien!  Top

En fait, il y a trois phases dans la longue lutte de Trotsky comme chef de l'Opposition. Dans la première - bien illustrée par l'écrit de 1923 Cours nouveau - il dénonce énergiquement les anomalies du régime intérieur du Parti et la politique du Comité central, tente d'alerter le Parti sur le danger de dégénérescence que la politique (internationale aussi bien qu'intérieure) fait courir à la dictature prolétarienne dont il est l'unique garant, mais bien loin de se poser en candidat à la direction du Parti, il se tient quelque peu à l'écart, se contentant de réfuter les inventions de la campagne que dès 1921 le Comité central orchestre contre lui, si bien à l'écart que lorsqu'il écrit Cours nouveau, il ignore encore la situation réelle, qui ne lui sera révélée qu'en 1923, lorsque Kamenev et Zinoviev rompront avec Staline (85).

En d'autres termes, dans la première phase, il répond en militant à la campagne parlementaire lancée contre lui et qui visait au même but que toutes les campagnes de ce genre: lui couper le chemin du pouvoir. A ce propos, il importe de noter que là où l'imbécillité bourgeoise a vu la preuve des méfaits du «totalitarisme communiste», notre courant, lui, a reconnu les méfaits du principe électif et de la démocratie appliquée à l'organe du parti. Le fait que la campagne ait éclaté dans le parti qui s'intitulait «communiste» s'explique aisément du fait qu'en URSS il n'y avait pas de Parlement, mais qu'est-ce qu'une lutte pour le pouvoir fondée sur la concurrence des individus et le mépris de tous les principes, si ce n'est une lutte de type parlementaire?

Dans la seconde phase, Trotsky ne se contente plus de défendre les positions marxistes contre le révisionnisme au pouvoir. Il entre dans la «voie de la réforme du régime soviétique» comme il le dira lui-même dans la Révolution trahie pour caractériser la phase antérieure à 1936. Du fait de l'absence de Parlement, cette lutte réformiste ne peut prendre la forme d'une lutte pour le remplacement légal d'un gouvernement jugé incapable de maintenir l'URSS dans la voie du socialisme par le gouvernement meilleur de l'Opposition. En substance, c'est pourtant ce qu'elle est. Pour le socialiste réformiste, l'«obstacle» à la transformation socialiste, ce sont les majorités parlementaires soutenant des gouvernements bourgeois. A l'Opposition trotskyste d'alors, cet «obstacle» semble être la majorité soutenant le comité central stalinien, ou plutôt le régime intérieur du parti supposé empêcher l'Opposition d'arracher sa majorité au stalinisme. En réalité, dans le premier cas, l'obstacle est non pas tel ou tel gouvernement, mais l'existence de l'État bourgeois qui doit être détruit et non pas «réformé», dans le second cas, l'obstacle était de même dans l'État, dans le pouvoir d'un parti dont la dégénérescence était irréversible et qui bien loin de résulter du régime intérieur, était elle-même la cause de ce régime. Ce qui empêche le socialiste vulgaire de repérer le véritable obstacle, c'est qu'il n'est pas révolutionnaire; ce qui poussa le révolutionnaire Trotsky à tomber dans une erreur réformiste à l'égard de l'État soviétique, c'est son impuissance à se délimiter de façon complète du Parti du «socialisme dans un seul pays». Dans cette phase toutefois, ses positions gardent un ultime lien avec la tradition marxiste: c'est du parti et du parti seul que dépend le sort de la dictature du prolétariat. Dans la troisième phase, cet ultime lien sera rompu. Du parlementarisme révolutionnaire dans le parti caractérisant la phase précédente, Trotsky passera au parlementarisme pur dans la société, c'est à dire à la revendication du rétablissement de la liberté électorale en URSS.

Pour illustrer la première phase, nous nous référerons au texte de 1923 ci-dessus cité, Cours nouveau. Si la terminologie présente déjà l'ambiguïté ci-dessus dénoncée (86) comme d'ailleurs toute celle dont usa le parti bolchevique, même à sa bonne époque, la méthode, elle, n'a rien de formel, puisque Trotsky y étudie le déterminisme qui, dans les conditions du pouvoir, risque de faire perdre au parti sa nature de fraction la plus révolutionnaire du prolétariat et par conséquent sa fonction de parti de classe «question des générations dans le Parti, composition sociale», et surtout tâches étatiques et administratives. L'alerte lancée ne concerne pas l'absence de liberté des membres du parti, comme dans la critique social-démocrate vulgaire, mais l'altération des rapports organiques entre centre et périphérie, sommet et base à l'intérieur du parti, l'altération des rapports entre Parti et État, et, pour couronner le tout, l'altération de la tradition réelle du parti en même temps que son invocation purement formelle. Qu'on en juge:

«Il est une chose dont il faut bien se rendre compte: l'essence des dissentiments et des difficultés actuels ne réside pas dans le fait que les «secrétaires» ont sur certains points forcé la note et qu'il faut les rappeler à l'ordre, mais dans le fait que l'ensemble du parti se dispose à passer à un stade historique plus élevé... Il ne s'agit pas de briser les principes d'organisation du bolchevisme comme d'aucuns tentent de le faire croire, mais de les appliquer aux conditions de la nouvelle étape du parti (87). Il s'agit avant tout d'instaurer des rapports plus sains entre les anciens cadres et la majorité des membres qui sont venus au parti après Octobre». «La préparation théorique, la trempe révolutionnaire, l'expérience politique représentent notre capital fondamental dont les principaux détenteurs sont les anciens cadres du parti. D'autre part, le parti est essentiellement une collectivité dont l'orientation dépend de la pensée et de la volonté de tous. Il est clair que dans la période, que dans la situation compliquée immédiatement consécutive à Octobre, le parti se frayait sa voie d'autant mieux qu'il utilisait plus complètement l'expérience accumulée par l'ancienne génération aux représentants de laquelle il confiait les postes les plus importants dans l'organisation. Le résultat a été que, jouant le rôle de directeur du parti, et absorbée par les questions d'administration, l'ancienne génération... instaure de préférence pour la masse communiste des méthodes purement scolaires de participation à la vie politique: cours d'instruction politique élémentaire, vérification des connaissances, écoles du parti...De là le bureaucratisme de l'appareil, son isolement par rapport à la masse, son existence à part... Le fait que le parti vit à deux étages distincts comporte de nombreux dangers... Le danger capital de l'«ancien cours», résultat de causes historiques générales ainsi que de nos fautes particulières, est que l'appareil manifeste une tendance progressive à opposer quelques milliers de camarades formant les cadres dirigeants au reste de la masse qui n'est pour eux qu'un moyen d'action. Si ce régime persistait, il risquerait de provoquer à la longue une dégénérescence du parti à ses deux pôles, c'est à dire parmi les jeunes et parmi les cadres... Dans son développement graduel, le bureaucratisme menace de détacher les dirigeants de la masse, de les amener à concentrer uniquement leur attention sur les questions d'administration, de nominations, menace aussi de rétrécir leur horizon, d'affaiblir leur sens révolutionnaire, c'est à dire de provoquer une dégénérescence plus ou moins opportuniste de la vieille garde ou du moins d'une partie considérable de celle-ci!»  Top

Considérant ensuite la composition sociale du parti, Trotsky notait:

«Le prolétariat réalise sa dictature par l'État soviétique. Le Parti communiste est le parti dirigeant du prolétariat et, par conséquent, de son État. Toute la question est de réaliser ce pouvoir dans l'action sans le fondre dans l'appareil bureaucratique de l'État... Les communistes se trouvent groupés d'une manière différente suivant qu'ils sont dans le parti ou dans l'appareil de l'État. Dans ce dernier, ils sont disposés hiérarchiquement les uns par rapport aux autres et aux sans-parti. Dans le parti, ils sont tous égaux en ce qui concerne la détermination des tâches et des méthodes de travail fondamentales. Dans la direction qu'il exerce sur l'économie, le parti doit tenir compte de l'expérience, des observations, de l'opinion de tous ses membres installés aux différents degrés de l'administration économique. L'avantage essentiel, incomparable de notre parti consiste en ce qu'il peut, à chaque instant, regarder l'industrie avec les yeux du tourneur communiste, du spécialiste communiste, du directeur communiste, du commerçant communiste, réunir l'expérience de ces travailleurs qui se complètent les uns les autres, en dégager les résultats et déterminer ainsi sa ligne de direction de l'économie en général et de chaque entreprise en particulier. Il est clair que cette direction n'est réalisable que sur la base de la démocratie vivante et active à l'intérieur du parti (88). Quand, au contraire, les méthodes de l'appareil prévalent, la direction par le parti fait place à l'administration par les organes exécutifs (comité, bureau, secrétaire, etc...). Dans une telle conception de la direction, la principale supériorité du parti, son expérience collective multiple passe à l'arrière-plan. La direction prend un caractère d'organisation pure et dégénère fréquemment en commandement et en tâtillonnage. L'appareil du parti entre de plus en plus dans les détails des tâches de l'appareil soviétique, vit de ses soucis journaliers, se laisse de plus en plus influencer par lui et, devant les détails, perd de vue les grandes lignes. Toute la pratique bureaucratique journalière de l'État soviétique s'infiltre ainsi dans l'appareil du parti et y introduit le bureaucratisme. Le parti, en tant que collectivité, ne sent pas son pouvoir, car il ne le réalise pas... Il en résulte du mécontentement et de l'incompréhension, même dans les cas où, justement, ce pouvoir s'exerce. Mais ce pouvoir ne peut se maintenir dans la ligne droite que s'il ne s'émiette pas dans les détails mesquins et revêt un caractère systématique, rationnel et collectif. Ainsi donc, le bureaucratisme non seulement détruit la cohésion intérieure du parti, mais affaiblit l'action nécessaire de ce dernier sur l'appareil étatique. C'est ce que ne remarquent pas la plupart du temps ceux qui sont les plus ardents à réclamer pour le parti le rôle de dirigeant dans l'État soviétique.»

En ce qui concerne les groupes et formations fractionnels, Trotsky ne revendiquait nullement le ridicule «droit démocratique» d'en former. Mais les considérant en marxiste comme des «anomalies menaçantes», il niait qu'il fut possible d'en prévenir la naissance ou d'en favoriser la résorption «par des procédés de pure forme», constatait que le régime bureaucratique du parti était au contraire une des principales sources de fractionnisme, accusait à juste raison les défenseurs de l'unité purement formelle du parti d'en constituer eux-même la pire fraction, «la fraction bureaucratique conservatrice» et concluait de façon parfaitement correcte que la seule façon de prévenir les fractions était «une politique juste adaptée à la situation réelle» (89).

Dans tout cela aucune illusion démocratique. Les anomalies de la vie du parti (y compris, dans le dernier chapitre, les continuelles références à Lénine et au léninisme, jalonnant les pires manifestations d'opportunisme) y sont justement caractérisées, ainsi que leurs causes historiques: non pas l'«exercice du pouvoir» en général comme les anarchistes le prétendaient, mais l'exercice du pouvoir dans une société profondément hétérogène puisqu'entre le prolétariat (d'ailleurs trop faible et encore affaibli par la guerre civile) et l'énorme paysannerie n'existait nullement cette identité d'intérêts quotidiens et fondamentaux à laquelle semblait croire la direction du parti (90); dans une société affligée en outre d'un niveau culturel très bas et isolée du reste du monde par la conjuration capitaliste. Jamais Trotsky n'atteindra plus, malheureusement, à cette hauteur critique. Mais jusqu'au fatal glissement de 1936, malgré tous ses errements, il restera fidèle à la magnifique conclusion du chapitre IV de Cours nouveau:
«L'instrument historique le plus important pour l'accomplissement de nos tâches est le parti. Évidemment le Parti ne peut s'arracher aux conditions sociales et culturelles du pays. Mais, organisation volontaire de l'avant garde, des éléments les meilleurs, les plus actifs, les plus conscients de la classe ouvrière, il peut beaucoup plus que l'appareil d'État se préserver des dangers du bureaucratisme. Pour cela, il doit voir clairement le danger et le combattre sans relâche.»

Lorsque dans la seconde phase Trotsky passa à la lutte pour la «démocratisation du parti», la social-démocratie y vit, non sans quelque raison, un pas de son grand adversaire dans sa direction. Indigné, Trotsky réplique à ces allégations:

«C'est un grand malentendu qu'il n'est pas difficile de mettre à nu. La social-démocratie est pour la restauration du capitalisme en Russie. Mais on ne peut s'aiguiller dans cette voie qu'en repoussant à l'arrière plan l'avant-garde prolétarienne. Pour autant que la social-démocratie approuve la politique économique de Staline, elle devra aussi se réconcilier avec ses méthodes politiques. Un véritable passage au capitalisme ne pourrait être assuré que par un pouvoir dictatorial. Il est ridicule d'exiger la restauration du capitalisme en Russie et de soupirer en même temps après la démocratie». Le coup était bien mérité, mais du fait qu'il est ridicule de soupirer après la démocratie quand on souhaite la restauration du capitalisme, il ne résultait nullement qu'à condition de lutter pour le socialisme, cela cessait de l'être! Si un marxiste du calibre de Trotsky ne s'est pas avisé de cette objection, c'est qu'il lui semblait bien évident que le cours vers le capitalisme passant par l'écrasement de l'avant-garde prolétarienne au sein du parti lui-même, la résistance (au sein du parti également) de cette avant-garde à l'écrasement était l'unique expression politique possible de la résistance à ce cours. Raisonnement auquel il ne manquait qu'une «petite» condition pour être juste: que le cours vers le capitalisme restât une simple menace plus ou moins lointaine, et que l'adversaire affronté au sein du parti ne fût pas précisément l'incarnation politique de l'ennemi de classe, puisqu'en aucun cas on ne peut battre l'ennemi de classe de façon pacifique, en l'implorant de respecter la «légalité», quelle qu'elle soit (91). A la différence des benêts qui se prétendent ses disciples, Trotsky sentait si bien cela que dans sa Défense de l'URSS (1929), il écrivait en toutes lettres: «Ce serait du don quichottisme - pour ne pas dire de l'idiotie - que de lutter pour la démocratie dans un parti qui réalise le pouvoir de l'ennemi... Pour l'Opposition, la lutte engagée pour la démocratie dans le parti n'a de sens que sur la base d'une reconnaissance de la dictature du prolétariat» (92).  Top

Le refus passionné de reconnaître que le prolétariat est battu, que jamais plus le parti ne redeviendra révolutionnaire, voilà ce qui caractérise en effet le trotskysme de la deuxième phase. Les citations ci-dessous montreront avec quel visage dangereusement séduisant (qu'il ne gardera pas et ne retrouvera jamais plus), l'opportunisme trotskyste est venu a la lumière du jour. Voici par exemple un extrait du discours de Trotsky devant la Commission centrale de Contrôle devant laquelle il comparut en juin 1927 sous l'accusation d'avoir enfreint la discipline du Parti en «prononçant des discours fractionnistes» à la récente session du Comité exécutif de l'Internationale et d'avoir pris part aux manifestations en faveur de Smilga. oppositionnel exilé en Sibérie:

«Qu'avez-vous fait du bolchevisme? De son autorité, de l'expérience de la théorie de Marx et de Lénine? Qu'avez-vous fait de tout cela en quelques années?... Dans les réunions, notamment dans les cellules ouvrières et paysannes, on raconte le diable sait quoi sur l'Opposition, on demande avec quelles «ressources» l'opposition fait sa «besogne»: des ouvriers, peut-être ignorants, peut-être inconscients, peut-être aussi envoyés par vous (93), posent ces questions ultra-réactionnaires. Et il se trouve des orateurs assez lâches pour répondre à ces questions d'une manière évasive. Cette campagne immonde, misérable, écœurante, stalinienne pour tout dire, vous auriez le devoir d'y mettre un terme - si vous étiez vraiment une Commission centrale de Contrôle!».

Au stalinien Soltz qui, lui reprochant la déclaration oppositionnelle des 83, lui avait dit: «Où mène-t-elle donc? Vous connaissez l'histoire de la Révolution française, et à quoi cela a abouti? Aux arrestations et à la guillotine», Trotsky répond dans ce discours: «Il faut rafraîchir à tout prix nos connaissances sur la Révolution française. Pendant la révolution française, on a guillotiné bien des gens. Nous aussi nous en avons fusillé beaucoup. Mais la révolution française comprit deux grands chapitres, dont l'un se déroula ainsi (courbe ascendante) et l'autre ainsi (courbe descendante)... Lorsque le chapitre s'insérait dans la courbe montante, les jacobins français, les bolcheviks d'alors, guillotinaient les royalistes et les girondins. Nous avons connu ce chapitre lorsque nous, oppositionnels, nous avons fusillé avec vous les garde-blancs et les girondins. Puis un nouveau chapitre s'ouvrit en France quand... les thermidoriens et les bonapartistes, les jacobins de droite se mirent à bannir et a fusiller les jacobins de gauche, les bolcheviks d'alors... Il n'en est pas un seul parmi nous auquel les fusillades fassent peur. Nous sommes tous de vieux révolutionnaires. Mais il faut savoir qui fusiller et dans quel chapitre. Lorsque nous avons fusillé, nous savions pertinemment dans quel chapitre nous étions. Mais aujourd'hui, comprenez-vous clairement à l'intérieur de quel chapitre vous vous disposez à nous fusiller? Je crains que vous ne vous disposiez à nous fusiller... dans le chapitre de Thermidor... Il est certes nécessaire de s'instruire des enseignements de la révolution Française. Mais est-il donc nécessaire de la répéter?»

Ce qui se reflète, clair comme le jour, dans ces passages, c'est la contre-révolution «oustrialoviste» en cours, mais à ses agents staliniens, Trotsky continue, en dépit de la violence de sa lutte, à parler le langage d'un camarade de parti. La violence ne doit donc pas dissimuler que la revendication de «démocratisation du parti» n'est qu'une application particulière de la tactique dite du front unique chère aux bolcheviks (Trotsky y compris); sans front unique politique avec les oustrialoviens du Parti, la rupture organisationnelle aurait été inévitable; mais, dès lors que Trotsky se refusait à cette rupture, précisément parce qu'il jugeait le front unique non seulement possible, mais nécessaire (94), ce front politique se traduisait fatalement en termes d'organisation, les deux courants appartenant formellement au même parti.

Si le lecteur a besoin de se convaincre de la réalité de ce frontisme (d'ailleurs accompagné d'un fatal aveuglement de Trotsky sur la frontière de classe qui séparait dès 1927 son courant de celui du national-communisme), il lui suffira de lire ce passage du même discours de juin 1927 ci-dessus cité qui, à quarante ans de distance, ne peut que provoquer colère et désespoir chez le révolutionnaire marxiste, tandis que, dans son inconscience infinie, le trotskysme contemporain admire béatement:

«Si nous vivions dans les conditions d'avant la guerre impérialiste, d'avant la révolution, dans les conditions d'une accumulation relativement lente des antagonismes, je crois que la scission serait infiniment plus probable que le maintien de l'unité. Mais aujourd'hui la situation est différente. Nos divergences de vues se sont singulièrement aggravées, les antagonismes ont énormément grandi... Mais en même temps, nous avons, premièrement, une immense puissance révolutionnaire concentrée dans le parti, une immense richesse d'expérience concentrée dans les travaux de Lénine, dans le programme et les traditions du parti. Nous avons gaspillé une bonne partie de ce capital..., mais il nous reste encore beaucoup d'or pur. Deuxièmement, la période actuelle est une période historique de tournants brusques, d'événements gigantesques, de leçons colossales par lesquelles il est nécessaire et possible de s'instruire. Des événements grandioses se sont produits qui permettent de vérifier les deux lignes politiques qui s'affrontent. Le parti peut faciliter ou gêner la connaissance de ces leçons et leur assimilation. Vous la gênez.» (NDR: c'est nous qui soulignons ce tragique euphémisme par lequel Trotsky prétend définir l'œuvre de liquidation du parti de classe que le national-communisme est en train d'accomplir!) «Mais nous, nous luttons et nous lutterons pour la ligue politique de la révolution d'Octobre. Nous sommes si profondément convaincus de la justesse de notre ligne que nous ne doutons pas qu'elle finisse par s'implanter dans la conscience de la majorité prolétarienne de notre parti. Quel est donc, dans ces conditions, le devoir de la commission centrale de contrôle? Je pense que ce devoir devrait consister à créer dans cette période de tournants brusques un régime plus souple et plus sain dans le parti afin de permettre aux événements gigantesques de vérifier sans secousses les lignes politiques qui s'affrontent. Il faut donner au parti la possibilité de se livrer à une auto-critique... en s'appuyant sur les grands événements. Si l'on s'y décide, je réponds qu'avant un an ou deux, le cours du parti aura été redressé. Il ne faut pas aller vite, il ne faut pas prendre de décisions qu'il serait ensuite difficile de réparer. Prenez garde de ne pas être obligés de dire «Nous nous sommes séparés de ceux que nous aurions dû garder et nous avons gardé ceux dont nous aurions dû nous séparer»».  Top

Cette étrange conclusion a du moins le mérite de nous livrer le secret du frontisme politique de Trotsky: face à la menace de restauration du régime antérieur à la révolution de 1917, historiquement réalisable (nous l'avons vu plus haut) par les voies de l'intervention impérialiste étrangère, menace qui hante aussi bien les nationaux-communistes que les internationalistes prolétariens et les hantera tous jusqu'au bout (95), les «oustrialovistes» du Parti (en d'autres termes le national-communisme stalinien) ne peuvent, croit-il, pas plus se passer des internationalistes prolétariens que ceux-ci ne peuvent se passer des «oustrialovistes»! Telle est la folle illusion qui se trouve à la base de la politique de «démocratisation du parti». On voit qu'ici le frontisme est aussi une forme de cette union sacrée que dans de tout autres conditions Trotsky aurait combattue avec toute la fougue révolutionnaire dont il était capable et dans laquelle seul le lien organique qui l'attachait à la révolution non seulement socialiste, mais démocratique d'Octobre pouvait le faire retomber! L'union sacrée sous la menace vraie ou supposée de la contre-révolution démocratique-bourgeoise, quelle autre explication aux efforts désespérés de Trotsky, dont le passage suivant témoigne avec éloquence, pour maintenir dans le cadre de la légalité démocratique du même parti, la réplique nécessaire à la guerre que la fraction «oustrialoviste» a déchaînée contre le courant prolétarien?

«Le régime du Parti découle de toute la politique de la direction. Derrière les extrémistes de l'Appareil se tient la bourgeoisie intérieure renaissante. Derrière elle se tient la bourgeoisie mondiale. Toutes ces forces pèsent sur l'avant-garde prolétarienne et l'empêchent de lever la tête, d'ouvrir la bouche. Plus la politique du comité central s'écarte de la ligne de classe, plus elle est obligée d'imposer d'en haut cette politique à l'avant-garde prolétarienne par des mesures de coercition. C'est là qu'est l'origine du régime révoltant qui règne dans le parti... Le but immédiat de Staline: scinder le parti, scinder l'opposition, habituer le parti aux méthodes d'anéantissement physique, constituer des équipes de siffleurs fascistes, d'hommes travaillant à coups de poing, à coups de livres, à coups de pierre, mettre les gens sous les verrous, voilà sur quoi le cours stalinien s'est momentanément arrêté avant d'aller plus loin. Le stalinisme trouve son expression effrénée en se laissant aller à de véritables actes de voyous. Or nous le répétons, ces méthodes fascistes ne sont que l'accomplissement aveugle, inconscient d'un ordre social émanant des autres classes (que le prolétariat). Le but: amputer l'opposition du parti et l'anéantir physiquement. Déjà des voix se font entendre: «Nous en exclurons un millier, nous en fusillerons une centaine et tout deviendra calme dans le parti». Ainsi parlent de malheureux aveugles, apeurés et déchaînés en même temps. C'est la voix de Thermidor». Et voici l'autre volet du diptyque: «La violence se brisera contre une ligne politique juste qui a, pour la servir, le courage révolutionnaire des cadres de l'opposition. Staline ne créera pas deux partis. Nous disons ouvertement au parti: la dictature du prolétariat est en danger. Et nous croyons fermement que le parti - son noyau prolétarien entendra, comprendra, rectifiera. Le parti est déjà profondément remué. Demain il sera bouleversé jusque dans son tréfonds... Nous tenons la manette du bolchevisme. Vous ne nous en arracherez pas. Nous la ferons marcher. Vous ne nous amputerez pas du parti, vous ne nous couperez pas de la classe ouvrière. Nous connaissons les répressions, nous sommes habitués aux coups. Nous ne livrerons pas la révolution d'Octobre à la politique de Staline dont l'essence peut s'exprimer en quelques mots: bâillonnement du noyau prolétarien, fraternisation avec les conciliateurs de tous les pays, capitulation devant la bourgeoisie mondiale... L'opposition est invincible. Excluez-nous aujourd'hui du Comité central, comme vous en avez arrêté tant d'autres: notre plate-forme se fraiera sa voie... Les poursuites, les exclusions, les arrestations feront de notre plate-forme le document le plus populaire, le plus près du cœur, le plus cher du mouvement ouvrier international. Excluez-nous, vous n'arrêterez pas les victoires de l'opposition: elles seront les victoires de l'unité révolutionnaire de notre parti et de l'internationale communiste».

On pourrait remplir des pages de citations prouvant que, jusqu'en 1936, Trotsky ne croit pas à la contre-révolution advenue. Septembre 1929: «Considérer le parti communiste (de l'URSS), non pas son appareil de fonctionnaires, mais son noyau prolétarien et les masses qui le suivent comme une organisation finie, morte, enterrée, c'est tomber dans le sectarisme» (La Défense de l'URSS). Février 1930: «Je considère qu'il n'y a aucune possibilité de prévoir les ressources intérieures de la Révolution d'Octobre et qu'il n'y a aucune raison de tirer la conclusion qu'elles sont épuisées et qu'il ne faut pas empêcher Staline de faire ce qu'il fait. Personne ne nous a désignés comme les inspecteurs du développement historique. Nous sommes les représentants d'une tendance particulière du bolchevisme, et nous le défendons à tous les tournants et dans toutes les conditions» (Les bolcheviks-léninistes en URSS). Octobre 1932: exilé à Prinkipo, Trotsky conclut ainsi sa critique du second plan quinquennal: «Aborder l'économie est l'affaire d'un politique. L'arme de la politique est le parti. La tâche de toutes les tâches: régénérer le parti et à la suite du parti, les Soviets et les syndicats. La réparation capitale de toutes les organisations soviétiques est la plus importante et la plus pressante des tâches de l'année 1933».

A la lutte de l'Opposition pour la démocratisation et le redressement du Parti, Staline et ses acolytes avaient répondu dès 1926 (96): «Ces cadres, vous ne les récuserez que par la guerre civile!». Les gouvernements démocratiques, eux, renvoient plus hypocritement aux élections et c'est le Parti prolétarien qui avertit la classe ouvrière que sans guerre civile, il ne se débarrassera jamais de la domination politique et de l'administration bourgeoises. C'est faute, non, bien entendu, d'avoir déclenché la guerre civile contre l'État stalinien, mais d'avoir donné le même avertissement au prolétariat russe et mondial; faute d'avoir renoncé à la réforme démocratique du parti et de l'État au moment même où l'ennemi lui déclarait sa propre guerre, que l'Opposition trotskyste a perdu toute chance historique de contribuer à la reconstitution à longue échéance historique du mouvement communiste mondial dispersé et battu. Ceci dit, il faut une totale cécité pour ne pas voir que ce n'était pas encore là le passage avec armes et bagages dans le camp de la «démocratie en général». Seule l'imbécillité trotskyste contemporaine peut nier que 1936 fut, en même temps que l'aboutissement logique d'une série d'erreurs, un reniement de Trotsky par lui-même: telle est la dialectique fatale de l'opportunisme.  Top

1936 ouvre en effet la troisième phase du trotskysme, dont les positions désastreuses sont formulées dans La Révolution trahie. Cette fois, Trotsky s'incline enfin devant l'évidence historique: «Le vieux Parti bolchevique est mort. Aucune force ne le ressuscitera. Une nouvelle révolution est inéluctable... Il ne s'agit donc plus de la menace d'un second parti, comme il y a douze ou treize ans, mais de la nécessité de ce parti, seule force capable de continuer la révolution d'Octobre». Attention, la précision est capitale: le programme «révolutionnaire» que nous allons lire n'est pas (ni n'a jamais été dans l'esprit de Trotsky) le programme international de la Révolution socialiste, une sorte de correction imposée par les «leçons de l'histoire» au programme immuable de cette Révolution: cela, seule l'étourderie de «disciples» qui ont lu Trotsky exactement comme les staliniens lisaient... Lénine, a pu se l'imaginer; c'est simplement le programme d'une révolution encore hypothétique qui viendrait providentiellement renouer le fil rompu par le stalinisme avec la révolution à la fois démocratique et socialiste d'Octobre, corriger l'écart entre les espoirs de 1917 et la réalité historique de 1936, bref venger les révolutionnaires en abolissant d'un trait un présent odieux pour les ramener au radieux point de départ. Qu'une révolution ainsi conçue n'ait été qu'un rêve enfiévré, l'Histoire l'a suffisamment prouvé puisqu'elle n'a pas eu lieu et que si son programme a été réalisé dans une certaine mesure, ce n'est pas du tout par une révolution, mais par une réforme; pas du tout par un Parti révolutionnaire mais par des forces politiques que Trotsky aurait haïes s'il avait pu les voir à l'œuvre autant qu'il haïssait les social-démocrates de son temps, à savoir les héritiers «déstalinisateurs» de Staline. Ce qui nous intéresse ici ce n'est pourtant pas l'irréalisme de la prévision c'est la rupture avec les principes antérieurs.

Le programme de la révolution «anti-bureaucratique» dit ceci:

«Le rétablissement du droit de critique et d'une liberté électorale véritable sont les conditions nécessaires au développement du pays. Le rétablissement de la liberté des partis soviétiques, à commencer par le parti bolchevique, et la renaissance des syndicats y sont impliqués. La démocratie entraînera, dans l'économie, la révision radicale des plans dans l'intérêt des travailleurs. La libre discussion des questions économiques diminuera les frais généraux imposés par les erreurs et les zigzags de la bureaucratie. Les entreprises somptuaires... pour l'épate feront place à des habitations ouvrières. Les normes bourgeoises de répartition seront d'abord ramenées aux proportions que commande la stricte nécessité, pour reculer, au fur et à mesure de l'accroissement de la richesse, devant l'égalité socialiste. Les grades seront immédiatement abolis, les décorations remisées aux accessoires. La jeunesse pourra respirer librement, critiquer, se tromper et mûrir. La science et l'art secoueront leurs chaînes. La politique étrangère renouera avec la tradition de l'internationalisme révolutionnaire». De deux choses l'une: ou bien le communisme n'est rien d'autre que la négation de toute possibilité d'abolir non seulement les classes, mais jusqu'aux moindres tares de la civilisation bourgeoise par les moyens de la démocratie politique, et alors un pareil programme jette le communisme par-dessus bord pour se jeter à corps perdu dans le social-démocratisme, ou bien ce programme n'est pas social-démocrate et alors il faudra qu'on nous explique ce qu'est le communisme!

A ce dilemme, la «diplomatie théorique» du trotskysme dégénéré a trouvé une issue qui ressemble fort à ces remèdes dont on dit qu'ils sont pires que le mal. C'est ainsi qu'Isaac Deutscher (trotskyste polonais devenu expert des questions de l'Est auprès de la bourgeoisie anglo-saxonne éclairée) écrit dans sa Révolution inachevée: «Dans une société post-capitaliste (comme celle de l'URSS. NDR) la liberté d'expression et d'association doit remplir une fonction radicalement différente de celle qu'elle a en régime capitaliste». Pourquoi cela? Parce que, tenez-vous bien, «dans une société post-capitaliste, il n'existe pas de mécanismes économiques qui puissent maintenir les masses dans l'asservissement. Seule la force politique peut y parvenir». On n'évite pas le social-démocratisme, mais on tombe en plus dans l'idiotie anarchiste incapable de concevoir qu'il n'y a jamais eu nulle part dans l'histoire de «force politique», c'est-à-dire de coercition organisée qui ne soit née de l'existence de «mécanismes économiques d'asservissement» quelconques au sein de la société! Pauvre Trotsky, grand marxiste infortuné, tes disciples ne se sont même pas avisés du fait que tu avais passé le plus clair de ta vie d'oppositionnel à décrire les «mécanismes économiques d'asservissement» à l'œuvre dans la société russe d'après Octobre!

Dans sa terrible perplexité face à la société et l'économie russes, dans son souci expressément formulé d' «écarter les catégories sociales achevées comme capitalisme (y compris capitalisme d'État) et socialisme» (La Révolution trahie), Trotsky n'aurait pas renié le terme de «post-capitalisme»: deux générations de «militants» qui, en matière de foi révolutionnaire et même de marxisme, n'étaient que des pygmées auprès de lui, se sont suffisamment gaussés de ses «contradictions logiques» pour qu'on le sache. Mais la question n'est pas là. Il faut laisser à l'opportuniste (avec le «droit de critique») la lâcheté qui consiste à rejeter sur les défaillances, même réelles, des «chefs» la responsabilité de sa propre absence de principe. Supposons, pour la clarté de la démonstration, que Trotsky ait poussé la «défaillance» jusqu'à dire: l'U.R.S.S. est socialiste à 50 %, mais bourgeoise et même sous-bourgeoise à 50 % aussi. La question soulevée par la justification imbécile que Deutscher (pris comme simple échantillon du trotskysme contemporain) donne de la réintroduction du démocratisme dans le communisme resterait exactement la même: cette «révolution» démocratique rêvée par Trotsky visait-elle donc la «moitié socialiste» ou au contraire la «moitié capitaliste» de la société d'après Octobre? Cette question peut paraître bizarre, mais il se trouve que dès 1929, Trotsky en personne y a répondu dans une polémique avec un certain camarade Uhrbahns qui voulait, dès cette époque, ramener la Russie dans la voie du socialisme... par une lutte démocratique contre Staline: «La liberté de coalition signifie la «liberté» (nous savons laquelle!) de mener la lutte de classe dans une société où l'économie est fondée sur l'anarchie capitaliste, tandis que la politique est logée dans les cadres de ce qu'on appelle la démocratie. Or le socialisme n'est pas concevable... sans une systématisation de tous les rapports sociaux... (Le rôle des syndicats n'y a donc) rien de commun avec celui des syndicats dans les États bourgeois, où la liberté de coalition n'est pas seulement un reflet, mais un élément actif de l'anarchie capitaliste... Or Urbahns lance le mot d'ordre de liberté de coalition précisément dans le sens général du mot démocratie... C'est absolument juste (97) à une petite condition: que l'on reconnaisse que Thermidor s'est accompli (98). Mais, dans ce cas, Urbahns ne va pas assez loin. Mettre en avant la liberté de coalition comme une revendication isolée, c'est la caricature d'une politique. La liberté de coalition est inconcevable sans toutes les autres «libertés». Mais ces libertés sont inconcevables en dehors d'un régime de démocratie, c'est-à-dire en dehors du capitalisme. Il faut apprendre à joindre les bouts» (La Défense de l'U.R.S.S.).  Top

Passage capital. Dans la question qui nous occupe, «joindre les bouts» c'est comprendre que le programme de révolution néo-libérale conçu par le communiste Trotsky pour l'U.R.S.S. de 1936 n'a rien à voir avec ce qu'il a pu dire ou même penser de l'existence d'un post-capitalisme en Russie, mais est au contraire parfaitement cohérent avec sa négation obstinée du socialisme russe, s'il ne l'est nullement avec sa propre caractérisation du XX° siècle et avec la critique marxiste de la démocratie politique. L'affirmation scandalisera aussi bien les «disciples» que nombre d'adversaires, en particulier ceux qui n'ont su réagir à la déviation néo-social-démocrate de Trotsky que par une déviation néo-anarcho-syndicaliste. Ces malheureux croient en effet dur comme fer, les uns et les autres, à la réalité de la «société nouvelle» caractérisée par la domination de classe de la bureaucratie, cette fameuse bureaucratie à la fois prolétarienne, dans la mesure où elle défendait la propriété d'État, et bourgeoise dans la mesure où elle opprimait le prolétariat et risquait de conduire le pays à la défaite dans la guerre impérialiste, et donc à la restauration du régime de la Constituante bourgeoise avec toutes les menaces de retour à l'ancien régime que cela comportait. Et leur malheur consiste à ne s'être jamais aperçus que cette «bureaucratie» n'a jamais été qu'une mauvaise tentative de personnification sociale du rôle historique du stalinisme, en d'autres termes que la tentative insensée de faire sortir les contradictions que le stalinisme présentait aux yeux de tous de la matrice d'un seul groupe social (99), alors que de toute évidence, tout le complexe des conditions nationales et internationales d'où il était sorti n'était pas de trop pour l'expliquer. S'ils s'étaient aperçus de cela au lieu de prendre les perplexités de Trotsky pour le mystère objectif d'une société nouvelle, ils auraient aussi compris que le «post-capitalisme», en tant que pseudo-dualité du rôle de la bureaucratie à l'égard du socialisme n'a jamais été que la justification idéologique du front unique politique (aussi particulier qu'on voudra) dans lequel Trotsky a tenté contre vents et marées de maintenir ce qui restait du parti de classe en Russie rivé au parti «oustrialoviste». Il faut «apprendre à joindre les bouts» et aussi à distinguer la cause de l'effet! Si on se demande en effet pourquoi ce front unique, le «post-capitalisme» ne nous fournira pas la moindre réponse! Le «post-capitalisme» n'existe, pour Trotsky, que dans la mesure où subsiste pour la société russe une possibilité historique d'aller vers le socialisme, possibilité définie, à l'intérieur, par l'absence de restauration du régime de la Constituante avec tout ce qu'il aurait impliqué pour les conquêtes de la Révolution démocratique effectuée en Octobre, et, à l'extérieur, par la révolution prolétarienne. Le «post-capitalisme» n'est pas un degré quelconque de «socialisme», mais simplement une sorte de no man's land dans lequel les tendances vers le socialisme continuent leur lutte contre les tendances vers le capitalisme incarnées par le stalinisme. Pour faire un front unique, il faut évidemment être deux. Mais le fait d'être deux n'explique en rien le front unique lui-même! Haïssable en tant que fossoyeur de la tradition prolétarienne et marxiste du bolchevisme, en tant que point d'appui de toutes les déviations opportunistes de l'internationale, en tant que force de frappe contre tous ses courants prolétariens, le stalinisme, ignoble déviation nationaliste du point de vue du prolétariat, n'est jamais, du point de vue de la Révolution démocratique de Russie, qu'une variante de l'oustrialovisme, c'est-à-dire d'un courant qui ne remet plus en cause les conquêtes de cette révolution, qui renonce à la restauration du régime de la Constituante, et donc, du même coup, empêche la Russie de revenir à sa position antérieure de capitalisme «asservi, semi-colonial, sans avenir», bref remplit la «mission historique progressive» qui consiste à développer les forces productives, à liquider les rapports pré-bourgeois dans lesquels la Russie serait restée figée sans la Révolution d'Octobre. Les considérations de classe au sens large - c'est-à-dire au sens des intérêts du mouvement communiste international - poussent Trotsky à combattre violemment le stalinisme en tant qu'opportunisme politique; les considérations de classe au sens étroit - c'est-à-dire au sens des intérêts immédiats des ouvriers russes soumis, de la part de ce «corps d'aiguillonneurs» qui constituent le nouvel État, à la plus terrible pression que classe ouvrière ait jamais subie - le poussent de même à combattre tout aussi violemment le stalinisme en tant que «socialisme dans un seul pays», c'est-à-dire camouflage idéologique d'une authentique oppression sociale. Mais ni au sens large, ni même au sens étroit, aucune considération de classe ne convaincra Trotsky - du moins jusqu'en 1936 - de rompre radicalement avec le stalinisme en tant qu'oustrialovisme russe, c'est-à-dire en tant qu'agent historique d'une authentique révolution économique et sociale que ses scrupules socialistes pouvaient souhaiter contrôler et discipliner, mais non pas empêcher, puisqu'elle créait évidemment ces fameuses «bases matérielles» sans lesquelles le socialisme est inconcevable. Telle fut l'erreur fatale, la reconnaissance du rôle progressif du capitalisme par le marxisme s'étant partout et toujours accompagnée non seulement d'une totale intransigeance du parti de classe sur ses propres postulats sociaux, mais du maximum d'indépendance politique à l'égard du parti adverse, quand du moins le parti de classe n'était pas gangrené par l'opportunisme. Or il est clans la nature même d'une erreur politique de principe de ne pouvoir trouver de fondement théorique sûr. L'erreur politique de principe est au contraire condamnée aux justifications boiteuses de l'idéologie, et le diable sait si celles que Trotsky donna de la sienne le furent. Mais pour le voir, il fallait être au moins aussi marxiste que lui; il fallait comprendre que le socialisme n'est pas possible sans développement antérieur de ses bases matérielles, ce que les disciples de Trotsky retombés dans le socialisme d'entreprise, et réduisant donc tout au remplacement de la gestion patronale par la gestion ouvrière, se sont montrés incapables de saisir, s'ils ont par contre eu le mérite de refuser de le suivre sur le terrain de la démocratie politique; mais il fallait aussi comprendre ce que Trotsky a toujours justement affirmé, à savoir que la démocratie est inconcevable en dehors du capitalisme, (ce qui n'entraîne nullement la conséquence que le capitalisme ne puisse se concevoir sans démocratie)! Incapables d'accéder à cette vérité marxiste élémentaire, les «disciples» n'ont pas vu que même si Trotsky n'avait jamais écrit une seule ligne pour démontrer l'inexistence du moindre socialisme en Russie, son programme de révolution néo-libérale de 1936 aurait constitué à lui seul une démonstration implicite de cette inexistence.  Top

En réalité, JAMAIS TROTSKY N'A CRU AU SOCIALISME RUSSE, jamais même il n'a confondu LES CARACTÉRISTIQUES DU SOCIALISME ET CELLES DU CAPITALISME, contrairement à ses disciples dégénérés qui ne nous parlent de socialisme démocratique que dans la mesure ou ils croient à un socialisme mercantile, et qui croient au socialisme mercantile parce qu'une fois de plus, ils n'ont rien compris à la polémique de Trotsky contre le stalinisme. Lorsqu'à l'époque des deux premiers plans quinquennaux il ridiculisait la prétention de ce dernier de «jeter la NEP par-dessus bord», c'est-à-dire d'abolir les rapports de marché par la seule vertu de la volonté administrative, autrement dit de juguler l'anarchie bourgeoise par la seule vertu de l'autorité politique, Trotsky visait l'utopie volontariste du socialisme dans un seul pays, et il ne faisait que défendre fidèlement la politique de capitalisme contrôlé que Lénine avait a juste raison considérée comme la seule possible en attendant la révolution mondiale. Mais toujours aussi informés et surtout pénétrants, ses benêts de disciples se sont dit qu'il défendait «la véritable politique économique du socialisme» contre la «fausse politique» de Staline et en ont conclu - exactement comme les staliniens de l'époque suivante - que le socialisme ne va ni sans marché ni sans salariat! (100). Laissant de côté cette ennuyeuse cascade de bévues, il faut laisser à Trotsky lui-même le soin de démontrer ce que nous affirmons:

«La propriété étatisée des moyens de production domine presqu'exclusivement dans l'industrie. Dans l'agriculture, elle n'est représentée que par les sovkhoses qui n'embrassent pas plus de 10% des surfaces ensemencées. Dans les kolkhoses, la propriété coopérative... se combine en proportions variées avec celles de l'État et de l'individu. Le sol, juridiquement à l'État mais donné «en jouissance perpétuelle» aux kolkhoses diffère peu de la propriété coopérative... La nouvelle constitution.., dit «la propriété de l'État, en d'autres termes celle du peuple tout entier». Sophisme fondamental de la doctrine officielle. Il est incontestable que les marxistes - à commencer par Marx lui-même - ont employé en ce qui concerne l'État ouvrier les termes de «propriété étatique», «nationale» ou «socialiste». A une grande échelle historique, cette façon de parler ne présentait pas de grands inconvénients. Mais elle devient la source de fautes grossières et de duperies dès qu'il s'agit des premières étapes non encore assurées de l'évolution de la société nouvelle, isolée et en retard au point de vue économique sur les pays capitalistes. La propriété privée, pour devenir sociale, doit passer par l'étatisation, de même que la chenille, pour devenir papillon, doit passer par la chrysalide. Mais la chrysalide n'est pas le papillon. Des myriades de chrysalides périssent avant de devenir papillon. La propriété de l'État ne devient celle du «peuple entier» que dans la mesure où disparaissent les privilèges et distinctions sociales et où, par conséquent, l'État perd sa raison d'être. Autrement dit, la propriété de l'État devient socialiste au fur et à mesure qu'elle cesse d'être propriété d'État. Mais au contraire, plus l'État soviétique s'élève au-dessus du peuple, plus durement il s'oppose comme le gardien de la propriété au peuple qui la dilapide, et plus clairement il témoigne contre le caractère socialiste de la propriété étatique»... «L'énorme supériorité des formes étatiques et collectives de l'économie, si importante qu'elle soit pour l'avenir, n'écarte pas un autre problème non moins sérieux: celui de la puissance des tendances bourgeoises au sein même du «secteur socialiste», non seulement dans l'agriculture, mais encore dans l'industrie. Le dynamisme de l'essor économique comporte donc un certain réveil des appétits petits-bourgeois, non seulement parmi les paysans et les intellectuels, mais aussi parmi les ouvriers privilégiés (101). La simple opposition des cultivateurs individuels aux kolkhoses et des artisans à l'industrie étatisée ne donne pas la moindre idée de la puissance explosive de ces appétits qui pénètrent toute l'économie du pays et s'expriment, pour parler sommairement, dans la tendance de tous et de chacun à donner le moins possible à la société et à en tirer le plus possible... Tandis que l'État lutte sans cesse contre l'action moléculaire des forces centrifuges, les milieux dirigeants eux-mêmes forment le lieu principal de l'accumulation privée licite et illicite. Masquées par les nouvelles normes juridiques, les tendances petites-bourgeoises ne se laissent pas facilement saisir par la statistique. Mais la bureaucratie «socialiste», cette monstrueuse excroissance sociale toujours grandissante... témoigne de leur nette prédominance dans la vie économique». «L'ouvrier n'est pas dans notre pays un esclave salarié, un vendeur de force de travail-marchandise. C'est un libre travailleur affirme la Pravda. Inadmissible fanfaronnade. Le passage des usines à l'État n'a changé que la situation juridique de l'ouvrier; en fait, il vit dans le besoin tout en travaillant un certain nombre d'heures pour un salaire donné. Les espérances que l'ouvrier fondait auparavant sur le parti et les syndicats, il les a reportées depuis la révolution sur l'État qu'il a créé. Mais le travail utile de cet État s'est trouvé limité par l'insuffisance de la technique et de la culture. Tout un corps d'aiguillonneurs s'est formé... Travaillant aux pièces, vivant dans une gêne profonde, privé de la liberté de se déplacer, subissant à l'usine même un terrible régime policier, l'ouvrier pourrait difficilement se sentir un travailleur libre. Le fonctionnaire est pour lui un chef, l'État un maître...»

«La lutte pour l'augmentation du rendement du travail, jointe au souci de la défense nationale, constitue le contenu essentiel de l'activité du gouvernement soviétique. Aux diverses étapes, cette lutte a revêtu diverses formes...: brigades de choc pendant le premier plan quinquennal et au début du second..., tentatives pour établir une sorte de travail aux pièces (qui se heurtèrent à une monnaie fantôme et à la diversité des prix), système de répartition étatique substituant à la souple différenciation des rémunérations des «primes» signifiant en réalité l'arbitraire bureaucratique... Seule la suppression des cartes de ravitaillement, le début de la stabilisation du rouble et de l'unification des prix permirent (le retour au) travail aux pièces ou à la tâche. Le secret de... ce système de surexploitation, les administrateurs soviétiques ne l'ont pas inventé: Marx le considérait comme correspondant le mieux au mode capitaliste de production.» Top

Le retour au travail aux pièces succédant à la réhabilitation du rouble a représenté, dit Trotsky, non pas une renonciation à un socialisme qui était purement imaginaire, mais «l'abandon de grossières illusions». «La formule du salaire est simplement mieux adaptée aux ressources du pays: «jamais le droit ne peut s'élever au-dessus du régime économique» (citation de Marx).»

«Mais les milieux dirigeants de l'URSS ne peuvent se passer de camouflage social. (Pour eux), le rouble devient le seul et le véritable moyen de réaliser le principe socialiste (!) de la rémunération du travail. Si tout était royal dans les vieilles monarchies, jusqu'aux vespasiennes, il n'en faut pas conclure que tout devient socialiste par la force des choses dans l'État ouvrier!... Le rouble est le seul et véritable moyen d'appliquer le principe capitaliste (souligné par Trotsky) de la rémunération du travail... Quand le rythme du travail est déterminé par la chasse au rouble, les gens ne travaillent pas selon leurs capacités (102), c'est-à-dire selon l'état de leurs muscles et de leurs nerfs, ils se font violence. Cette méthode ne peut être justifiée à la rigueur qu'en invoquant la dure nécessité: en faire le «principe fondamental du socialisme», c'est fouler aux pieds les idéaux d'une culture nouvelle et plus haute, afin de les enfoncer dans la boue coutumière du capitalisme... La phase inférieure du communisme exige sans doute le maintien d'un contrôle rigoureux des mesures du travail et de la consommation, mais elle suppose en tout cas des formules plus humaines de contrôle que celles qu'inventa le génie exploiteur du Capital... la propriété étatique des moyens de production ne transforme pas le fumier en or et n'entoure pas d'une auréole de sainteté le sweating system, le système de la sueur...

La contrainte étatique et la contrainte monétaire appartiennent à l'héritage de la société divisée en classes...Dans la société communiste, l'État et l'argent auront disparu. Leur dépérissement progressif doit donc commencer en régime socialiste. On ne pourra parler de victoire réelle du socialisme qu'à partir du moment historique ou l'État ne sera plus un État qu'à demi et où l'argent commencera à perdre de sa puissance magique. Cela signifiera que le socialisme, se libérant des fétiches capitalistes, commence à établir des relations plus limpides, plus libres et plus dignes entre les hommes... La nationalisation des moyens de production et du crédit, la mainmise des coopératives et de l'État sur le commerce intérieur, le monopole du commerce extérieur, la collectivisation de l'agriculture, la législation sur l'héritage supposent d'étroites limites à l'accumulation personnelle de l'argent et gênent la transformation de l'argent en capital privé (usuraire, commercial et industriel). Cette fonction de l'argent n'est pourtant pas liquidée..., mais seulement transférée à l'État commerçant, banquier et industriel universel... Le rôle de l'argent dans l'économie soviétique, loin d'être fini, doit encore se développer à fond...»

Seule la réalité capitaliste ci-dessus décrite a pu conduire Trotsky à la conviction qu'une nouvelle révolution était nécessaire; seule cette réalité capitaliste a pu lui suggérer cette suggestive analogie: «L'histoire a connu, outre les révolutions sociales qui ont substitué le régime bourgeois à la féodalité, des révolutions politiques qui, sans toucher aux fondements économiques de la société, renversaient les vieilles formations dirigeantes(1830 et 1848 en France, février 1917 en Russie). La subversion de la caste bonapartiste (103) aura naturellement de profondes conséquences sociales; mais elle se maintiendra dans les cadres d'une transformation politique».

Qu'on admette comme le trotskyme dégénéré d'aujourd'hui que cette révolution politique intervient sur la base du socialisme, ou pour s'exprimer en termes moins statiques à un moment donné de la transformation socialiste de la société, l'incohérence devient patente, et les questions se posent en foule: la dictature du prolétariat n'est donc pas nécessaire a la transformation socialiste? La transformation socialiste peut donc se poursuivre alors que le pouvoir est déjà tombé des mains du prolétariat, qui doit alors le reprendre révolutionnairement, mais n'a plus qu'à continuer dans la même voie sur le plan économico-social? Qu'on admette la base capitaliste, et tout devient clair, sinon exact: le prolétariat a perdu le pouvoir; donc la transformation capitaliste de la Russie petite-bourgeoise ne s'inscrit plus dans une marche au socialisme, mais dans une phase de réaction mondiale; pour rouvrir le chemin vers le socialisme, le prolétariat doit reconquérir le pouvoir; mais s'il y parvient, il ne peut pas, dans le cadre national, moins de vingt ans après Octobre, passer à la phase du socialisme inférieur; il ne peut toujours pas abolir le marché, le salariat, les rapports bourgeois de production; il ne peut que gravir quelques échelons supplémentaires dans la succession des modes historiques de production: la révolution est politique, non sociale. L'énorme incohérence est d'imaginer que, tout comme en 1917, le prolétariat pourrait être porté (ou mieux rétabli) au pouvoir par une révolution populaire: l'alliance originale du prolétariat socialiste et de la paysannerie démocratique avait en 1917 sa raison d'être: la nécessité de la révolution démocratique, c'est-à-dire la liquidation de la grande propriété foncière. En 1936, cette révolution n'est plus à faire: elle est achevée; même en cas de restauration, il est douteux que le régime de la Constituante puisse faire beaucoup plus pour l'abolition des résultats sociaux de la révolution démocratique que ne le firent les Bourbons de retour en France après la chute de l'Empire. Dans ces conditions nouvelles, l'alliance du prolétariat avec toutes les classes populaires ne peut plus avoir son sens révolutionnaire de 1917: même conçue dans le cadre d'un mouvement insurrectionnel, elle ne peut avoir qu'un sens démocratique et social-démocrate vulgaire; l'union de tout le peuple pour la liberté, ignoble enseigne de l'antifascisme, qui n'a jamais réussi de révolution, même «purement politique». Ainsi, inspirée par une nostalgie d'Octobre, par une généreuse indignation contre l'oppression sociale qui va grandissant dans le cadre du «socialisme dans un seul pays», la position de Trotsky en 1936 n'en est pas moins la liquidation de son marxisme et de ses principes communistes (104).

Il est certain que les «contradictions logiques» du chef de l'Opposition ont grandement contribué à empêcher ses disciples de déchiffrer le sens du tournant de 1936. Mais armé de sa doctrine et de sa méthode critique, le Parti de classe, lui, se passe de la cohérence des individus; attaché à des principes qui sont des conquêtes de l'expérience vivante, de la lutte du prolétariat, il ne risque pas, comme l'opportunisme, de confondre les défaillances humainement inévitables des révolutionnaires vaincus avec les «leçons de l'histoire»!

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(67)   Si l'on a absolument besoin d'exemples, qu'on pense à la réaction nobiliaire d'avant 1789 qui a accéléré la Révolution, ou au jacobinisme, vertueux et égalitaire, qui a abouti à la société bourgeoise de Thermidor et de l'Empire.

(68)   Le stalinisme, lui, n'a pas craint de prétendre le contraire, implicitement en se vantant d'avoir construit le socialisme dans les cadres nationaux de la Russie qui n'en possédait les prémisses matérielles ni en 1917 ni même dix ans plus tard, explicitement puisque Staline, dans ses Problèmes économiques du socialisme, prétendait «tirer parti», dans les intérêts du Communisme, de lois économiques dont la seule persistance prouve la persistance d'une économie capitaliste et puisque les pseudo-thèses du Parti russe à l'occasion du cinquantenaire, affirmaient imperturbablement que si le socialisme avait pu être réalisé en Russie malgré des conditions que les marxiste du passé auraient jugées défavorables, cela s'expliquait par le «plan scientifique» de Lénine!

(69)   Le développement de ce point excéderait le cadre de cet article, et le lecteur le trouvera dans celui que nous consacrons plus loin au développement de l'économie russe dans la phase post-révolutionnaire.

(70)   Lénine ne l'a jamais oublié, lui qui eut toujours soin de distinguer non seulement le capitalisme d'État sous la domination de la bourgeoisie du capitalisme d'État sous la dictature du prolétariat, mais aussi cette dernière forme du socialisme lui-même. Au XIVme Congrès du P.C. de russie d'avril 1925, la lutte entre les Léningradiens d'une part, les partisans du «socialisme dans un seul pays» de l'autre, regroupés autour de Boukharine et de Staline, porte précisément sur cette distinction: tandis que Staline-Boukharine révisent Lénine en soutenant qu'il serait «défaitiste» de considérer que le capitalisme d'État est la forme économique dominante dans l'industrie russe de 1925, et non pas le socialisme, Zinoviev- Kamenev démontrent que la liquidation de la position de Lénine équivaut à un embellissement de la NEP, à une dissimulation du réel conflit de classe et à une transformation du Parti prolétarien en Parti national n'ayant d'autre but que d'obtenir une augmentation du rendement du travail des ouvriers, fut-ce au moyen d'une démagogie dont ceux-ci ne pourront pas ne pas sentir toute la fausseté. Trotsky (qui n'intervint pas à ce Congrès, parce que la fracture entre les Léningradiens et Staline, qui jusque-là s'étaient entendus contre lui, le prit au dépourvu) n'a jamais fait une distinction suffisante entre les formes économiques en tant que telles, faisant toujours intervenir le facteur politique, non seulement quand cela était légitime, comme pendant les premières années de la révolution russe, mais aussi plus tard, alors qu'il dénonçait lui-même la dégénérescence du pouvoir, et parlant non pas de capitalisme d'État mais d'un socialisme «utilisant» les méthodes de la comptabilité capitaliste, position théoriquement insoutenable.

(71)   Il est bien clair que tel n'était pas le cas dans la Russie d'Octobre, qui souffrait non d'une pléthore, mais d'une insuffisance du développement capitaliste, s'exprimant non seulement par le faible poids spécifique des îlots d'industrie urbaine dans l'économie nationale, mais encore pur la prédominance de la petite exploitation dans l'agriculture. C'est précisément pourquoi la gestion étatique de toute l'industrie n'a pas été voulue par Lénine, mais bien imposée par les expropriations massives réalisées par les ouvriers d'une part et la fuite des entrepreneurs de l'autre.

(72)   Même le révisionniste d'avant 1914, Edouard Berstein, n'avait vas osé nier formellement ce «droit», lui qui écrivait dans Socialisme théorique et social-démocratie pratique (1899): «Il faut que la social-démocratie ait le courage de vouloir paraître ce qu'actuellement elle est en réalité: un parti de réformes démocratiques et socialistes. Il ne s'agit pas d'abjurer le soi-disant droit à la révolution, ce droit purement spéculatif, qu'aucune constitution ne saurait mettre en paragraphe ni aucun code prohiber et qui existera tant que la loi naturelle nous forcera à mourir si nous renonçons au droit de respirer. Ce droit inscrit et imprescriptible n'est pas plus atteint, si on se transporte sur le terrain de la réforme, que le droit de défense légitime n'est supprimé par le fait que nous nous sommes donné des lois réglant nos différends personnels ou de propriétés». C'est exactement par les mêmes tours de passe-passe que la social-démocratie d'après 1914 éludait le problème central de la révolution violente, l'ancien adversaire de Berntein, Kautsky, se faisant son héritier spirituel.

(73)   Les vieux sociaux-démocrates de l'école d'avant 1914 se gaussèrent à juste titre des prétentions de Staline à construire un socialisme national. Cela prouve simplement qu'il y a une quarantaine d'années, on était moins ignare, même dans le camp des liquidateurs, en matière de doctrine, qu'on savait encore que socialisme et économie marchande sont incompatibles, ce que non seulement les post-staliniens, mais même les «trotskystes» ont oublié; mais cela ne change absolument rien au défaitisme et au rôle ouvertement contre-révolutionnaire de la social-démocratie dans le premier après-guerre.

(74)   Quand on feuillette cette revue dont on peut trouver une collection à la Feltrinelli de Milan, on constate avec stupeur que jusqu'à cette date de mars 1918, la revue théorique de l'orgueilleuse social-démocratie autrichienne publiée à Vienne, ne souffle pas mot de la révolution d'Octobre, bien que paraissant avec une parfaite régularité! Et quand elle le fait pour la première fois, c'est, comme on verra, pour proclamer d'emblée... la défaite de cette révolution - qui devait surmonter au contraire si brillamment l'épreuve de la guerre civile. Lénine lui-même, qui appréciait pourtant à leur juste valeur les opportunistes occidentaux, n'en crut pas ses oreilles lorsque demandant un jour à Trotsky ce que la social-démocratie officielle disait d'Octobre, il s'entendit répondre qu'elle préférait n'en pas parler...

(75)   Cette accusation a été formulée avec toute la trivialité qui lui convenait par le vieux pontife social-démocrate Rudolph Hilferding de la façon suivante:

«Lénine et Trotsky, avec l'aide d'un groupe de partisans d'élite, un parti qui n'a jamais été en état de prendre des décisions indépendantes, qui fut toujours un instrument dans les mains des chefs, comme le furent plus tard le «parti» fasciste et le «parti» national-socialiste (N.d.R. Que le lecteur goûte l'assimilation de Lénine-Trotsky à Mussolini-Hitler comme elle le mérite!) se sont emparés du pouvoir alors que l'ancien appareil d'État se trouvait en pleine décomposition». La remarque mérite qu'on s'y arrête. Elle vise à la fois à diminuer le mérite des bolcheviks (en suggérant qu'il est «facile» de faire une révolution là où l'appareil d'État est décomposé!) et à justifier l'inertie de la social-démocratie occidentale qui, elle, avait devant elle un pouvoir d'État bourgeois terriblement vigoureux et armé. Pitoyable subterfuge! Il est bien évident qu'une des caractéristiques de la situation révolutionnaire est précisément la décomposition du pouvoir d'État, et que nulle part en Europe la situation n'a été aussi révolutionnaire qu'en Russie. Qui l'a jamais nié? Il n'en reste pas moins: 1) que cette situation révolutionnaire aurait aussitôt avorté, même en Russie, si à la place de bolcheviks du type Lénine et Trotsky il n'y avait eu que des...«Internationalistes non bolcheviks» à la Riazanov ou à la Martov; 2) que l'absence d'une situation révolutionnaire aiguë en Occident n'est en aucune façon une excuse à la lâcheté politique du centrisme social-démocrate et encore moins à sa trahison! «Ils ont transformé cet État selon les besoins de leur hégémonie: ils ont aboli toute démocratie et établi leur propre dictature... De la sorte, ils ont fondé le premier État totalitaire avant même que ce terme fut créé. Staline n'a fait que poursuivre l'oeuvre commencée» (Rudolf Hilferding - The Modern Review - 1947). L'essence social-démocrate de l'accusation éclate dans le fait que ce n'est plus la lutte des classes qui, comme dans le marxisme, est le principe de l'explication historique, mais l'opposition des formes de la Dictature et de la Démocratie. Il est triste de constater que les nombreuses oppositions qui, sous des formes diverses, ont elles aussi reproché au bolchevisme d'avoir couvé en son sein le stalinisme et de lui avoir permis de naître (!) ne se sont pas avisées qu'elles raisonnaient exactement comme l'ignoble vieille social-démocratie.

(76)   Il s'agit en réalité non d'une «révolution», mais de l'agitation qui a abouti en novembre 1918 à l'abdication du Kaiser, à la proclamation de la République d'Allemagne et à la formation du gouvernement social-démocrate Ebert-Noske, auquel participèrent les Indépendants, c'est-à-dire les centristes de l'époque.

(77)   Aveu tardif qui signifie la renonciation expresse à la position traditionnelle tant bien que mal conservée en paroles considérant la démocratie comme un simple moyen (Lénine montra combien il était inadéquat à l'époque impérialiste!) pour réaliser le socialisme, celui-ci restant théoriquement le but suprême du parti.

(78)   Il est caractéristique qu'en mars 1921, Umanità nuova, organe des anarchistes d'Italie, publiait à onze jours d'écart un compte-rendu de la troisième Conférence des anarchistes ukrainiens du Nabat qui s'était tenue illégalement en Russie les 3-8 septembre 1920 et qui concluait à la nécessité de poursuivre la lutte «contre l'obscure réaction de l'État socialiste» (c'est-à-dire contre le pouvoir bolchevique) et, à l'occasion des événements de Cronstadt, un article concluant à la solidarité malgré tout avec la Russie révolutionnaire. Umanita nuova, bien que n'osant dénoncer l'action des anarchistes ukrainiens, ne s'était pas non plus solidarisée avec leur résolution que nous publions ci-dessous et qu'on trouve dans un vieux numéro du 11 mars 1921 de ce journal; de même, placée devant un fait qui, par la suite, alors que le mouvement communiste avait perdu toutes ses caractéristiques révolutionnaires, fut exploité sans scrupules par les anti-communistes de tous les bords (il s'agit de la répression qu'à leur corps défendant les bolcheviks durent mener contre l'insurrection de Cronstadt en mars 1921), Umanita nuova sut garder une attitude qui semble aujourd'hui étonnamment mesurée. Qu'est-ce que cela démontre, sinon que lorsque le mouvement communiste méritait encore ce nom, son rayonnement et son prestige dans le prolétariat étaient largement suffisants pour contenir dans certaines limites les hésitations et l'indiscipline «libertaires» et conduire jusqu'à des anarchistes à considérer de sang-froid les dures nécessités de la lutte de classe? Mais, de même que c'est la déviation social-démocrate qui a favorisé le développement de la déviation anarchiste, à la fin du XIXme siècle et au début du XXme, c'est la déviation stalinienne qui, après 1920, lui a donné un nouveau regain, la poussant vers des positions de plus en plus inconsistantes, détruisant toute l'oeuvre de Lénine et du communisme authentique: l'unification tendancielle de toutes les forces vraiment révolutionnaires sur la plate-tonne du socialisme scientifique. Voici ce que disait le rapport de la troisième Conférence du Nabat (Umanita nuova, 11/3/21):

«En lutte inexorable contre toute forme d'État, les anarchistes du Nabat ne se soumettent à aucun compromis. A l'égard des Soviets, ils se sont pourtant comportés différemment pendant un certain temps» (NDR: jusqu'au début de la guerre civile qui, exigeant par nature la plus grande discipline et la centralisation la plus poussée, refroidit l'ivresse révolutionnaire des anarchistes - ou du moins d'une partie d'entre eux - et les poussa à reprendre l'opposition). «Le merveilleux élan d'Octobre, les efforts d'émancipation des classes travailleuses à l'égard de tout pouvoir, la phraséologie anarchisante des chefs bolcheviks» (NDR: ici les libertaires tombent dans la même erreur que les sociaux-démocrates conservateurs pour lesquels était «anarchiste» ou «anarchisant» tout ce qui n'était pas vil réformisme et plate collaboration de classe!) «et particulièrement la lutte à mener contre l'impérialisme mondial tentant d'étrangler la révolution, tout cela obligea les anarchistes à garder une certaine réserve et presqu'une condescendance» (NDR: sic) «à l'égard du pouvoir bolchevique. Ils appelèrent les masses ouvrières et paysannes à se rassembler pour l'indépendance révolutionnaire, prodiguèrent leurs avertissements aux nouveaux maîtres, les conseillant et les soumettant à une critique de camarades. Mais après trois ans de dictature, le pouvoir des Soviets né de la révolution devint une puissante machine étatique. Il remplaça la bourgeoisie par la dictature d'un parti et d'une minorité du prolétariat sur la masse du peuple travailleur. Cette dictature écrasa la volonté des masses travailleuses qui perdirent leur esprit créateur, seul capable d'affronter les diverses tâches de la révolution. Tout cela est une leçon pour les ouvriers de tous les pays, et c'est pourquoi les anarchistes se trouvent encore dans la nécessité de rester sur le front de la lutte:

1°) Le pouvoir des Soviets en conséquence de sa résistance à l'esprit révolutionnaire des masses travailleuses s'est transformé en une dictature féroce, devenant ainsi le bourreau de la révolution (NDR le texte date de la fin de 1920: sans commentaire!).

2°) La guerre des Soviets contre la bourgeoisie ne peut plus valoir comme circonstance atténuante puisque le pouvoir soviétique a étranglé la révolution et aidé ainsi indirectement ses ennemis.

3°) L'attitude révolutionnaire prise par le pouvoir des Soviets dans le mouvement international doit être considérée comme ambiguë, puisque si celui-ci appelle à la lutte contre la bourgeoisie, il menace par ailleurs la révolution par le moyen néfaste de la dictature.

Pour toutes ces raisons, la conférence actuelle appelle tous les anarchistes et tous les révolutionnaires sincères à la lutte contre le pouvoir des Soviets qui n'est pas moins dangereux que des ennemis ouverts de la révolution comme Wrangel et l'Entente. Les anarchistes s'opposent à l'armée rouge comme à toute armée étatique. Ils ne peuvent la reconnaître comme révolutionnaire puisqu'elle est dans les mains de quelques uns, qui sont leurs ennemis... C'est pourquoi l'entrée des anarchistes dans l'Armée rouge pour défendre la révolution est une erreur et ne pourrait être justifiée que par le désir de la révolutionner au moyen de la parole et de l'écrit afin qu'au moment de l'insurrection des ouvriers et des paysans contre les nouveaux oppresseurs, les soldats fraternisent avec elle pour le salut commun» (Sept. 1920).
Voici, comme pendant à cette déclaration de «jaunes» convaincus de la guerre civile, l'article embarrassé d'Umanità Nuova, le 23 mars 1921, devant la grave crise de Cronstadt:

«Cronstadt, l'Ukraine... Nous sommes perplexes devant ces faits qui sont la conséquence logique de l'erreur dictatoriale des bolcheviks (NDR: Sic!) et qui étaient donc inévitables, mais dont il pourrait sortir ou un grand mal ou un grand bien pour la révolution. Nous comprenons que, étouffé, l'esprit de liberté explose et si la bourgeoisie internationale n'était pas aux aguets, cela ne nous préoccuperait pas et nous penserions que peut-être (NDR: c'est nous qui soulignons) le renversement du gouvernement de Moscou donnerait un élément nouveau à la révolution. Mais aux frontières de la Russie veille la réaction militaire bourgeoise qui attend que la révolution se soit épuisée en luttes intestines pour fondre sur elle et pour exterminer aussi bien les bolcheviks que les insurgés d'aujourd'hui qu'elle caresse de loin (NDR: chose qu'un anarchiste d'aujourd'hui est devenu incapable de comprendre, notons-le!). De ces insurrections peut donc surgir aussi bien une reprise révolutionnaire qu'un début de réaction (NDR: cette incertitude est le fruit du conflit entre le doctrinarisme libertaire et la réalité du conflit de classe!) Tout dépend si la lutte interne se conclura avant que les hyènes impérialistes aient le temps et le moyen d'intervenir. On prévoit une nouvelle intervention contre la Russie au printemps, et alors, que la Russie reste sous le régime bolchevique ou qu'elle réussisse à s'en donner un plus libertaire (ce que nous souhaitons), ce qui importe est qu'elle soit en mesure de repousser la nouvelle invasion et de faire mordre la poussière à l'ignoble militarisme occidental (NDR: c'est nous qui soulignons, parce que cela montre qu'un anarchiste de 1921 n'était pas, de fort loin, aussi stupide qu'un anarchiste de 1968). Nous, anarchistes d'Occident, nous ne pouvons pas influer sur l'évolution intérieure de la Russie et nous ne pourront jamais être à la hauteur d'une tâche aussi grave (NDR: aveu honnête!). Nous sommes aussi trop loin pour avoir un jugement définitif, mais il y a une chose que nous devons faire et qui est pour nous un devoir d'honneur: empêcher par tous les moyens que les gouvernements capitalistes envoient des armes et des armées contre la Russie. Encore une fois, camarades, prolétaires, tant qu'il nous reste un peu de souffle et d'énergie, soyons prêts à nous lever pour la Russie prolétarienne et communiste. En la défendant nous aurons mené une bonne lutte, même pour notre propre liberté».

Quelle meilleure réfutation de la revendication de la liberté et du refus du centralisme que cette terrible discordance des mots d'ordre d'un même courant appelant au même moment à «la lutte contre le pouvoir des Soviets, considéré comme aussi dangereux que Wrangel et l'Entente» en Russie, et en Italie à la «défense de la Russie prolétarienne et communiste»!

(79)   Voici comment Proudhon s'exprimait sur la révolution dans une lettre de mai 1847 adressée à K. Marx c'est à dire à l'époque où il préparait sa Philosophie de la misère:

«Peut-être conservez-vous l'opinion qu'aucune réforme n'est possible sans un coup de main, sans ce qu'on appelait jadis une révolution... Cette opinion que je conçois, que j'excuse, que je discuterais volontiers, l'ayant moi-même longtemps partagée, je vous avoue que mes dernières études m'en ont fait complètement revenir. Je crois que nous n'avons pas besoin de cela pour réussir, et qu'en conséquence nous ne devons point poser l'action révolutionnaire comme un moyen de réforme sociale, parce que ce prétendu moyen serait tout simplement un appel à la force, à l'arbitraire, bref une contradiction. Je me pose ainsi le problème: faire rentrer dans la société par une combinaison économique les richesses qui sont sorties de la société par une autre combinaison économique». A l'offre de Marx de faire partie d'un bureau international d'information, le même homme qui était «revenu» de l'idée de révolution répondait:
«Cherchons ensemble si vous voulez les lois de la société..., mais, pour Dieu! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple... Parce que nous sommes à la tête d'un mouvement, ne nous faisons pas chefs d'une nouvelle intolérance. Accueillons et encourageons toutes les protestations... Ne regardons jamais une question comme épuisée et quand nous aurons usé notre dernier argument, recommençons s'il le faut avec l'éloquence et l'ironie».

C'est là, avec le contenu proprement économique de sa «doctrine» qui ne nous intéresse pas ici mais sur lequel nous reviendrons au chapitre suivant, ce qui lui valut, sous le titre Le socialisme conservateur ou bourgeois, cette caractérisation du Manifeste communiste de 1848:

«Une partie de la bourgeoisie cherche à porter remède aux anomalies sociales afin de consolider la société bourgeoise. Dans cette catégorie se rangent... les réformateurs en chambre de tout acabit. Citons comme exemple la Philosophie de la misère de Proudhon. Les socialistes bourgeois veulent les conditions de vie de la société moderne sans les luttes et les dangers qui en découlent fatalement. Ils veulent la société actuelle, mais expurgée des éléments qui la révolutionnent et la dissolvent, ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat. Une autre forme de socialisme... essaya de dégoûter les ouvriers de tout mouvement révolutionnaire en leur démontrant que ce n'était pas telle ou telle transformation politique, mais seulement une transformation des conditions de vie matérielle, des rapports économiques qui pouvait leur profiter. Notez que par transformation des conditions de la vie matérielle, ce socialisme n'entend nullement l'abolition du régime de production bourgeois, laquelle n'est possible que par la révolution, mais uniquement la réalisation de réformes administratives sur la base même de la production bourgeoise, réformes qui, par conséquent, ne changent rien aux rapports du Capital et du Salariat...»

(80)   Il est évident que la même chose exactement vaut pour la conception sorélienne de gestion syndicale de l'économie future. Voici ce que nous disions dans Les Fondements du Communisme révolutionnaire marxiste dans la doctrine et dans l'histoire de la lutte prolétarienne internationale (publié pour la première fois dans Programme communiste de Juillet-Août 1957 (édition ronéotée)):

«Pour comprendre la formule sorélienne de gestion syndicale de l'économie future, il ne nous reste donc plus qu'à imaginer un appareil de direction économique formé à partir des directions nationales des syndicats de catégorie, en faisant les réserves habituelles sur les possibilités de victoire du socialisme dans un pays isolé. Pour fixer les idées, imaginons par exemple l'organisation de la production du pain et autres produits similaires par la «Fédération des Industries des pâtes alimentaires», et ainsi de suite pour tous les secteurs de production et d'industrie. Cela revient à imaginer que tous les produits d'une espèce déterminée soient mis à la disposition de grands organismes (sortes de trusts nationaux) débarrassés des patrons capitalistes et décidant de l'utilisation de toute la production (et, dans le cas particulier, du pain, des pâtes alimentaires etc...) de façon à recevoir des organismes parallèles tout ce qui leur est nécessaire: objets de consommation pour leurs membres, matières premières, instruments de travail, etc...

Une pareille économie est une économie d'échange, et nous pouvons la concevoir de deux façons: dans une forme supérieure (pour parler brièvement) cet échange s'effectue seulement au sommet et ce sont tous ces secteurs de production qui distribuent ensuite de haut en bas biens d'usage et biens instrumentaux. Mais ce système d'échange au sommet reste un système mercantile; il a besoin d'un loi d'équivalence des valeurs contenues dans les stocks de marchandises détenus par les syndicats dont il est facile de prévoir qu'ils seront nombreux et que chacun devra entrer en négociations avec presque tous les autres.

Ne nous demandons même pas qui établira le système des équivalences, et qu'est-ce qui garantira l'autonomie et l'«égalité» entre tous ces syndicats de «producteurs» qui sont impliqués dans toutes ces constructions fantastiques: poussons le libéralisme jusqu'à croire possible que les différents rapports d'équivalence puissent résulter «pacifiquement» d'équilibres «spontanément» établis!

Un système de mesure aussi complexe ne pourra pas fonctionner sans l'expédient millénaire de l'équivalent général, en un mot, sans l'argent, mesure logique de tous les échanges.

Il n'est pas moins facile de conclure que l'on retombera à une seconde forme moins élevée que celle que nous venons d'examiner. En effet, dans une société semblable, la manipulation de l'argent ne pourra pas s'effectuer seulement entre les directions des trusts de production (le mot de syndicat est tout à fait à sa place), ce pouvoir sera concédé à chaque associé du trust, c'est à dire à chaque travailleur qui «achètera», ce qu'il voudra, après avoir reçu de l'organisation verticale dont il fait partie sa quote-part de monnaie, c'est-à-dire un salaire dont toute la différence avec le salaire actuel résiderait. dans sa prétention à être «intégral» (comme chez Dühring, Lassalle et d'autres), du fait de l'abolition du prélèvement de la part patronale.

S'imaginer que chaque syndicat est indépendant de l'autre quand il négocie les conditions de cession des stocks qu'il monopolise est une illusion bourgeoise et libérale; elle s'accompagne toujours de cette autre qui veut que tout producteur rémunéré selon le produit total de son travail (non-sens ridiculisé par Marx) puisse décider à son gré de sa consommation. C'est là que les ânes se laissent prendre au piège et que ces «économies de producteurs» révèlent combien elles sont loin (et même plus loin que l'économie capitaliste elle-même) de l'économie sociale que Marx appelle Socialisme et Communisme.

Dans l'économie socialiste le sujet délibérant, non seulement en fait de production, mais de consommation (comment et combien), n'est plus l'individu, mais la société, l'espèce. Tout est là. L'autonomie du producteur est une de ces phrases démocratiques vides qui ne résolvent plus rien. Le salarié, l'esclave du capital n'est pas autonome comme producteur, mais il l'est aujourd'hui comme consommateur dans la mesure où dans une certaine limite quantitative (qui n'est pas celle de la faim pure et simple contrairement à Lassalle et sa loi d'airain, mais qui va au contraire s'élargissant au cours du développement de la société) il fait ce qu'il veut de sa paye. Dans la société bourgeoise, le prolétaire produit comme le veut le capitaliste - ou, de façon plus générale et scientifique: comme le veulent les lois du mode capitaliste de production, comme le veut le capital, monstre supra-humain - et, du moins dans une certaine limite, il consomme non pas ce qu'il veut lui-même en quantité, mais certainement comme il veut. Dans la société socialiste, l'individu ne sera autonome ni dans le choix de ses actes de production ni même dans celui de ses actes de consommation, les deux sphères étant régies par la société et pour la société.»

(81)   Ce n'est vas ici le lieu d'examiner les raisons historiques de ce fait. Contentons-nous de rappeler que les marxistes de la gauche italienne, d'une génération plus jeunes que les bolcheviks et les spartakistes, ont mis en garde l'Internationale communiste contre cette terminologie équivoque, en particulier dans un article classique de leur revue Rassegna comunista (février 1922): «L'emploi de certains termes dans l'exposition des principes du communisme engendre bien souvent des équivoques à cause des sens différents qu'on peut leur donner. Tel est le cas des mots Démocratie et Démocratique. Dans ses affirmations de principe, le Communisme marxiste se présente comme une critique et une négation de la démocratie. Pourtant, les communistes défendent souvent le caractère démocratique des organisations prolétariennes et l'application de la démocratie en leur sein. Il n'y a là évidemment aucune contradiction: on ne peut rien objecter au dilemme démocratie bourgeoise ou démocratie prolétarienne en tant qu'équivalent de démocratie bourgeoise ou dictature du prolétariat...(mais) on pourrait souhaiter qu'un terme différent soit employé, afin d'éviter les équivoques et de ne pas revaloriser le concept de démocratie. Même si l'on y renonce, il sera utile d'approfondir le contenu même du principe démocratique, non seulement dans son acception générale, mais dans son application particulière à des organisations homogènes du point de vue de classe. Cela nous évitera d'ériger la démocratie ouvrière en principe absolu de vérité et de justice, et donc de retomber dans un apriorisme étranger à toute notre doctrine au moment même où nous nous efforçons par notre critique de débarrasser le terrain du mensonge et de l'arbitraire des théories libérales». Telle était l'introduction de cet article, véritablement prophétique si l'on songe à ce que le «trotskysme» précisément a fait des enseignements de Trotsky. La conclusion ne l'était d'ailleurs pas moins, puisqu'elle disait «Les communistes n'ont pas de constitutions codifiées à proposer. Ils ont un monde de mensonges et de constitutions cristallisées dans le droit et dans la force de la classe dominante à abattre. Ils savent que seul un appareil révolutionnaire et totalitaire de force et de pouvoir, sans exclusion d'aucun moyen, pourra empêcher que les infâmes résidus d'une époque de barbarie ressurgissent et qu'affamé de vengeance et de servitude, le monstre du privilège social, relève la tète, lançant pour la millième fois le cri menteur de Liberté!».

(82)   C'est le cas de Pierre Broué, auteur d'une histoire du Parti bolchevique qui semble n'avoir été écrite que dans ce but.

(83)   Nous avons vu plus haut que notre courant tenta d'épurer ce langage de ses termes équivoques.

(84)   Du nom de l'émigré Oustrialov qui le premier prédit la conversion de l'État soviétique en un État bourgeois ordinaire qu'il faudrait appuyer.

(85)   A la faveur de la maladie de Lénine un «Bureau politique secret» avait été créé dont faisaient partie tous les membres du Bureau politique officiel sauf Trotsky, le but de ce complot étant d'empêcher que celui-ci dirige le Parti. «Toutes les questions étaient au préalable tranchées dans ce Bureau politique clandestin dont les membres était liés par une responsabilité collective. Ils prenaient l'engagement de ne pas mener de polémique les uns contre les autres et en même temps de chercher tous les prétextes d'intervenir» contre Trotsky. «Il existait dans les organisations locales des centres secrets analogues reliés au «septumvirat» de Moscou et observant une discipline sévère. La correspondance se faisait par un langage chiffré spécial. Les fonctionnaires responsables du Parti et de l'État étaient systématiquement sélectionnés avec ce seul critère: contre Trotsky... Les membres du Parti qui faisaient entendre leur protestation contre cette politique tombaient victimes d'attaques perfides déclenchées pour des motifs n'ayant rien à voir avec cela et souvent inventés. Au contraire, des éléments.., qui, au cours du premier lustre du pouvoir des Soviets, auraient été impitoyablement éliminés du Parti assuraient leur situation par une simple intervention hostile contre Trotsky. Dès la fin de 1923, la même besogne fut effectuée dans tous les partis de l'IC... On sélectionna artificiellement non pas les meilleurs, mais ceux qui s'adaptaient le plus aisément. Les dirigeants devinrent redevables de leur situation uniquement à l'Appareil. Vers la fin de 1923, l'Appareil était déjà aux trois-quarts choisi: il était possible de transporter la lutte dans la masse. En automne 1923 et en automne 1924, la campagne contre Trotsky commença: ses anciennes divergences avec Lénine datant non seulement d'avant la Révolution, mais aussi d'avant la guerre... furent brusquement sorties au grand jour, défigurées, exagérées et présentées à la masse non avertie comme une question d'actualité brûlante. La masse fut étourdie, déroutée, intimidée. Entre temps le procédé de sélection descendit à un degré plus bas encore. Il ne fut plus possible d'exercer la fonction de directeur d'usine, de secrétaire de cellule d'atelier, de président de Comité exécutif de canton, de comptable, de dactylographe sans présenter comme référence son anti-trotskysme». (Toutes ces prévisions se trouvent dans l'article de L. Trotsky: Comment cela a-t-il pu arriver? Constantinople, février 1929).

(86)   Voir ce qui a été dit p. 80 de la critique de la Gauche italienne sur l'emploi des termes de «démocratie» et «centralisme démocratique».

(87)   Il s'agit de l' «étape» définie par l'évanouissement des espoirs placés dans la révolution allemande en octobre 1923, donc par la prolongation prévisible de l'isolement de l'URSS dans le monde, d'une part, et par la crise économique intérieure persistante en dépit de la détente apportée par la NEP, d'autre part.

(88)   Le terme sert ici à désigner des rapports opposés de ceux qui, dans la société, dérivent de la division sociale du travail et de l'antagonisme de classe: contrainte bureaucratique d'une part, passivité ou sourde résistance de l'autre; commandement et obéissance; «science administrative» et ignorance, etc..., toutes choses qui, dans le parti de classe, tendent à disparaître dans la mesure où, s'il ne peut complètement s'abstraire des conditions bourgeoises ambiantes, il est néanmoins une association volontaire d'individus tendant à un but commun et où ce but est précisément la société sans classes, sans division sociale du travail et donc sans contrainte politique ou même administrative.

(89)   De même la Gauche italienne avait opposé au «terrorisme idéologique» du stalinisme non pas les «droits démocratiques» des membres du parti, mais la fidélité du centre au patrimoine commun des principes qui, lorsqu'elle est réalisée, permet de diriger le parti avec le minimum d'a-coups.

(90)   La déviation authentiquement démocratique que Trotsky combat alors en marxiste est de «sous-estimer» le contraste de classe existant entre prolétariat et paysannerie et de le noter dans l'apologie de la «nouvelle démocratie», la démocratie soviétique.

(91)   Telles sont les raisons évidentes pour lesquelles notre courant a toujours repoussé la tactique anti-fasciste. Bien qu'accessibles à l'intelligence la plus moyenne, elles n'ont pas été comprises par l'Internationale qui a persévéré dans cette voie absurde. En tant que «tactique» la lutte pour la «démocratisation du parti de l'URSS» relève exactement de la même critique que le prétendu «anti-fascisme prolétarien» pratiqué par l'internationale, comme nous l'avons déjà vu plus haut.

(92)   Formulation ambiguë peut-être due à une mauvaise traduction, mais le sens résulte sans équivoque possible du contexte: que si l'on reconnaît que la dictature du prolétariat existe toujours en U.R.S.S. chose que Trotsky affirmait précisément avec obstination, contre toute évidence.

(93)   Procédé authentiquement démocratique puisqu'il spécule sur l'inconscience du prolétaire du rang.

(94)   Pourquoi, c'est une autre question que nous verrons plus loin. La question n'est plus seulement tactique comme dans le front unique avec la social-démocratie dont tous les communistes reconnaissaient la fonction contre-révolutionnaire; pour le stalinisme, sa fonction contre-révolutionnaire est tout aussi évidente, si on pose la question en termes de lutte internationale de classe. Mais dans le cadre national russe (dont aucun révolutionnaire russe ne pouvait s'abstraire puisque c'est dans ce cadre que le prolétariat russe avait pris le pouvoir et devait momentanément le disputer à l'ennemi) elle n'était plus si facile à déchiffrer, puisque le régime stalinien était indubitablement l'héritier de la révolution démocratique contenue dans la révolution double de 1917 et, du même coup, un rempart contre l'éventuelle restauration du régime de la Constituante, c'est-à-dire de la Russie d'avant la révolution démocratique. Mais cela ne change strictement rien au fait qu'en tant que tactique, le front unique politique avec l'oustrialovisme stalinien impliqué dans la lutte pour la «démocratisation du parti» était tout aussi opportuniste qu'à l'échelle internationale le front unique politique avec la social-démocratie et devait conduire aux mêmes effets fatals.

(95)   Il n'y a aucune autre explication à cette autre forme de «frontisme» que sont les tragiques aveux de tous les membres de la vieille garde aux fameux procès de Moscou! Quel autre lien aurait vu river si étroitement les persécutés aux persécuteurs, les bolcheviks aux «oustrialovistes» si violemment opposés sur le terrain de classe, si ce n'est leur même alignement objectif contre la restauration? La seule différence est qu'aux procès de Moscou, c'est Staline qui implicitement conduit le «chantage à la restauration» tandis que dans le discours ici cité, c'est Trotsky!!!

(96)   Trotsky le rappelle lui-même dans La Révolution trahie.

(97)   Peu importe ici notre désaccord avec la «tactique» des mots d'ordre démocratiques ici prônée pour les pays capitalistes: ce qui nous importe est de montrer que la démocratie n'a de sens qu'en capitalisme.

(98)   C'est-à-dire que la révolution d'Octobre est battue, qu'on est dans un capitalisme pur, quoique peu évolué.

(99)   Application simpliste du déterminisme marxiste: quelle est la classe représentée? Ce n'est pas la bourgeoisie nationale qui a été chassée en octobre; ce n'est pas le prolétariat économiquement opprimé et politiquement dépossédé; ce n'est même pas la paysannerie, puisque le stalinisme a joué les petits-paysans contre les koulaks d'abord et ensuite a fait payer à ces petits-paysans, autoritairement regroupés en kolkhoses, une large part de l'industrialisation capitaliste du pays. Tout ce qui reste, c'est la «bureaucratie»... Mais Trotsky était si bien conscient de la faiblesse d'une pareille solution qu'il a en même temps énergiquement nié que la bureaucratie fût une classe! A notre humble avis, il fut beaucoup mieux inspiré en parlant de pouvoir bonapartiste.

(100) Ceci s'applique aussi bien aux «disciples» néo-sociaux-démocrates de Trotsky qu'à ses «disciples» néo-anarcho-syndicalistes comme feu le groupe Socialisme ou Barbarie.

(101) Si cela était vrai en 1936, à plus forte raison trente ans plus tard! c'est au déchaînement de ces «appétits petits-bourgeois» jusque dans le «secteur socialiste» (c'est-à-dire non kolkhosien) que correspond la «libéralisation politique» commencée sous Khrouchtchev avec son accompagnement obligé de glorification du capitalisme en matière économique. C'est le produit certain du dynamisme de l'essor économique d'après la seconde guerre mondiale, mais en aucune façon le «retour à Lénine» que les trotskystes se sont imaginé! Mais ces trotskystes-là ont lu leur Trotsky à peu près comme les staliniens avaient «lu» Lénine!

(102) Allusion à la formule communiste: «De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins», revue et corrigée par les staliniens en «de chacun selon ses capacités, a chacun selon son travail» qui, dans sa première partie, est un mensonge en société mercantile et, dans sa seconde, purement bourgeoise.

(103) Il s'agit du parti stalinien et de l'appareil d'État.

(104) Le passage de la politique de «front unique» avec le stalinisme à la politique de révolution anti-bureaucratique n'empêcha pas Trotsky de rester fidèle à la politique de défense nationale de l'U.R.S.S. en cas de guerre, politique qu'il prétendait imposer non seulement aux Soviétiques, mais au prolétariat international! En l'occurrence, c'était le reniement du principe des principes: l'internationalisme révolutionnaire du prolétariat!

 

 

 


 

 

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