Bilan d'une révolution

( «Programme Communiste», N° 40 / 41 / 42, octobre 1967-juin 1968 )

Retour thèses et textes du parti

 

·       Introduction

·       Les grandes leçons d'Octobre 1917

·       Les fausses leçons de la contre-révolution de Russie

·       L'économie soviétique d'octobre à nos jours

 

 


 

 

L'économie soviétique d'octobre à nos jours
 

Sommaire:

 

·         Introduction

·         Programme économique initial des bolcheviks et socialisme

·         Les mesures économiques après l'insurrection

·         Le communisme de guerre

·         La «nouvelle politique économique» (printemps 1921-1928)

·         Faillite de la N.E.P.

·        Le débat économique et la lutte principielle dans le parti bolchevique de 1923 à 192

·         La crise de 1927-28 et la liquidation de la NEP8

·         La Russie capitaliste n° 2

 

 


Introduction

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Nos thèses de parti sur l'économie soviétique ont une importance qui dépasse largement leur objet; elles sont en effet partie intégrante de la défense du programme communiste, dont les uns pensent que l' «exemple russe» a prouvé l'utopisme et que les autres ont totalement falsifié de trois façons: tout d'abord en faisant passer pour des tâches socialistes les tâches du parti prolétarien dans la Russie de 1917, telles-que les bolcheviks les ont formulées; ensuite en prétendant que les «réalisations» de l'ère stalinienne étaient en parfaite continuité avec les buts du programme initial; enfin en faisant passer ces «réalisations» pour la «construction du socialisme» lui-même; ainsi, de nouveau mode de production mondial destiné à succéder au capitalisme après une révolution et l'instauration d'une dictature de classe gagnant successivement tous les pays et les continents qu'il est dans la conception de Marx et de Lénine, le socialisme serait devenu l'affaire d'États nationaux animés par un parti unique, mais parlant un langage démocratique et populiste et vivant en coexistence pacifique avec le garde blanc de l'ordre bourgeois, le super-impérialisme des USA.

Conscientes ou inconscientes, intéressées ou aveugles, ces déformations n'ont toutes qu'un seul effet: non pas détruire la foi du prolétariat dans le socialisme puisqu'elle a été gravement ébranlée par la contre-révolution stalinienne, mais paralyser la reprise de classe, c'est-à-dire la réorganisation sur un programme communiste authentique, des forces prolétariennes que la crise bourgeoise déjà ouverte pousse à la révolte et à la lutte, après tant d'années d'apathie - bref faire obstacle à la reconstitution de l'internationale prolétarienne sur les ruines de l'ancien mouvement communiste, échoué dans la honte et dans le reniement. Si cela est vrai pour le prolétariat occidental, que dire alors du prolétariat allemand et d'Europe centrale qui, ayant eu directement sous les yeux ou senti dans leur chair, le «socialisme» stalinien, ne peuvent aujourd'hui que difficilement échapper à toutes les suggestions bourgeoises et démocratiques des «déstalinisateurs», et le peuvent d'autant moins que si leurs thèses sont plus loin encore des thèses socialistes que celles du vieux «despote», elles sont aussi le produit du progrès économique purement bourgeois qui s'est accompli sous sa trique. C'est ce progrès bourgeois auquel les masses opprimées ne peuvent pas être insensibles et lui seul qui permet aux héritiers de Staline de se parer du prestige d'une sagesse supérieure alors qu'ils s'enfoncent plus profondément que jamais dans le marais de l'idéologie bourgeoise.

En opposition radicale à toutes ces déformations, les thèses du parti de classe sur la question russe sont brièvement les suivantes:

1) Le programme économique initial du bolchevisme et certaines des formulations politiques qui y correspondent (démocratie soviétique) ne sont ni le programme ni les formulations de la transformation d'une économie capitaliste développée en économie socialiste puisqu'en Russie seuls des noyaux d'une telle économie capitaliste existaient, noyés dans la mer de la petite production marchande de l'agriculture, ils ne peuvent donc en aucun cas être transportés tels quels, c'est-à-dire détachés du contexte russe et mondial de 1917-26, dans le programme immédiat de la future révolution socialiste d'Europe et d'Amérique. On ne pourrait pas être aussi affirmatif pour l'Asie ou l'Afrique si la dynamique de la lutte sociale y poussait à l'avant-plan un parti prolétarien de type bolchevique; mais c'est précisément une hypothèse que l'absence de traditions révolutionnaires prolétariennes tant soit peu comparables à celles dont est sorti le bolchevisme dans le cadre de l'Europe d'avant 1914 et de la Seconde Internationale rend hautement improbable, sinon absurde, surtout si on y ajoute la cristallisation d'un courant anti-impérialiste purement bourgeois, et de la part de l'impérialisme lui-même le passage (sauf pour la Chine et le Viêt-nam) de la politique du blocus économique à celle de l'exportation de capital.

2) Ce programme économique initial du bolchevisme n'est pas non plus le programme du passage de la Russie pré-bourgeoise au plein capitalisme. Si Lénine et les bolcheviks n'ont jamais cru possible de «sauter» totalement la phase capitaliste, s'ils ont même radicalement exclu la possibilité de l'abréger sans l'aide de la Révolution mondiale, ils n'ont jamais non plus accepté de devenir les gérants purs et simples d'un capitalisme national, même aussi «progressif» qu'on voudra dans le cadre strictement russe: ils ont au contraire prévu la chute de la dictature du prolétariat si cette Révolution venait à manquer. En réalité, leur programme est un ensemble de mesures destinées à deux fins contradictoires: d'une part ranimer la vie économique dans les cadres imposés par le passé; ensuite, en attendant la Révolution, implanter le progrès capitaliste (augmentation de la productivité du travail et de la production par la mécanisation de l'agriculture et la nationalisation de l'industrie) dans un pays encore barbare; d'autre part, combattre les effets politiques et sociaux d'une telle réanimation et d'un tel progrès, à savoir la corruption opportuniste du parti, la différenciation sociale, l'oppression de la classe ouvrière. C'est seulement quand cessera cette lutte pour contrôler dans l'intérêt de classe du prolétariat le capitalisme renaissant qu'apparaîtront en même temps, la théorie du socialisme dans un seul pays et... le capitalisme incontrôlé.

3) Déjà sous la NEP et du vivant de Lénine, le développement économique réel ne répond plus au programme léninien de «capitalisme contrôlé», parce qu'il s'accompagne de phénomènes que l'aile marxiste du parti tente vainement de combattre, et qui, sous les apparences de la bureaucratisation (pour reprendre à Lénine et Trotsky le terme dont ils les désignent) traduisent au contraire la victoire de l'anarchie mercantile et bourgeoise sur la volonté révolutionnaire. La première manifestation du nouvel opportunisme en Russie a consisté à nier ces phénomènes, à idéaliser la NEP, à repousser comme une menace dirigée contre l'alliance démocratique des ouvriers et des paysans toute tentative de les combattre. La seconde - beaucoup plus grave - a consisté à prétendre que, même sans les bases techniques du capitalisme avancé, il était possible de juguler l'anarchie résultant de la prédominance de la petite-production marchande par la seule vertu de l'autorité souveraine de l'État et de procéder à ce que Trotsky, avec une ironie cruelle mais combien justifiée, appellera la «liquidation administrative de la NEP». Ici, la déviation nationaliste s'accompagne d'une déviation volontariste. Dans le domaine intérieur, l'opposition du «socialisme dans un seul pays» au programme initial du bolchevisme est double: il sacre «socialistes» toutes les catégories (valeur, prix, salaires, capital) et les rapports (échange, despotisme de fabrique, oppression d'État, gonflement de l'appareil administratif) que Lénine et les véritables bolcheviks n'avaient jamais définis autrement que comme capitalistes; il abandonne toute préoccupation de défense de classe du prolétariat contre les effets du «capitalisme nécessaire», allant jusqu'à rétablir, au nom du socialisme, les formes d'exploitation du travail propres à la féroce période initiale de l'ère bourgeoise. Dans le domaine international, cela s'accompagne de «capitulation devant le capitalisme mondial, de conciliation avec l'opportunisme social-démocrate et d'écrasement du courant prolétarien dans l'Internationale».

En conclusion, si du «capitalisme contrôlé» de Lénine est sorti le capitalisme incontrôlé de Staline sous déguisement socialiste, cela résulte d'une part de lois économiques plus fortes que la volonté du meilleur parti révolutionnaire et de l'autre de la défaillance du prolétariat européen et mondial qui n'a pas répondu à l'appel authentiquement communiste de la Révolution double de Russie. C'est donc un processus irréversible, il est impossible de reprendre du début pour le corriger dans un sens qui nous soit plus favorable le cours historique issu d'Octobre: c'est ce qui condamne le programme de «révolution anti-bureaucratique» purement politique né de la nostalgie de Trotsky pour les premières années glorieuses de la Révolution bolchevique. On ne parcourt pas deux fois les chemins de l'histoire. D'ailleurs, le douloureux chemin parcouru n'aura pas été qu'un inutile tourment: aujourd'hui, après cinquante et un ans de développement capitaliste russe et mondial, on peut tranquillement affirmer qu'enfin débarrassée de toutes les «tâches transitoires», la future Internationale pourra aborder directement la grande tâche, la seule qui ait jamais importé au prolétariat et à son parti: la transformation socialiste de l'infâme monde bourgeois.

 

Programme économique initial des bolcheviks et socialisme

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Contenu dans l'article programmatique: La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer (septembre 1917), ce programme est à la fois inférieur au programme social d'une république bourgeoise avancée et d'une extrême audace pour la Russie de l'époque. Il préconise simplement une intervention de l'État dans la vie économique pour éviter la crise à laquelle conduit immanquablement l'inertie du pouvoir issu de la révolution de février, crise qui bien entendu pèsera cruellement sur le prolétariat et les paysans pauvres. Cette «intervention» se limite à une fusion des banques en une banque unique sous le contrôle de l'État auquel elle permettra de connaître le mouvement des capitaux «sans enlever un seul kopeck à aucun déposant»; une nationalisation des syndicats capitalistes contrôlant la production et la consommation dans certaines branches, mesure qui facilitera à l'État la réglementation des industriels sans les exproprier ni de leurs capitaux, ni de leurs profits; une abolition du secret commercial, sans laquelle le contrôle de l'État sur la fuite des profits et surprofits est impossible; la cartellisation forcée, c'est-à-dire l'obligation faite aux patrons privés de se syndiquer; la réglementation de la consommation, en d'autres termes, la lutte contre le «marché noir» en faveur des riches; enfin, contre la banqueroute financière, un impôt fortement progressif sur les capitaux.

De toutes ces mesures, Lénine dit trois choses essentielles: elles n'ont aucun caractère socialiste puisque des États belligérants en ont pris d'analogues dans des pays moins arriérés que la Russie; elles ne seront jamais prises par les socialistes révolutionnaires et les mencheviks en dépit de leur modestie intrinsèque et il faudra rien moins que la Révolution prolétarienne appuyée sur les paysans pour les appliquer; si dans les pays avancés le passage (qui s'est effectué depuis le début de la guerre) du capitalisme privé au capitalisme monopoliste et de ce dernier au capitalisme monopoliste d'État a ouvert à la Révolution prolétarienne l'anti-chambre économique du socialisme, en Russie, où des formes beaucoup plus arriérées prédominent, on ne peut faire encore que des pas dans cette direction: mais «le socialisme se profile directement et pratiquement derrière toute mesure importante constituant un pas en avant sur la base du capitalisme moderne lui-même». Pour comprendre cette position, deux choses sont nécessaires: comprendre que chez Lénine, cette appréciation est liée à la perspective d'une victoire de la révolution prolétarienne au moins européenne; savoir ce qu'est le socialisme dans la doctrine marxiste réelle et non point les versions falsifiées actuellement en cours. C'est ce que nous définirons brièvement pour éviter toute équivoque, avant d'aborder la phase ultérieure.

Le socialisme peut être caractérisé comme un mode nouveau et original de répartition des produits entre les membres de la société découlant d'une distribution également nouvelle et originale des conditions de la production. Cette distribution se caractérise par la disparition de l'échange d'équivalents (ou loi de la valeur) et son remplacement par une assignation d'abord contingentée, puis illimitée, du produit social aux membres de la société, en fonction exclusive de la productivité sociale du travail. Le rôle de la dictature prolétarienne, à tous les stades du développement est précisément de briser les entraves qui s'opposent à la distribution nouvelle des conditions de production sans laquelle le nouveau mode de distribution ne peut apparaître, et de l'introduire, secteur par secteur, dès que les conditions en existent. Mais le programme de cette dictature change nécessairement, selon que l'entrave est constituée, comme en Russie, par l'existence d'un énorme secteur de petite-production marchande, ou au contraire, comme c'était le cas en Occident, par la domination d'une puissante classe capitaliste imposant à toute la société des buts économiques et sociaux en contradiction avec le développement de ses forces productives et les intérêts de classe du prolétariat.

Dans la petite production marchande, la répartition du produit selon le principe de l'échange d'équivalents résulte du caractère privé du travail: ne produisant pas toutes les valeurs d'usage nécessaires à l'existence, les producteurs indépendants ne peuvent se les procurer qu'auprès d'autres producteurs indépendants; mais, sans une mesure du temps de travail contenu dans leur produit et une comparaison avec celui qui est contenu dans le produit d'autrui, ils risqueraient à chacun de ces actes de se voir spoliés d'une part plus ou moins grande de leur effort, si d'aventure le produit qu'ils cèdent avait nécessité plus de travail que celui qu'ils reçoivent. De telles conditions de production imposent de façon rigoureuse le caractère de marchandises aux produits et donc leur échange; il est donc impossible de greffer sur elles un mode de répartition différent et supérieur. Dans la production capitaliste, où le travail est déjà associé et la production sociale, l'obstacle réside moins dans la propriété privée des moyens de production et dans l'indépendance des entreprises héritées de la production marchande simple que dans les buts de classe qu'elle poursuit. Ici, l'échange des produits résulte essentiellement de la réduction de la force de travail elle-même à l'état de marchandise et de son échange contre le salaire (alors qu'à l'origine du capitalisme, c'est l'échange de la force de travail qui a, au contraire, nécessairement résulté de l'échange des produits). C'est en effet cet acte qui permet de définir les buts capitalistes comme la poursuite de la valeur croissante, ou plus-value, l'usage de la force de travail procurant plus de valeur au capitaliste que le travailleur n'en reçoit en paiement de cette marchandise, la seule qu'il ait à porter sur le marché.

Dans ce second cas, la destruction de l'État bourgeois, l'abolition juridique de la propriété des entreprises et des trusts et leur prise de possession par l'État du prolétariat sont les conditions suffisantes d'une réorganisation qui tend à coordonner en un tout harmonieux des unités économiques jusque-là disparates et concurrentes. La raison en est que la production a déjà un caractère social, que l'économie a déjà subi une concentration et surtout que la productivité du travail déjà atteinte rend tout à fait inutiles et périmées l'odieuse limitation de la part du produit social revenant aux producteurs qu'impose l'habitude bourgeoise de considérer la force de travail comme une marchandise qui ne peut se vendre qu'à «son juste prix» (et plus souvent au-dessous qu'au-dessus) - la longueur excessive de la journée de travail - le régime de pénitencier des usines, bref toutes les tares résultant des exigences de la production de valeur et de plus-value et caractérisant le salariat comme un nouvel esclavage. Dans le premier cas, au contraire, ni la dictature politique, ni les mesures juridiques ne peuvent pallier les inconvénients résultant de l'éparpillement des moyens de production, de la technique rudimentaire, de la faible productivité du travail et donc de la maigreur du surplus économique susceptible de revenir à la société une fois les exigences du producteur direct satisfaites. Ici 1' «entrave» devient une montagne. Toute une phase de mécanisation, de rationalisation, de progrès technique et de concentration devient nécessaire, toute une phase de progrès bourgeois qui recule d'autant, même pour les noyaux d'économie moderne existant dans le pays, le moment où cessera la course capitaliste au rendement et à l'accroissement quantitatif de la production et la subordination des intérêts immédiats de la classe ouvrière à ce but. Alors, le principe de l'échange des produits et de la force de travail elle-même a encore devant lui un long avenir et la prétention de l'abolir rapidement n'est qu'une utopie volontariste. Et pourtant, sans cette abolition, aucune émancipation du prolétariat n'est possible.

 

Les mesures économiques après l'insurrection
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Les mesures prises par le gouvernement soviétique (105) constituent autant d'étapes dans la réalisation du programme formulé avant l'insurrection: non l'expropriation des capitalistes, mais l'organisation d'un capitalisme d'État en régime soviétique et à l'aide du contrôle ouvrier. Ce contrôle, auquel Lénine accorde le maximum d'importance, vise à empêcher tout sabotage patronal dans les industries d'importance nationale. Propriétaires et délégués ouvriers sont responsables devant l'État soviétique de l'ordre et de la discipline dans la production. Mais les commissions de contrôle n'ont pas de responsabilités dans la gestion des entreprises, ni le droit de donner des ordres, ni celui de s'occuper de questions financières. Le souci majeur est d'assurer le meilleur fonctionnement possible d'une économie fortement ébranlée en laissant les entreprises dans les mains de ceux qui avaient la pratique de la gestion et des affaires et en les soumettant à la surveillance des ouvriers sans pour cela renoncer à la centralisation et à l'unité, bêtes noires du «socialisme d'entreprise». C'est ce qui donne son sens véritable à la perspective plus lointaine d'un «réglage de la production par les travailleurs»; en aucun cas, il n'aurait pu obéir à des principes autonomistes! Les anarcho-syndicalistes n'ont donc pas plus le droit de s'annexer le «Lénine des débuts» que les partisans du «socialisme dans un seul pays».

Dans le domaine agraire, les mesures prises sont l'abolition de la propriété privée du sol et la nationalisation de toute la terre: ce ne sont pas des mesures socialistes ni même capitalistes d'État dans la mesure où leur portée est purement juridique et non pas économique; en effet, les terres confisquées sans indemnité sont remises aux communes locales, auxquelles est laissé le soin de les partager selon le principe de la «jouissance égalitaire». Utopie petite-bourgeoise des socialistes-révolutionnaires, la jouissance égalitaire ne pouvait que figer l'agriculture russe dans son arriération séculaire et, laissant au petit paysan le produit intégral de son travail (dont le noble, l'ordre religieux et l'État prélevaient hier encore la majeure partie), exposer les centres prolétariens à la famine. Les bolcheviks ne pouvaient pas ne pas souhaiter la formation d'unités plus vastes que les parcelles familiales et l'introduction du travail associé et de la mécanisation; mais ils ne pouvaient pas non plus ne pas faire un compromis avec les revendications socialistes-révolutionnaires qui étaient celles des énormes masses paysannes et qui seules pouvaient les entraîner derrière le prolétariat. Un tel compromis n'avait pourtant rien d' «opportuniste» dans la mesure où, en le faisant, le bolchevisme ne renonçait à aucune mesure plus avancée immédiatement réalisable, et où il renonçait encore moins à se servir de la nationalisation purement juridique pour favoriser l'introduction progressive de la grande agriculture moderne.

Le «capitalisme d'État sous le régime des Soviets ouvriers et paysans» établi par ces premières mesures ne devait pas tarder à s'effondrer sous la pression de ses contradictions internes, de l'aggravation de la situation économique et enfin de la guerre civile, qui y mit fin. D'une part, les propriétaires des entreprises résistèrent au contrôle ouvrier, sabotèrent ou s'enfuirent. De l'autre, les ouvriers, forts du pouvoir politique qu'ils détenaient, exproprièrent plus qu'ils ne pouvaient gérer, en dépit des conseils de modération des bolcheviks. C'est ainsi que le pouvoir communiste est obligé de passer, avant même l'éclatement de la guerre civile, à une transformation de toutes les sociétés par actions en propriété de l'État. Ce n'est pas encore une étatisation générale de toute l'économie, mais c'est néanmoins plus qu'il n'avait été prévu et c'est justifié uniquement comme «mesure extraordinaire». L'équilibre rompu par le déchaînement de la lutte de classe ne va d'ailleurs pas tarder à être ébranlé plus profondément encore par la guerre civile et l'intervention étrangère qui mettent fin au régime de transition et ouvrent la phase du «communisme de guerre».

 

Le communisme de guerre

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Il a été défini lapidairement comme «une réglementation de la consommation dans une forteresse assiégée». Il s'agit en effet d'utiliser au mieux les maigres ressources existantes, de sauver les centres prolétariens de la famine, et de soutenir l'industrie de guerre pour assurer la victoire au prolétariat dans la guerre civile. Ces buts ne furent atteints et ne pouvaient l'être que par un renforcement de la dictature du prolétariat dans le cadre de l'alliance démocratique avec la paysannerie. Tant que la guerre civile durera, cette alliance résistera néanmoins, la paysannerie supportant la «Commune» par haine et peur de la restauration.

Le commerce est interdit; l'État s'approprie directement la production et répartit directement les produits. Les denrées qui font cruellement défaut sont réquisitionnées dans les campagnes par des détachements armés d'ouvriers qui ne donnent en échange aux paysans que des «vignettes colorées appelées argent à cause d'une vieille habitude». On a affaire à une sorte de «socialisme de la distribution» à l'efficacité révolutionnaire certaine, mais n'ayant aucun rapport avec la première phase du socialisme, la base technico-économique manquant complètement. Il est vrai que dans le domaine de la production, le communisme de guerre s'est caractérisé par l'expropriation complète de la grande industrie et d'une grande partie des petites et moyennes entreprises industrielles, par la substitution de la gestion ouvrière au contrôle ouvrier et par la tentative héroïque de réorganiser des branches entières de la production industrielle par une coordination directe, et non pas mercantile, mais rien de tout cela ne pouvait pallier l'extrême pénurie des réserves, le délabrement de l'appareil productif et l'absence d'expérience en matière de gestion. Trotsky témoigne que «le gouvernement des Soviets espéra et tenta de tirer des réglementations une économie dirigée dans le domaine de la consommation comme dans celui de la production» et il rappelle que le programme de 1919 disait: «Dans le domaine de la répartition, le pouvoir des Soviets persévère inflexiblement dans la substitution au commerce d'une répartition des produits organisée à l'échelle nationale sur un plan d'ensemble». Comment expliquer une telle contradiction avec le programme antérieur, et surtout une erreur théorique qui ressort clairement de tout ce que nous avons dit dans notre premier chapitre? Trotsky répond: «Cette erreur théorique resterait tout à fait inexplicable si l'on perdait de vue que tous les calculs se fondaient, à l'époque, sur l'attente d'une victoire prochaine de la Révolution internationale». Combien plus respectable une telle erreur des internationalistes bolcheviques que celle des renégats qui non seulement cessèrent plus tard d'espérer la révolution internationale, mais qui la torpillèrent et qui eurent l'impudence d'affirmer que le socialisme est compatible avec l'échange, le commerce, le marché!

 

La «nouvelle politique économique»

(printemps 1921-1928)

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Si dans la courte période antérieure à la guerre civile, Lénine et les bolcheviks considéraient que dans la Russie arriérée toutes les tâches économiques du parti prolétarien se limitaient à «conjurer la catastrophe imminente» menaçant les classes pauvres de la société, en 1921, après plus de trois ans d'une lutte acharnée, toute la «nouveauté» consiste à constater que la catastrophe s'est déjà produite et qu'il faut à tout prix en sortir. Ce qu'on appelle la «nouvelle politique économique» n'est donc qu'un retour des bolcheviks au modeste - mais combien difficile - programme initial dans les conditions nouvelles créées par l'exaspération de la lutte des classes jusqu'à la guerre civile. Ces conditions sont la ruine totale des forces productives aussi bien industrielles qu'agricoles, la diminution et la dispersion du petit noyau de prolétariat urbain sur lequel avait pesé tout le poids de la révolution et la détérioration des rapports entre le pouvoir bolchevique (la «Commune» prolétarienne) et l'énorme paysannerie. Dans de telles conditions, prétendre qu'une fois gagnée la guerre civile, la tâche économique était d' «extirper le capitalisme» de Russie n'était plus simplement une erreur ultra-gauchiste, mais un pur non-sens. On ne peut «extirper» ce qui n'existe pas. Un «capitalisme» dont la production est tombée de 69 % (106) - chute la plus spectaculaire de l'histoire - n'est plus du «capitalisme». Un «capitalisme» qui ne fournit plus qu'un kilo de fonte - produit-clef de l'industrie - par personne (3 % du chiffre d'avant-guerre, moins qu'il n'en faut simplement pour la production annuelle des clous, des aiguilles et des plumes) n'est plus du «capitalisme». A ce niveau, la chute quantitative équivaut à une régression qualitative à un niveau pré-bourgeois de l'économie. A ce niveau, la question capitale de savoir qui dispose des moyens de production, qui les met en œuvre ne se pose même plus: quand les entreprises n'ont plus ni machines utilisables, ni approvisionnement en combustibles et en matières premières, ni ouvriers, ni cadres, qui en dispose - fût-ce le pouvoir le plus révolutionnaire - ne dispose d'aucune réalité matérielle, son «droit» n'a rien sur quoi s'exercer. La seule question qui se pose alors est de mobiliser le peu de forces de production qui subsistent, de les coordonner et de les associer par n'importe quels moyens (la contrainte administrative aussi bien que l'appel à l'enthousiasme révolutionnaire, l'intéressement matériel aussi bien que le travail communiste gratuit) afin de ranimer la production, base de toute vie en société. Mais alors, peu importe momentanément l'agent de cette réanimation, pourvu qu'elle ait lieu: le capitalisme étranger, s'il accepte les offres de concession, les capitalistes russes s'il en reste, les communistes s'ils en sont capables et si la défection des premiers les y contraint. Peu importent les formes que prendra la vie nouvelle, pourvu qu'on échappe à la mort; quand on se bat pour sortir d'une ruine totale, il n'est pas question de réaliser du même coup un modèle supérieur d'économie et de société: aussi éloigné qu'il soit du socialisme, même sous le régime politique de la dictature du prolétariat, le capitalisme d'État serait déjà un formidable succès, un succès enviable pour des communistes parvenus au pouvoir dans un pays de petite-bourgeoisie paysanne, combattus par la bourgeoisie mondiale et privés de l'aide du prolétariat international pour un délai indéterminé. Tel est le sens général des violentes attaques de Lénine au Congrès de la NEP (107) contre ceux qui, au nom de la «pureté du communisme», ne voulaient pas renoncer aux méthodes du communisme de guerre.

Sur le plan économique général, il est certain que toute la question se ramenait à développer les forces productives, fût-ce dans des formes capitalistes, sous le contrôle du prolétariat, et Lénine soulignait à juste titre que la NEP, loin d'avoir rien de nouveau, rentrait parfaitement dans le cadre de la théorie du «capitalisme d'État» qu'il avait toujours soutenue. Mais Lénine savait bien aussi que la question économique se posant dans le cadre d'une société toujours divisée en classes, elle ne pouvait être résolue que par une lutte de classe. Or cette même NEP assignait des limites si étroites à cette lutte en posant comme objectif principal la restauration de l'alliance des deux classes fondamentales de la société soviétique - le prolétariat et la paysannerie - que Lénine la qualifiait également (et à juste raison) comme un recul du prolétariat et de son parti. Il nous faut maintenant montrer qu'il n'y avait aucune inconséquence dans le fait de faire ces deux affirmations en apparence contradictoires, ou plutôt que la contradiction n'était pas dans la tête de Lénine, mais dans la terrible situation où le retard de la révolution mondiale avait placé le prolétariat russe et le parti communiste de Russie.

Posant les questions qui résultent de la fin de la guerre civile et de l'isolement persistant de la révolution non plus en termes économiques généraux, mais en termes de classe que dit en effet Lénine? «Le communisme de guerre... n'était pas une politique correspondant aux tâches économiques du prolétariat. Elle ne pouvait pas l'être. C'était une mesure provisoire. La politique juste du prolétariat, celle qui réalise sa dictature dans un pays de petite-paysannerie, repose sur l'échange des céréales contre les produits industriels dont le paysan a besoin. Ce n'est qu'une telle politique alimentaire qui correspond aux tâches du prolétariat, ce n'est qu'elle qui est susceptible de fortifier les bases du socialisme (108) et d'amener sa victoire totale». La définition est capitale et mérite qu'on s'y arrête.

Pendant le communisme de guerre, il n'y avait pas «échange» entre industrie et agriculture, mais prélèvement par la force sur les paysans du minimum de denrées alimentaires nécessaires pour permettre aux villes de ne pas mourir de faim et à l'Armée rouge de se battre. Les paysans avaient toléré bon gré mal gré ces prélèvements par crainte de la restauration, mais ils avaient aussi réagi économiquement et le résultat avait été une chute de la production céréalière d'une moyenne de 770 millions de quintaux à une moyenne de 494 millions! En maintenant la contrainte, même après la victoire militaire sur les Blancs, on ne pouvait qu'aggraver la baisse de la production agricole et on risquait, en outre, des insurrections paysannes qui pouvaient faire tomber le pouvoir bolchevique. Tel est le sens précis et limité de la définition de Lénine: «La politique.., qui réalise la dictature du prolétariat dans un pays de petite-paysannerie repose sur l'échange des céréales contre les produits industriels dont le paysan a besoin». Est-ce à dire que cet échange assure automatiquement la suprématie politique et l'avantage économique au prolétariat? Est-ce à dire qu'à condition de rendre aux paysans la possibilité de faire le commerce de leurs produits et de leur offrir sur le marché les articles manufacturés nécessaires à des prix convenables, le prolétariat était assuré non seulement de ne pas être chassé du pouvoir, mais de faire triompher sa propre politique intérieure et internationale de classe? Tel est le problème. Il est certain que la paysannerie russe était hostile à l'Internationale communiste et aux liens du pouvoir soviétique avec cette organisation «étrangère»: la seule exception pouvait être constituée par les paysans les plus pauvres (la répartition des terres n'ayant nullement aboli la différence sociale dans les campagnes), mais en 1921 et même beaucoup plus tard, le Parti reconnaîtra manquer de partisans directs dans les campagnes et même simplement d'un journal communiste lisible pour les paysans. Toutefois, le paysan n'étant pas idéaliste et se montrant toujours peu enclin à raisonner en termes de principes, cette circonstance ne devait pas faire obstacle au maintien de la dictature prolétarienne, à condition de ne pas se manifester sur le plan économique. Or, après avoir bien dû accepter sa défaite sur les champs de la guerre civile de Russie, la bourgeoisie internationale soumettait la Russie bolchevique à un terrible blocus économique qui se répercutait évidemment sur la paysannerie. Pour pouvoir simplement fournir à la paysannerie des articles manufacturés à des conditions aussi avantageuses que le faisait la bourgeoisie russe avant la guerre, ou qu'elle l'aurait fait si elle avait gardé le pouvoir et maintenu du même coup les liens de la Russie avec le marché mondial, il fallait déjà au prolétariat consentir un énorme effort productif; mais pour lui fournir en outre tous les moyens de production nécessaires au passage de la misérable agriculture parcellaire alors prédominante à la grande agriculture associée, il lui fallait renoncer pour très longtemps encore à une amélioration tant soit peu sensible de ses conditions de vie et de travail. L'échange des produits industriels contre les produits agricoles était bien une condition nécessaire du maintien du pouvoir bolchevique et, si l'on veut, «la politique réalisant la dictature du prolétariat» dans la masure où il prouvait que le prolétariat était capable de prendre en charge les intérêts généraux de la société et non pas seulement de défendre des intérêts corporatifs, comme auraient voulu certains ouvriéristes. Mais c'était aussi le couteau que l'énorme petite-bourgeoisie de Russie plaçait sur la gorge du prolétariat, le poids accablant que l'obligeait à tirer derrière lui une petite production marchande d'un rendement dérisoire, la contrainte impitoyable que lui infligeait l'attachement de la petite-bourgeoisie rurale à la petite propriété et à la gestion parcellaire. Bref, l'échange avec la paysannerie, bien loin d'exprimer l'égalité démocratique des deux classes contrairement à ce qu'affirmeront plus tard les renégats, et à plus forte raison de fournir un fondement solide à la suprématie politique du prolétariat, faisait de celui-ci la classe condamnée à faire tous les frais de la révolution, ne laissant à sa dictature qu'un fondement fragile et miné.

Lénine avait foi dans le parti communiste de Russie et dans la révolution internationale qui, tôt ou tard, viendrait au secours du prolétariat russe. Mais il n'ignorait rien du déséquilibre du rapport des forces, lui qui dénonçait «l'erreur de ceux qui ne voient pas que le principal ennemi du socialisme dans notre pays, c'est le caractère petit-bourgeois de l'économie et l'élément petit-bourgeois», lui qui définissait la lutte engagée comme suit: «Ce n'est pas le capitalisme d'État qui est aux prises avec le socialisme; c'est la petite-bourgeoisie plus le capitalisme privé qui luttent ensemble, de concert contre le capitalisme d'État et contre le socialisme. La petite-bourgeoisie s'oppose à toute immixtion, à tout recensement ou contrôle de l'État, qu'ils soient de nature capitaliste ou socialiste»; lui enfin qui concluait, au rebours complet de l'opportunisme actuel, tout orienté vers les classes moyennes et vilipendant les monopoles: «ce qu'il nous faut, c'est un bloc ou une alliance de l'État prolétarien et du capitalisme d'État contre l'élément petit-bourgeois». Toute la précarité de la position du prolétariat apparaît en tout cas clairement dans cette autre définition que Lénine donne de la NEP et qui résume toute la question: «Ne pas démolir l'ancien régime de l'économie sociale, le commerce, la petite agriculture, la petite industrie, le capitalisme; mais animer le commerce, la petite agriculture, la petite industrie, le capitalisme, en s'efforçant de s'en rendre maîtres avec prudence et par degrés, ou en les faisant réglementer par l'État dans la mesure seulement où ils reprendront vie». Cela n'empêcha pas, peu d'années, moins de dix ans plus tard, les forces qui avaient longtemps passé pour le courant centriste du bolchevisme, de proclamer qu'il était temps de «liquider la NEP», de passer à l'attaque et d'entrer dans la voie royale de la transformation socialiste de la Russie petite-bourgeoise et rurale. Il est vrai qu'avant d'en arriver là, elles avaient réalisé la contre-révolution politique.

 

Faillite de la N.E.P.
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Ceci dit, la question historique qui se pose est évidemment de savoir si la NEP a ou non atteint ses buts et pourquoi. De ce qui précède il résulte deux choses essentielles: du point de vue économique, le but de la NEP n'est ni un socialisme national impossible (!), ni (thèse moins grossière, mais tout aussi fausse et dangereuse) une simple «escalade» de la petite production marchande au capitalisme d'État. En d'autres termes, ce n'est même pas le capitalisme d'État en général, comme forme la plus avancée du capitalisme tout court et, de ce fait, la plus proche, dans le temps, du socialisme: «le capitalisme d'État dont nous parlons, dit Lénine, c'est un capitalisme que nous saurons limiter, un capitalisme dont nous saurons fixer les bornes», dans les intérêts aussi bien immédiats que lointains du prolétariat, s'entend. Pour répondre à la question posée, toutefois, ce ne sont pas seulement les buts économiques, mais les buts politiques de la NEP qui doivent être clairement compris. Tout comme la révolution de 1917, ce but est au fond double: assurer des conditions économiques telles que le pouvoir soviétique globalement considéré ne puisse s'effondrer, entraînant dans sa chute les conquêtes démocratiques de la révolution et livrant le pays à la terreur blanche, mais aussi lutter, à la fois économiquement (si possible) et politiquement pour que ce pouvoir soviétique-en-général reste prolétarien et donc internationaliste, entreprise infiniment plus difficile que d'éviter une restauration pure et simple, mais qui est la caractéristique et la fonction par excellence du Parti communiste de Russie, sans laquelle il n'y a plus ni bolchevisme ni léninisme et dont, en conséquence, il est impossible de faire même momentanément abstraction si on veut comprendre la moindre chose à la NEP et aux débats qu'elle a suscités.

Notre thèse de parti, étayée par une multitude de textes programmatiques et sur laquelle nous ne reviendrons pas ici, est que la contre-révolution politique s'est produite AVANT même que la phase économique de la NEP ne se soit achevée, si bien que même si la restauration redoutée n'eut pas lieu, même si le pouvoir resta «soviétique», bien que plus du tout communiste, il est impossible d'admettre que la NEP ait atteint son but. C'est d'autant plus vrai que si la chute de la dictature du prolétariat (ou plutôt la liquidation de ce que le pouvoir soviétique gardait de prolétarien tant qu'il restait de véritables communistes révolutionnaires dans le parti dirigeant) ne s'accompagna pas de l'effondrement de l'État soviétique en tant que tel, ce ne fut pas du tout grâce à la NEP, mais bien grâce à sa liquidation de 1928. Les héritiers actuels de la contre-révolution stalinienne se ridiculisent donc doublement quand, dans leurs thèses sur le cinquantenaire, ils présentent la NEP non seulement comme le «plan scientifique» imaginé par Lénine pour faire le socialisme là où un vain peuple de marxistes «doctrinaires» l'avaient jugé impossible, mais comme la source véritable de toutes les merveilles qui se peuvent contempler en Russie, car si la première affirmation est une monstruosité théorique, la seconde est un faux historique grossier.

La question politique éludée, reste à étudier le déterminisme économique qui a non seulement sapé et liquidé la dictature du prolétariat dans les années 1923-27, mais poussé l'économie russe dans les voies que, de la liquidation de la NEP en 1928 à son prétendu «rétablissement» à partir de 1956, elle a irrésistiblement empruntées.

La suppression des réquisitions forgées des produits agricoles et leur remplacement par un impôt en nature (versement par les paysans à l'État d'une certaine quantité de céréales fixée district par district et année par année selon des critères uniformes), le rétablissement de la liberté du commerce des excédents agricoles, pour l'agriculture; pour l'économie urbaine, le rétablissement de la liberté du commerce des produits manufacturés, bref les mesures pratiques toutes simples et sans mystère adoptées par le Parti en 1921 eurent rapidement pour effet une réanimation indubitable de la vie économique. Pour commencer par la production céréalière - capitale puisque l'alimentation des villes en dépendait - on a la progression suivante (109) en millions de quintaux:

 

1913 –1923

494

1924

487

1925

697

1926

730

1927

727

1928

734

Toutefois, ces chiffres ne suffisent pas pour éclairer la question cruciale du ravitaillement des villes en ces dures années. C'est le pourcentage de blé effectivement commercialisé qui intéresse davantage à cet égard. Or, ici, la progression se transforme en régression, puisqu'on a: 1913: 25 % - 1925-26: 14,5 % - 1927-28: 11 % (soit 200 millions de quintaux pour 1913, 106 pour 1926 et 81 pour 1928).

L'écart entre les deux séries prouve une chose: la paysannerie russe, chroniquement sous-alimentée sous le tsarisme a tiré de la révolution d'Octobre cet avantage qu'elle peut mieux se nourrir; dans ce sens, le spectre de la contre-révolution paysanne qui planait sur le pays en 1921 recule tout au long de la NEP, et dans ce sens encore, le pouvoir soviétique s'affermit. Toutefois, le pouvoir soviétique est une dictature démocratique du prolétariat et des paysans, ce qui implique que l'amélioration, même immédiate et élémentaire des conditions de vie matérielle dans les villes et chez les ouvriers ne retarde pas trop sur celle qui se manifeste dans les campagnes et chez les paysans. Sans rétablissement de rapports économiques plus normaux que ceux attestés par les deux séries sus-indiquées, le pouvoir soviétique a beau se renforcer, il repose sur un déséquilibre jouant au détriment de la classe des ouvriers urbains, ce qui, à la longue, rend hypothétique son caractère prolétarien et la prédominance effective du prolétariat dans la dictature commune, même si, de toute évidence, ni ce caractère ni cette prédominance ne peuvent être réduits à une question de consommation relative de calories par l'ouvrier et le paysan, et si, au contraire, ils dépendent de questions infiniment plus complexes et plus hautes, telles que l'orientation de l'État dans la lutte de classe internationale et la subordination de sa politique immédiate aux buts socialistes finaux jusque dans la question intérieure.

Tout anodins qu'ils puissent au premier abord sembler, ces deux tableaux suffiraient à eux seuls à ruiner l'idéalisation opportuniste de la «démocratie soviétique» et à révéler l'antagonisme latent entre les deux classes momentanément alliées, même sur l'humble plan immédiat et donc à plus forte raison sur celui des finalités historiques. En outre, la question de leur interprétation pose à peu près toutes les questions les plus cruciales de la «période de transition», celles mêmes qui (la NEP n'ayant pu les résoudre étant donné d'une part le délabrement de l'industrie et d'autre part le blocus économique des pays bourgeois contre l'U.R.S.S.) causèrent objectivement la perte de la dictature communiste et prolétarienne. Si on se demande en effet pourquoi la production ayant augmenté, les céréales disponibles pour la classe ouvrière allaient diminuant, créant une situation périlleuse pour le pouvoir ouvrier, on découvre trois causes dont l'importance relative est bien difficile à établir en l'absence d'informations statistiques suffisantes: 1) l'extension de la petite économie paysanne à faible surplus économique et à large auto-consommation relative du fait du partage des terres constituant la révolution agraire démocratique - 2) la persistance d'un secteur d'économie agricole capitaliste susceptible de produire un tel surplus, mais ne le produisant réellement que dans des conditions de marché favorables - 3) la nécessité pour le pouvoir soviétique d'exporter une fraction de sa production agricole en dépit de la sous-alimentation ouvrière, seul moyen, dans les conditions capitalistes du donnant - donnant toujours en vigueur dans le monde entier, de se procurer le peu de moyens de production indispensables, ne fût-ce que pour faire redémarrer l'industrie; mais cela revient, sur un exemple simple et concret accessible aux moins avertis, à faire toucher du doigt la triple pression exercée sur la classe ouvrière de Russie, son parti et son pouvoir par la toute petite-bourgeoisie rurale, par la classe capitaliste agraire résiduelle des koulaks et, last but not least, par la grande bourgeoisie impérialiste mondiale. Nous avons le regret d'ignorer les quantités absolues de grains que dans ces cruelles années de faim, le prolétariat dut ainsi s'enlever de la bouche pour payer les quelques machines qu'il put importer, mais la simple juxtaposition de la décroissance du blé commercialisé d'une part et de l'autre de la croissance des exportations de ce même blé, condition de la croissance des importations si indispensables de produits manufacturés, illustre avec assez d'éloquence par elle-même les terribles contradictions dans lesquelles l'isolement de la Révolution enfermait inexorablement le prolétariat soviétique et son parti. Notons néanmoins tout de suite que si cette croissance ne se poursuit guère au-delà de la NEP (elle s'arrête brutalement en 1930-31), la décroissance ultérieure, qui correspond à l'autarcie concertée de l'époque du «socialisme dans un seul pays», n'illustre aucun allégement de la situation économique des ouvriers, tout au contraire, et constitue par ailleurs la suite logique de la contre-révolution politique au sein du camp soviétique. En millions de roubles au cours du 1er janvier 1961, voilà quelle est la série pour la période qui nous intéresse maintenant selon l'Encyclopédie soviétique elle-même:

 

 

Exportations

Importations

1913

1192

1078

1924

264

204

1925

477

648

1928

630

747

La progression des exportations est limitée par la production de grains elle-même qui, depuis 1926, plafonne à une moyenne de 730 millions de quintaux. Ainsi, ce n'est pas seulement le ravitaillement des villes qui est compromis, mais le développement industriel qui, dans les cadres de la NEP, et en l'absence de capitaux étrangers, dépend essentiellement de l'échange de blé russe contre les machines-outils étrangères (110). Dans les cadres de la NEP toujours, la question-clef est donc celle de l'augmentation de la production agricole. Par rapport à l'avant-guerre, il subsiste en effet un déficit de plus de 40 millions de quintaux alors que de 1918 à 1926, la population s'est accrue de 10 millions d'habitants et qu'elle continue a s'accroître chaque année de 3 millions d'habitants. L'augmentation de la production agricole et, en outre, celle de la disponibilité en grains (qui dépend de la première mais ne s'identifie pas à elle, comme nous avons vu) est une question non seulement économique, mais sociale: l'augmentation de la productivité dépend évidemment d'une révolution technique dont les moyens ne peuvent être fournis que par le développement industriel, et, plus précisément, par une production massive de machines agricoles et d'engrais; mais d'une part ce développement industriel est précisément limité par la basse production agricole et, d'autre part, l'utilisation rationnelle des hypothétiques nouveaux moyens de production suppose le dépassement de la structure parcellaire de l'agriculture; la grande entreprise koulak est évidemment supérieure à la petite économie parcellaire tant au point de vue de sa capacité d'utiliser les progrès techniques ultérieurs que du point de vue de sa productivité immédiate, mais cet avantage ne se répercute pas directement sur la disponibilité sociale en grains, du fait que c'est une production privée, qui s'élargit ou se contracte non pas en fonction exclusive des possibilités techniques et naturelles, mais en fonction du marché et qui ne peut donc être réglée à volonté par le pouvoir révolutionnaire. Tout le secret de la contre-révolution qui se produit dans le camp soviétique avant même la fin de la NEP doit donc être cherché dans la structure sociale de l'agriculture russe, mais il est malheureusement très difficile de s'en faire une image complète, du fait de l'absence de statistiques. Si on se fie au discours du stalinien Molotov au XVme Congrès (Congrès de liquidation de la gauche unifiée de Trotsky-Zinoviev-Kamenev en décembre 1927), on peut admettre que l'extension de la petite production parcellaire qui, avant la révolution, était de 60 millions d'ha est passée, du fait du partage des terres de la noblesse, de l'Église et de l'État tsariste à 100 millions d'ha auxquels il faudrait encore ajouter 40 millions d'ha de «terres oisives» avant 1917 et récupérées pour la culture et 36 millions d'ha s'il est vrai que sur 40 millions d'ha appartenant aux paysans riches avant Octobre, il ne leur en restait plus de 4 millions en 1927, la différence étant revenue aux paysans moyens et pauvres. Toujours d'après le même discours, vers la fin de la NEP, il y aurait toujours eu 24 millions de petites exploitations, dont 8 millions tellement petites que «même l'emploi du cheval y était trop onéreux» et qui ne devaient donc fournir aucun surplus, à supposer même qu'elles aient nourri leurs détenteurs. Ainsi, presque 98 % du sol se trouvait du ressort de la petite exploitation à faible surplus, tandis que le reste, qui contribuait pour plus de 50 % à la production commercialisable (111) était dans les mains d'une classe capitaliste qui, pour le moins, n'était aucunement intéressée au succès de la NEP et qui, sans nourrir une «opposition de principe» au pouvoir soviétique, ne devait bien entendu produire et livrer sa production au marché que dans la mesure où elle y avait intérêt, assez forte pour stocker ses surplus quand les prix ne lui convenaient pas afin de provoquer la hausse.

A considérer cette situation de l'agriculture,«tout dépendait de l'industrialisation», mais au niveau très bas auquel étaient tombées les forces productives et dans le cadre de l'échange entre ville et campagne, la faiblesse de l'agriculture ne pouvait que freiner le développement industriel puisque celle-ci n'était capable de fournir à l'industrie ni capitaux ni marché, ni surplus alimentaires pour une classe ouvrière en voie d'accroissement. Ainsi, quoique d'un niveau très inférieur à celui de la transformation socialiste, l'exigence du développement industriel posait des questions insolubles dans le cadre du libéralisme économique qui était celui de la NEP. Dans l'industrie, le niveau de la production de 1913 semble avoir été atteint en 1926, au prix d'une extrême tension des forces. Pour certaines industries, il aurait été dépassé en 1927-28. Ce n'est pas un hasard si c'est alors que la crise éclate et que se produit le grand tournant qui, avec la «dékoulakisation» et l'entrée forcée des petits et moyens paysans dans les coopératives kolkhosiennes d'une part, l'industrialisation à marche forcée de l'autre, va ouvrir l'ère «stalinienne» proprement dite placée sous la bannière absurde et mensongère du «socialisme dans un seul pays». Mais si ce tournant obéit à un déterminisme indépendant des «idées» des dirigeants et situé dans les rapports économique réels, il fut aussi conditionné par la contre-révolution politique de 1926-27.

 

Le débat économique et la lutte principielle dans le parti bolchevique de 1923 à 1928

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Les contradictions explosives de l'économie et de la société russes soumises au criminel blocus de la bourgeoisie mondiale ne pouvaient pas manquer de se refléter dans la vie intérieure du parti. A chaque crise économique - 1923 d'abord, puis 1925 et 1927-28 - correspond une crise dans le parti. La lutte est très vive à chaque phase et il n'est pas toujours aisé d'y distinguer les divergences portant sur les principes mêmes de celles qui n'ont qu'une signification secondaire. Jusqu'en 1928, la lutte semble circonscrite entre une droite libérale, dont le théoricien est Boukharine et une gauche dirigiste dont les théoriciens sont Trotsky et Préobrajensky, entre lesquelles louvoie un centre représenté par Staline. Depuis 1925, cette gauche et cette droite ne s'opposent pourtant pas seulement sur les questions de la politique économique pratique, mais sur une question de principe, la question de la possibilité ou non du socialisme dans un seul pays, de laquelle dépend en fait toute l'orientation du parti, et donc de l'État russe, dans la lutte de classe internationale et (dans la mesure où la section russe exerce une influence prépondérante dans l'Internationale) également toute l'orientation de cette dernière. Jusqu'en 1928, la droite libérale se trouvant dans le camp des partisans du «socialisme dans un seul pays» tandis que les dirigistes se trouvent dans le camp internationaliste, il peut sembler que la même frontière de classe qui sépare le national-socialisme et l'internationalisme sépare également le dirigisme de Préobrajensky- Trotsky du libéralisme boukharinien. Les militants russes sont tellement pénétrés de cette fausse conviction que lorsque Staline effectuera son «tournant à gauche» de 1928 en politique économique pratique, sans pour autant renoncer, bien loin de là, à son national-communisme sur le plan des principes, le désarroi sera tel parmi ceux qui avaient cru reconnaître dans le libéralisme boukharinien le principal danger et l'opportunisme anti-prolétarien par excellence, que la majeure partie des militants de l'opposition unifiée jugeront le moment venu de se rallier aux staliniens, Préobrajensky, dont Staline va au fond appliquer le programme, tout le premier. Il faut dire à l'honneur de Trotsky que lui, il ne capitulera pas.

La crise de 1923 est, à la différence de celle de 1928, une «crise de croissance». On assiste à une renaissance des villes et la production industrielle, qui ne représente encore qu'un quart de ce qu'elle était en 1913, a néanmoins augmenté de 46 % par rapport à l'année précédente. Dans cette augmentation, la part de l'industrie d'État est très inférieure à celle de l'artisanat et à celle des entreprises privées qui dominent dans l'industrie légère et qui sont des entreprises remises à bail à des particuliers par l'État ouvrier incapable de gérer tout ce qui a été nationalisé. La conséquence en est le retard de l'industrie lourde qui, elle, est restée dans les mains de l'État et est organisée en entreprises fonctionnant par rapport au marché des matières premières, du travail et des produits comme des entreprises isolées ayant leur bilan propre et percevant un profit, c'est-à-dire comme des entreprises organisées à la façon capitaliste avec cette différence par rapport au secteur privé que leur profit revient à l'État ouvrier qui dispose ainsi de ressources économiques qu'il peut, théoriquement tout au moins, utiliser dans des buts de classe, ce qui explique que les bolcheviks les désignent comme des «entreprises socialistes» en dépit de leurs caractéristiques économiques. Le renforcement de l'industrie privée à bail par rapport à l'industrie d'État ne doit pas être considéré comme un renforcement du capitalisme par rapport à un socialisme inexistant, en dépit de cette terminologie ambiguë des communistes russes; mais il n'en constituait pas moins un danger, dans la mesure où il marquait l'extension d'un secteur économique incontrôlable par rapport au seul qui ait été susceptible d'un certain contrôle.

Ceci dit, aussi bien le secteur privé que le secteur étatique se trouvent placés par l'augmentation des prix industriels devant la nécessité d'une réduction de leurs frais généraux qui se traduit par la fermeture des entreprises peu rentables à fins de réorganisation et par une stagnation des salaires. De 500.000 chômeurs à la fin de 1922, on passe ainsi à 1.250.000 à l'été 1923, tandis qu' «industriels rouges» et cadres de l'industrie d'État exercent sur les ouvriers une pression en vue de l'augmentation de leur effort productif dont les syndicats s'inquiètent. Comparée à la courbe des prix agricoles qui stagnent aux environs de 50 % de leur niveau d'avant-guerre, la hausse des prix industriels qui atteignent 180 et 190 % de celui-ci, définit ce que Trotsky dénonce au XIIme Congrès du parti comme la «crise des ciseaux», menace directe au développement de l'agriculture dans la mesure où elle dérobe aux paysans une partie du fruit de leur travail, et donc menace à l'alliance politique entre classe ouvrière et paysannerie. Pour obtenir la fermeture des «ciseaux», Trotsky propose une correction de la NEP par une aide à l'industrie et une planification destinée à favoriser la reprise de l'industrie lourde. La majorité du bureau politique entend au contraire maintenir intégralement la NEP, c'est-à-dire la politique de conciliation avec les paysans, en recourant à une baisse autoritaire des prix industriels d'une part et en allégeant les charges fiscales des paysans de l'autre. Elle ne prévoit qu'un accroissement des exportations pour améliorer l'équipement de l'industrie, renvoyant à plus tard le développement de l'industrie lourde (112).

En fait, au XIIme Congrès, il n'y a pas encore de conflit dans le parti bolchevique sur la question économique. Ce n'est pas davantage l'adoption du statu quo en cette matière qui va pousser Trotsky dans l'opposition. C'est la question autrement cruciale de la menace de dégénérescence du parti qu'aussi bien Boukharine, futur «droitier» en matière économique, que Préobrajensky et tant d'autres, considérés à cet égard comme éléments de gauche, dénoncent depuis février 1923, tout comme Lénine lui-même le faisait avant sa maladie. Cet alignement de 1923 n'est pas occasionnel: c'est tout ce que le parti compte de sain et de vivant qui se dresse contre le corps étranger représenté par Staline et ses méthodes, auquel se sont alliés pour leur malheur de vieux compagnons de Lénine comme Kamenev et Zinoviev. Il ne faut pas oublier que, quelles qu'aient été ensuite les luttes intestines entre «droite» et «gauche» et les apparences provoquées par les défaillances individuelles lors du grand tournant de 1928, c'est le même alignement du parti marxiste contre le national-communisme stalinien que l'on retrouve dans la tentative hélas sans lendemain d'alliance entre Boukharine et Trotsky lors de la «liquidation de la NEP».

Trotsky entrera dans l'opposition en octobre 1923 (113), rédigeant de cette date à décembre le fameux Cours nouveau qui, sans être consacré a la politique économique, contient néanmoins les positions qu'en l'absence de Trotsky, l'opposition soutiendra à la XIIme conférence de janvier 1924 par la bouche de Préobrajensky, se heurtant à une opposition des staliniens (114) et de Kamenev dont la source est évidemment hors de la question économique. Dans Cours Nouveau, comme s'il prévoyait à ce moment le déchaînement de la démagogie qui se produisit en effet, Trotsky commence par rappeler qu'il a été le premier a préconiser la NEP pour les campagnes et qu'à cette proposition en était liée «une autre qui concernait la nouvelle organisation de l'industrie, proposition beaucoup moins détaillée et beaucoup plus circonspecte, mais dirigée en général contre le régime des glavs (115) qui supprimaient toute coordination entre l'industrie et l'agriculture». Ainsi, il ne s'agit ni de «sous-estimer la paysannerie», ni d'imposer à l'industrie un retour au régime de communisme de guerre: «la tâche économique capitale du présent consiste à établir entre l'industrie et l'agriculture, et par suite à l'intérieur de l'industrie, une corrélation permettant à l'industrie de se développer avec le minimum de crises, de heurts et de bouleversements et assurant à l'industrie et au commerce étatique une prépondérance croissante sur le commerce privé... Quelles sont les méthodes à suivre pour l'établissement d'une harmonisation rationnelle entre la ville et la campagne? entre les transports, les finances et l'industrie? entre l'industrie et le commerce? Quelles sont les institutions appelées à appliquer ces méthodes? Quelle sont enfin les données statistiques concrètes permettant à chaque moment d'établir les plans et les calculs économiques? La réponse à ces questions ne saurait être prédéterminée par une formule politique générale. Ces questions ont-elles un caractère de principe, de programme? Non, car ni le programme, ni la tradition théorique du parti ne nous ont liés et ne pouvaient nous lier à ce sujet, puisque nous manquons de l'expérience à partir de quoi nous aurions pu généraliser. L'importance pratique de ces questions est-elle grande? Incommensurable. De leur solution dépend le sort de la révolution... Il faut cesser de bavarder sur la sous estimation de la paysannerie. Ce qu'il faut, c'est abaisser le prix des marchandises destinées aux paysans». Ce qui est important, du point de vue principiel, c'est que, contrairement à ce qui se produira plus tard, quand il se laissera emporter par sa lutte contre la droite boukharinienne, Trotsky qui a combattu énergiquement dans «Cours nouveau» pour la défense du parti, reconnaît qu'en politique économique, il n'y a pas de principes sur lesquels s'appuyer d'une part, et d'autre part, que toutes les questions soulevées concernent les conditions de la survie du pouvoir soviétique, et non pas la transformation socialiste de l'économie et de la société russes. En ce qui concerne l'industrialisation, Trotsky insiste sur le fait qu' «il est absurde d'affirmer que la question se réduit à l'allure du développement et est presqu'entièrement déterminée par le facteur de la rapidité» et qu'en réalité, il s'agit d'abord de la direction du développement. A cet égard, ses revendications sont des plus mesurées: en finir avec les improvisations, s'efforcer de préciser un plan de production de l'industrie étatique conformément aux conditions et ressources matérielles compte-tenu du fait qu' «il est impossible de tenir exactement compte à l'avance du marché paysan et du marché mondial» et que «des erreurs d'appréciation sont inévitables, ne serait-ce que par suite de la variabilité de la récolte»; ne pas prétendre tirer des bénéfices des différentes branches d'industrie de l'État et des transports (116) au début de la troisième année de la NEP, mais limiter les pertes subies, plus que cela n'a été le cas au cours de la seconde année, par une rationalisation de l'activité de l'industrie d'État; bref agir de façon à conjurer le danger d'une «soudure» entre l'économie paysanne anarchique d'une part, et le capital privé qui «recommence le processus de l'accumulation primitive tout d'abord dans le domaine commercial, puis dans le domaine industriel» et tend ainsi à s'interposer entre l'État ouvrier et la paysannerie et à acquérir une influence économique et partant politique sur cette dernière, grave symptôme de la possibilité du triomphe de la contre-révolution. Tout en donnant une énorme importance à «la bonne organisation du travail de notre Gosplan» (plan d'État) pour résoudre toutes les questions de la soudure non pas en supprimant le marché, mais sur la base du marché, Trotsky concède que «la question ne dépend pas uniquement du Gosplan et que les facteurs et conditions dont dépend la marche de l'industrie se comptent par dizaines», mais que c'est «seulement avec un Gosplan solide... qu'il sera possible d'apprécier comme il convient ces facteurs et conditions et de régler toute notre action». En conclusion, Trotsky souhaite que le parti attende davantage de l'industrie et moins de l'aide étatique le relèvement de l'agriculture: «l'État ouvrier doit venir en aide aux paysans par l'institution du crédit agricole et de l'aide agronomique de façon à lui permettre d'exporter ses produits sur le marché mondial. Néanmoins, c'est principalement par l'industrie que l'on peut agir sur l'agriculture: il faut fournir à la campagne des instruments et des machines agricoles à des prix abordables, des engrais artificiels et des objets d'usage domestique à bon marché. D'ailleurs. pour organiser et développer le crédit agricole, l'État a besoin de fonds de roulement élevés et, pour cela, il faut que son industrie lui procure des bénéfices, ce qui est impossible si ses parties constitutives ne sont pas coordonnées rationnellement». Ces prudentes considérations économiques, Trotsky les relie, tout comme Lénine, à la question internationale: «Si le danger contre-révolutionnaire surgit de certains rapports sociaux, cela ne veut nullement dire que par une politique rationnelle on ne puisse parer à ce danger, le diminuer, l'éloigner, l'ajourner. Or, un tel ajournement est capable à son tour de sauver la révolution en lui assurant soit un revirement économique favorable à l'intérieur, soit le contact avec la révolution victorieuse en Europe». La seule faiblesse de la position de Trotsky réside dans le fait que, jugeant que «les koulaks, les intermédiaires, les revendeurs, les concessionnaires» sont «beaucoup plus capables d'investir l'appareil de l'État que le parti lui-même», il semble penser que, sur la base d'une industrie d'État ranimée, mais fonctionnant en dernière analyse à la façon capitaliste, le parti pourrait disputer victorieusement l'appareil d'État à toutes ces couches bourgeoises et, recrutant des forces nouvelles dans le prolétariat sur la base des succès de l'industrie étatique, conserver grâce à cet apport son caractère prolétarien menacé. Lorsqu'il s'interroge sur les voies de la contre-révolution, c'est sur les voies politiques qu'elle pourrait prendre si l'hypothèse économique d'une victoire du capitalisme privé sur le capitalisme d'État se vérifiait. Alors «il pourrait y en avoir plusieurs: le renversement du parti ouvrier, sa dégénérescence progressive, enfin une dégénérescence partielle accompagnée de scissions et de bouleversements contre-révolutionnaires». S'il cite par ailleurs le danger qui résulte de la fusion du parti et de l'appareil d'État et de la pénétration des méthodes administratives dans la vie du parti dont elle altère gravement le fonctionnement, s'il note qu'à l'époque où il écrit: «Ce danger est le plus évident, le plus direct et que la lutte contre les autres dangers doit, dans les conditions actuelles, commencer par la lutte contre le bureaucratisme», il ne semble pas s'aviser du fait qu'en cas de développement de l'industrie étatique, ce danger irait non en diminuant, mais en croissant; tout au contraire, il conclut que «la lutte contre le bureaucratisme de l'appareil d'État est une tâche exceptionnellement importante, mais exigeant beaucoup de temps et plus ou moins parallèle à nos autres tâches fondamentales: reconstruction économique et élévation du niveau culturel des masses». Mais si le courage du militant qui ne définit les difficultés et n'avertit des dangers que pour les mieux combattre est grand, le caractère insoluble des contradictions dans lesquelles la défection du prolétariat européen enferme la révolution russe n'en apparaît pas moins cruellement dans tout le texte.

A la XIIIme conférence de janvier 1924, la gauche qui, par la bouche de Préobrajensky, défend ces thèses économiques, mais réclame surtout un assainissement du régime intérieur du parti, subit une totale défaite (117). En fait, le véritable objet du débat n'est nullement la question de la politique économique, sur laquelle les staliniens n'interviennent que pour ironiser pesamment, dénonçant le danger de «bureaucratisation» que la planification ferait courir à l'URSS (!) si on écoutait Trotsky, mais la question du parti à laquelle le principal rapport, celui de Staline, est consacré. L'opposition est accusée d'avoir donné comme mot d'ordre «la destruction de l'appareil du parti en cherchant à reporter le centre de gravité de la lutte contre la bureaucratie de l'État dans le parti lui-même» et elle est condamnée comme fautrice d'un «abandon du léninisme reflétant objectivement la pression exercée par la petite-bourgeoisie». Il n'y a donc pas une lutte de deux courants du parti défendant une politique économique différente: il n'y a que la mobilisation de forces obscures (qui ne vont pas tarder d'ailleurs à trahir leur véritable nature) non pas pour la défense de principes, mais contre certaines personnes (Trotsky en premier lieu), la fraction dirigeante s'imposant non par la force de l'argumentation, mais par les menaces de répression et l'invocation à vide du nom de Lénine, dont en réalité seule la maladie les enhardit à porter de tels coups aux traditions du parti qu'elles bouleversent.

La victoire des adversaires de la gauche de 1923 (118) ne pouvait évidemment pas empêcher l'éclatement des contradictions objectives de la NEP, qui, bien loin d'être atténuées, sont aggravées par le développement économique lui-même. C'est ainsi qu'en 1925, une nouvelle crise repose tous les problèmes de 1923 et provoque dans le parti une nouvelle polémique, d'autant plus violente qu'elle ne concernera pas seulement les questions de la politique économique pratique, mais une question de principe et de programme beaucoup plus haute, dont dépend le destin du pouvoir soviétique en tant que pouvoir prolétarien, ses rapports avec la lutte prolétarienne internationale et le sens dans lequel s'exercera son influence sur l'internationale communiste. En fait, il s'agit de deux polémiques de natures tout à fait différentes, mais qui s'imbriquent fatalement l'une dans l'autre, la première opposant une droite et une gauche dans la question de l'industrialisation et des rapports avec la paysannerie russe, la seconde (la fameuse question du socialisme dans un seul pays) dressant contre la gauche une coalition trompeuse de la droite et d'un centre dont la véritable nature et la véritable importance ne devaient apparaître que trop tard à tous les acteurs du drame. Quarante ans après, il nous faut donc les distinguer soigneusement l'une de l'autre, et surtout débarrasser tout le débat des préjugés nourris par les militants d'alors et que l'histoire a infirmes.

De 1923 à 1925, la production agricole et industrielle a repris, les transports ont été réorganisés, les échanges et le commerce se sont intensifiés. Pourtant, une révolte paysanne en Géorgie, dès l'été 1924, et en 1925, une nouvelle diminution des livraisons de blé (si grave qu'elle provoque une crise de ravitaillement des villes et l'annulation de commandes pour l'industrie que l'État comptait financer par des exportations de produits agricoles) repose le problème central de la NEP, celui des rapports entre le pouvoir prolétarien et la paysannerie. Celle-ci, en effet, n'est pas satisfaite à la longue par les concessions qui lui ont déjà été faites avec la renonciation au communisme de guerre et le rétablissement de la liberté du commerce. Elle fait pression sur l'État pour la diminution des impôts et l'augmentation des prix agricoles, auxquelles le pouvoir communiste ne voulait jusque-là pas consentir d'une part par souci de l'industrialisation et de l'autre par souci de défendre le niveau de vie (toujours inférieur à celui de 1913) des ouvriers de l'industrie. Chose plus grave, ce qu'il y a dans le pays de paysannerie aisée (119) réclame l'abolition des interdictions constitutionnelles d'employer de la main-d'œuvre salariée dans l'agriculture et d'affermer des terres, et, en général, de toutes les mesures qui, frappant les paysans les plus riches d'un impôt plus fort et les privant en outre du droit de vote, découragent les paysans moyens d'apporter la moindre amélioration à leurs exploitations de crainte de se voir classés dans cette catégorie.

La première réaction du parti à cette situation est donnée par les décisions de la XIVème Conférence d'avril 1925, dans laquelle tout le monde a été d'accord sur la nécessité d'une nouvelle retraite dans le cadre de la NEP: diminution de la taxe agricole, assouplissement des restrictions concernant l'emploi de la main-d'œuvre salariée et l'affermage et donc le développement d'un capital privé à la campagne (120).

Ce n'est qu'après coup - et face aux développements des implications de cette retraite - que se produira la rupture entre les adversaires hier encore unis de la gauche de 1923, qui se diviseront en une droite (Boukharine - Rykov - Tomsky) une nouvelle gauche (Zinoviev - Kamenev et l'ensemble de la section léningradienne du parti) et un centre (Staline - Molotov - Kalinine). Il est pourtant impossible de comprendre le sens de ces oppositions, sans se référer aux positions antérieures du parti à l'égard de la paysannerie. Dans la phase de la guerre civile, le problème militaire et politique l'emportant sur le problème économique, le parti s'était appuyé sur les paysans pauvres, alliés naturels des prolétaires des villes, en tant que sans-réserves, dont les comités avaient joué un rôle important dans la mise sur pied de l'armée rouge. Le passage à la NEP avait poussé Lénine a mettre l'accent sur le paysan moyen, dont l'économie était un peu moins déficitaire que celles du paysan pauvre d'une part et qui, de l'autre, n'étant ni un exploiteur de main-d'œuvre ni un spéculateur comme le paysan riche, n'était pas a priori un adversaire du pouvoir prolétarien. En période de reconstruction économique, il était donc naturel que, sans dissimuler sa nature et ses défauts de petit-bourgeois, Lénine ait été amené à faire du paysan moyen une «défense impressionnante», montrant au parti que le ravitaillement des villes dépendait entièrement de cette catégorie sociale.

Il n'était encore pas du tout question de renoncer à la lutte contre le koulak en tant qu'usurier et que spéculateur, et en outre partisan potentiel de la restauration du régime de la Constituante. Tout au plus sa qualité de producteur de denrées indispensables à la ville lui valait-elle, selon Lénine, un traitement moins rigoureux que celui qu'avait subi la bourgeoisie urbaine.

En 1925, après quatre ans de tolérance à l'égard du paysan moyen et de limitation de l'économie koulak, c'est ce schéma même qui est mis en cause, non par une tendance, mais par les faits eux-mêmes, la «coopération bourgeoise» (121) sur laquelle Lénine avait fondé de grands espoirs, non de socialisme mais de modernisation de l'agriculture, n'ayant pas avancé d'un seul pas, en raison du faible développement de l'industrie. La droite est le courant qui, tirant les conclusions des faits, passe hardiment de la politique d'appui au paysan moyen à une politique favorisant le développement du capitalisme privé à la campagne; la gauche résiste violemment à ce tournant, considérant comme intangible la politique antérieure de limitation de l'économie koulak, la défense par le pouvoir prolétarien des couches les plus pauvres de la campagne contre l'exploitation et l'usure des koulaks et son assistance économique à celles-ci; quant au centre, ce n'est pas sur cette question qu'il est destiné à se distinguer: acceptant la politique de la droite par souci de sauver l'État, il désapprouve les encouragements trop voyants à la bourgeoisie rurale par anti-capitalisme petit-bourgeois et souci d'orthodoxie formelle de parti; noyant tout le débat dans des formules éclectiques, appuyant la politique de la droite au nom des principes de la phase antérieure (l'alliance avec le paysan moyen), il fait figure de «conciliateur» aux yeux de tous, alors qu'il prépare en réalité l'«épuration» du parti de ses deux ailes marxistes, et donc sa destruction. Laissant donc pour l'instant le centre de côté (122), il nous faut voir si l'opposition entre droite et gauche est réellement l'opposition entre le courant «pro-koulak» et le courant purement prolétarien que la gauche a cru et dit, en même temps qu'entre «anti-industrialistes» et «industrialistes».

En réalité, personne dans le parti russe n'était adversaire de l'industrialisation, tout le monde sachant parfaitement que celle-ci était indispensable au relèvement et à la concentration de l'agriculture et, à des degrés néanmoins divers, dangereuse pour la dictature du prolétariat dans la mesure où elle ne pouvait se faire que sur la base du salariat et de l'accumulation du capital. La divergence ne porte pas sur la nécessité de l'industrialisation, mais sur ses voies. Pour la gauche trotskyste de 1923, l'industrialisation dépend essentiellement de la volonté d'État et du choix délibéré d'une politique d'industrialisation. Ce n'est pas un hasard si, en 1925, Zinoviev et Kamenev rejoignent cette position, en parfaite logique avec leur résistance à un tournant qu'ils jugent «en faveur du koulak». Pour la droite, au contraire, l'industrialisation est tout autant le résultat que la condition du relèvement organique de l'économie rurale. Constatant que le premier développement de l'industrie sert à élargir la production industrielle elle-même d'une part et d'autre part à enrichir les couches sociales liées au commerce (123) au lieu de servir au développement de l'agriculture, Boukharine en conclut que le pouvoir ouvrier doit laisser la petite-bourgeoisie rurale accumuler elle-même le capital d'exercice indispensable à l'augmentation du rendement, chose impossible si l'emploi de main-d'œuvre salariée reste illégal dans les campagnes et si le parti persiste dans une politique d'assistance aux couches pauvres qui, sans les libérer de la misère, en fait des couches économiquement parasitaires. Le compromis de Boukharine est en fait un «compromis à la Lénine»: le passage direct de la petite économie parcellaire au capitalisme d État étant impossible dans les campagnes, il faut, selon lui, accepter un passage indirect par l'intermédiaire du capitalisme privé. Tout le développement - y compris celui de l'industrie d'État - étant condamné à se faire dans des formes mercantiles et de salariat, ce n'est pas plus là une renonciation au socialisme que la NEP de 1921 elle-même.

Indignée par le provocant mot d'ordre de Boukharine: «Paysans, enrichissez-vous» qui signifie non pas «mangez davantage sur le dos du prolétariat», mais accumulez le capital agricole dont l'économie a besoin pour sortir de la stagnation, puisque nous ne pouvons le faire, la gauche accusa la droite boukharinienne de «défendre le koulak»: en réalité, la droite n'ayant jamais préconisé l'abolition de la nationalisation du sol, elle ne favorisait pas la formation d'une classe de capitalistes agraires riches de terre, mais seulement d'une classe de grands fermiers de l'État employant sous son contrôle des salariés en attendant d'être elle-même expropriée lorsque le degré nécessaire de concentration du capital rural serait atteint. L'accusation de la gauche est donc insoutenable scientifiquement, même si celle-ci reste dans la tradition marxiste quand, s'appuyant sur Engels, elle objecte à Boukharine que, tout en étant adversaire de la petite propriété, le prolétariat doit pratiquer dans la question paysanne une politique distincte de la politique capitaliste qui voue à la ruine pure et simple les petits agriculteurs qu'elle abandonne sans recours à la misère et au croupissement (124). Il n'aurait pas été difficile à la droite de répondre théoriquement à cette objection valable en notant que le pouvoir prolétarien défendait le paysan pauvre devenu salarié agricole au même titre que les salariés industriels, mais elle ne pouvait y répondre pratiquement en le protégeant réellement contre les exactions du koulak, et c'est là la raison pour laquelle jamais la gauche ne se convertit à ses vues ni même n'en reconnut la validité du point de vue marxiste.

S'il nous est aujourd'hui impossible d'identifier la politique de la droite avec une politique de «restauration du capitalisme» et de «dégénérescence social-démocrate» de l'État comme le faisait la gauche des années 1925-27, et du même coup d'identifier la politique de la gauche avec une politique qui, sans la défaite politique, aurait marché sans dévier en direction du socialisme, c'est non seulement parce qu'historiquement, ce n'est pas la droite qui a présidé à la transformation de la révolution double en révolution purement capitaliste, mais parce qu'elle avait dans une certaine mesure prévu et tenté par avance de conjurer le type particulier de «restauration capitaliste» qui s'est produit sous forme d'un tournant à gauche et qui s'est révélé pire pour le mouvement communiste mondial que ne l'aurait été celle des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires. Nulle part cela n'apparaît aussi nettement que dans le débat qui, en 1925, oppose le leader de la droite, Boukharine, à un membre de l'opposition de 1923, le «trotskyste» Préobrajensky, tandis que Trotsky lui-même se tait.

La thèse de «gauche» de l' «industrialiste» Préobrajensky est la suivante (125): l'économie d'un pays arriéré et isolé (ou même d'un groupe de pays n'ayant pas atteint le développement capitaliste maximum) où un pouvoir prolétarien dirigeant une industrie nationalisée s'efforce de créer les bases matérielles du socialisme obéit à des lois objectives qui, bon gré mal gré, finiront par s'imposer à ce pouvoir et qui sont celles de l'«accumulation socialiste primitive». Loin d'essayer de résister à ces lois, le parti prolétarien doit donc en favoriser la manifestation par son action politique. Il doit se servir de son «monopole socialiste» (c'est-à-dire de l'autorité étatique exercée sur l'industrie et le commerce extérieur) pour pratiquer une politique des prix assurant le drainage de fonds normalement destinés aux revenus de la paysannerie vers le fonds de l'industrialisation d'État, seul moyen de mettre fin au «chantage que les koulaks exercent sur celui-ci» d'une part, et à la surpopulation rurale de l'autre. Par ailleurs, un tel drainage ne permettant pas à lui seul de dépasser rapidement le point critique où le pays de la révolution a perdu les avantages du régime capitaliste sans avoir encore ceux du régime socialiste, le «monopole socialiste» ne doit pas hésiter à opérer dans les mêmes buts une ponction analogue sur le fonds des salaires et des revenus du secteur industriel privé. Préobrajensky admettait qu'en cas de victoire révolutionnaire en Europe, cette phase d' «accumulation socialiste primitive» ne pourrait pas durer moins de vingt ans (et donc davantage sans victoire révolutionnaire) et qu'elle ne pourrait aller sans effets nettement anti-socialistes: l'exploitation (au sens économique et non moralisant du terme) de la paysannerie dont les revenus devaient selon lui croître plus lentement que ceux du prolétariat en régime de dictature ouvrière; le développement d'un énorme appareil monopoliste aux tendances parasitaires, par ailleurs nid de privilèges sociaux. Convaincu que l' «action ouvrière s'exerçant au point de vue du consommateur» suffirait à corriger les tendances parasitaires du monopole «s'exerçant du point de vue du producteur», Préobrajensky invitait néanmoins le Parti à abandonner toutes les tergiversations de la droite pour s'engager résolument dans cette voie. Ce qu'il n'avait pas prévu, c'est qu'un «monopolisme socialiste» ainsi conçu était inconciliable avec toute forme d' «action ouvrière», si bien que pour prendre une telle voie, le Parti aurait dû au préalable cesser d'être le parti prolétarien.

Boukharine qualifia d'emblée de «monstrueuse» la prétendue «loi de l'accumulation socialiste primitive», justifiant non seulement l'exploitation de la paysannerie, mais celle du prolétariat, et la renaissance d'une nouvelle classe exploiteuse dissimulée dans les replis d'un appareil d'État à étiquette socialiste. S'il ne s'agissait que de partager une fois pour toutes entre l'ouvrier et le paysan une production donnée, la «politique véritablement ouvrière», dit-il, consisterait à en obtenir la part maxima. «Mais alors il ne serait pas question de relever la production, ni de progresser vers le communisme, ni de défendre l'alliance des ouvriers et des paysans. C'est à la classe ouvrière qu'incombe le souci de l'économie nationale et elle doit assurer à ce processus la direction juste, c'est-à-dire ne pas tomber dans un corporatisme étroit en veillant uniquement à ses propres intérêts immédiats et en trahissant les intérêts généraux, d'une part, et d'autre part comprendre l'interdépendance des parties constituantes de l'économie nationale». «Ce n'est pas en arrachant chaque année le maximum de ressources à la paysannerie pour les mettre dans l'industrie qu'on assurera le rythme maximum de développement industriel. Le rythme permanent le plus grand sera obtenu par une combinaison où l'industrie grandira sur la base d'une économie s'accroissant rapidement». C'est l'industrie qui est le levier de la transformation radicale de l'agriculture, mais le maintien autoritaire de bas prix agricoles, les mesures empêchant la couche aisée de la paysannerie d'accumuler et les paysans pauvres de devenir des salariés en se louant non seulement provoquent le mécontentement de toutes les couches paysannes, non seulement créent à l'État d'énormes charges d'assistance, mais ils freinent l'industrialisation elle-même. Le prolétariat doit garder l'hégémonie dans l'État soviétique, mais la leçon du communisme de guerre et le sens de la NEP sont qu'il doit l'exercer par d'autres méthodes que pendant la guerre civile. Le prolétariat ne peut pas diriger l'économie tout entière: «s'il se charge de cette tâche, il est obligé de construire un appareil administratif colossal... La tentative de remplacer tous les petits producteurs, les petits paysans par des bureaucrates produit un appareil si colossal que la dépense pour le maintenir est incomparablement plus importante que les dépenses improductives résultant des conditions anarchiques de la petite production; en définitive, l'ensemble de l'appareil économique de l'État prolétarien non seulement ne facilite pas mais ne fait que freiner le développement des forces productives. Il mène directement à l'opposé de ce qu'il était censé faire». La conclusion de Boukharine était que les thèses de Préobrajensky n'étaient qu'une idéalisation des méthodes du communisme de guerre, qu'une «nécessité impérieuse contraignait le prolétariat à détruire l'ensemble de l'appareil économique hérité de cette époque, et que s'il ne le faisait pas, d'autres forces renverseraient se domination».

Il fallut plus de vingt-cinq ans avant que ces «autres forces» - aussi étrangères et hostiles au prolétariat et au socialisme que Boukharine l'avait craint - se manifestent, dénonçant à leur tour, avec Khrouchtchev et le reste de la bande des «déstalinisateurs», le «frein» opposé au «développement des forces productives» par «l'appareil économique de l'État» né de l'irrésistible révolution anti-bourgeoise d'octobre, mais qui, en tant qu'appareil d'État, n'eut jamais rien ni ne pouvait rien avoir de «prolétarien», la force de la classe ouvrière s'incarnant dans son parti et non dans un quelconque «appareil», et la marche au socialisme s'accompagnant non d'un renforcement dudit «appareil», mais de son dépérissement (126); mais il ne fallut pas plus de deux ans pour que la gauche fût liquidée politiquement, pas plus de quatre pour la droite subît le même sort, c'est-à-dire pour que s'achève la destruction du parti bolchevique, que se réalise donc du même coup ce renversement de la domination politique du prolétariat que Boukharine n'avait pas moins redouté que la gauche, mais qu'il n'avait pas vu se préparer dans le débat de principe sur le socialisme dans un seul pays qui fit rage du IVme Congrès de décembre 1925 au Vme Congrès de décembre 1927, en passant par l'Exécutif élargi de 1926, et dans lequel il se couvrit d'opprobre en faisant bloc avec le centre contre la gauche, et pire, en prêtant au grossier empirisme de Staline son secours de théoricien.

Il était fatal que la juste condamnation marxiste du socialisme dans un seul pays rejaillît sur la politique économique défendue par la droite, qu'on ne fit même plus la distinction qui s'imposait entre la doctrine renégate et la politique «droitière». C'était pourtant faux, et c'est un des grands mérites de la gauche Italienne de l'avoir montré (127). C'est de la droite que la gauche attendait la contre-révolution qu'elle ne prévoyait que trop, c'est avec la gauche seule que la droite identifiait les dangers menaçant la révolution: or c'est le centre que personne n'avait jamais considéré comme un courant distinct, le centre dédaigné de tous qui s' «autonomisant» tout-à-coup, frappant la gauche en 1927 et la droite en 1929 avant de les massacrer moins de dix ans plus tard, fut le véritable agent de la contre-révolution. Réalisée, du moins dans sa phase initiale avec moins de fracas que les contre-révolutions qui, dans le passé, avaient mis terme à d'autres grandes révolutions historiques, elle se dissimula en outre derrière la façade du même parti. En réalité, l'autonomisation du centre par rapport à la droite comme à la gauche marxistes signifiait bel et bien l'apparition d'un nouveau parti, et la destruction du parti d'Octobre. Dans le domaine international, cela est attesté par le démantèlement de l'internationale communiste pourtant déjà bien malade d'opportunisme et par sa réduction au rôle de «garde-frontière» de l'URSS. Dans les questions intérieures, tout change également. On ne peut pas parler d'une régression économique du socialisme au capitalisme dans la mesure où, comme toute l'œuvre de Lénine le confirme, il n'y avait pas en URSS un seul atome de socialisme économique en 1927-29, mais le régime stalinien ne s'en distingue pas moins nettement du régime bolchevique en ce que, de conquête politique toujours menacée et passionnément défendue, la dictature du prolétariat, bien entendu détruite et d'ailleurs confondue avec la démocratie soviétique, y devient un credo constitutionnel intangible: en URSS l'État est «ouvrier» comme ailleurs il est monarchique ou républicain. De la même façon le socialisme cesse d'être un but encore lointain, mais en même temps une réalité définie, et donc démontrable lorsqu'elle apparaît dans l'histoire, pour devenir une sorte de principe constitutionnel; l'URSS devient «la patrie du socialisme» ce qui signifie que son économie est socialiste comme celle de la France est française ou celle de l'Allemagne est allemande. Tout doute à cet égard relève de la police: quant aux apparences contraires, ce sont des produits du sabotage et de la conspiration. C'est cette pesante palinodie qui est servilement diffusée sous le nom de «marxisme-léninisme» par les partis communistes officiels du monde entier, mais c'est par des procès conçus de façon à ce que les vieux bolcheviks les plus célèbres apparaissent «de façon indubitable» comme des saboteurs, des conspirateurs et des espions de l'impérialisme étranger que moins de dix ans plus tard l'État soviétique entreprend d'en démontrer une fois pour toute la «vérité» aux masses ouvrières de Russie et du monde. La destruction du bolchevisme a ouvert la phase de réaction la plus noire qui ait jamais affecté le mouvement prolétarien international.

 

La crise de 1927-28 et la liquidation de la NEP

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L'élimination de la gauche unifiée du parti bolchevique en 1927 et celle de la droite boukharinienne en novembre 1929 a sonné sans discussion possible la fin du bref cycle prolétarien de la révolution, mais non du cycle révolutionnaire lui-même. La raison en est simple: il ne suffisait pas d'emprisonner et de déporter les révolutionnaires ou de les garder en otages dans le nouveau parti après de spectaculaires «abjurations» pour régler le problème paysan, premièrement; deuxièmement, l'élimination des marxistes n'impliquait en aucune façon la renonciation aux méthodes révolutionnaires, c'est-à-dire non pacifiques, dans la mesure où le marxisme n'a en aucune façon l'apanage de la violence. Bien entendu, en «épurant» le parti, la contre-révolution a voulu se débarrasser du joug des principes et du programme communiste qui, au terme de la reconstruction, devenait un frein non seulement au développement capitaliste du pays, mais aussi à la conquête de son indépendance par rapport au capitalisme occidental dont la Russie tsariste n'avait jamais été qu'une semi-colonie - un frein ressenti par elle comme odieux; mais une telle «émancipation» n'avait aucune raison de jouer dans le sens exclusif de la libération de tendances conciliatrices. Dans le domaine de la lutte de classe internationale, où le parti était au départ intransigeant, c'est bien dans ce sens et uniquement dans ce sens qu'elle devait jouer. Ce n'est pas un hasard si, de tous les opposants, Trotsky fut le plus haï des staliniens: il fut le seul à combattre le conciliationnisme avec la bourgeoisie et la social-démocratie mondiale, dont l'opportunisme de Zinoviev et de Boukharine s'accommodait au contraire fort bien. Mais dans le domaine économique, c'est tout le contraire qui est vrai, la position de départ du parti étant sur ce terrain une position de compromis (128). Bref, la logique de la contre-révolution stalinienne ne comportait nullement le passage à la conciliation universelle, mais seulement l'inversion des positions bolcheviques authentiques: conciliation en politique internationale, mais méthode «révolutionnaire» dans le domaine intérieur dans la mesure où la conservation de l'État et l'indépendance nationale l'exigeaient. Aisément compréhensible aujourd'hui, cette logique n'en jeta pas moins le désarroi parmi les communistes formés dans la lutte contre la déviation réformiste (et aussi syndicaliste-révolutionnaire) obéissant à une logique différente. Cette inversion les plaça en outre dans une position ambiguë puisqu'elle les amena à faire au parti stalinien dont ils avaient jusque là dénoncé le conciliationnisme, le reproche apparemment contradictoire de vouloir trancher par la violence la question paysanne. Ainsi l'opposition présenta-t-elle toutes les apparences de la mauvaise foi, tandis que le parti stalinien, en retournant bravement à des méthodes de guerre civile dans les années 1920-30, donnait l'impression «d'avoir plus de droits que l'opposition de gauche (et à plus forte raison que celle de droite) à se proclamer le champion du communisme intransigeant» (129).

Sans une contre-révolution politique préalable, la «dékoulakisation» et la prétendue «collectivisation» forcée n'auraient pas été possibles, et c'est précisément parce que jamais un parti réellement marxiste et prolétarien n'aurait pu accomplir une telle œuvre que sa défaite était inévitable, car il est parfaitement vrai qu'elle «répondait à une nécessité historique» et que tout le complexe de conditions de tous ordres existant en 1929-30 et hérité de l'époque précédente ne permettait aucune autre politique (130). Ceci dit, il est faux que cette dékoulakisation et cette «collectivisation» forcée aient répondu à un plan concerté, et à plus forte raison qu'elles aient depuis toujours été prévues dans le programme bolchevique pour le jour où la reconstruction serait achevée. C'est simplement là une justification a posteriori du démantèlement du parti qui tend précisément à en nier le caractère contre-révolutionnaire: elle suggère que, sur la voie de la «seconde révolution», du «nouvel Octobre» (ces canailles osèrent parler d' «Octobre paysan»!) harmonieux compléments de la «première révolution», de l'Octobre 1917, le parti s'était heurté à la résistance d' «opportunistes», de «pacifistes», d' «ennemis des moujiks» et d' «amis des koulaks» qui en avait retardé la venue jusqu'en 1929-30. C'était une version fort efficace puisqu'elle mettait trotskystes et boukhariniens dans la posture de néo-menchéviks et de néo-socialistes révolutionnaires, et Staline dans le rôle d'un nouveau Lénine, mais cette belle symétrie s'écroule dès qu'on expose exactement le déroulement de la prétendue «seconde révolution d'Octobre» et surtout ses effets économico-sociaux. La réalité de la révolution agraire de 1929-30 subsiste bien entendu (131), mais tout l'éclat non seulement «socialiste», mais simplement «progressiste» dont les fossoyeurs du parti bolchevique ont voulu la nimber s'éteint piteusement; la nature de la cause qu'elle a réellement servi éclate aux yeux, et du même coup le caractère odieusement défaitiste de la comparaison entre l'universel Octobre prolétarien et communiste et les convulsions confuses et douloureuses dont est finalement sortie la Russie capitaliste N° 2.

Une semaine après le XVme Congrès, qui avait condamné les positions de la gauche et repoussé la demande de réintégration d'un certain nombre de ses membres, les villes russes sont à nouveau menacées de famine et des incidents éclatent entre les collecteurs de blé et les paysans qui réclament de nouvelles augmentations de prix. En janvier 1928, la quantité de blé livrée au marché se révèle inférieure de 25 pour cent à celle de l'année précédente, le déficit par rapport au minimum nécessaire pour l'alimentation urbaine étant de deux millions de tonnes. Au congrès, Staline s'était moqué des «paniquards» de la gauche, «qui appellent au secours dès que les koulaks pointent leur nez dans un coin», mais lorsque le Bureau politique se réunit le 6 janvier pour examiner la situation, c'est au stockage des koulaks qu'il impute la crise. Des mesures d'urgence sont prises en secret: ordre est donné d'appliquer aux koulaks l'article 107 du code criminel prévoyant la confiscation des stocks des spéculateurs et, pour les encourager à la détection, la distribution d'un quart des grains saisis aux paysans pauvres. Les résultats sont faibles, ce qui semble attester qu'il s'agit beaucoup plus d'une pénurie réelle que d'un stockage spéculatif. De février à juillet, une véritable mobilisation de la ville contre la campagne, des paysans pauvres contre les koulaks est organisée; des commandos de jeunes ouvriers encadrés par une dizaine de milliers de militants du parti sont envoyés contre les ruraux, les paysans pauvres invités à «mener la lutte de classe» contre les riches et à participer aux saisies sur la promesse d'une distribution d'une fraction du butin. Des nouvelles mesures d'exception sont prises publiquement: emprunts forcés, interdiction de la vente et de l'achat direct au village. Quant à la presse elle dénonce non seulement «la renaissance koulak», mais l'envahissement du parti et de l'appareil d'État par des éléments «qui ne voient pas les classes au village» et qui «cherchent à vivre en paix avec le koulak», c'est-à-dire la droite dont la politique a été réaffirmée quelques mois plus tôt. Tandis que la peur de la famine règne dans les villes, l'atmosphère du communisme de guerre revit dans les campagnes; la paysannerie résiste: selon Boukharine, l'État aurait eu à réprimer plus de cent cinquante révoltes paysannes dans les six premiers mois de 1928. En avril, grâce aux saisies qui ont frappé toutes les catégories de paysans, les stocks des villes sont suffisants pour écarter le spectre de la famine; le Comité central condamne alors «l'arbitraire administratif, la violation de la loi révolutionnaire, les raids contre les maisons des paysans et les fouilles illégales», interdit les confiscations (sauf en cas de stockage spéculatif) et l'emprunt obligatoire, rétablit enfin la liberté de vente et d'achat au village. Staline affirme: «La NEP est la base de notre politique économique et le restera longtemps encore»; mais il suffira que la crise du grain semble rebondir pour que le mois suivant, en mai 1928, le même Staline expose dans un discours public une ligne nouvelle en rupture avec la ligne de droite du XVme Congrès: la solution de la crise du blé, affirme-t-il maintenant, réside dans «la transition des fermes paysannes individuelles aux fermes collectives»; par ailleurs, «il ne faut en aucune circonstance retarder le développement de l'industrie lourde ni faire de l'industrie légère qui travaille pour le marché la base de l'industrie dans son ensemble». Bien loin d'avoir défendu comme il le prétendra a posteriori, une ligne propre, une ligne de parti distincte et opposée tant à la «déviation de gauche» qu'à «celle de droite», le centre stalinien a donc oscillé au gré de la crise, soutenant la politique économique de la droite contre la gauche d'abord, puis ralliant celle de la gauche et l'imposant à la droite à la première difficulté, ne manifestant de constance et de continuité que dans une seule chose: la démolition systématique du parti de Lénine.

La droite, elle, maintient intégralement les positions qu'elle n'a cessé de défendre depuis la première polémique de 1923, non par aveuglement, mais parce qu'elles répondent à des raisons de principe plus fortes que les suggestions de la crise. C'est pourquoi il convient d'évoquer l'ultime bataille livrée par Boukharine en réponse au tournant «gauchiste» de la fraction stalinienne en mai 1928. Boukharine concède alors que l'augmentation de la production agricole dépend du remplacement progressif des entreprises capitalistes par les coopératives de paysans moyens et pauvres et du passage, sur cette base, de la petite à la grande entreprise, mais il maintient que ce processus se fera sur la base de l'essor des exploitations individuelles et non pas grâce à une pressuration économique de la paysannerie. Il concède de même que le développement de l'agriculture dépend du développement de l'industrie, mais en même temps qu'il repousse l'idée d'une accélération des rythmes de l'industrialisation, il met en garde contre la source de la pression qui s'exerce dans ce sens: «le gigantesque appareil d'État où se sont nichés des éléments de dégénérescence bureaucratique, absolument indifférents aux intérêts des masses, à leur vie, à leurs intérêts matériels et culturels», «les fonctionnaires.., prêts à élaborer n'importe quel plan». Malgré les sarcasmes de la gauche qui voit dans la crise une confirmation éclatante de ses propres positions, ce que Boukharine défend en cette phase ultime de la lutte, c'est le programme de Lénine, c'est-à-dire le principe du contrôle par le parti de la tendance naturelle du capital, même étatisé, à l'accumulation forcenée sur le dos de la classe ouvrière et des paysans, tendance dont l'appareil d'État est le canal naturel, l'agent aveugle et inerte, mais qui ne peut manquer de triompher de toutes les volontés socialistes si par malheur, au lieu d'essayer de maintenir son contrôle sur cet appareil, le Parti se met à obéir a ses injonctions, qui ne sont que les injonctions du Capital impersonnel, en inscrivant à son propre programme l' «accélération de l'industrialisation». Ce faisant, Boukharine défend aussi la conception marxiste du rôle de la dictature prolétarienne contre l'altération que, sans s'en rendre compte, la gauche lui a fait subir, sous la suggestion d'une ambiance économique caractérisée par l'insuffisance du développement capitaliste. Dans la doctrine marxiste qui repose sur l'hypothèse d'une révolution survenant dans un pays capitaliste avancé, le rôle de la dictature prolétarienne est de briser les entraves s'opposant à l'avènement d'une économie nouvelle, un point c'est tout. A ce stade, il n'existe aucune opposition entre le parti d'une part, l'appareil de l'État de l'autre: dans la mesure où la volonté révolutionnaire du parti va dans le sens des exigences d'une société que les impératifs de l'accumulation du capital condamnaient à une crise perpétuelle et qui, précisément pour cette raison, a dû passer par une révolution violente, rien de plus facile au parti que de diriger la machine de l'État dans la direction voulue par lui, cette machine n'ayant aucune énergie propre, n'étant par elle-même, s'il est permis de faire une image, qu'une carrosserie, le moteur se trouvant évidemment ailleurs. Ce que Boukharine tente vainement de faire comprendre à ses adversaires (132), c'est qu'au stade très inférieur de la lutte pour le socialisme où se trouve la Russie (au stade où ce sont les bases matérielles mêmes de ce socialisme qui manquent) il n'y a pas du tout inversion du rôle du parti et de la dictature prolétarienne qui, de briseurs d'entraves, se transformeraient en forces de «construction» et d' «édification». La seule véritable force de «construction» et «d'édification» se trouve dans la dynamique même d'une économie encore arriérée qui tend tout naturellement au capitalisme. A ce stade, l'influence de la volonté révolutionnaire, du facteur politique de la dictature de classe, s'exerce avec des résultats tout différents de ceux qu'elles auraient à un stade plus avancé, mais elle ne peut pas s'exercer d'une autre façon: parti et dictature n'ont d'autres moyens d'agir sur l'économie que d'interdire ou lever des interdictions; la difficulté est que, s'ils interdisent tout développement capitaliste, ils bloquent en même temps tout progrès, ce qui les condamne à sauter comme un frein réactionnaire à brève échéance, et que s'ils lèvent toutes les interdictions ils renoncent à toute influence. S'ils croient cependant pouvoir échapper à cette dure alternative en renonçant à leur rôle strictement politique, en tentant d'assurer directement une tâche économique, c'est pire encore: ce n'est pas leur influence qu'ils perdent, c'est leur propre nature d'instruments du prolétariat. Ainsi c'est au moment où ils croient atteindre au maximum d'influence que s'annule justement ce que leur influence a de spécifique. La dynamique de l'économie trouve en effet dans l'appareil de l'État qui s'est substitué à la classe bourgeoise du fait de la révolution sa courroie naturelle de transmission. Au stade inférieur de la lutte pour le socialisme, il existe donc entre le parti et cet appareil un conflit latent, inconcevable à un stade plus élevé où, ayant perdu l'initiative historique, le capitalisme perd aussi largement le pouvoir de disputer au parti prolétarien l'influence sur l'appareil d'État; ce conflit dérive tout simplement de celui qui oppose le parti communiste au capitalisme qu'il ne peut interdire, mais qu'il ne peut renoncer à limiter sans se renier. En se proposant d'accélérer l'industrialisation, en déplaçant toutes les ressources de l'industrie légère à l'industrie lourde, c'est précisément ce que ferait le parti, car une telle politique signifierait son abdication devant la dynamique capitaliste de l'économie dont, en l'absence d'une classe capitaliste constituée, l'appareil économique de l'État se trouve traduire toutes les exigences, sans égard pour les besoins de la classe prolétarienne et des masses en général. Tout cela explique que dans le domaine industriel, Boukharine préconise des mesures qui, à la gauche, semblent d'une modestie dérisoire eu égard à l'immensité des besoins: qu'on se contente de maintenir le rythme d'accroissement déjà atteint en comprimant les énormes dépenses improductives, en abrégeant les temps de production douze fois supérieurs à ceux de l'industrie avancée des États-Unis, en luttant contre le gaspillage, la quantité des matériaux employés en Russie pour une production donnée atteignant une fois et demie ou deux fois ce qu'elle est en Amérique, bref qu'on rationalise, qu'on économise au lieu de chercher à battre des records de vitesse. Le souci qui l'inspire est évident: que l'industrialisation nationale ne vienne pas peser trop lourdement sur la condition des travailleurs. C'est un souci de classe auquel le centre stalinien est totalement inaccessible, mais l'avertissement est prophétique: la preuve en est que, face à l'industrialisation stalinienne, la critique de Trotsky lui-même prendra des accents «boukhariniens».

Du discours de mai 1928 (qui marqua le tournant de Staline dans la question paysanne et dans celle de l'industrialisation) à avril 1929, où pour la première fois Boukharine est dénoncé comme le chef de la droite, et à novembre 1929, où il capitule, la lutte se déroule selon le schéma stalinien habituel: «épuration» du parti d'une part, et violente campagne contre l'infiltration des koulaks en son sein (133), mais oscillations perpétuelles dans la politique économique. En juillet 1928, le Comité central prend en effet «à l'unanimité» des mesures de droite (134): seconde interdiction des perquisitions et des saisies chez les paysans, et augmentation de 20 pour cent des prix du blé. Pourtant, en même temps, la fraction stalinienne réclame une «lutte cruelle contre le koulak», accuse la droite de n'être «ni marxiste, ni léniniste, mais formée de philosophes paysans tournés vers le passé». Selon son éclectisme habituel, Staline ne s'en défend pas moins de vouloir tourner le dos à la NEP et parle de «nouvelle étape» dans le cadre de celle-ci; en juillet 1928, il écrit encore: «Il y a des gens qui pensent que l'exploitation agricole individuelle est au bout de ses forces et que ce n'est pas la peine de la défendre. De telles gens n'ont rien de commun avec notre Parti». Fin 1929, le premier plan quinquennal approuvé par le parti prévoit qu'en 1933, 20 pour cent seulement de la surface cultivée serait «collectivisée», c'est-à-dire exploitée par des coopératives paysannes. Au printemps de 1929 (135), Staline soutient encore que «l'exploitation individuelle continuerait à jouer un rôle prédominant dans le ravitaillement du pays en produits alimentaires et matières premières». Quelques mois plus tard, la prétendue «collectivisation générale» battait son plein.

La prétendue «seconde révolution» dont la phase violente couvre toute la seconde moitié de 1929 et dure jusqu'au début de mars 1930 ne revêtit pas seulement le caractère d'une improvisation effectuée sous la pression des faits, mais encore celui d'un compromis, le pire qu'on ait pu faire. Tout d'abord, la forme de «collectivisation» prévue dans le discours de Staline en mai 1928 n'est pas le sovkhose, ou entreprise d'État dirigée par un quelconque fonctionnaire et employant une main-d'œuvre salariée, mais l'artel, forme de kolkhose intermédiaire entre la simple société de culture et la commune. En ceci, Staline n'a en rien innové, puisqu'au cours des années précédentes, aucun bolchevik n'a jamais affirmé qu'il était possible de généraliser rapidement la forme sovkhosienne alors que l'État ne disposait ni de l'énorme capital d'exercice (machines, outils, engrais, etc...) ni de l'immense main-d'œuvre qualifiée (agronomes et mécaniciens) nécessaires pour permettre sa substitution directe à l'entreprise parcellaire, et pas davantage que le régime pourrait survivre à la tentative de transformer en purs salariés des millions et des millions de petits-paysans. Par contre, Staline donne, grâce à la démagogie anti-koulak, une forte empreinte opportuniste à la politique qu'il préconise: c'est cette démagogie anti-capitaliste qui sert à faire passer l'artel, simple coopérative fonctionnant comme une entreprise autonome par rapport au marché, pour une forme communiste, alors qu'elle est encore inférieure à la forme capitaliste d'État du sovkhose, elle-même simple levier de la transformation socialiste dans certaines conditions. Il s'agit d'une énorme falsification tendant à assimiler la rivalité des paysans pauvres et moyens avec les paysans riches pour la jouissance de la terre et de ses produits à la lutte révolutionnaire du prolétariat contre la bourgeoisie. Or le parti marxiste savait fort bien depuis le Manifeste que seule cette lutte était émancipatrice, tandis que celle des couches liées à la propriété privée pour défendre leurs conditions d'existence était réactionnaire, cherchant à faire tourner en arrière la roue de l'histoire. Ceci dit, la forme kolkhosienne, qui finalement l'emporta après de violentes convulsions et dont le «statut» ne fut défini qu'en 1935, fut encore inférieure à l'artel, non parce que le gouvernement l'avait voulu mais parce qu'il dut bien en passer par là, ce qui n'en démontre que mieux la stupidité de l'optimisme bureaucratique qui en 1929-30 prétendait «introduire le communisme dans l'agriculture».

Ce qui est assez délicat à établir, ce sont les rapports exacts entre «collectivisation forcée» et «dékoulakisation». S'il était possible d'imputer la crise agraire de 1927-29 à l'extension de l'économie koulak, la chose serait aisée: menacé de chute par le chantage économique du koulak, le pouvoir soviétique n'aurait trouvé le salut qu'en livrant la classe paysanne riche en pâture aux convoitises des couches plus pauvres, c'est-à-dire en leur remettant ses terres et ses machines, quitte ensuite à user de la force pour les faire entrer elle-mêmes dans des coopératives, qui, même sans l'équipement technique indispensable à l'accroissement du rendement agricole, pouvaient fournir un produit global plus en rapport avec les besoins des villes du seul fait de la substitution du travail associé au travail individuel. Or ce qui semble précisément des plus contestables (malgré la confluence de l'opposition de gauche et des staliniens sur ce point, ou peut-être en raison même de cette confluence), c'est que la baisse des stocks agricoles disponibles sur le marché ait été due non pas à l'extension de la petite production parcellaire du paysan moyen (seredniak), mais bien à celle de l'entreprise capitaliste du paysan riche et spéculateur (koulak). Le discours prononcé par Staline en personne le 27 décembre 1929 pour justifier «la liquidation du koulak en tant que classe» infirme sans qu'il s'en rende compte cette thèse, puisqu'il établit que la production koulak était respectivement de 1.900 millions de pouds de grains avant la révolution et de 600 millions en 1927, tandis que celle des seredniaks et des biednaks était passée de 2.500 millions à 5.000 millions de pouds dans le même temps. Le souci de montrer l'avantage tiré par la paysannerie pauvre et moyenne de la révolution d'Octobre explique l'exagération manifeste de cet accroissement de 100 % (!), mais les chiffres concernant l'économie koulak indiquent tout le contraire d'un renforcement de celle-ci.

Dans ce cas, le tournant de 1929 s'expliquerait non tant par l'urgence du danger koulak que par le fait que la voie boukharinienne de transformation progressive des petits-producteurs parcellaires en salariés des koulaks par le jeu exclusif du marché était beaucoup trop lente, alors que la liquidation de la petite-production était devenue une nécessité vitale; plutôt que comme l'origine de la «collectivisation forcée», la dékoulakisation apparaît alors comme son complément: l'expropriation des paysans riches en faveur des kolkhoses constituait à la fois un faible élément de démarrage économique pour ces coopératives démunies d'outillage, un camouflage anti-bourgeois de l'offensive du capitalisme étatique contre la petite-bourgeoisie et sous-bourgeoisie rurales, c'est-à-dire une compensation démagogique que l'État leur offrait pour mieux les plier à sa dure contrainte et enfin le plus sûr moyen d'empêcher les ruraux de se regrouper autour des plus entreprenants (parce que les moins misérables) et de résister à la dictature de la ville. La première interprétation est plus cohérente avec les positions de la gauche, la seconde avec celles de la droite marxiste, mais que l'on adopte l'une ou l'autre, la conclusion est la même: la politique du pseudo-centrisme stalinien fut résolument anti-marxiste et antiprolétarienne.

Ce sont d'une part le succès des réquisitions forcées de grains, de l'autre les rapports encourageants des institutions de l'État sur le mouvement de formation des coopératives dans la seconde moitié de 1929 qui incitèrent la fraction stalinienne à pousser la «collectivisation» bien au-delà des limites primitivement fixées. En effet. ces succès attestaient que dans son ensemble la paysannerie était bien moins capable de résistance qu'on ne l'avait craint et que ses couches paysannes pauvres étaient en outre plus accessibles à la campagne en faveur de la collectivisation qu'on ne l'avait espéré. Staline étant incapable de respecter des principes quelconques, il suffisait que la peur inspirée par la paysannerie se fût estompée pour qu'il liquidât les dernières hésitations qui, jusqu'à la mi-1929, le liaient encore à la droite. Peu importe qu'en 1929, on n'ait disposé que de 7.000 tracteurs, alors que de l'aveu même de Staline 250.000 auraient été nécessaires; peu importe que la «collectivisation» de 5 à 8 millions d'exploitations minuscules utilisant encore l'araire de bois n'ait en rien ressemblé à la conquête d'un mode de production supérieur: ordre fut donné à l'administration de «hâter la collectivisation» et de «frapper si fort le koulak qu'il ne puisse se relever». D'octobre 1929 à mai 1930, la proportion des familles encadrées dans des kolkhoses passera officiellement de 4,1 % à 58,1 % sans que le nombre des machines ait bien entendu sensiblement changé. Mais ce résultat aura été obtenu au prix d'une lutte telle, il aura eu des effets économiques si désastreux, il aura provoqué une telle aggravation de la tension entre villes et campagnes que Staline devra mettre fin lui-même à sa «révolution» administrative. Si l'on tient pour exacte la statistique fixant à 1 million et demi ou deux millions le nombre des chefs d'exploitations agricoles prospères, à 5 millions, voire 8 millions, celui des exploitations pauvres et à un chiffre allant de 15 à 18 millions celui des exploitations moyennes, il est clair qu'englobant plus de la moitié des exploitations paysannes, la constitution forcée des kolkhoses a largement touché la paysannerie moyenne, d'autant plus largement que les familles des koulaks en étaient exclues. C'est là tout le secret du caractère violent pris par l'opération, l'attachement du paysan à sa parcelle augmentant «avec la rente différentielle», comme le notait Trotsky dans un article que nous citons ci-dessous; mais il est probable que les couches les plus pauvres l'ont vraiment accueillie avec l'enthousiasme qu'on a dit (136), dans la mesure où elle n'aggravait pas leur situation déjà désespérée.

Il faut laisser au libéralisme bourgeois la thèse simplette selon laquelle «si on avait laissé les paysans tranquilles, tout se serait bien mieux passé en URSS» et qui, inspirée par une horreur ultra-morale, mais bien hypocrite, de la violence, a le grave tort d'oublier que nulle part dans le monde le mode de production capitaliste ne s'est implantée sans elle, ne ménageant pas plus les petits producteurs, lors de son accumulation primitive, que les prolétaires eux-mêmes. Ceci dit, sans la moindre concession a l'idéologie pacifiste de son adversaire, le parti prolétarien ne pouvait ni ne peut approuver une politique qui, sous prétexte d'accélérer la marche de l'histoire, ne pouvait que la retarder démesurément, sans compter qu'elle exposait la politique communiste aux plus sinistres comparaisons avec les pires exploits des classes dominantes du présent et du passé. «La liquidation du koulak en tant que classe» (euphémisme officiel suggérant qu'on n'en voulait nullement aux millions de paysans aisés ni aux membres de leur famille, mais seulement à leur mode de production) et la «collectivisation accélérée» se traduisent en effet par le déracinement et la déportation d'une dizaine de millions d'hommes (l'URSS compte alors 160 millions d'habitants). Tantôt les petits paysans se partagent avec avidité les dépouilles des koulaks, tantôt ils font bloc avec eux, et alors les villages rebelles sont entourés de mitrailleuses et forcés de se rendre. Le pillage auquel se livrent certaines brigades urbaines, les excès de zèle d'une administration ignorante ou terrifiée qui «collectivise» jusqu'aux chaussures, aux vêtements et même aux lunettes des ruraux, la corruption cynique d'autorités revendant aux «koulaks» les biens dont elles les ont dépouillés, tout cela décuple le désespoir des paysans qui non seulement assassinent autant de «communistes» (et en général les citadins) qu'ils peuvent (137), mais tuent le bétail, voire détruisent le matériel et brûlent les récoltes pour ne rien apporter à la ferme collective dans laquelle ils savent qu'ils ne recevront guère qu'un salaire d'ouvrier. Le pouvoir stalinien attendra trois ans (janvier 1934) avant de révéler l'immense ravage économique ainsi provoqué: la disparition de 55 % des chevaux (18 millions de têtes) dans un pays presque sans tracteurs, de 40 % des bêtes a cornes (11 millions), 55 % des porcs, 66 % des moutons, et la transformation en friches de vastes étendues cultivées. Des insurrections s'allumèrent dans toute l'Union (138). L'opération gouvernementale improvisée dans l'euphorie dégénérait donc en guerre civile, mais dans cette guerre civile le pouvoir stalinien ne pouvait bien fermement compter ni sur l'Armée rouge, où un très grand nombre d'officiers se révélèrent fils de koulaks et dont les soldats étaient en majeure partie des paysans (139), ni même sur la classe ouvrière des villes qui, en 1929, était essentiellement formée d'émigrants récents des campagnes, et qui perdit d'autant plus vite sa sympathie du début pour la collectivisation» que plus la pression sur les paysans s'accentuait, plus la situation alimentaire devenait mauvaise. Par ailleurs, une pareille politique risquait de provoquer une limitation des semailles de printemps bien plus considérable encore que celle des années précédentes et donc une crise du ravitaillement qui risquait cette fois de sonner le glas du pouvoir soviétique. Ce danger mortel contraignit Staline à publier le 2 mars 1934 dans la Pravda l'article tristement fameux «Le Vertige du succès» dont le retentissement dans tout le pays (qui le considéra comme un décret) fut immense. Il y dénonçait l'emploi de la contrainte pour faire entrer les paysans dans les kolkhoses (alors que quelques mois plus tôt, il traitait de haut Engels et sa prudence), la confusion entre paysans moyens et koulaks, la constitution purement administrative, sans préparation suffisante, des fermes collectives, l'instauration de communes au lieu d'artels, en rejetant bien entendu la faute sur les militants et les fonctionnaires qui subirent une nouvelle et rigoureuse «épuration». Cet article fut suivi le 15 mars 1929 d'un décret du parti décidant que désormais l'entrée des paysans dans les kolkhoses serait exclusivement volontaire, que la «dénaturation intolérable de la lutte de classe à la campagne» devait cesser (mais «la liquidation du koulak en tant que classe» se poursuivre sans relâche) et, fait symptomatique, il fallait aussi mettre fin à la propagande anti-religieuse intensive et à la fermeture obligatoire des églises! Le décret ayant en outre autorisé les paysans à quitter les kolkhoses déjà constitués, la «décollectivisation» fut plus rapide encore que la «collectivisation»: le nombre de familles organisées en coopératives tomba des 58 % officiels (beaucoup plus dans les terres à blé, moins ailleurs) à 23 %. La confusion fut extrême, mais tout à fait incapable d'une politique propre, la paysannerie cessa sa résistance dès que la pression fut relâchée. C'est grâce à cela et aussi au fait que la récolte de 1930 se trouva être bonne que le régime qui avait frôlé l'abîme dut de tenir bon. C'est ainsi, dans le mensonge et la violence, la vantardise et le reniement, qu'en moins de trois ans, une Russie capitaliste nû 2 surgit de l'U.R.S.S. de la NEP, sous la poigne de fer de Staline, fossoyeur du bolchevisme. La crise sans précédents de 1929-30 qui succède à tant d'autres épreuves, la profondeur des antagonismes sociaux que «la disparition de la bourgeoisie» n'atténue en rien, mais que l'isolement national exaspère, tout cela l'a marquée pour longtemps d'une empreinte sinistre, mais originale, et c'est pourquoi, sous le masque du socialisme, elle en aura pour un demi-siècle encore à déconcerter et parfois terrifier le monde.

 

La Russie capitaliste n° 2

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Pour dire les choses en peu de mots, nous partirons d'une bonne formulation de la thèse adverse qui est à l'exact opposé de la juste appréciation marxiste du tournant de 1927-30 et de la Russie contemporaine: «La lutte entre la ville et la campagne, le conflit entre les deux révolutions furent le problème majeur de... l'U.R.S.S. et cela pendant près de vingt ans, jusqu'en 1940... Lénine, dans ses dernières années, essaya de trouver à ce conflit une solution pacifique en instaurant la NEP. En 1927-28, la NEP se solda par un échec. Staline, alors, voulut résoudre le conflit par la force... Il consomma ce faisant la rupture entre la révolution socialiste et la révolution bourgeoise, il abattit définitivement cette dernière» (140).

Dans cette thèse, le stalinisme représenterait le courant qui, n'hésitant pas à frapper les koulaks et la petite-bourgeoisie rurale, aurait transformé la révolution socialiste impure de Russie en révolution purement socialiste. Quant à la gauche et la droite, elles n'auraient constitué qu'une seule grande aile droite par rapport au stalinisme, en s'opposant par pacifisme et démocratisme à l'émancipation de la révolution socialiste, des entraves dans lesquelles l'emprisonnaient les rapports de production hérités de la révolution démocratique bourgeoise, c'est-à-dire la prédominance de la petite-agriculture parcellaire improductive. On souffre de voir de pareilles contre-vérités diffusées dans un public sans défense comme quintessence de la pensée marxiste.

Il suffit de comparer la «constitution» de 1918 et celle de 1936 pour constater que le parti qui, détenant le pouvoir, a capitulé devant la révolution démocratique-bourgeoise, n'est pas le parti bolchevique de 1917-29, mais le parti stalinien qui se survit jusque dans le parti gouvernemental de la Russie de 1968! La première, à la différence de toutes les constitutions historiques, ne proclame aucun de ces droits personnels (propriété et sécurité) qui caractérisent l'ère bourgeoise, mais que la pratique capitaliste foule sans cesse aux pieds, non plus qu'aucune espèce de «droits personnels» nouveaux. Elle proclame au contraire hautement son but socialiste, incompatible on seulement avec la survivance d'une classe de petits agriculteurs, mais même avec l'existence d'une classe de coopérateurs assurés à vie de la jouissance du sol et livrant leurs produits à la société par l'intermédiaire du marché: la suppression totale de la division de la société en classes. Dans cette «constitution», la nationalisation de la terre assortie d'une transmission de parcelles (sans indemnité aux propriétaires dépossédés) aux travailleurs, n'est pas mensongèrement présentée comme une socialisation de la terre, mais comme une mesure juridique justifiée par le fait que cette socialisation était le but final, un but qui n'est atteint que lorsque aucun obstacle (pas plus la propriété coopérative que la petite-propriété parcellaire ou la propriété capitaliste) n'empêche l'ensemble de la société de disposer sans détours de la production agricole. Avec la constitution de 1936, tout change: la coopérative reçoit la terre en «jouissance perpétuelle et gratuite» et la propriété coopérative est proclamée «la seule correcte en régime socialiste»! Il n'y est plus d'abolition des classes au mode de production et de vie distincts et contrastants: le complexe constitué par la coopérative et la station de machines et tracteurs appartenant à l'État et «échangeant» ses services contre les denrées agricoles est défini comme un système socialiste achevé. Parallèlement, l'opposition de classe entre le prolétariat et la paysannerie-propriétaire engagée dans une contestation perpétuelle avec l'État au lieu de se dissoudre dans la société est totalement niée: l'égalité des droits politiques et de vote (audacieusement niée dans la déclaration de 1918 qui attribuait 4 voix à l'ouvrier pour une au paysan) est rétablie. Le nouveau régime est officiellement défini comme une démocratie politique, alors que l'ancien se proclamait sans hésitation comme une dictature du prolétariat qui n'avait conclu avec les paysans un pacte de non-violence que pour cette raison évidente que la violence est l'accoucheuse, et non la mère du progrès, qui repose sur l'accroissement des forces productives. Ces nouveautés anti-socialistes seront entièrement confirmées en 1953 lorsque, dans ses Problèmes économiques du socialisme, Staline s'insurgera contre ceux qui voudraient traiter la propriété kolkhosienne, pilier du régime, comme l'avait été la propriété capitaliste en 1917 (et en 1929) et qu'il proclamera contre toute évidence qu'étant une propriété populaire, elle est aussi une propriété socialiste, stupidité qui revient à dire que le pouvoir d'une entreprise (et à la limite de la totalité d'entre elles) de disposer de ses produits équivaut au pouvoir de la société tout entière d'en disposer, à la condition toutefois qu'elle n'emploie pas officiellement de salariés (!). A une «révolution socialiste» ainsi faite, il ne manque, si on examine sereinement les faits, qu'une seule chose pour constituer une capitulation totale devant la «révolution démocratique-bourgeoise»: c'est de renoncer à tempérer l'anarchie productive par le despotisme de l'État. Tout le monde sait qu'elle s'en garda bien, qu'elle porta au contraire la contrainte étatique à de telles hauteurs que la bourgeoisie mondiale envia à Staline son pouvoir, et qu'elle la haussa même au rang d'un facteur de production éternel dans la mesure ou elle présentait comme éternelle la forme sacrée de la propriété kolkhosienne. Cela ne doit pas abuser: ou a-t-on jamais vu les pouvoirs qui se sont érigés sur la base créée par la révolution démocratique-bourgeoise en respecter les espoirs et les naïves illusions?

L'unique «fondement» de la construction qui présente l'ère stalinienne comme l'ère de la révolution communiste pure (et qui résiste moins encore à l'examen politique qu'à tout autre (141)) est donné par le fait que la guerre civile qui a mis fin à l'ère bolchevique n'a pas été, comme les bolcheviks l'avaient redouté, la guerre de la campagne contre la ville, mais bien celle de la ville contre la campagne. Considérez cela, nous dit la thèse renégate, ajoutez-y le fait que, sous des formes économiques et non plus militaires, cette «guerre» s'est poursuivie jusqu'en 1940 (??? la logique voudrait: jusqu'en 1956, c'est-à-dire jusqu'aux réformes khrouchtcheviennes!), n'oubliez surtout pas la propriété étatique des entreprises industrielles et la planification, et vous aurez l'image fidèle d'une révolution purement communiste. Il y avait là de quoi flatter la méfiance et l'hostilité archi-justifiées du prolétariat contre la paysannerie-propriétaire, indubitablement; le malheur, c'est que la lutte de la ville contre la campagne, bien loin de caractériser en propre le communisme, est aussi vieille que la civilisation elle-même! Elle continue sans doute sous la dictature du prolétariat, dans la phase de transition au socialisme, mais il se trouve que c'est précisément alors et seulement alors qu'elle perd ses caractéristiques millénaires d'oppression économique, morale et intellectuelle de la campagne par la ville, pour se transformer en abolition progressive de la séparation entre la ville et la campagne. Sans doute le prolétariat peut-il et doit-il exercer sa contrainte de classe sur les classes petites propriétaires des campagnes. Sans doute peut-il être amené (comme ce fut le cas pendant la guerre civile en Russie) à leur faire quelque violence. Ce que le prolétariat ne peut ni ne pourra jamais faire, à aucun stade de sa lutte (même pas au niveau très bas ou il était contraint de la conduire en Russie), c'est s'émanciper en opprimant et pressurant d'autres classes, en les rivant à leur misère de classes-propriétaires. La politique léninienne n'a jamais péché ni par «pacifisme», ni par «démocratisme»(!): elle était seulement conforme à cette essence du socialisme; et le socialisme n'est rien s'il n'est le processus même de l'émancipation prolétarienne, qui, au rebours de l'émancipation bourgeoise, n'est pas l'instauration du règne éternel d'une classe sur les autres, mais leur dissolution à toutes dans l'harmonie d'une société sans classes. Quoique prétendant réaliser le «socialisme dans un seul pays» (142), la politique stalinienne ne mérite donc même plus d'être considérée comme une continuation de la politique de «construction de ses bases matérielles» qui, bien qu'infiniment plus modeste dans ses prétentions, méritait, elle, pleinement la caractéristique de prolétarienne et de communiste. Que l'on considère les rapports qui ont prévalu entre ville et campagne ou la situation du prolétariat dans la société russe, toute son histoire économique après 1929 démontre que la Russie est désormais dominée par une nouvelle accumulation primitive du capital que l'État-propriétaire planifie dans les voies que les exigences de la grandeur impérialiste de l'U.R.S.S. lui imposent; dans cette œuvre, les seuls obstacles qu'il ait à écarter sont les humbles besoins des masses non seulement ouvrières, mais dans une certaine mesure également paysannes, et si le cynisme capitaliste et les traditions séculaires de la duperie et de l'oppression de classe y suffisent, cela ne l'empêche pas de prendre les postures héroïques d'une lutte à mort contre un ennemi puissant et redoutable!

La démonstration commence évidemment par l'examen des résultats économiques de la «collectivisation forcée» réalisée, comme on a vu, avec l'aide de la manœuvre de grande envergure appelée «renforcement de la lutte de classe à la campagne» et «dékoulakisation». Staline lui-même a évalué à 400 millions de roubles (!) la valeur des biens des koulaks transférés aux kolkhoses et dont une bonne partie fut certainement gaspillée dans la confusion qui suivit: cela prouve l'inanité économique de la mesure (143) aux fins d'une élévation quelconque de la productivité de l'agriculture russe sous-équipée. Par contre, quelques années plus tard, il avouera lui-même la destruction de ressources économiques provoquée par l'opération, comme nous l'avons vu plus haut. Quant à la récolte, alors qu'elle aurait atteint 835 millions de quintaux en 1930, elle tombait à 700 seulement en 1931 (contre 801 en 1913, sous le tsar), plus bas encore en 1932-1933 où sévit dans les campagnes la terrible «faim de Staline» qui fit des millions de morts, comme celle des Indes infiniment plus arriérées et en plus en pleine «révolution» soit-disant «purement communiste»! Ce beau résultat n'est heureusement pas à porter au passif de la lutte de classe du prolétariat moderne, mais à celui de l'archaïque «lutte de classe au village» tendant à rétablir l'égalité des petits producteurs dans la jouissance de la terre et de ses produits au détriment des intérêts généraux de la société et du développement des forces productives (144). Staline n'entendait bien entendu pas mettre l'État au service des utopiques aspirations égalitaires des petits paysans; mais s'il s'était tant soit peu préoccupé de le maintenir au service d'exigences socialistes, jamais il n'aurait tenté de ressusciter et d'encourager au village un anticapitalisme d'essence réactionnaire (145) qui non seulement ne devait apporter au prolétariat que souffrances et privations nouvelles par ses effets sur le ravitaillement urbain, mais aussi frayer la voie à un modus vivendi entre ville et campagne constituant une double insulte à la mission émancipatrice du prolétariat: en drainant le maximum de valeurs des campagnes vers les villes par la politique de bas prix agricoles (justement condamnée par Boukharine) d'une part et, d'autre part, en rivant les paysans à la barbarie de la micro-production familiale puisque, dans la nouvelle organisation de l'Agriculture qui, en quatre ans de convulsions inouïes, se dégagea du chaos de 1930, on leur concédait en manière de compensation au pillage étatique la libre propriété de parcelles dont l'importance économique ira croissant. Tel fut le kolkhose dans lequel, pour toutes les raisons que nous venons de voir, on doit bien reconnaître, avec la brillante gauche marxiste italienne d'où est né le parti communiste international, «la véritable capitulation du glorieux bolchevisme» dans le domaine économico-social.

La portée de cette politique se limite à fournir, peu importe comment, leur pitance à des villes vers lesquelles l'industrialisation accélérée qui en est à ses débuts va drainer une main-d'œuvre croissante: comment y voir la moindre trace de «communisme» puisqu'à tous les stades, même les plus reculés, de la civilisation, les régimes les plus divers ont eu à veiller à l'alimentation des cités? C'est si peu une œuvre prolétarienne qu'à peu près au moment où se déchaîne la «chasse aux sorcières» de la dékoulakisation, le pouvoir déclenche une offensive parallèle contre les ouvriers. Les faits sont connus (146): «Au cœur de la bataille contre les droitiers de Moscou, le 19 octobre 1928, le Comité Central a adopté un texte définissant une nouvelle politique industrielle. «Du fait de notre retard technique, il nous est impossible de développer l'industrie à un taux tel que non seulement elle ne reste pas en arrière des pays capitalistes, mais les rejoigne et les dépasse sans la mise en œuvre de tous les moyens et de toutes les forces du pays, sans une grande persévérance et une discipline de fer dans les rangs prolétariens»». Les hésitations de certaines couches de la classe ouvrière et de certains secteurs du parti sont qualifiées de «fuite devant les difficultés». Le Conseil de l'économie s'attaque au projet de plan quinquennal pour l'industrie. Le choc est inévitable avec le second bastion des droitiers, les syndicats que préside Tomsky. (Tomsky, social-démocrate en 1904, puis Bolchevik, forçat politique sous le tsarisme, membre du C.C. à partir de 1919, du B.P. à partir de 1922, président du Conseil central des syndicats de 1917 à 29, a beau avoir été traité de trade-unioniste par Trotsky, c'était un vieux militant révolutionnaire, soit dit en passant!) «Tomsky est bien décidé à conserver aux syndicats leur fonction générale de défense des intérêts ouvriers..., élément indispensable à ses yeux de l'organisation soviétique. Or, la nouvelle politique réduit le rôle des syndicats à la seule lutte pour l'augmentation des rendements et de la production. Dès juin, le Comité central a critiqué de nombreux «abus bureaucratiques» dans la direction des syndicats et appelé le parti a intervenir dans les syndicats pour les «corriger» par-dessus la tête de Tomsky. «La Pravda» reproche (aux droitiers des syndicats) de se refuser à l'autocritique et de ne pas mobiliser les masses pour la construction socialiste. Au Congrès panrusse des syndicats, fin décembre, Tomsky admet quelques insuffisances, mais propose de renouveler les efforts pour faire augmenter l'ensemble des salaires ouvriers. Cependant la fraction communiste (N.D.R., c'est-à-dire la fraction stalinienne dans les syndicats) présente une résolution... réclamant une industrialisation accélérée et rejetant le point de vue «purement ouvrier»(N.D.R.: sic!) sur les syndicats dont la tâche est de mobiliser les masses pour surmonter les difficultés de la période de reconstruction. Elle est votée à une écrasante majorité. Ce désaveu de Tomsky est suivi de l'élection parmi les nouveaux dirigeants de cinq membres importants de l'appareil du parti. La droite est bien battue». Il est bien clair que, dans cette phase, les vieilles distinctions entre «droite» et «centre» ont perdu toute signification: il n'y a plus rien à droite du centre (tout à l'opposé de la thèse de Deutscher) et la faible défense du syndicat par Tomsky ne doit pas être dédaignée comme une manifestation de «corporatisme ouvrier», mais reconnue pour une résistance (malheureusement dérisoirement faible) à l'écrasement de la classe ouvrière russe par le capitalisme d'État à déguisement «socialiste».

Une fois démontré qu'en 1927-29, la classe ouvrière russe a subi une défaite non seulement politique, mais économique, et que ce n'est donc pas elle qui a remporté la victoire tant vantée sur la bourgeoisie et la micro-bourgeoisie rurales, il est aisé de comprendre que la politique paysanne du stalinisme n'est finalement qu'une forme exacerbée de l'oppression économique qu'en tous temps et tous lieux le capital a fait plus ou moins peser sur les petits producteurs. Cette exacerbation s'explique sans qu'il soit besoin d'invoquer on ne sait quelle essence particulière du pouvoir stalinien, et encore moins les «idées fausses» de Staline sur le socialisme. Sa source réside dans le fait que le phénomène pourtant classique (du moins dans les pays de peuplement ancien) de déséquilibre entre industrie capitaliste et agriculture petite-bourgeoise avait atteint en Russie un degré probablement jamais observé, et ceci en raison du retard de la révolution bourgeoise d'une part, et d'autre part, de l'expulsion de l'URSS du marché mondial. Si la politique paysanne du stalinisme ne ressemble guère à celle des pouvoirs qui, dans le passé, avaient eux aussi hérités des conditions d'une révolution démocratique, ce n'est pas parce qu'elle obéit à des impératifs de classe non bourgeois, mais parce que la situation à laquelle elle répond est originale, puisqu'elle se résume en somme en un conflit entre le XXme siècle et le «moyen-âge» non pas entre continents éloignés, mais au sein du même pays!

Si le stalinisme a bien entendu spéculé sur le prétendu «radicalisme» de sa politique paysanne, c'est pourtant surtout sur l'existence de la propriété étatique des moyens de production industriels et sur l'existence d'une planification centrale qu'il a fondé sa démagogie socialiste; beaucoup plus libéraux à l'égard des campagnes et beaucoup plus prudents en ce qui concerne l'utilité économique de l'intervention de l'État dans tous les actes de la production et de la circulation, les post-staliniens continuent à défendre le dogme sacré selon lequel propriété étatique des «principaux» moyens de production et socialisme sont une seule et même chose. En dépit du funeste crédit qu'elle a trouvé dans la classe ouvrière, cette thèse est inconsistante. La formule de propriété étatique définit une forme juridique, non un rapport économique de production et elle ne nous apprend surtout absolument rien sur la direction dans laquelle s'effectue le développement. Du fait même qu'ils ne se sont pas fait faute de mettre périodiquement en accusation les cadres des entreprises d'État pour sabotage, concussion ou abus de pouvoir, les staliniens ont eux-mêmes clairement suggéré que le remplacement d'employés salariés de sociétés anonymes par des salariés de l'État n'était pour rien dans les vertus socialistes par eux attribués à la nationalisation, lesquelles devaient au contraire être imputées au contrôle vigilant du parti. La démarche «théorique» du révisionnisme moscoutaire consiste donc à renvoyer en apparence l'objecteur potentiel du domaine incertain et mouvant de la politique aux solides réalités de l'économie («oui, bien des erreurs ont été commises, mais il reste la propriété d'État indubitablement socialiste»), alors qu'en réalité on le tient toujours enfermé dans un unique et même axiome politique insoutenable: le contrôle du parti est un contrôle prolétarien et socialiste. Les staliniens ont prétendu introduire des rapports entièrement nouveaux entre les hommes dans les cadres d'une économie qui restait fondée sur le salariat et présentait toutes les autres caractéristiques du capitalisme: double aspect de valeur d'usage et de valeur d'échange des produits, c'est-à-dire caractère mercantile de la production - métamorphoses du capital marchandises en capital argent et inversement. Or sur cette base, les seuls rapports possibles étaient non pas la coopération universelle, mais la concurrence générale de tous les intérêts: concurrence entre les entreprises d'État, tenues de réaliser le plan, pour se procurer les matières premières indispensables, mais insuffisantes, ainsi que la main-d'œuvre; concurrence entre l'État et ses co-traitants, qu'ils fussent les kolkhoses paysans ou les «organisations» adjudicataires de mille travaux divers de «construction et de montage»; concurrence entre la ville et la campagne. Sous prétexte que la lutte syndicale (qui est l'expression de la concurrence entre salariés et employeurs) lui était interdite, la classe ouvrière, théoriquement pilier du régime, pouvait-elle rester en dehors de toute cette fermentation bourgeoise qui démentait si officiellement le mythe officiel de la rédemption socialiste des Soviétiques sur la base du salariat et de l'échange? Évidemment non. Le dur besoin l'y précipitait au contraire avec autant de force que n'importe quelle autre couche sociale, et aucune tradition de classe ne la retenait plus sur cette pente, depuis qu'elle était formée en majeure partie de paysans fraîchement débarqués aux habitudes profondément individualistes (147). Elle luttait donc, elle aussi, mais de façon souterraine et dans les formes les plus primitives, allant de la complète inertie productive et de la détérioration des instruments de production au vol généralisé des «biens de l'État» tout comme la paysannerie.

Ici, la question de savoir si le parti au pouvoir est révolutionnaire et prolétarien ou non ne se pose pas: ce qu'il faut, c'est nier carrément non pas, bien entendu, toute influence de l'État sur l'économie, mais toute possibilité d'imposer un contrôle social à un mode de production qui ne l'est pas, soit parce que le travail parcellaire et la propriété de groupes sociaux particuliers règnent encore sur un immense secteur économique, soit parce que même là où le travail associé existe - comme dans l'industrie - le caractère antagonique résultant de la persistance du salariat et de l'organisation par entreprises l'emporte de loin sur le caractère social de l'économie comme c'est toujours le cas du capitalisme. Trotsky qui avait pourtant bataillé plus que personne en faveur de la «planification» et de l'extension des attributions de son organe, le Gosplan (148) a magnifiquement réfuté cette prétention du parti stalinien de vaincre effectivement l'anarchie mercantile et donc de réaliser un contrôle effectif de l'économie simplement parce qu'il faisait cyniquement abstraction des besoins vitaux des masses dans ses «plans», les subordonnant à l'accroissement quantitatif pour l'accroissement quantitatif: «S'il existait un cerveau universel, décrit par la fantaisie intellectuelle de Laplace, un cerveau enregistrant en même temps tous les processus de la nature et de la société, mesurant la dynamique de leur mouvement, prévoyant les résultats de leur action, un tel cerveau pourrait évidemment construire a priori un plan économique définitif et sans aucune faute, en commençant par calculer les hectares de fourrage et en finissant par les boutons de gilet. En vérité, la bureaucratie se figure souvent que c'est elle principalement qui a un tel cerveau... En réalité, la bureaucratie se trompe foncièrement... Dans ses facultés créatrices (149), elle est contrainte de s'appuyer en réalité sur les proportions (ou plutôt les disproportions) héritées de la Russie capitaliste, présentement sur la structure des nations capitalistes contemporaines, et enfin sur l'expérience des succès et des fautes de l'économie soviétique elle-même.

«Mais même une juste combinaison de tous ces éléments ne peut permettre que de créer l'armature non terminée du plan (150)...Les processus de la construction économique n'évoluent pas encore pour l'instant dans une société sans classes. Les problèmes de la répartition du revenu national constituent la charnière centrale du plan (NDR. Non bien entendu du plan stalinien, mais de ce que serait un «plan» subordonné aux intérêts immédiats et finaux du prolétariat). Ils s'infiltrent à travers les luttes des classes et des groupes sociaux, y compris les différentes couches du prolétariat lui même. Les problèmes économiques et sociaux les plus importants: la balance de ce que l'industrie reçoit de l'économie agraire et de ce que cette dernière lui donne; le rapport entre l'accumulation et la consommation, entre le fonds du capital de base et le fonds des salaires; la régularisation des différentes catégories du travail (ouvriers qualifiés et non qualifiés, travailleurs occasionnels, spécialistes, bureaucratie dirigeante); enfin la répartition de ce revenu national qui se produit au village entre les différentes couches de la paysannerie - tous ces problèmes, par leur seule existence ne peuvent admettre (de) décisions a priori...». Pour Trotsky, il ne peut être question d'une «mise à l'écart des disproportions en quelques années (cela est de l'utopie), mais (de) leur amoindrissement et par là même (de) la simplification des bases de la dictature du prolétariat (151) jusqu'au moment où les nouvelles victoires de la révolution élargiront l'arène de la planification socialiste et reconstruiront son système (souligné par nous)» (Problèmes économiques de l'URSS, Prinkipo, 1932).

La phraséologie officielle est aux antipodes de ces considérations marxistes: l'article II de la Constitution de 1936 ne craint pas de faire cette affirmation saugrenue, splendide expression du volontarisme stalinien: «La vie économique de l'URSS est déterminée et dirigée par le plan d'État de l'économie nationale». Il est bien clair qu'en réalité elle est déterminée par le développement des forces productives, les rapports de classe et la situation mondiale; quant au pouvoir de direction du plan, il est évidemment en raison inverse des réactions de défense sociale que la politique économique du pouvoir suscite dans les différentes couches de la population, la réalité se moquant bien des articles de foi constitutionnels. Quant à la planification stalinienne, elle est aux antipodes des préoccupations de classe qui éclatent dans le texte de Trotsky; quand les héritiers de Staline viendront «en reconstruire le système» à leur façon à partir de 1956 (en lieu et place, hélas! des «victoires révolutionnaires» qui tardent toujours), ce ne sera pas du tout parce que la nature économico-sociale de leurs préoccupations aura changé, mais simplement parce que l'URSS sera arrivée à un stade différent du développement de ses forces productives, producteurs y compris.

Parmi tous les chiffres économiques qu'on pourrait citer, il n'en est pas qui traduisent de façon plus frappante le triomphe absolu des impératifs capitalistes sur les exigences ne disons pas socialistes, mais simplement prolétariennes, que le tableau de l'évolution comparée de la production industrielle dans le secteur A (biens de production) et le secteur B (biens de consommation) (152), les chiffres de chacune des colonnes établissant le rapport de la production d'ensemble de l'industrie, de celle du secteur A et de celle du secteur B de diverses années avec ce qu'elles étaient dans la Russie capitaliste en 1913; cette valeur est conventionnellement égalée à 100 dans les trois cas, non (bien entendu!) parce que les valeurs absolues étaient les mêmes pour les trois rubrique, mais parce que ce ne sont pas les valeurs absolues qui importent, mais seulement les accroissements:

 

 

Dont

Années

Ensemble de la production industrielle

Secteur A

(biens de production)

Secteur B

(biens de consommation)

1913

100

100

100

1917

71

81

67

1921

31

29

33

1940

852

1 554

497

1945

782

1 744

295

1958

3 662

8 332

1 379

1964

6 182

14 207

2 023

Même le lecteur le plus malhabile à la lecture des indices peut constater une chose bien simple: quand les faux «socialistes» de Russie invitent les foules à admirer leurs «réalisations grandioses», le fait que leur production industrielle a augmenté 62 fois entre 1943 et 1964, ils suggèrent bien entendu que l'amélioration du sort des masses prolétariennes et paysannes a été énorme, sans rapport avec ce qu'on a pu constater en Occident. En réalité, la production de biens consommables d'origine industrielle ne s'est accru que de façon infiniment plus modeste: de 20 fois globalement et, compte tenu du fait que la population russe est passée de 159 millions à 208 millions entre 1913 et 1958, de 12 fois seulement par tête d'habitant. Pour une population dont le niveau de vie était incomparablement plus bas qu'en Europe en 1913, c'est un résultat des plus, modestes. Que constate-t-on par contre en ce qui concerne les moyens de production et les armements du secteur A, impropres par définition à la consommation au sens habituel du terme? Leur production s'est accrue de 141 fois globalement, de 113 fois seulement par tête, ce qui reste un chiffre considérable. Qu'est-ce que cela signifie? Que sous Staline, la puissance nationale de la Russie s'est spectaculairement accrue, sans que le sort de sa population (principalement de son prolétariat, bien entendu (153) se soit notablement amélioré. C'est là une éclatante confirmation de la thèse marxiste selon laquelle grandeur nationale et intérêts prolétariens sont non pas conciliables, mais antagoniques, si bien que le socialisme dans un seul pays est une utopie réactionnaire. Pour échapper à ces conclusions, l'hypocrisie pro-moscoutaire argue généralement que le socialisme ne se réduit pas, tant s'en faut, à l'augmentation de la consommation individuelle et il insinue même que c'est plutôt le capitalisme qui gonfle artificiellement la consommation des masses en leur créant, par tous les moyens dont il dispose, des besoins souvent absurdes ou même malsains dans le seul but d'ouvrir au capital de nouveaux champs d'accumulation! C'est vrai, dans une certaine mesure (154), mais cela vient comme un cheveu sur la soupe quand il s'agit de rendre compte non tant de l'évolution de la consommation en elle-même, mais du contraste frappant qui l'oppose au mouvement de la production du capital matériel.

C'est là un contraste typiquement capitaliste qui révèle que dans ce mode de production, à l'inverse de ce qui s'est toujours vérifié dans les modes antérieurs, et de ce qui se vérifiera à nouveau dans le socialisme, la production des biens consommables n'est pas le but, mais une simple condition de l'activité économique. La masse des produits du secteur B constitue bien pour les entreprises de ce secteur un capital-marchandises dont la vente permet de réaliser tout comme un autre un profit. Pour l'ensemble de la société capitaliste il en va tout autrement: les biens d'usage qui sortent du circuit économique au moment précis où ils sont consommés n'apparaissent pas comme du capital, mais comme du revenu, puisqu'ils s'échangent soit contre des salaires, soit contre la fraction de la plus-value que la classe dominante consacre a sa consommation personnelle. Pour l'État bourgeois, le véritable capital, à l'échelle du pays tout entier, est constitué par les biens de production, c'est-à-dire l'ensemble des installations industrielles, de leurs machines et des matières premières qu'on y «consomme productivement» comme ils disent. C'est l'accroissement de ce capital matériel (qui est non seulement la source apparente de tout le profit que l'économie nationale produit en un an, mais la base de sa puissance économique et militaire dans le monde) qui intéresse par excellence le capitalisme. La consommation au sens propre est jugée «improductive»; elle n'est considérée que comme un moyen qui en vaut un autre pour faire des affaires et réaliser du profit d'une part, et d'autre part comme une condition sans laquelle les ouvriers ne pourraient plus travailler (le tableau ci-dessus ne comprend que les biens de consommation d'origine industrielle, mais il est clair que la majeure partie de la production agricole rentre dans le secteur B) et où, totalement désabusés de l'existence, les capitalistes eux-mêmes ne seraient plus poussés à investir. Il est bien clair que ce n'est pas dans le but charitable de fournir les ouvriers et les autres travailleurs en biens de toutes sortes que d'année en année le capital croit et s'accumule, comme suffisent à le prouver les lamentations provoquées par une grève générale pour l'augmentation des salaires échangeables contre des biens consommables, ou même par le dangereux «échauffement» ou «emballement» provoqué par une demande trop forte: mais ce n'est pas davantage (quoiqu'en disent des opportunistes imbéciles) dans le but plus plausible, mais par trop étriqué, de permettre à une poignée de grands bourgeois de mener une vie de nababs! Bref, il appartenait au capitalisme de renverser sur la tête la subordination de la production aux exigences de la vie des hommes, aussi vieille que la civilisation elle-même, et de créer une civilisation nouvelle dans laquelle la vie des hommes est jusque dans ses moindres détails subordonnée aux exigences de la production.

Si ce contraste se présente dans l'économie russe probablement avec plus de netteté encore que dans tout autre, ce n'est pas seulement parce qu'étant partie d'un niveau très bas, il lui fallait bien se doter d'un capital de base, chose que jamais les marxistes n'ont niée, comme on a vu: c'est parce que le parti au pouvoir a eu le «courage» de pratiquer une politique capitaliste sans concession aucune aux «vaines illusions» des masses naïves s'imaginant que la production est faite pour l'homme et non l'homme pour la production et à plus forte raison aux objections «sentimentales et social-démocrates» des révolutionnaires qui soutenaient que telle était également la conviction qui distingue le socialisme prolétarien; mais si jusqu'au lendemain de la seconde guerre mondiale du moins, il a pu faire montre d'une pareille intransigeance, c'est uniquement qu'un rapport exceptionnel des forces de classes, se neutralisant l'une l'autre, le lui a permis, ainsi que son isolement mondial, et non par une vertu propre aux institutions soviétiques! «Le problème du choix économique en URSS», avoue le spécialiste de l'économie soviétique Bettelheim qui voit en elle un socialisme, «n'est nullement résolu par le seul maniement des instruments de la planification»: en d'autres termes, le choix économique relève d'une politique que les «instruments de la planification» permettent d'appliquer, mais qui est déterminée par des considérations de classe et non par le fait de la nationalisation, comme le prétendent les imbéciles. C'est bien ce que nous disons. C'est la suggestion capitaliste de la grandeur nationale qui, même en l'absence d'une classe capitaliste repérable, s'est imposée au pouvoir stalinien et post-stalinien et l'a poussé à opter pour la prédominance absolue de l'industrie lourde, credo auquel les «libéralisateurs» d'aujourd'hui ne sont pas près de renoncer, quelles que soient les petites réformes qu'ils introduisent dans la gestion administrative de l'économie. L' «instrument de planification» qui lui permet par excellence de faire prévaloir effectivement ce choix, c'est l'impôt sur le chiffre d'affaires des entreprises d'État et coopératives que les économistes soviétiques appellent «une des méthodes les plus importantes de répartition de l'accumulation socialiste (sic) et d'action financière sur l'économie socialiste». Cet impôt dont le taux varie selon les branches d'activité (155) et la situation des établissements est une des principales sources avec l'impôt sur les bénéfices (qui varie, lui, de 10 à 80 % des bénéfices considérés) du financement budgétaire des entreprises, lequel se combine avec l'auto-financement de celles-ci dans des proportions variables pour assurer les investissements de capitaux nécessaires. Peut-être peut-on admettre que sans l'élimination des groupes plus ou moins autonomes et rivaux qui constituaient la classe capitaliste urbaine renversée en Octobre, jamais l'État n'aurait été en mesure d'assurer un drainage aussi systématique et rigoureux des ressources de l'industrie de consommation vers l'industrie du secteur A en les taxant très lourdement sans qu'elles puissent pour autant cesser leurs activités socialement indispensables, mais politiquement secondaires aux yeux du pouvoir néo-capitaliste. Mais si la dépersonnalisation a réellement constitué un «avantage», celui-ci a joué uniquement en faveur de l'accumulation capitaliste la plus virulente et non pas en faveur du prolétariat, pour ne rien dire du socialisme qui, comme nous l'avons amplement démontré, n'avait jamais été au programme immédiat des bolcheviks et qui commence précisément quand cessent les questions de financement et de subventions, de transferts de valeur et de politique économique, qui appartiennent soit à une phase très inférieure dans la transition vers la société nouvelle, soit comme dans le cas de la Russie d'après 1929 à la transition vers l'impérialisme moderne (156).

En ce qui concerne l'évolution de la production agricole qui constitue la partie essentielle du secteur B (biens de consommation) puisque c'est d'elle que dépend l'alimentation, nous ne pouvons présenter un tableau comparable au précédent, mais nous disposons par contre d'un graphique établi selon des données de source soviétique (157) qui est suffisamment éloquent: tandis que la courbe de la production industrielle marque à partir de 1921 une ascension continue, avec seulement un palier et une chute, entre 1940 et 1945, la courbe de la production agricole a une allure presque horizontale avec des oscillations au-dessus de l'indice 100, mais nettement au-dessous de l'indice 200, jusqu'en 1953-54, et une chute correspondante à celle de l'industrie, mais au-dessous de l'indice 100, pendant les années de guerre, pour des raisons évidentes. Nous disposons par contre d'un tableau des rendements moyens à l'hectare de diverses cultures qui fait apparaître le bilan agricole de la Russie capitaliste numéro 2 comme plus lamentable encore que celui de son industrie de biens de consommation.

 

Rendements moyens en quintaux à l'hectare

 

1903-1913

1938-1940

1949-1953

1954-1958

Céréales

6,9

7,7

7,7

9,2

Betteraves à sucre

150

135

150

174

Pommes de terre

78

71

89

90

Coton brut

13

12,1

15,4

-

Pour apprécier correctement ces résultats en ce qui concerne les céréales, il faut les comparer avec ceux d'autres pays à agriculture extensive et au climat continental: aux U.S.A., les rendements qui étaient de 9,9 quintaux à l'hectare en 1909-13 sont passés à 13 quintaux en 1954-56: au Canada, de 11,2 quintaux à 13,7 quintaux: l'augmentation russe est à peu près dans les même proportions, mais plus faible; pour les betteraves sucrières et les pommes de terre, les rendements sont encore plus nettement inférieurs à ceux des pays dont le milieu naturel présente des analogies. L'écart grandit encore si l'on considère le rendement des animaux, et en particulier des vaches laitières. Quant à l'évolution du cheptel par tête d'habitant, elle marque une nette aggravation de la situation alimentaire du pays, sauf en ce qui concerne... la viande de porc:

 

Indice du cheptel par tête d'habitants (158)

 

1916

1960

Variations en %

Bovins

100

82

- 18 %

Vaches

100

77

- 23 %

Moutons et chèvres

100

98

- 2 %

Porcs

100

163

+ 63 %

Une autre considération capitale pour achever le tableau de l'agriculture de la Russie capitaliste N° 2 est celle de l'évolution qualitative des cultures qui nous est donnée par le tableau suivant, toujours de source russe:

 

Structure de la surface ensemencée de 1913 à 1959
(en pourcentages de la surface totale)

Année

Surface totale

Céréales

Cultures industrielles

Légumes et pommes de terre

Cultures fourragères

1913

100 %

89,9 %

4,3 %

3,6 %

2 %

1940

100 %

73,5 %

7,8 %

6,7 %

12 %

1953

100 %

67,9 %

7,3 %

6,6 %

18,2 %

1956

100 %

66 %

6,7 %

6,1 %

21,2 %

1959

100 %

61 %

6,3 %

5,9 %

26,8 %

Ce tableau montre que la Russie n'est toujours pas sortie de la «phase céréalière» de l'agriculture qui caractérise les sociétés pré-capitalistes et les premiers stades du capitalisme. En introduisant, dans la seconde moitié du XXme siècle, les cultures fourragères, la Russie contemporaine amorce avec cent cinquante ans de retard la révolution agricole commencée vers la fin du XVIIIme siècle en Europe (159).

Quelle est la signification de toutes ces données qui sont bien connues et que la pensée bourgeoise la plus triviale inscrit bien entendu au passif du communisme? En ce qui concerne le contraste entre les deux courbes, industrielle et agricole, (et quand nous disons industrielle, c'est vrai même pour l'industrie des biens de consommation dont les résultats sont pourtant tout autres que brillants), elle est précisément caractéristique de la phase historique du capitalisme ne serait-ce que pour une raison évidente: le nombre de rotations possibles du capital en une année est très supérieur dans l'industrie à ce qu'il est dans l'agriculture qui obéit au rythme naturel des saisons; or l'accélération des rotations du capital est précisément un moyen de combattre la chute du taux de profit qui accompagne le progrès technique; sauf dans les pays peuplés par immigration, comme les USA ou l'Australie, où les besoins en produits agricoles ont augmenté à un rythme accéléré et où la petite propriété paysanne ne faisait pas obstacle au développement d'une grande agriculture capitaliste, le capital a par conséquent toujours préféré se placer dans l'industrie plutôt que dans l'agriculture; les besoins alimentaires étant par ailleurs beaucoup moins «élastiques» que les besoins en produits industriels divers, l'agriculture est restée, en dépit de la concentration des terres et de la mécanisation progressive, un secteur de production petit-bourgeois, la tendance la plus récente allant vers la disparition des salariés agricoles et l'exploitation familiale de superficies de plus en plus grandes à l'aide de machines, alors que de toute évidence le nombre absolu des salariés croit dans l'industrie. Le retard de l'agriculture sur l'industrie russe ne présente donc aucun mystère: il est parfaitement conforme aux lois du mode capitaliste de production; aussi bien est-ce plutôt à propos de son retard par rapport à l'agriculture des pays avancés que le «communisme» est mis en accusation. C'est un fait que l'agriculture russe a connu une certaine concentration, qu'elle ne ressemble donc plus à la misérable agriculture parcellaire de 1927-28 dont le poids écrasant sur la ville a provoqué la défaite du parti prolétarien et l'offensive grand-capitaliste de l'ère stalinienne: à quoi donc imputer pareille stagnation? Les adversaires du communisme accusent bien entendu le «collectivisme». L'explication ne vaut rien: s'il y a «collectivisme» en URSS, il existe aussi bien dans l'industrie que dans l'agriculture: comment expliquerait-il alors le retard spécifique de celle-ci? Le fond réactionnaire de cette thèse vulgaire, mais répandue, apparaît alors clairement: ce qu'on veut insinuer, c'est que c'est folie de vouloir organiser le travail agricole selon des principes valables seulement dans l'industrie (travail associé et division des tâches, à ne pas confondre avec la division sociale du travail). Si cela était vrai, on devrait faire son deuil de tous espoirs communistes, étant donné que, dans la suppression de l'actuel antagonisme entre ville et campagne, travail agricole et travail industriel, jamais on n'arrivera à une société travaillant selon un plan commun et où toute différence de classe aura disparu, or, cela n'est pas vrai, car si l'on compare les kolkhoses (unités mixtes, à secteur coopératif et privés) et les sovkhoses (entreprises agricoles à salariat et organisation de type industriel), on note que ce sont les seconds qui ont le meilleur rendement. Du rapport de Khrouchtchev au CC du parti gouvernemental du 5 décembre 1958, il ressort que les dépenses de travail dans les kolkhoses, par unité de production, étaient supérieures à celles des sovkhoses des valeurs suivantes:

Régions

Grain

Lait

Zone des terres noires

2,4

1,3

Région de la Volga

2,6

1,4

Caucase du Nord

3

1,4

Sibérie Occidentale

2,2

1,2

Kazakhie

2,2

1,1

Ce qui est en cause, c'est donc le kolkhose, forme dominante aujourd'hui de l'agriculture soviétique et les rapports que l'État industrialiste entretient avec lui.

La comparaison entre investissements industriels et investissements agricoles et l'étude de l'évolution du pourcentage de l'investissement de l'État dans l'agriculture sont particulièrement suggestives. En empruntant à Bettelheim deux séries de chiffres comparables, puisqu'elles sont de la même source, on trouve les pourcentages suivants qui sont certainement trop forts, d'autres sources donnant des chiffres bien plus élevés pour les investissements dans l'industrie, sans malheureusement rien dire sur ceux qui ont été effectués dans l'agriculture; nous indiquons à droite les pourcentages qu'on obtient en utilisant d'une part la série de Bettelheim pour l'agriculture et, d'autre part, l'autre série pour les investissements industriels: la vérité doit se situer entre les deux (160) mais il est à noter que la courbe est la même.

 

Investissements en millions de roubles au prix de l'année courante

Années

Industrie

Agriculture

% de l'investissement agricole

dans l'investissement total

1928

1 880

379

16,7 %

-

1929

2 615

840

24,9 %

9,9 %

1930

4 115

2 590

38,3 %

12,1 %

1931

7 407

3 645

32,9 %

16,5 %

1932

10 431

3 820

26,8 %

15 %

1933

8 864

3 900

30,6 %

17,8 %

1934

10 624

4 661

30,4 %

16,4 %

1935

11 880

4 983

29,5 %

15,1 %

1936

13 956

2 633

15,8 %

7,2 %

1937

13 928

2 614

15,8 %

6,4 %

1938

-

1 600

-

3,7 %

1940

-

1 300

-

2,9 %

De ce tableau (qui fait pourtant la part belle aux staliniens dont il souligne de façon certainement exagérée l'effort pour équiper une agriculture d'un niveau misérable) il résulte néanmoins de façon claire que l'agriculture est restée la parente pauvre, même pendant les années de crise aiguë 1930-35 où la fourniture de machines et d'engrais aux kolkhoses en voie de constitution (161) était une nécessité vitale pour la survie du régime; il apparaît tout aussi nettement qu'à peine le danger écarté, l'État s'est empressé de reporter une fraction plus grande de ses ressources sur l'industrie, l'industrie lourde en particulier, comme nous l'avons vu: on voit alors, à partir de 1936, le pourcentage des investissement agricole tomber au niveau bien médiocre de 15,8 %, moins encore en 1939 et 1940 pour lesquelles la série des chiffres de la première colonne s'interrompt, mais que nous avons en accroissement. Pour l'après-guerre, on en est réduit aux conjectures: après les énormes destructions du conflit, le IVme Plan prévoyait un investissement de 19,9 milliards seulement pour les années 1945-1950, soit 3,3 milliards par an. Si l'on considère que, de source soviétique, les investissements du IVme Plan ont été ceux que nous indiquons ci-dessous, le pourcentage de l'investissement agricole serait tombé à 7,7 % en 1945 et même à 3,6 % en 1950!

 

Investissements du IVme Plan (milliards de roubles)

Années 

Industrie

Agriculture

% de l'investissement agricole

1945

39,2

3,3

7,7

1946

46,8

3,3

6,8

1947

50,8

3,3

6,4

1948

62,1

3,3

5,3

1949

76

3,3

4,3

1950

90,8

3,3

3,6

En 1960, dans ses Paysans soviétiques, Chombart de Lauwe affirme: «l'ensemble des investissements réalisés dans l'agriculture au cours des cinq premiers plans quinquennaux et même jusqu'en 1956, a été de 13 à 15 pour cent des investissements totaux dans l'économie nationale» (162). Si grand était le souci que l'État soi-disant «ouvrier» eut de l'alimentation des travailleurs urbains...

Non seulement une telle politique d'investissement est de caractère strictement capitaliste, puisqu'elle exalte la production industrielle au détriment de la production agricole, mais elle constitue la racine économique de la préférence accordée par le régime stalinien à la forme mixte, coopérative privée du kolkhose, sur la forme plus évoluée de la ferme d'État ou sovkhose. Il est bien clair, en effet, que pour pouvoir généraliser la forme sovkhosienne dans les années qui précédèrent la guerre (ou dans la période de reconstruction des années 1945-50), l'État aurait dû continuer à augmenter ses investissements directs dans l'agriculture au lieu de les laisser tomber aux pourcentages insignifiants que nous leur voyons de 1936 à 1940 et de 1945 à 1950 et qui ne s'amélioreront pas, tout au contraire, à l'ère khrouchtchevienne, comme nous le verrons plus loin. Il aurait eu à affronter en outre un ennemi autrement imposant que le petit prolétariat industriel des villes en la personne de l'énorme prolétariat rural en lequel se seraient transformés les petits producteurs qui déjà en tant que petits-bourgeois individualistes qu'ils restaient dans les kolkhoses ne laissèrent pas d'effrayer le pouvoir à partir du moment où, par suite de la «collectivisation» forcée, ils se retrouvèrent moins dispersés qu'auparavant (163). Enfin, la généralisation du sovkhose n'aurait pas été compatible avec le maintien de la surpopulation agricole relative qui se vérifie dans le kolkhose, grâce précisément à la tolérance envers la petite exploitation parcellaire qu'il abrite; elle aurait «libéré» plus de main-d'œuvre que ne pouvait en absorber immédiatement l'industrie, même en plein essor, et créé du même coup le risque de graves mouvements sociaux alors que le système kolkhosien permettait de maintenir, dans l'agriculture, une quantité de main-d'œuvre certainement supérieure aux besoins normaux de grandes exploitations motorisées; mais, pour le pouvoir, il était avantageux de pouvoir prélever sur cette population excédentaire les suppléments de main-d'œuvre industrielle au fur et à mesure des besoins. En Russie comme ailleurs, ce sont donc les exigences du développement capitaliste qui, sous une forme il est vrai originale, ont empêché la liquidation de l'archaïsme de la petite production dans les campagnes. Or, sa persistance plus ou moins camouflée, tout en n'étant elle-même qu'une conséquence, a joué son rôle propre dans la faiblesse de l'augmentation des rendements agricoles russes. Aux investissements parcimonieux s'ajoute en effet une utilisation déplorable du capital disponible qui correspond à l'indifférence du petit-bourgeois kolkhosien à l'égard des intérêts généraux de la société et surtout à son incapacité technique de producteur parcellaire dont la «révolution culturelle» (alphabétisation, envois de spécialistes de toute sorte dans les kolkhoses) n'est probablement pas encore venue à bout aujourd'hui.

La concentration des terres réalisée dans la Russie capitaliste N°2 ne fait que mieux ressortir l'incroyable vitalité du secteur parcellaire de l'agriculture kolkhosienne que l'opportunisme stalinien des années 1934-35 protégea comme un simple «auxiliaire» du kolkhose (qu'il fallait bien tolérer en compensation des exigences draconiennes qu'il se préparait à présenter à la paysannerie comme au prolétariat), sans prévoir qu'il allait devenir un parasite insatiable qui sucerait sans relâche la main-d'œuvre dont, même mécanisée, la ferme collective avait besoin. Entre 1928 (date de la création de la première station de machines et tracteurs) et 1959, la dimension moyenne des kolkhoses est passée de 33 hectares et de 13 feux à 5.800 hectares (dont 2.400 ha ensemencées) et 300 feux (164); dans le kolkhose de 13 feux, les parcelles individuelles autorisées allant de 0,25 à 0,70 ha en principe, mais atteignant 3 à 6 ha avec les terres fourragères, la surface totale exploitée en privé par les familles paysannes membres du kolkhose pouvait atteindre de 39 à 78 ha contre les 33 ha moyens de la ferme collective, c'est-à-dire de 54 à 70 % de la surface totale appartenant aux kolkhoses. Avec la même tolérance, la terre exploitée en privé passe à des surfaces comprises entre 900 et 1.800 ha dans le kolkhose de 300 feux de 1958, ce qui, face aux 3.200 ha moyens de la ferme collective ne représente plus que les 21 à 36 % du total. Pour une agriculture soi-disant «collectivisées», c'est encore beaucoup!

Beaucoup trop, si l'on songe au «gaspillage barbare» de travail - et en particulier de travail féminin - qu'un pareil mode de production implique, et qui est en contradiction cruelle avec les buts d'émancipation de toute la masse travailleuse sous la direction du prolétariat que le bolchevisme n'avait cessé de viser. Beaucoup trop également, quand on sait que, bien loin de jouer un faible rôle dans l'économie agricole de la Russie, les exploitations familiales des kolkhosiens détenaient 54 % des surfaces consacrées à la culture de la pomme de terre et des légumes en 1957 et qu'elles possédaient en 1959, 41 % des bovins, 57 % des vaches, 36 % des porcs, 26 % des ovins, fournissant en 1958 la moitié de la production de viande et de lait de l'URSS (165).

Il est inutile de souligner l'impudence du pouvoir soviétique qui, après avoir abusivement assimilé socialisme et économie étatique (choses tout à fait incompatibles, comme nous l'avons déjà vu, l'économie n'ayant de caractère étatique que dans la phase de transition au socialisme caractérisée par la dictature du prolétariat), osa soutenir que l'économie d'après 1920-30 était pleinement socialiste, alors qu'elle abritait comme un cancer un secteur privé aussi considérable dans l'agriculture, pour ne rien dire de la situation réelle de l'industrie, que nous examinerons plus utilement quand nous en viendrons aux réformes khrouchtchevienne et post- khrouchtcheviennes. La seule question qui se pose est de savoir pour quelles raisons l'archaïque production familiale a manifesté en URSS une telle vitalité. A elle seule, la tolérance gouvernementale n'explique pas grand chose, pas plus d'ailleurs que «l'instinct de propriété» de la petite-paysannerie: en France, où le gouvernement n'a aucune prétention socialiste et où la «tolérance» à l'égard des petits-paysans va de soi, il est probable que leur économie a reculé dans des proportions bien plus grandes qu'en Russie au cours des dernières 15 ou 20 années; quant à «l'instinct de propriété», il n'a rien d'inhérent à la «nature humaine» (même paysanne) contrairement à ce qu'affirment les serviteurs de la bourgeoisie, mais il est une simple réaction de défense des individus (évidemment attachés au premier chef à leur propre conservation physique) dans toutes les sociétés qui vouent à l'esclavage, à la déchéance, voire à la mort ceux qui ne possèdent pas de capital ou simplement de réserves: la dictature du prolétariat viendra à bout d'un tel «instinct» sinon aisément, du moins à coup sûr en substituant à la misérable et illusoire «garantie» de la propriété individuelle une garantie sociale et collective autrement plus haute et efficace! Le secret de la fossilisation du pseudo-socialisme russe dans des formes privées bien inférieures encore à celles que l'on observe dans les pays les plus avancés d'Occident est donc ailleurs et il réside, comme on s'en doute, dans les rapports économiques existant entre État industrialiste et paysannerie kolkhosienne, question qui n'est pas épuisée par l'étude de sa politique d'investissement.

Déjà en 1928, Trotsky notait que les comptes entre État soviétique et paysannerie russe étaient si embrouillés que bien malin aurait été celui qui aurait pu établir si oui ou non l'État était le propriétaire effectif de la rente foncière qui lui revenait de droit (c'est-à-dire du point de vue purement juridique) en tant que propriétaire théorique du sol: jusqu'à la semi-capitulation khrouchtchevienne, on peut dire que les rapports entre l'État stalinien et la paysannerie sont restés ceux d'une lutte acharnée, qui se déroula derrière le paravent protecteur de la «démocratie ouvrière et paysanne» tout comme celle des classes bourgeoises contre le prolétariat se déroule derrière la façade beaucoup plus vermoulue de la démocratie parlementaire dans les pays occidentaux; et l'enjeu de cette lutte fut précisément la rente, c'est-à-dire le produit agricole excédant la consommation directe des paysans, par nature incontrôlable.

Dans l'agriculture, la soi-disant planification dont les admirateurs du «socialisme russe» ont toujours la bouche si pleine ne concerne pas la production elle-même, ou plutôt ne la concerne que de façon très indirecte: ses limites sont celles des investissements de capitaux de l'État dans l'agriculture dont nous avons vu combien elles sont étroites; à cela, il convient d'ajouter l'intervention répétée du pouvoir pour empêcher que les kolkhoses ne répartissent tout le produit en argent résultant de la vente à bas prix de leurs produits entre leurs membres, au lieu de conserver et d'accroître le «fonds indivisible» prescrit par la loi et qui devait constituer le capital d'exercice de la coopérative. On voit donc qu'en matière de production, toute la «planification» se réduit finalement à encourager une accumulation privée de capital par les coopératives kolkhosiennes qui déchargera l'État de la douloureuse obligation de détourner une partie de ses ressources de l'industrie lourde vers l'agriculture: c'est donc tout le contraire d'une planification socialiste visant au contraire à réduire le secteur des initiatives privées, et du même coup le contraire d'une planification tout court puisque, par définition, les initiatives privées sont incontrôlables et imprévisibles.

Si «planification» il y a, elle n'intervient qu'au stade de la collecte des produits qu'elle organise sur la base d'un système compliqué de livraisons obligatoires à l'État: on ne trouve pas là l'élément de prévision sans lequel il n'est pas possible de parler de plan, mais seulement une contrainte qui ne s'exerce nullement en faveur du prolétariat urbain, mais en faveur de l'industrialisme capitaliste d'État, et encore selon les données empiriques d'une «longue pratique»: les quantités exigibles de chaque république, région ou district sont fixées par des «normes» répondant à la localisation existante des productions et à leur rendement traditionnel en fonction du climat et des capacités locales de production; il n'est pas question d'intervenir directement sur ces éléments: on en tient compte, un point c'est tout, quitte à modifier la répartition des contingents de livraisons entre les régions ou les exploitations quand cette modification se produit d'elle-même et devient évidente: belle «planification»!

Il n'existe pas moins de cinq circuits commerciaux distincts des produits agricoles, du moins jusqu'à la réforme de 1958. Ils sont les suivants (166):

«Circuit en nature n°1: Les kolkhoses livrent une partie de leur production en nature aux Stations de machines et tracteurs (entreprises industrielles étatiques desservant plusieurs kolkhoses) qui la remettent à l'État. En contrepartie, l'État fait fonctionner la SMT qui travaille pour le kolkhose. Théoriquement la livraison de produits par le kolkhose équivaut aux services rendus par la SMT». En réalité qu'en est-il? Il en va de cet «échange» prétendument «socialiste» comme de tout échange: c'est à qui roulera le partenaire; tout est question de rapport de force; l'État «planificateur» prétend bien entendu remporter à tout coup, chose peu vraisemblable; mais le kolkhose jaloux de son autonomie, tout en se plaignant amèrement de la tyrannie de l'État, le prétend tout autant: ô harmonies «socialistes»!

«Circuit n°2: le kolkhose doit s'acquitter de ses livraisons obligatoires à l'État; les produits sont payés au kolkhose à un prix très faible et revendus à un prix beaucoup plus élevé au consommateur; l'État fait donc un bénéfice important». On se souvient à ce sujet de ce que disait Lénine: en Russie avant la révolution le commerce capitaliste n'assurait la liaison entre ville et campagne qu'en grugeant et en volant, mais enfin il rassurait; nous, communistes, nous ne pouvons malheureusement pas assurer cette liaison autrement que par le commerce à l'état actuel des choses, mais nous devons l'assurer par un commerce à l'européenne, un commerce moderne et non pas le commerce primitif, usuraire des anciens spéculateurs. Qu'a fait l'État stalinien? il n'a pas détruit ce vieux commerce qui dépouillait les producteurs du plus clair de leur produit: il l'a pris en main, il l'a lui-même pratiqué. Il est devenu l'usurier et le spéculateur en chef, et la seule chose qui dissimule cette réalité à tous les gogos qui croient au «socialisme dans un seul pays», c'est que ce fut au service de l'industrialisation accélérée de la Russie: belle «dictature du prolétariat»!

«Circuit n°3: Le kolkhose souscrit, notamment pour les cultures industrielles, des contrats avec l'État; l'État paie la somme convenue et livre au kolkhose les moyens de production (engrais ou semences) précisés dans le contrat. Le prix de vente du produit agricole au public étant supérieur au prix d'achat au kolkhose, l'État réalise également un bénéfice sur cette opération». Notons que le «contrat», comme l'échange, est aux antipodes du socialisme, puisqu'il suppose l'existence d'unités économiques indépendantes et rivales.

«Circuit n°4: L'état peut acheter une partie de la production du kolkhose à des prix fixés, mais beaucoup plus élevés que ceux des livraisons obligatoires. Le kolkhose n'étant pas obligé de livrer, les prix se rapprochent de ceux du marché kolkhosien.»

«Circuit n°5: Lorsque le kolkhose a satisfait à ses obligations à l'égard de la SMT et de l'État, il peut directement vendre au public sur le marché kolkhosien le reste de sa production. Les prix sont (ici) le résultat de la confrontation entre l'offre et la demande; ils sont très avantageux pour le kolkhose, mais les transactions ne portent que sur de petites quantités.»

Tout le secret de la survivance de l'économie parcellaire est là. En théorie, le membre du kolkhose est un «coopérateur» qui, en plus du salaire calculé sur les «journées-travail» qu'il a fournies, touche sa quote part du bénéfice du kolkhose; mais en pratique, les prélèvements de l'État sont tellement importants en volume et les prix qu'il paye sont si bas (inférieurs aux prix de marché, et même, pour les livraisons obligatoires, aux prix de revient) qu'une fois déduit le «fonds indivisible» (c'est-à-dire la part du revenu en argent destiné à la capitalisation, à laquelle l'État veille jalousement, pour les raisons que nous avons vues), il ne reste plus rien à partager entre les membres du kolkhose (167), dont le caractère est plus patronal que coopératif finalement; le kolkhosien ne touche qu'un maigre salaire, un salaire qui dans les kolkhoses retardataires ou des régions pauvres est probablement encore inférieur à celui des ouvriers urbains, tous les observateurs notant une infériorité marquée du niveau de vie à la campagne par rapport à celui de la ville. «En vendant au marché kolkhosien quelques tonnes de légumes en provenance de l'exploitation auxiliaire, le paysan obtient, avec un petit nombre d'heures de travail, un revenu plus élevé que celui versé par le kolkhose pour toute l'année» (168). En 1958, le revenu que son micro-commerce lui procure s'élève encore en moyenne à 50 % de son revenu total. Il ne faut donc pas s'étonner si pendant longtemps le commerce kolkhosien est alimenté en majeure partie par les kolkhosiens et non par les kolkhoses (169): le travail que le paysan soviétique effectue sur sa parcelle a la même source que le «travail noir» de l'ouvrier mal payé, et tant que les conditions qui l'ont engendré subsistent, il est aussi indéracinable que lui. Même si, par absurde, l'État avait voulu l'interdire (mais il n'a eu garde de le faire, pas plus que le petit patron mauvais payeur n'interdira jamais à son ouvrier des travaux supplémentaires plus ou moins illicites qui l'aident à supporter son sort), cela serait resté sans effet: on ne supprime pas la petite production par décret constitutionnel; elle ne disparaît que quand elle est devenue économiquement absurde, ce qui se produit déjà dans les capitalismes plus évolués que celui de la Russie, qui de ce fait se trouvent économiquement et socialement plus avancés qu'elle sur la voie allant vers le socialisme, même si politiquement, ils sont tout aussi réactionnaires. Démentant cruellement les mensonges officiels sur le socialisme russe, la petite économie auxiliaire du kolkhose n'a cessé de peser sur son économie «coopérative» dans la mesure où les heures de travail qui lui étaient consacrées étaient (et ne pouvaient être) que volées à cette dernière (170). Le pouvoir soviétique s'est toujours complètement moqué du socialisme: mais il ne pouvait à la longue se moquer du bilan désastreux de son agriculture. Il ne faut donc pas s'étonner si la question agraire est à la racine de l'ultime mutation que la Russie ait subie avec les réformes dites «khrouchtcheviennes», comme elle fut à la racine d'autres tournants effectués dans des conditions toutes différentes: la NEP, la libéralisation de 1925 de la politique agraire, puis le tournant de 1929-30. Il est néanmoins juste de noter que, dans le cadre de la Russie capitaliste numéro 2, cette ultime mutation a affecté bien d'autres choses encore que la politique agricole du gouvernement.

Avec son prolétariat paysan que le pouvoir stalinien n'hésita pas à soumettre à une législation du travail qui n'avait rien à envier à la cruelle législation en vigueur à l'aube du capitalisme dans la patrie de ce mode de production, l'Angleterre; avec ses immenses masses kolkhosiennes que ce même pouvoir flattait, mais maintenait dans la même misère et en outre dans l'abrutissement de la petite-production, la Russie capitaliste N° 2 a traversé victorieusement l'épreuve de la seconde guerre impérialiste, démenti sanglant à la doctrine insensée de l'émancipation du prolétariat et des travailleurs dans le cadre national puisqu'elle coûta 23 millions d'hommes («le capital le plus précieux» de Staline) à la population russe; mais le pays qui sort de la reconstruction de 1947-55 (IV° et V° plans quinquennaux) n'est plus à coup sûr celui de l'époque de l'industrialisation. Les éléments de comparaison manquent avec les années ‰1929-30, c'est-à-dire avec le début de l'offensive de la révolution capitaliste, mais la progression de la population urbaine de 56 millions en 1938 à 61 en 1940, 87 en 1956 et 99,3 en 1958 est déjà passablement éloquente. Du fait que le taux d'accroissement démographique est plus fort à la campagne qu'à la ville, la régression de la population rurale est plus lente que l'accroissement urbain: de 115 millions en 1938, celle-ci passe à 113 millions en 1956 et 109 millions en 1958. Plus intéressante, la composition de la population active, qui révèle une division sociale du travail suffisant à elle seule à ruiner la thèse de l'existence du «socialisme» en Russie (171), permet de caractériser avec précision le stade atteint par le capitalisme russe:

 

Population active: 90.000.000 (45,4 % de la population totale)

Agriculture

42 % (38 millions de personnes) (172)

Industrie

31 % (28 millions de personnes) (173)

Services

23 %

Commerce

5 %

Il s'agit d'un capitalisme adulte puisqu'il a franchi le cap des 50 % de population active occupée dans l'agriculture; mais il s'agit d'un capitalisme encore jeune, le pourcentage des paysans étant encore très élevé (il est de 12% aux USA et de 28 % en France à la même date) et la part des services beaucoup plus faible (27 % contre 51 % aux États-Unis et 35 % en France); quant aux 5 % du commerce (contre 16,5 % aux USA et 13,4 % en France), ils sont à mettre en rapport avec la faible circulation de biens de consommation et non avec un hypothétique socialisme; s'ils correspondent à des «mœurs spartiates», comme le dit un commentateur bourgeois, ce ne sont pas celles d'un régime prolétarien qui dédaignerait à coup sûr le consommationisme effréné et imbécile de la société occidentale, mais celles que l'industrialisme capitaliste stalinien a imposées sans grande peine à une population aux besoins réduits, car elle était peu «civilisée» au moment de la révolution, et au reste protégée contre les convoitises dangereuses par le fameux «rideau de fer» arrêtant non seulement le flux des marchandises étrangères, mais aussi toute information sur le monde extérieur au «paradis socialiste». Tout pauvre qu'il reste, ce pays a une dotation de capacités productives très supérieures à celles de 1928-29: il s'agit non seulement de la mécanisation intense qu'on lit aisément dans les chiffres d'accroissement de la production de l'industrie lourde, non seulement de l'accroissement du nombre d'ouvriers (11590.000 en 1928,; ils doivent être 23-24 millions en 1958 si on tient pour exact le chiffre de 4 à 5 millions de «cadres» et «techniciens» divers de l'industrie), mais aussi des transformations qualitatives qui s'observent toujours à la deuxième génération dans une population urbaine d'origine rurale récente et qui, dans le cas de la Russie, ont été en tout cas suffisantes pour permettre l'abrogation du code du travail féroce en vigueur sous Staline, dû à la nécessité de plier à la discipline industrielle des millions de paysans habitués aux rythmes lents des travaux agricoles traditionnels, «villageois déracinés, citadins récalcitrants, désespérés, anarchiques et impuissants... transportant dans les usines leur individualisme farouche de moujiks» dont le stalinisme sut d'ailleurs parfaitement jouer avec son «vaste système de compétition individuelle, avec bonifications, sursalaires, primes de rendement» ou «émulation stakhanoviste» (174). Par «transformations qualitatives» il faut entendre l'ensemble des conditions qui, de l'alphabétisation à la majeure discipline engendrée par la vie industrielle et urbaine, concourent au moins autant que l'emploi de la machine à l'augmentation de la productivité du travail; elles rentrent dans ces «conditions matérielles du socialisme» que les bolcheviks avaient espéré pouvoir développer en attendant la révolution mondiale sans retomber dans les hontes et les horreurs du capitalisme, mais bien loin de constituer des «conquêtes socialistes» elles n'excèdent pas le cadre de ce progrès bourgeois qui, dans tous les pays, a accompagné le développement industriel, mais qui, à aucune autre époque, ne s'était attiré ce respect servile qu'on voit les pseudo-marxistes d'aujourd'hui lui manifester, à la remorque des Soviétiques.

La première conséquence capitale de ce progrès bourgeois, allié aux conséquences complexes de la guerre, fut qu'il rendit impossible le maintien de ce rideau de fer à l'abri duquel Staline s'imaginait pouvoir résister au mercantilisme capitaliste: plus une économie nationale est développée et plus, du même coup, les besoins de la population y sont grands, plus elle a besoin de l'économie mondiale et moins l'autarcie économique y est tolérable (175).

Cette conséquence qui, en politique, se traduisit par la «doctrine» de la «coexistence pacifique» (depuis longtemps pratiquée sur le plan de classe sinon sur le plan national), se manifesta économiquement par un spectaculaire renversement de l'évolution du commerce mondial de la Russie. Or, quoique les valeurs absolues de ce commerce fussent restées des plus modestes, ce renversement traduisait un courant souterrain qui ne devait plus laisser grand-chose debout du laborieux édifice de mensonges qui constituait le «socialisme» stalinien. En prix évalua en millions de roubles de 1961, tel est le tableau du commerce soviétique: de 1932 à 1945, une chute spectaculaire, avec une décroissance annuelle moyenne de 7 % (le chiffre des importations de 2.514, relevé en 1945, correspond aux livraisons de guerre du prêt et bail); de 1946 à 1961 (nous n'avons pas de chiffres plus récents comparables), une remontée tout aussi spectaculaire, avec une augmentation annuelle moyenne de 15 %:

 

Volume du commerce extérieur de l'U.R.S.S. (en roubles 1961)

Année

Exportations

Importations

Total

1913

1 192

1 078

2 270

1932

451

273

662

1933

389

273

662

1934

328

182

510

1935

288

189

477

1936

244

242

486

1937

295

129

524

1938

230

245

475

1939

104

167

271

1940

240

245

485

1945

243

2 514

2 757

Ici, la vapeur est renversée:

1946

588

692

1 280

1947

694

672

1 364

1948

1 177

1 102

2 279

1949

1 303

1 340

2 643

1950

1 615

2 310

2 925

1951

2 061

1 792

3 853

1952

2 511

2 255

4 766

1953

2 653

2 492

5 145

1954

2 900

2 864

5 764

1955

3 084

2 754

5 838

1956

3 254

3 251

6 505

1957

3 943

3 544

7 487

1958

3 868

3 915

7 783

1959

4 897

4 566

8 463

1960

5 006

5 066

10 072

1961

5 399

5 249

10 648

En liaison avec ce rétablissement des relations commerciales avec l'extérieur, c'est-à-dire avec le marché capitaliste mondial, un curieux changement se produit en Russie à partir de 1956: après un quart de siècle de «socialisme dans un seul pays», on réclame de toutes parts un... «retour à la NEP» l Ce qu'il faut entendre par là est bien clair: il ne s'agit pas du tout d'adoucir la pression que les exigences de l'accumulation du capital exercent sur le prolétariat de Russie (ni même sur sa petite paysannerie) dans une préoccupation de classe; ce temps révolu ne reviendra plus jamais. Il s'agit de rationaliser au sens capitaliste ce processus d'accumulation. Le mot d'ordre: priorité à l'industrie lourde subsiste dans toute sa rigueur, étant donné que l'obligation de «rattraper et dépasser» le pays capitaliste le plus développé (les USA) si on ne veut pas être écrasé économiquement, puis militairement, subsiste aussi. Que ce soit une course perdue d'avance (176) n'est pas du tout un fait suffisant pour inciter la Russie à y renoncer; par contre, sa position d'infériorité, qu'elle sent mortelle, lui dicte son nouveau mot d'ordre: «abaissons les coûts de production!», obsession qui lui dicte toutes les mesures qu'elle prend depuis tantôt dix ans et que l'imbécillité bourgeoise présente comme un «rétablissement du capitalisme» comme si, sous Staline, quoi que ce soit d'autre avait régné que le Capital impersonnel de l'État!

Le fond des critiques de plus en plus amères contre la «vieille planification» et des réformes effectuées tient en peu de mots: tant qu'il s'agissait de doter la Russie d'un appareil de production qui lui manquait totalement, les méthodes centralisatrices, autoritaires et administratives étaient fort bonnes; maintenant, elles sont devenues un obstacle au développement économique. La réforme industrielle de 1957 commence donc par substituer une direction régionale horizontale à la direction nationale verticale: c'est la liquidation de 23 ministères industriels centraux sur 33 et le rattachement des entreprises à des autorités locales: les sovnarkhoses, au nombre de 104 sur tout le territoire. La mesure est parfaitement justifiée du point de vue capitaliste: comment la prétention de l'État Central de contrôler dans le détail l'activité de plus de 200.000 entreprises industrielles et de plus de 100.000 chantiers de construction ne conduirait-elle pas à l'anarchie administrative? Quel est son intérêt économique? Il ne s'agit pas, comme dans le socialisme, d'établir des bilans de ressources et de besoins afin de répartir les tâches sociales en fonction des possibilités et de l'utilité, d'égaliser progressivement les conditions locales, de réduire les déséquilibres. Il s'agit seulement de ne pas freiner la production. Le contrôle central, indispensable dans le socialisme, devient bien une entrave de ce point de vue dès que le nombre des unités de production atteint un certain nombre. Le système des sbyts ces organes administratifs par l'intermédiaire desquels passent obligatoirement toutes les entreprises quand elles veulent entrer en relation entre elles, est ressenti comme particulièrement odieux. Quand le volume de ces relations était encore réduit, que les produits acheminés d'une entreprise à une autre étaient qualitativement peu différenciés, c'était un bon moyen de répartir au mieux les moyens de production existants. Mais, avec l'accroissement du volume des échanges, et surtout la différenciation des besoins des entreprises en ce qui concerne les moyens de production (différenciation ignorée des bureaucrates qui ne savent rien de la technologie sans pour autant tout savoir de l'économie), les sbyts sont le meilleur moyen d'empêcher telle entreprise de se procurer au plus vite telle machine perfectionnée ou rare dont elle a besoin auprès de telle autre qui la produit: les sbyts iront donc rejoindre les ministères centraux au musée du «socialisme dans un seul pays».

Ce n'est pas tout. Ce qu'on reproche aux méthodes autoritaires, c'est leur caractère purement administratif et anti-économique: elles faisaient trop appel à l'obéissance aux chefs hiérarchiques, pas assez à la recherche d'une rationalité économique comprise au sens capitaliste de la rentabilité, non de l'ensemble de l'économie nationale, mais de chaque unité prise séparément. Le système de va et vient des plans du centre planificateur aux entreprises et des entreprises au centre planificateur s'est d'abord résolu en un duel entre ces dernières et la direction centrale, les unes cherchant à obtenir le plan le plus facile à exécuter, et l'autre à imposer des objectifs élevés. Non seulement le compromis final n'a rien de «scientifique», mais ce sont les entreprises fonctionnant le mieux qui se sont trouvées pénalisées; ce système a en outre incité les entreprises non pas à employer à fond leurs capacités productives, mais à «stocker» au contraire une partie de celles-ci pour faire face à une éventuelle augmentation des exigences de l'État en cours de réalisation. Soucieuse d'appliquer le plan, voire de le dépasser, les entreprises ne se sont pas préoccupées d'utiliser au mieux les équipements. Que leur gestion ait été bonne ou mauvaise de ce point de vue, cela n'influençait pas l'attribution par l'État des fonds nécessaires à l'élargissement de la production; par ailleurs, les équipements étant financés sur dotation budgétaire sans participation financière directe, tant soit peu importante, des établissements, ceux-ci n'étaient responsables ni de leur accroissement, ni de leur modernisation. Dans ces conditions, même si le principe de la rentabilité des différentes unités économiques n'a cessé d'être réaffirmé, l'unique guide de leur activité réelle, c'est l'obtention des objectifs les plus faciles à atteindre où dont l'exécution et le dépassement assureront le plus d'avantages matériels à la direction. voire au personnel de l'entreprise. En vue d'atteindre cette «rationalité économique» au sens le plus bourgeois du terme, on oblige les kolkhoses à racheter le parc de machines de l'État qui deviendra ainsi un capital coopératif dont ils seront les seuls responsables; on espère ainsi leur inculquer la «saine» habitude de calculer leurs «coûts» et de réaliser des économies par une réduction du gaspillage scandaleux qu'ils faisaient des moyens de production lorsque ceux-ci appartenaient à l'État et que leur préoccupation principale était de produire les quantités de denrées à livrer obligatoirement.

On espère la même chose d'un accroissement de la responsabilité des directeurs des entreprises industrielles. Le couronnement de tout le nouvel édifice réside dans une politique d' «honnêteté des prix», partant de ce principe archi-banal: si les prix fixés par l'État, en particulier pour les produits agricoles, sont systématiquement au-dessous du prix de revient, l'unité productrice n'est pas intéressée a produire à moins de frais, puisqu'elle ne retire aucun profit de ses efforts. Dans le cas du kolkhose, cette absence d'intéressement favorise la petite entreprise auxiliaire aux dépens de l'entreprise collective et entretient notre crise alimentaire, indigne d'un pays civilisé. Bref, de tous côtés, ce ne sont, depuis plus de dix ans, qu'hommages rendus à la «grande œuvre de Staline», en même temps que soupirs de lamentation sur l'archaïsme de ses méthodes et revendication de principes économiques plus «sains» qui se trouvent être les principes du capitalisme le plus classique.

A cette occasion, on voit se reproduire la vieille discussion parfaitement oiseuse sur les «nécessités historiques». De vieux staliniens s'inclinent devant celles-ci la mort dans l'âme, tout en jurant que le socialisme russe reste le socialisme russe. En réalité, du point de vue des nécessités historiques du capitalisme, il ne fait pas de doute que les «principes» qu'ils jettent ainsi par-dessus bord sont réellement périmés. Mais, pour des marxistes et des révolutionnaires, le problème réel qui se pose n'a strictement rien à voir avec la question de savoir si ce sont les staliniens ou leurs critiques qui ont raison, s'il vaut mieux la centralisation ou la décentralisation, l'autorité ou le libéralisme, l'intéressement matériel ou la contrainte. Pour des marxistes et des révolutionnaires, ces débats sont parfaitement insipides parce que la conception authentiquement communiste de la rationalité économique diffère précisément de la rationalité telle que les Soviétiques la conçoivent, exactement comme le socialisme diffère du capitalisme. En d'autres termes, c'est la «nécessité historique» qu'ils incarnent eux-mêmes qui diffère de celle à laquelle obéit le pouvoir soviétique. Au point de vue de cette rationalité, de cette nécessité historique, les critiques post-staliniens du stalinisme font aussi piètre figure que les staliniens eux-mêmes, et peut-être une figure pire encore. Pour dire les choses en peu de mots, la «rationalité» de ces néo-socialistes-dans-un-seul-pays se borne à économiser le capital constant pour retarder et freiner la chute du taux de profit et affronter avantageusement la «compétition pacifique» avec des pays capitalistes plus développés sur le marché mondial. La seule «rationalité» que nous, communistes prolétariens, reconnaissions comme telle, c'est l'abolition du gigantesque gaspillage de travail vivant que pratique tout capitalisme. A la première, il faut le respect de la loi de la valeur, la liberté économique, la concurrence, bref l'anarchie mercantile et le sordide intéressement bourgeois.

A la seconde, il faut la liquidation de cette liberté, de cette concurrence et donc de cette anarchie, la substitution de la loi de l'utilité sociale à la loi de la valeur, de la solidarité à l' «intéressement». C'est la première qui a suscité la monstrueuse doctrine khrouchtchevienne du socialisme mercantile après la non moins monstrueuse doctrine stalinienne du socialisme national. La seconde inspire au petit parti international d'aujourd'hui la défense inconditionnelle des principes internationalistes et anti-mercantilistes que les bolcheviks ne renièrent jamais. La première conduit à une troisième guerre impérialiste. La seconde imposera à la classe ouvrière mondiale la voie de la Révolution et de la Dictature prolétarienne. Quand l'heure en aura à nouveau sonné ce ne sera pas seulement celle de la revanche du glorieux octobre bolchevique, lentement étouffé dans le cadre suffocant des formes capitalistes ressuscitées derrière le paravent du «socialisme national». Ce sera le début d'une émancipation totale, non seulement du prolétariat, mais de toute l'espèce humaine, la fin de la préhistoire barbare à laquelle jamais le Progrès capitaliste et bourgeois ne pourra mettre fin.

 

 



 

(105)  Décrets sur le contrôle ouvrier, sur la nationalisation des banques, sur l'organisation de coopératives de consommation, sur la suspension du paiement des dividendes aux actionnaires des sociétés anonymes, sur l'annulation des emprunts d'État et sur le monopole d'État du commerce extérieur.

(106)  L'indice de la production industrielle étant posé égal à 100 pour l'année 1913, il n'est plus que de 31 en 1921: la production est donc inférieure pour cette dernière année au tiers de ce qu'elle était avant la guerre.

(107)  Il s'agit du Xme Congrès, qui se tint en mars 1921, huit jours avant l'éclatement de la révolte de Cronstadt et sous la menace d'une contre-révolution paysanne.

(108)  Le sens est clair: la base sociale du parti luttant pour le socialisme. La «victoire totale» dont il est question ensuite est tout aussi clairement une victoire politique de ce parti, et non pas... le triomphe de la forme économico-sociale du socialisme... dans la seule Russie, car cela contredirait toutes les affirmations de Lénine sur la nécessité d'une longue lutte pour le capitalisme d'État.

(109)  Source: Bettelheim, L'Économie soviétique.

(110)  Il faut noter ici un point qui n'a eu aucune importance pratique, mais qui revêt une grande signification de principe. En 1921-22, Lénine comptait essentiellement, pour relever l'industrie, sur les concessions, c'est-à-dire la prise à bail d'entreprises soviétiques par le capital étranger sous contrôle bolchevique. Il fut, bien entendu, impossible d'obtenir des «concessions sortables» comme Lénine dut le constater, mais il est significatif que le souci d' «indépendance nationale» et de protectionnisme «socialiste» (terminologie très postérieure et toute stalinienne) était tout à fait étranger non seulement à Lénine, mais à tout le parti au début de la NEP, puisque personne ne songea à combattre cette position audacieuse de Lénine.

(111)  Selon la plate-forme de l'opposition de gauche pour le XVme Congrès qui se tiendra après l'exclusion de Trotsky et de Zinoviev, en décembre 1927, et qui, bien entendu, n'examinera même pas cette plate-forme. La proportion y est chiffrée à 53 pour cent exactement pour l'année 1926.

(112)  Trotsky attachait une telle importance à la question économique qu'il centra tout son effort sur elle, renonçant à toute intervention sur la question géorgienne dans laquelle étaient compromis Staline, Ordjonikidzé et Dzerjinsky, alors que, déjà en proie à la seconde attaque de maladie, Lénine l'avait, le 5 mars, expressément chargé«de défendre la cause géorgienne». De même, alors que Lénine avait annoncé son intention de «lancer une bombe» contre Staline au congrès, s'il pouvait y participer, Trotsky se tait pendant les dénonciations de l'appareil et de la troika Staline - Kamenev - Zinoviev auxquelles se livrent aussi bien Boukharine (qui qualifie de chauvine la politique de Staline à l'égard des nationalités) que Préobrajensky (qui s'en prend au régime intérieur du parti) ou Rakovsky, dénonçant lui aussi la «russification» au nom de la délégation ukrainienne. Contre le désir expressément exprimé de Lénine qui, dans la nuit du 5 au 6 mars, avait envoyé une lettre de rupture à Staline qui, de sa part, en dit long sur le jugement politique qu'il portait sur lui, Trotsky ne s'opposera en rien à la réélection de Staline au secrétariat politique, proclamant la solidarité du bureau politique et du comité central et appelant le parti à la discipline. Il est donc clair que, pour Trotsky, la question de la politique économique est la question capitale en mars 1923; mais il ne prévoit nullement encore la campagne qui ne se déclenchera qu'à l'automne sur sa prétendue «sous-estimation de la paysannerie», et qui est une campagne purement politique à prétextes sociaux!

(113)  L'entrée de Trotsky dans l'opposition en octobre, alors qu'en mars, il fait des efforts désespérés pour apaiser la tension, provoquée dans le parti par la lutte toute parlementaire de la troïka pour le pouvoir, s'explique par les graves événements de l'été. La situation économique s'étant aggravée, les salariés ne sont plus payés; des grèves sauvages éclatent, dans lesquelles des membres du parti qui n'ont pas accepté la NEP interviennent pour en prendre la tête. Il s'agit de Miasnikov et d'une trentaine de membres de son groupe, dit «le Groupe ouvrier» et du vieux Bogdanov et de son groupe «Vérité ouvrière». Ces militants seront exclus mais - chose plus grave - ils auront d'abord été arrêtés par la Guépéou et emprisonnés, ce qui donnera au chef de celle-ci, Dzerjinsky, l'occasion de demander au bureau politique que «chaque membre du parti soit tenu de dénoncer à la Guépéou toute activité d'opposition». A Trotsky qui avait une attitude très réservée à l'égard des appels de l'opposition (et surtout de Préobrajensky et Boukharine) «pour la restauration de la démocratie dans le parti», cette requête révélera une telle «détérioration de la situation à l'intérieur du parti depuis le XIIme Congrès» qu'il rompra sur le champ l'alliance à laquelle il s'était contraint avec Zinoviev - Kamenev - Staline.

(114)  Il s'agit de Molotov et de Mikoyan, qui ironisent lourdement sur les projets de planification de l'industrie pour plusieurs années et reprochent à l'opposition de vouloir faire prévaloir des conceptions bureaucratiques en économie et sacrifier la paysannerie au développement de l'industrie.

(115)  Ces «glavs» étaient les directions économiques centrales édifiées pendant le communisme de guerre et qui géraient autoritairement l'industrie étatique en l'absence de tout échange et de tout marché. Elles furent dissoutes en 1921 en même temps qu'était rétablie la liberté du commerce.

(116)  Dans la période de préparation au XIIme Congrès, c'est Rykov (futur représentant de la droite) qui, tout en constatant que le capital de fondation et de roulement de l'industrie d'État avait continué à diminuer en 1922-23, jugeait néanmoins qu'en 1923, l'industrie d'État devait produire des bènéfices, «espérance optimiste» que Trotsky dit ne pas partager.

(117)  Symptôme alarmant, qui en dit long sur l'état d'épuisement des forces saines du parti, surtout après la défaite précédente d'octobre 1923 en Allemagne, cette défaite provoque le suicide de vieux militants comme Loutovimov et Eugénie Bosch, d'un des secrétaires de Trotsky, Glatzmann, et de plusieurs militants obscurs de l'opposition. De nombreux oppositionnels payent d'une mutation la défense de leurs positions, ce qui intimide les moins trempés, qui se promettent d'être désormais prudents.

(118)  Victoire complétée, en janvier 1925, par l'élimination de Trotsky du commissariat à la guerre, et donc du gouvernement, à laquelle celui-ci se soumit avec une parfaite discipline et sans s'abaisser jamais à une polémique personnelle.

(119)  Chose très difficile à établir, étant donné que les deux courants en lutte dans le parti disent à ce sujet les choses les plus contradictoires, les observateurs étrangers étant pour leur part, tellement frappés par la terrible arriération de l'ensemble de l'agriculture russe que la distinction entre paysans pauvres, moyens et riches (biedniaks, seredniaks et koulaks) leur semble sans grande signification économique, quand ils ne vont pas jusqu'à affirmer que les «koulaks» ne sont qu'une invention d'administrateurs locaux empressés à appliquer les directives du parti (qui, pour des raisons politiques, attache la plus grande importance à la différenciation sociale au sein de la paysannerie), quitte à falsifier les états portant le relevé des effectifs des diverses catégories dans leur secteur.

La supposition n'aurait pas choqué Lénine qui notait à la fin de sa vie: «Notre appareil d'État ne vaut absolument rien» et qui, dès mars 1919, au VIII° Congrès du Parti, remarquait: «les éléments honnêtes parmi les ci-devant fonctionnaires ne sont pas venus travailler avec nous à cause de leurs idées retardataires, tandis que les arrivistes sont dépourvus d'idées, dépourvus d'honnêteté, et ils se jettent vers nous parce que les communistes sont maintenant au pouvoir».

Selon la gauche, en 1925, les véritables bénéficiaires de la NEP auraient été environ 3 à 4 % des paysans; ceux-ci, les koulaks, auraient détenu de façon illicite à cette époque, la moitié des terres ensemencées (cédées par les paysans pauvres ou moyens qui n'avaient pas les moyens de les travailler, ou du moins d'en tirer leur subsistance) et 60 % des machines; 2 % des koulaks les plus riches auraient fourni 60 % des produits jetés sur le marché; ils détiendraient les 3/4 des terres illégalement louées, sur lesquelles ils emploieraient, toujours illégalement, 3 millions et demi de salariés agricoles et plus d'un million et demi de journaliers percevant des salaires inférieurs de 40 % à ceux d'avant-guerre. Ces chiffres cités par Victor Serge dans «Vers l'industrialisation» et repris par P. Broué dans son «Parti bolchevique» sont invérifiables.

(120)  Même Trotsky admettra que c'étaient là des concessions inévitables tout en affinant qu'elles l'étaient devenues par la faute de la «direction» qui avait négligé les efforts indispensables pour une industrialisation plus rapide.

(121)  Par «coopération», les bolcheviks entendent toutes les formes de travail associé de la simple «tovarichtchestvo» (ou société de culture en commun) à l'artel et à la commune, cette coopération n'atteignant le stade du capitalisme d'État que dans le sovkhose. Dans la «tovarichtchestvo», la terre est cultivée en commun, mais le bétail et autres objets restent propriété privée. Dans l'artel, non seulement la terre est cultivée en commun, mais tous les animaux d'exploitation et le bétail destiné à la consommation sont propriété de l'association, et non de ses membres (dans ce sens, le futur kolkhose est au-dessous du niveau de l'artel). Dans la commune, les maisons elles-mêmes, les jardins et les animaux de basse-cour sont propriété de l'association. La répartition du produit est égalitaire et non rapportée à la prestation individuelle réelle de travail: c'est donc une véritable association communiste du point de vue interne, mais ses rapports avec l'extérieur sont mercantiles et bourgeois. Dans le sovkhose, la propriété du capital d'exploitation passe en totalité à l'État et les coopérateurs deviennent de purs salariés.

(122)  Il faut néanmoins relever que, dans son opportunisme foncier, Staline était allé, devant les troubles de Géorgie, jusqu'à proposer la dénationalisation du sol, ce qui aurait signifié la renonciation du pouvoir prolétarien à toute espèce de contrôle ou tentative de contrôle de l'économie agraire et de ses développements. Devant l'opposition unanime de la droite comme de la gauche à une telle position, Staline battit prudemment en retraite, affirmant que seuls des ennemis du pouvoir soviétique avaient pu répandre de tels bruits!

(123)  On sait qu'en 1925, les 900 millions de roubles placés dans le commerce privé rapportaient annuellement 400 millions d'intérêts, évidemment perdus pour le développement des forces productives, dont les nepmen ne se souciaient nullement!

(124)  On se référait en effet à Engels, qui, tout en attaquant vivement les socialistes français qui voulaient «défendre la petite propriété», avait noté que le parti prolétarien n'avait pas à favoriser la ruine de la petite-paysannerie. Cf. Lénine lui-même, dans «Rapport sur l'attitude du prolétariat devant la démocratie petite-bourgeoise» du 27 novembre 1918.

(125)  Elle a été exposée dans un ouvrage en deux volumes, l'Économie Nouvelle, dont seul le premier parut avant la mise hors-la-loi de la gauche, et qui n'a été traduit du russe et connu en Occident que tardivement.

(126)  Le seul fait que ces «autres forces» se soient manifestées prouve néanmoins la justesse de la pensée marxiste de Boukharine, qui n'eut que le malheur de «prévoir» exactement ce qui ne devait se produire qu'un quart de siècle plus tard, mais de ne comprendre qu'à l'ultime minute ce qui se produisait sous ses yeux!

(127)  Elle fut la seule à le faire. Les disciples dégénérés de Trotsky, aussi malheureux en ceci qu'en toutes choses, n'ont réhabilité Boukharine qu'en tant que partisan supposé de la «démocratie prolétarienne». Connaissant d'une part le rôle joué par lui face à la gauche pour qui «démocratie prolétarienne» signifiait «défense du parti», le refus opposé a Trotsky, en 1927 d'un bloc droite-gauche pour assurer enfin cette défense contre le centre, et sachant d'autre part que Boukharine fut très probablement l'auteur de la constitution de 1936, justement dénoncée par Trotsky, on ne peut qu'admirer la puissance aveuglante du préjugé démocratique.

(128)  Compromis avec la paysannerie, mais aussi avec le marché mondial, dans un sens, puisque tout en étant très conscient du fait que la pression de celui-ci imposerait à la Russie l'application de méthodes capitalistes strictes, Lénine avertissait du danger qu'il y aurait à fuir l'épreuve, c'est-à-dire à se replier dans l'autarcie. En 1925, c'est exactement la position léninienne que Boukharine continue à défendre quand il combat les tendances autarciques déjà nettes (les dirigeants d'entreprise exigeaient des tarifs«vraiment protecteurs» pour l'industrie russe, et non purement fiscaux) en même temps qu'il effectue le tournant soi-disant «pro-koulak». Quant à la prétendue «radicalisation» stalinienne, elle rompra avec le marché mondial dans toute la mesure du possible, en même temps qu'elle écrasera les koulaks.

(129)  Jugement d'un observateur américain de la collectivisation forcée, Calvin Hoover, auteur d'un ouvrage sur «La vie économique de la Russie soviétique» (1932) qui répond parfaitement au «bon sens borné» justement dénoncé par Trotsky dans «Leur morale et la nôtre» à propos de la même question, mais qui ne fut malheureusement pas l'apanage d'adversaires du communisme comme C. Hoover, puisque c'est finalement lui qui explique la terrible épidémie d'abjurations qui sévit parmi les communistes russes dans les années 1927-30.

(130)  Il n'y a aucune contradiction entre le fait d'affirmer cela et le fait, pour un courant prolétarien, de refuser de cautionner ou appuyer une telle politique. C'est une des infamies de l'opportunisme que de croire nécessaire de s'incliner devant toute «nécessité historique», une fois celle-ci reconnue. R. Luxembourg notait justement qu'en fait, il y avait toujours deux nécessités historiques en lutte, celle du capitalisme et celle du socialisme et que si «la leur» était souvent la plus forte, elle avait néanmoins «le souffle beaucoup plus court que la nôtre» qui finirait par s'imposer. On peut dédaigner tranquillement l'argument selon lequel si on avoue que le parti marxiste n'aurait pas pu appliquer les «méthodes révolutionnaires» là où Staline les a appliquées, c'est le marxisme lui-même qu'on compromet, en lui reconnaissant une «infériorité» dont précisément Staline s'est débarrassé. Mais le marxisme est la doctrine de la révolution socialiste, non celle de la bonification des pays arriérés, œuvre historique dans laquelle il nous importe fort peu que d'autres courants politiques et sociaux puissent se targuer d'une quelconque «supériorité». La seule véritable trahison du marxisme est précisément de concéder une signification socialiste quelconque à ladite œuvre, qu'il s'agisse de la modernisation de la Russie ou de celle de la Chine, du stalinisme ou du maoïsme.

(131)  Bon observateur de la Russie (où il se trouvait pendant la «collectivisation forcée») et historien objectif, mais politique désastreux et piteux théoricien dès qu'il n'a plus Lénine pour lui mâcher le travail, le Stalino-trotkyste Isaac Deutscher s'écrie quelque part que si une transformation bouleversant en l'espace de quelques années le mode de production de centaines de millions d'hommes n'est pas une «révolution sociale», il ignore ce que peut bien être une révolution sociale. Soit. Le parti communiste international n'a jamais nié la révolution capitaliste accomplie dans la Russie d'après 1927, non plus que sa nécessité historique mais il affirme que la transformation agraire de 1929 - 30 a imprimé un caractère arriéré à cette révolution, même en tant que révolution capitaliste, et il le prouve, les chiffres lamentables du rendement agricole en main, condamnation indiscutable de ce que même un observateur aussi bien disposé à l'égard des Russes que l'économiste Chombard de Lauwe appelle fort justement «l'aberrant kolkhose».

(132)  Boukharine ne sait pas encore, en 1928, que la gauche unifiée et Staline, plus que deux fractions du même parti, constituent deux partis exprimant des intérêts de classe opposés et que lui-même appartient au même parti de classe que la gauche unifiée, et non pas au parti de Staline. C'est donc à Staline qu'il s'adresse, la fraction de Staline qu'il veut convaincre, parce qu'elle lui semble une alliée utile pour empêcher une victoire de la gauche. Ce ne sont pas les conceptions de celle-ci sur la question du parti, ni même sa critique du socialisme dans un seul pays qui dressent Boukharine contre elle, car son propre ralliement à celle-ci n'a jamais été qu'une manœuvre politique, ses convictions scientifiques d'une part, et de l'autre son attitude dans la question de l'autarcie ou non autarcie de l'économie russe excluant qu'il l'ait jamais prise au pied de la lettre et surtout qu'il en ait partagé les implications nationalistes. Ce qui dresse Boukharine contre la gauche - ce qui l'a précisément amené à sa mortelle alliance avec le centrisme stalinien - c'est sa conviction que le triomphe de ses conceptions de politique économique provoquerait une terrible dégénérescence de l'État ouvrier c'est bien en effet ce qui s'est produit avec le tournant de Staline à gauche, mais il est bien clair que si quelqu'un pouvait recueillir quand il en était encore temps l'avertissement, ce n'était pas Staline, chef potentiel du nouveau parti en gestation, mais la gauche bolchevique.

(133)  Éduqués depuis 1921 dans l'idée de l'importance de «l'alliance avec la paysannerie» et depuis 1923 dans la conviction que «l'hostilité contre le moujik» était une déviation trotskyste, les militants et même les fonctionnaires du parti ne prirent pas sans mal le tournant, s'opposant aux mesures d'urgence ou les critiquant. La répression fut impitoyable, ainsi que la «campagne Idéologique» contre eux, mais la fiction de l'unanimité du Bureau politique fut maintenue (avec la complicité de Boukharine, Rykov et Tomski) jusqu'en Janvier 1929. En octobre 1928 encore, en pleine lutte avec Boukharine, Staline eut le front d'affirmer:«Il n'y a pas de droitiers au Bureau politique. Dans le Bureau politique, nous sommes unis et nous le resterons jusqu'au bout». Bien imprudemment, la droite le laisse dire et abandonne ses propres partisans à ses coups: elle juge qu'elle ne doit pas se laisser chasser de la direction avant la chute de Staline qu'elle juge inévitable et qui constituera un moment critique pour la révolution.

(134)  Trotsky, convaincu que la victoire de la droite est définitive, parle de la «dernière phase de Thermidor».

(135)  Boukharine venait seulement d'être publiquement dénoncé.

(136)  Staline insista bien entendu sur le caractère spontané du mouvement kolkhosien et ce fut pour lui l'occasion d'une de ces «théorie» qui sont autant de gifles au marxisme. Dans un article d'août 1930, Problèmes économiques de l'URSS, Trotsky présente ainsi, pour la réfuter, la thèse de Staline: «Pourquoi, demande Staline à ses malheureux auditeurs, chez nous, dans les conditions de nationalisation de la terre, est-il si facile (NDR!) de démontrer la supériorité du kolkhose sur la petite exploitation individuelle? C'est ici que se manifeste la grande valeur révolutionnaire des lois agraires soviétiques qui ont aboli la rente absolue... et ont instauré la rationalisation de la terre». Très content de lui-même, poursuit Trotsky,... Staline allègue (on recommande aux marxistes-agraires - NDE: il s'agit des boukhariniens, auxquels Trotsky veut faire honte de leur alliance avec Staline - de ne pas se jeter des coups d'œil, de ne pas se moucher de confusion et surtout de ne pas cacher sous la table le 3ème Livre du Capital et la théorie de la rente foncière de Marx. Selon Staline, le paysan occidental serait attaché à la terre par la rente absolue et puisque nous avons tué cette bête, le damné pouvoir de la terre sur le paysan... est par le fait même définitivement anéanti... Dans les conditions du marché commercial, la rente foncière constitue la somme des produits que le propriétaire de la terre peut tirer de la totalité des produits de la culture... On ne pourrait parler de la suppression réelle de la rente absolue qu'après la socialisation de la terre sur toute notre planète, c'est-à-dire après le triomphe de la révolution mondiale. Quoi qu'en dise le pauvre Staline, il est impossible, dans le cadre national, non seulement de construire le socialisme, mais même d'abolir la rente absolue... Sur le marché mondial, la rente foncière trouve son expression dans le prix des produits agricoles. Puisque le gouvernement soviétique est exportateur de ces produits, l'État soviétique, armé du monopole du commerce extérieur, se présente sur le marché mondial en tant que propriétaire de la terre... Par conséquent il réalise dans le prix de ces produits la rente foncière qu'il détient. Si au point de vue technique notre agriculture.., était au même niveau que celle des pays capitalistes, la rente absolue aurait pris la forme la plus évidente et la plus marquée précisément chez nous, en U.R.S.S. Si maintenant Staline, au lieu de réaliser la rente absolue sur le marché mondial, se vante de l'avoir abolie, (cela provient) de la faiblesse actuelle de notre exportation, et du caractère irrationnel de notre commerce extérieur, où s'engouffrent sans laisser de traces non seulement la rente absolue, mais aussi beaucoup d'autres choses. Cet aspect de la question, qui n'a pas de rapport direct avec la collectivisation des exploitations paysannes, prouve encore une fois qu'un des traits essentiels de notre philosophie socialiste nationale, c'est l'idéalisation de notre isolement et de notre retard économique». Ainsi, Trotsky réfute l'absurde tentative de Staline de présenter comme un mouvement communiste «un mouvement de collectivisation prenant de grandes proportions, mais très instable et très primitif quant à son contenu». Primitif, ce mouvement l'est en ce qu'il représente - comme nous l'avons noté - une fuite d'une fraction de la paysannerie parcellaire devant une misère tout à fait inconnue en Occident à la même époque. «Si les paysans russes, poursuit Trotsky, se séparent d'une manière relativement facile d'un lot déterminé, ce n'est pas à cause du nouvel argument de Staline qui les aurait libérés de la rente absolue, mais pour les mêmes raisons qui avant la révolution d'Octobre provoquaient les partages périodiques des terres, à savoir l'absence de cette rente différentielle qui est produite dans l'exploitation agricole arrivée à son plus haut degré de rendement, et qui explique précisément l'esprit conservateur du petit-propriétaire occidental dont l'attachement à sa parcelle croit en raison directe de la dépense d'énergie et d'argent fournie tant par lui que par ses ancêtres. Contrairement à ses disciples dégénérés, Trotsky n'a donc en aucune façon idéalisé le mouvement de formation des kolkhoses dont il a au contraire reconnu en marxiste le caractère arriéré.

(137)  Un témoin américain de la «collectivisation accélérée» C.B. Hoover, écrit en 1932: «Pour renforcer le groupe de 25.000 ouvriers formé pour organiser les nouvelles fermes collectives, on engagea par tous les moyens tous les citadins possibles à aller au village. A Moscou, les étudiants des écoles musicales supérieures furent mobilisés pour porter la révolution culturelle aux kolkhoses, on enleva à des cliniques et hôpitaux de Moscou leurs médecins et leurs infirmières pour pourvoir aux besoins des kolkhoses et un nombre toujours plus grand d'instituteurs... des étudiants en agronomie... Les paysans avaient tendance à considérer tous les gens arrivés de la ville comme des agents du gouvernement soviétique... Dans les régions peuplées de minorités nationales, des insurgés tuaient souvent dans leurs incursions tous les Russes, sans considération pour leurs sympathies politiques. Tout citadin envoyé à la campagne dut, pour sauver son existence, devenir un soldat de la cause communiste (N.D.R. Hoover n'est pas un marxiste et ignore tout de «la cause communiste»: il désigne par là l'offensive gouvernementale)... On assassinait de nombreux ouvriers venus des villes pour diriger les kolkhoses. On se transmettait de bouche à oreille les plus effarantes histoires de tortures des ouvriers par les paysans, car le gouvernement ne laissait que rarement paraître ces nouvelles dans la presse... et beaucoup d'histoires de paysans entourant le soir les maisons des ouvriers et y mettant le feu» (La Vie économique de l'U.R.S.S., 1932).

(138)  Hoover note dans l'ouvrage ci-dessus cité: «Il y eut en particulier des soulèvements dans le Caucase septentrional, dans les petites républiques de la fédération caucasienne, au Turkestan et même dans la région de Riazan, à quelques heures de Moscou. Ces révoltes se produisirent en général dans les régions habitées par des minorités nationales où persistait encore la tradition de la liberté défendue les armes à la main et où le sentiment de solidarité nationale n'avait pas permis de gagner les biedniaks à la cause de la collectivisation, mais elles ne furent pas limitées à ces régions».

(139)  Il y aurait eu un cas de refus d'obéissance de l'armée à laquelle ordre avait été donné de tirer sur des foules paysannes. Par ailleurs, Deutscher dépeint le désarroi d'un officier de la GPU rencontré par lui à cette époque en Russie et qui, vieux militant de la guerre civile de 1918-21,«était complètement désespéré par les expériences récentes dans les campagnes», état d'esprit qui ne devait pas être exceptionnel.

(140)  Des milliers de lecteurs auront vu trouver cette définition dans la Révolution inachevée du «marxiste» Isaac Deutscher auquel il faut reconnaître le mérite de formuler dans toute leur pureté les thèses les plus insoutenables de l'opportunisme, en dédaignant tous les secours de démagogie dont elles s'entourent généralement.

(141)  La thèse ci-dessus citée pour les besoins de l'exposé implique que la destruction du parti bolchevique (que seuls les staliniens recuits osent nier) n'a pas signifié une destruction du parti de classe du prolétariat et la perte du pouvoir par cette classe, mais seulement l'élimination du courant jusqu'alors prédominant qui constituait un mélange de communisme et de démocratisme révolutionnaire bourgeois. Ne frémissons pas, et voyons ce que cela entraîne: si cela était vrai, la contre-révolution politique de 1927-29 n'aurait pas, sur le plan du socialisme, une portée plus grande que, sur le plan du capitalisme, n'en eut la substitution de l'Empire bourgeois de Napoléon à la république jacobine (forme politique de la révolution démocratique), après une série de transitions que nous négligerons. Dans les deux cas, tout loisir est laissé à celui qui médite sur l'histoire de trouver ce changement politique «regrettable» mais dans aucun des deux cas, il n'empêche la révolution économico-sociale (la socialiste dans le cas de la Russie stalinienne, la capitaliste dans la France de Napoléon) de se déployer victorieusement; ce qui est vrai de leurs régimes le reste de tous ceux qui leur succèdent, y compris le régime post-stalinien d'aujourd'hui. Mais alors, l'internationalisme révolutionnaire à l'échelle mondiale du parti bolchevique cesse de pouvoir être considéré comme une caractéristique sans laquelle il n'y a plus de parti de classe, c'est-à-dire un principe intangible du programme communiste. Il devient une sorte d'ornement qui parait la république léninienne comme la vertu jacobine parait celle de Robespierre, mais qui était finalement aussi superfétatoire qu'elle! L'effondrement de l'internationale communiste, le discrédit mondial qui s'est abattu sur le communisme, la seconde guerre impérialiste et l'impuissance de la classe ouvrière à y mettre fin, la désorganisation politique qui subsiste un quart de siècle après et qui fait les beaux jours du capitalisme contemporain, tout cela est donc compté pour rien, ou jugé secondaire. On se demande quelle doctrine, aussi conservatrice et traditionaliste qu'on voudra, pourrait bien être plus odieuse que cet affadissement mondain du marxisme révolutionnaire.

(142)  Deutscher confie à ses malheureux lecteurs (qu'aucune tradition de parti et aucune doctrine de classe ne protègent contre ses sophismes puisque le parti de classe est réduit à une quasi-impuissance et que sa propagande ne touche qu'un nombre infime de prolétaires) que l'économiste officiel du régime, Eugène Varga en personne, avouait volontiers en privé, dans les années 30, que la doctrine du «socialisme dans un seul pays» n'était qu'une «doctrine de consolation». C'est évidemment une incitation à conclure que peu importe finalement l'idéalisation, si l'œuvre accomplie a été prolétarienne. C'est compter pour rien le rôle du parti, qui doit éduquer et émanciper, non seulement la classe ouvrière, mais tendanciellement tous les membres de la société, et non pas leurrer et tromper comme l'ont fait tous les autres régimes de classe. C'est compter pour rien l'importance capitale de cette fatale doctrine du socialisme dans un seul pays dans le démantèlement du mouvement international du prolétariat auquel elle a servi à faire accepter les pires tournants politiques. Cette question avait été déjà nettement posée dès 1925 au XIVme Congrès. Boukharine (qui ne fut pourtant jamais un national-communiste) objectait à la gauche de façon opportuniste: «Si l'on veut déclarer aux nouvelles couches de la classe ouvrière que nous édifions le capitalisme d'État au lieu du socialisme, que nous n'arriverons pas à surmonter les difficultés résultant de notre technique défectueuse, et du retard de la révolution mondiale, nous, nous devons répudier et combattre cet état d'esprit». Zinoviev fit cette fière réponse, beaucoup plus nette que bien des pages du grand Trotsky lui-même, mais qui n'est malheureusement pas passée à la postérité: «Les ouvriers n'ont pas besoin d'être bernés par de belles phrases. Ils connaissent parfaitement les côtés forts et les côté faibles de notre économie, principalement de l'industrie d'État. Ils savent parfaitement que nous avons conquis ces entreprises et en avons chassé les exploiteurs... mais ils savent également que leurs fabriques sont liées au marché. Ils voient parfaitement toutes les ombres au tableau et il est inutile de leur dorer la pilule... Il est clair qu'il y a chez nous un capitalisme, et un capitalisme d'État. Il faut dire cela ouvertement aux ouvriers: si nous ne le faisons pas, ils sentiront en nous la fausseté et ils auront raison. C'est une question politique sérieuse sur laquelle on ne peut passer et personne ne réussira de sitôt à réviser le léninisme sur ce terrain». (La Russie vers le socialisme, Librairie de l' «Humanité», 1926, reprint Feltrinelli, p. 136-139).

(143)  L'investissement de l'année 1929 dans l'industrie, pourtant justement lamentablement bas, atteignait 7,6 milliards! Nous ignorons quelle fraction il en aurait fallu pour procurer à l'agriculture les 250.000 tracteurs jugés alors nécessaires, mais les 400 millions de roubles des biens koulaks sont certainement un chiffre dérisoire à côté de celui-là.

(144)  De ce «communisme grossier» et partageux, Marx dit que son essence est l'envie, qui est l'envers et non la négation de la propriété bourgeoise.

(145)  Il suffit, pour s'en convaincre, de comparer les cris hystériques en faveur de «l'extermination» des koulaks (qui, jetés aux bagnes, traqués partout et empêchés de se livrer à aucune espèce d'activité économique, même comme ouvriers, se firent parfois bandits, au témoignage de Trotsky) et les lucides plaidoyers de Lénine en 1921-22 en faveur de la cession à bail d'entreprises russes aux capitalistes étrangers qui éventuellement accepteraient d'y placer leurs capitaux, ses sarcasmes contre les fanfarons qui se vantent de «construire le communisme de leurs mains». L'anticapitalisme de Lénine est au-dessus de tout soupçon: seulement c'est un anticapitalisme prolétarien et moderne non une idéologie socialiste-révolutionnaire.

(146)  Les citations sont empruntées au Parti bolchevique de P. Broué.

(147)  Après 1929, on a affaire à une nouvelle classe ouvrière qui n'a plus rien de commun avec le prolétariat d'octobre, «la merveille de l'histoire» comme le qualifia justement Préobrajensky dans un moment de lyrisme. On ne comprend rien au formidable recul politique et social effectué depuis les années de la guerre civile si on n'a pas ce phénomène de mutation gigantesque bien présent à l'esprit.

(148)  Il est important de noter que Lénine, qui reprochera précisément à Trotsky dans son fameux «Testament» «sa conception trop administrative des choses», résista assez longtemps aux instances de Trotsky pour une extension des pouvoirs du Gosplan. C'est Trotsky lui-même qui, dans sa critique de la planification stalinienne, met en évidence quelles avaient bien pu être les raisons de Lénine: aucune autorité administrative ne peut transcender les conditions économiques réelles et le contrôle socialiste de l'économie sociale ne peut se réaliser par la seule vertu de la volonté. Il est clair non seulement que Boukharine était plus prés de Lénine et du marxisme lorsqu'il combattait les «planificateurs» que Trotsky lui-même, mais que face aux folies du premier plan quinquennal stalinien, la critique de Trotsky reprend la substance de l'argumentation boukharinienne. En fait, comme nous l'avons noté à propos de la polémique de 1932, jamais Trotsky n'attribua à la planification d'État les vertus magiques que lui prêta le stalinisme, et sa lutte ne sortit jamais des bornes du déterminisme marxiste. La critique ci-dessus citée n'a donc pas la signification d'un «tournant» réel.

(149)  L'ironie vise évidemment le volontarisme stalinien qui prétend réaliser par la seule vertu de l'autorité étatique ce contrôle de la société sur sa propre production, qui n'est pas intrinsèquement impossible, contrairement à ce que suggèrent les réformateurs post-staliniens d'aujourd'hui, mais qui suppose la généralisation du travail associé et la cessation de la lutte de tous contre tous sous l'empire du besoin.

(150)  Il est donc clair que Trotsky ne prétend pas que s'il était encore au pouvoir, le bolchevisme réaliserait, lui, le contrôle social de l'économie mercantile. Sa critique dénonce seulement l'illusion que le stalinisme veut créer.

(151)  On sait qu'en 1932, date de l'écrit cité, Trotsky ne reconnaît pas qu'elle a été renversée, ce qui n'enlève rien à la valeur d'une critique visant les vantardises du «socialisme dans un seul pays».

(152)  La production alimentaire fait partie du secteur B. Nous la traitons à part parce qu'elle ne pose pas seulement toutes les questions soulevées par la tableau ci-contre, mais aussi celle de la réaction des kolkhosiens à l'oppression économique du grand capital industriel d'État.

(153)  Fait étrange pour des gens censés avoir «écrasé la révolution démocratique bourgeoise» et développé une révolution «purement communiste», selon l'...audacieuse construction de Deutscher, les Soviétiques ne cachent nullement que la révolution d'Octobre a finalement davantage «profité» matériellement aux paysans dont le niveau de vie se serait accru de 11 % qu'à la classe ouvrière qui doit se contenter de 7 % seulement.

(154)  Le socialisme est autant une rationalisation qu'une augmentation de la consommation et il est surtout une harmonisation de la vie sociale par suite de la disparition des classes aux intérêts divergents; dans sa phase ultime et parasitaire, le capitalisme augmente sans doute la consommation des masses par périodes, mais ces périodes contrastent avec d'autres où, par suite de guerre ou de crise, la consommation elle-même tombe bien bas; il ne faut par ailleurs pas oublier que le capitalisme augmente les besoins plus que la consommation réelle, et que si, dans une certaine mesure, il corrompt les masses ouvrières, les besoins et la consommation de celles-ci se distinguent toujours bien nettement à une même époque des besoins et de la consommation de la haute-bourgeoisie et même des classes moyennes, dans lesquelles le gaspillage sans vergogne est directement lié aux soucis de prestige social. Si on les considère avec les yeux du début du siècle, les besoins actuels des masses ouvrières et leur consommation elle même peuvent bien sembler «bourgeois», mais il n'y a pas grand sens à agir ainsi. Ce qui compte, c'est que leur progrès bourgeois exaspère au lieu d'atténuer l'antagonisme économique, si bien que les ouvriers actuels ne sont pas la copie des bourgeois d'il y a cinquante ans, mais les opprimés et les exploités d'aujourd'hui, avec ou sans voitures, frigidaires et autres bagatelles de cette espèce. Tout autre raisonnement est déjà suspect, mais que dire de l'assimilation canaille entre mécanisation accélérée (qui n'est qu'un aspect du développement des forces productives qui, aux yeux du marxisme, résident essentiellement dans les capacités productives des hommes, que le capitalisme maintient à un bas niveau, par l'abrutissement et la mutilation due à la spécialisation) et socialisme d'une part, et accroissement de la consommation et... capitalisme de l'autre!

(155)  De 33 à 88 % sur la production d'huiles végétales, graisses alimentaires et viande; de 100 % pour le tabac et l'eau-de-vie, ce qui choque moins.

(156)  Celui du tsar, avec sa dépendance semi-coloniale à l'égard des pays de l'Entente et l'archaïsme extraordinaire de son armée, n'était pas moderne du tout!

(157)  Publiées par J. Chombart de Lauwe dans son ouvrage bien documenté Les paysans soviétiques (1961). C'est à lui que nous empruntons les données numériques concernant le rendement à l'hectare et l'évolution qualitative des cultures.

(158)  Pour 1965, les résultats sont les suivants: bovins: indice 110 (+ 10%) vaches: 95 (- 5 %) porcs: 180 (+ 80 %) ovins: 103 (+ 3 %)

(159)  Nous négligerons ici l'argument extra-économique et extra-historique selon lequel cette révolution qui a introduit, puis généralisé, l'alimentation carnée à côté des traditionnelles céréales a été désastreuse pour la santé de l'espèce, doctrine d'une variété du «socialisme bourgeois», tournée en dérision par Marx et Engels, le «végétarisme».

(160)  L'autre série donne pour les investissements industriels: 1929: 7,6 milliards (au lieu de 2,615 dans le tableau ci-dessus); 1930: 18,7; 1931: 18,4; 1932: 21,6; 1933: 18; 1934: 23,7; 1935: 27,8; 1936: 33,8; 1937: 38,1 milliards (au lieu de 13,928); 1939: 40,8 milliards; 1940: 43,2 milliards. Elle est de source soviétique comme la première, et nous ne savons pas les raisons de ces énormes différences. Bettelheim qui tire ses chiffres d'un ouvrage de 1936, SSSR Strana sotsializma indique lui-même pour l'année 1931 un pourcentage de 25%, de 20 % pour 1932 et de 18 % pour 1935 qui sont nettement plus faibles que ceux que l'on peut calculer sur ceux-ci; il semble que la différence vienne du fait qu'il rapporte les chiffres d'investissement agricole non pas à ceux de l'investissement dans l'industrie, mais aussi à l'investissement dans l'économie en général tenant compte des transports et du commerce.

(161)  La progression des Kolkhoses apparaît dans la série suivante de source soviétique qui donne le pourcentage de terres cultivées par eux: 1929: 3,9 % (avant l'offensive de l'automne, bien entendu); 1930: 52,7 %; 1932: 61,5 %; 1937: 93 %.

(162)  Ici Chombart de Lauwe se réfère à un «document non publié» qu'il a probablement obtenu d'un membre des instituts scientifiques qu'il a fréquentés, mais que le parti pseudo-communiste n'a évidemment pas intérêt à diffuser puisqu'il éclaire une des raisons de sa banqueroute agraire. Le naïf spécialiste français, qui prend le stalinisme pour un communisme, ne s'en est d'ailleurs pas rendu compte, puisqu'il juge (dans l'optique officielle du régime) que «si l'on adopte l'optique de la politique agricole de l'URSS basée sur la marche au communisme» la priorité absolue accordée à l'industrie lourde «n'est pas choquante»!!! Encore un qui ne comprend pas que «la marche au communisme», c'est le processus d'émancipation du prolétariat qui ne se réduit bien entendu pas à la bonne alimentation, mais qui la suppose - surtout après cinquante ans de régime soi-disant communiste!

(163)  Dans son Staline, I. Deutscher note qu'en janvier 1934, alors que le plus fort de la crise de la «dékoulakisation» et de la famine était passé, Staline assura à une session plénière du Comité central que le danger étant écarté, il n'était plus nécessaire de pousser l'industrialisation au même rythme accéléré que pendant le premier quinquennat. Il ajoute: «Quelques jours plus tard, on le trouvait à nouveau sur l'estrade, décrivant les dangers qui menaçaient à la campagne. Il étonna le parti en disant que les fermes collectives pouvaient devenir plus dangereuse encore pour le régime que les exploitations agricoles privées» (souligné par nous). «Autrefois les paysans étaient disséminés et lents à réagir. Depuis la collectivisation, ils étaient organisés en corps compacts qui pouvaient soutenir les Soviets, mais aussi se tourner contre eux avec plus d'efficacité que ne le pouvaient les cultivateurs indépendants. Pour que le parti puisse les surveiller étroitement, on établit des sections politiques rurales.» On mesure ici toute la différence de fonction du parti par rapport à l'époque bolchevique: alors, quand on déplorait la faible implantation politique du parti communiste de Russie dans les campagnes, c'est parce qu'elle traduisait la faiblesse de l'influence prolétarienne et communiste; en 1934, il ne s'agit plus que d'assurer la police de l'État dans les campagnes!

(164)  Chiffres fournis par Chombart de Lauwe dans ses Paysans soviétiques. Cet auteur a le mérite d'insister sur le fait que cela ne signifie pas du tout la liquidation de l'économie kolkhosienne individuelle dont le pouvoir soviétique n'aime par contre guère reconnaître le poids désastreux sur l'économie agraire générale, pour la raison bien évidente que le fait entre en contradiction criante avec la doctrine du Statut des kolkhoses de 1935 et de la Constitution de 1936 selon laquelle «la voie kolkhosienne au socialisme (! sic!) est la seule voie juste». Selon ces deux monuments d'infamie opportuniste, en prenant «l'engagement de consolider leur kolkhose, de travailler honnêtement, de partager leurs revenus selon leur travail, de veiller sur la propriété collective, de conserver avec soin les biens kolkhosiens, de soigner correctement les chevaux, d'accomplir les tâches fixées par l'État des ouvriers et des paysans», les paysans étaient censés donner à leur kolkhose «un caractère vraiment bolchevique» en même temps qu'assurer leur propre «aisance». Mais l' «aisance» tardant à venir, les paysans ne firent rien de tout cela, qui n'aurait d'ailleurs rien eu à voir avec le «bolchevisme».

(165)  Données tirées de «Recueil statistique de l'économie nationale de l'URSS» de 1957 et de l'Étude sur la situation économique de l'Europe en 1958 des Nations-Unies, de 1959, citées par Chombart de Lauwe dans l'ouvrage plusieurs fois mentionné ci-dessus.

(166)  Cette claire description est tirée des Paysans soviétiques de Chombart de Lauwe ainsi que les détails ci-dessous.

(167)  Excellente démonstration par les faits de la critique à laquelle Marx soumit l'utopie de l'émancipation des travailleurs par la substitution de la coopérative à l'entreprise patronale.

(168)  Chombart de Lauwe, Paysans soviétiques.

(169)  Pour 1938, Bettelheim donne les chiffres suivants: part des kolkhosiens individuels dans le commerce kolkhosien: 73 %; part des kolkhoses: 3/5 des 25 % restants, les ultimes 2/5 revenant aux derniers des Mohicans de la ferme individuelle.

(170)  Le précieux observateur qu'est Chombart de Lauwe écrit à ce sujet:«Un agriculteur du Bassin parisien serait fort embarrassé si on lui disait qu'il dispose de vingt ouvriers pour cultiver ses 200 hectares, mais qu'il n'est pas possible de savoir si chaque ouvrier lui donnera 1.500 ou 3.000 heures de travail. Eh bien, le président du kolkhose se trouve dans une situation analogue parce que le kolkhosien partage son temps entre son exploitation individuelle et le kolkhose... L'absentéisme des travailleurs est une maladie grave du kolkhose,» et il cite un exemple emprunté à la littérature économique soviétique: «Dans la deuxième brigade de culture d'un kolkhose de la région de Kalouga, il y a 63 hommes aptes au travail. Une grande partie, en 1955, n'a pas pris part à la production collective. En janvier, 26 personnes n'ont pas travaillé, 31 en février, 32 en mars, 29 en avril, 19 en mai, 22 en juin, 15 en juillet, 11 en août, 23 en septembre, 20 en octobre, 27 en novembre et 25 en décembre. Or le kolkhose pouvait assurer du travail à tous les kolkhosiens. Il pourrait, avec la quantité de terres qu'il possède, accroître plusieurs fois son bétail, donner plus de travail dans l'exploitation collective aux kolkhosiens et accroître toute la production» Pourquoi cette hémorragie de main-d'œuvre? «Parce que si les prix du marché kolkhosien sont élevés, le paysan travaille d'abord pour lui et ensuite pour le kolkhose». «Aberrant kolkhose», en effet; mais prétention plus aberrante encore de Staline de «liquider le marché» par voie administrative et d'assurer un développement plus rapide de la société russe en forçant les prélèvements de travail et do produits (dont nul pouvoir n'aurait pu se passer) sur la population pour l'industrialisation.

(171)  Surtout d'un socialisme de 28 ans, comme ce serait le cas si l'on voulait admettre la thèse de la révolution communiste pure de 1929-30!

(172)  Nous avons trouvé chez Deutscher et chez Chombart de Lowe le chiffre surprenant de 17-18 millions de travailleurs kolkhosiens. Cela est probablement dû au fait que seuls sont comptés les chefs de famille.

(173)  Il est impossible de distinguer le nombre de véritables ouvriers dans ce chiffre global.

(174)  Deutscher: La Révolution inachevée (1967).

(175)  C'est pour cette raison que, toutes autres considérations mises à part, l'opposition de droite comme de gauche faisait remarquer aux staliniens que s'enorgueillir du «splendide isolement» économique de la Russie revenait à s'enorgueillir de son arriération.

(176)  Ce point a été abondamment développé dans toutes nos études de parti sur la Russie et nous ne nous y arrêterons pas une nouvelle fois. Qu'il suffise au lecteur novice de savoir une chose: pendant que la Russie capitaliste N. 2 court à perdre haleine derrière le concurrent américain, celui-ci n'attend pas placidement d'être rejoint: il court à la vitesse que lui permettent sa puissance et son âge, bénéficiant d'une avance considérable. Or, si la Russie a longtemps bénéficié des taux d'accroissements annuels considérables des capitalismes les plus jeunes, elle subit la loi de décroissance des accroissements annuels qui est le reflet de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit et qui se vérifie pour tous les pays capitalistes. En termes familiers, en vieillissant, le concurrent parti le dernier se met à courir de moins en moins vite, si bien que sa chance de rattraper son rival va diminuant, même si la vitesse propre de ce dernier diminue aussi. Cette loi de décroissance est bien illustrée par les données numériques suivantes:

Période pré-quinquennale (1922-28): 23% d'augmentation annuelle moyenne

I° plan quinquennal (1929-32): 19,2% d'augmentation annuelle moyenne

II° plan quinquennal (1933-37): 17,1% d'augmentation annuelle moyenne

III° plan quinquennal (1938-40): 13,2% d'augmentation annuelle moyenne

Période de guerre (1941-46): 4,3% de baisse annuelle moyenne

4 ans sur le IV° plan (1947-51): 22,6% d'augmentation annuelle moyenne

V° plan quinquennal (1951-55): 13,1% d'augmentation annuelle moyenne

VI° plan quinquennal (1956-58): 10,3% d'augmentation annuelle moyenne

Plan septennal (1959-65): 9,1% d'augmentation annuelle moyenne

 

 


 

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