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Prises de position - Prese di posizione - Toma de posición - Statements                


 

La Libye, comme la Syrie et l’Irak, terre de conquêtes pour les impérialismes et les factions bourgeoises régionales et locales assoiffées de profit

 

 

Le désordre mondial qui caractérise de manière violente les trente dernières années (datant de l’écroulement de l’URSS en 1989 le début de cette période) (1) tend à concentrer ses contradictions les plus aigües dans certaines régions du globe qui ont assumé au cours du temps le statut de zones stratégiques d’importance vitale pour les puissances impérialistes, nouvelles et anciennes. Outre l’Asie centrale et l’Afrique subsaharienne, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (l’aire de la Méditerranée « élargie ») ont été continuellement dans le viseur tant des puissances impérialistes que des régimes bourgeois régionaux ; profitant du désordre mondial et dans la perspective de défense de leurs intérêts  dan la région, ces derniers  (tout particulièrement l’Iran, la Turquie, l’Arabie Saoudite, l’Egypte) interviennent sur les plans diplomatiques, financiers, politiques et militaires en soutien de telles ou telles factions locales, liées ou non aux organisations djihadistes, pour s’approprier une part d’un butin qui n’est plus exclusivement réservé aux puissances impérialistes traditionnelles. 

Aujourd’hui la Libye comme la Syrie et l’Irak avant elle, est un théâtre de première importance où s’aiguisent les contrastes entre les multiples protagonistes d’une guerre dont l’enjeu est le contrôle du pétrole et des réserves de gaz  de ce « bac à sable » (comme l’appelait l’Italie colonialiste à l’époque  de la guerre italo-turque de 1912).

Comme nous l’écrivions en avril dernier (2), parmi tous les pays d’Afrique du Nord et du Moyen Orient, la Libye n’a jamais été un pays qui pouvait compter sur une base nationale unitaire. Elle est toujours restée un conglomérat de tribus, de clans, qui ont continué à vivre des morceaux d’un territoire en majorité désertique qui pour des raisons géographiques et historiques se présente comme une énorme enclave au milieu de pays beaucoup plus peuplés. Les années où un chef militaire comme Kadhafi réussissait à gérer les diverses tribus en leur assurant une portion des richesses pétrolières et un fragment de pouvoir autonome sur leur territoire, sont passées à jamais. Pendant des années des régimes militaires ont pu, comme pour l’Irak de Saddam Hussein, conquérir une certaine autonomie par rapport aux anciennes puissances coloniales et garantir une certaine stabilité étatique, en s’appuyant sur l’un ou l’autre des impérialismes dominants, les Etats-Unis et l’URSS. Pendant des années, avoir en main le pétrole et le pouvoir de négocier des concessions aux diverses compagnies pétrolières internationales constituait une force et permettait une certaine autonomie étatique grâce aux ressources tirées de la vente de cet or noir dans un climat d’équilibre des rapports de force entre les deux grands camps impérialistes.

 

RAPPORTS DE FORCE INTERNATIONAUX EN CHANGEMENT CONTINUEL

 

Mais les rapports de force ont changé à la suite d’une série de facteurs :

 

- Le déclin des vieilles puissances coloniales, France e Grande-Bretagne ;-

- L’importance prise sur le marché des matières premières vitales pour l’industrie capitaliste de pays comme l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Irak, la Libye, l’Algérie…

- L’émergence toujours plus forte de puissances économiques comme, en Europe, l’Allemagne, et la Chine en extrême orient et l’affaiblissement de la domination des Etats-Unis dans le monde en dépit de la disparition de l’URSS et l’émiettement de son vieil « empire ».

- La rébellion des prolétaires et des masses déshéritées au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (et donc pas seulement en Palestine) qui ont provoqué la chute de despotes locaux    , comme Moubarak en Egypte, Ben Ali en Tunisie, mais aussi l’intervention des grands impérialismes pour faire face aux conséquences des « printemps arabes » comme en Syrie et en Irak,  jusqu’au renversement de Kadhafi

 

Chacun peut constater la situation qui a suivi les interventions militaires impérialistes :

 

- Dans les pays où à la suite de la « lutte conte le terrorisme international » conduite par les impérialismes occidentaux, la domination politique est retombée entre les mains de despotes locaux comme en Egypte Al Sissi soutenu par les Etats Unis, la situation sociale reste sous un contrôle bourgeois impitoyable avec une répression systématique de toute opposition.

- En Syrie la domination du régime de Assad a été assurée par le puissant soutien militaire de l’impérialisme russe et le soutien indirect de l’Iran, mais pas sur tout le territoire hérité du partage réalisé à l’issue de la première guerre mondiale par les accords entre la France et la Grande Bretagne.

- En Irak après la chute de Saddam Hussein la situation  ne s’est jamais « stabilisée » et encore moins « démocratisée » comme c’était l’objectif affiché des impérialismes occidentaux qui avaient déclenché la guerre.

- Au Liban la situation politique et sociale menace constamment de dégénérer en guerre civile.

- En Palestine, et particulièrement dans la bande de Gaza, la répression quotidienne de la part des Israéliens a le soutien explicite ou implicite des Etats-Unis, de la très démocratique Europe, de la Ligue Arabe et de l’Egypte qui a découvert récemment les avantages de faire des affaires avec Israël à l’occasion de la mise en production des gisements de gaz Léviathan et Tamar (concession obtenue de Chypre-Nicosie sur sa zone maritime exclusive).

 - La Jordanie est le seul pays où la situation reste relativement stable. Ceci est dû au fait que le pays n’est pas un producteur de pétrole ou de gaz et qu’il constitue pour l’Europe et les Etats-Unis un Etat-tampon, apte à atténuer un peu les tensions dans la région. Depuis 2002 l’Union européenne a  un rapport étroit avec le pays à qui elle a accordé des centaines de millions d’euros de prêts pour soutenir son économie (le dernier, de 500 millions, date de fin décembre). La Jordanie héberge des réfugiés palestiniens depuis des années (environ 3 millions) ; elle a connu dans la dernière période un afflux de syriens : environ 1,3 millions dont seuls 655 000 sont officiellement reconnus comme réfugiés ; cela la peut  la faire comparer sur ce point à la Turquie, mais la Jordanie a une force économique, politique et militaire extrêmement plus faible.

- La Libye, à la différence de la Syrie ou de l’Irak, n’est pas sortie, même partiellement, de la situation désastreuse dans laquelle elle est tombée après la chute de Kadhafi. Au delà des richesses pétrolières et gazières du pays et de son importance géostratégique, tout se passe comme si les diverses puissances capitalistes utilisaient la Libye comme un territoire où mesurer leurs forces : en conflit sont non seulement les diverses fractions bourgeoises du pays, mais tous les Etats qui sont de près ou de loin engagés sur ce théâtre d’opération pour, chacun pour soi, défendre leurs intérêts et leurs prétentions. En Libye rien n’est définitif, comme d’ailleurs en Syrie ou en Irak ;  et l’on voit, peut-être jamais de façon aussi claire, à quel point les accords entre les parties en conflit, contresignés par toutes les puissances de la planète, ne valent pas un sou ! Mais par ailleurs cela fait bien longtemps qu’Israël a donné l’exemple : se moquant des innombrables accords de paix et résolutions de l’ONU, l’Etat hébreux n’a jamais cessé sa guerre de conquête des territoires palestiniens et la répression des populations qui y vivent.

 

UNE GUERRE CIVILE ENTRE BANDES ARMEES ATTISEE PAR LES PUISSANCES REGIONALES ET IMPERIALISTES

 

Après la chute de Kadhafi, une guerre civile s’est déchaînée en Libye de 2011 à 2014 où se sont impliquées toutes les 140 tribus et toutes les milices qui se sont constituées (il y en aurait 240),  dont celles ayant des liens avec Al Qaïda ou Daech. Evidemment l’ONU et les puissances impérialistes affirmaient continuellement être à la recherche d’un accord de paix qui permettrait la reprise de la production et de la vente du pétrole, avec les inévitables élections pour donner au pays un semblant de démocratie. Entre-temps s’étaient constitués 2 parlements, l’un dans la capitale Tripoli, l’autre à Tobrouk, ville proche de la frontières égyptienne, que l’ONU essaya sans succès de rapprocher. Finalement un accord de paix fut signé en décembre 2015 : il prévoyait la constitution d’un « Gouvernement d’Accord National » (GAN) dirigé par Fayez El-Sarraj reconnu internationalement comme « seul gouvernement légitime » et siégeant à Tripoli. L peu de valeur de cet accord se constate au fait que la guerre civile ne s’est jamais arrêtée ; le général Haftar « l’homme fort » de l’est libyen, soutenu par l’Egypte qui aurait voulu le faire entrer dans le GAN, s’est replié sur Tobrouk  où il s‘est consacré à former son armée, qui a conquis petit à petit les puits de pétrole de la Cyrénaïque et les ports de Sidra, Ras Lanuf, Brega et Zuwetina d’où partent les pétroliers. En 2016, fort de son contrôle de la province et de son pétrole Haftar signe un accord avec la National Oil Corporation de Tripoli (seule société reconnue par les pays importateurs de pétrole libyen), qui ne dépend pas du GAN, pour reprendre l’exportation du pétrole.

De son côté, Fayez al-Sarraj s’appuie sur un certain nombre de tribus et de milices de Tripoli, Misrata et Zliten ; mais son « gouvernement national » n’est pas reconnu par beaucoup plus de factions libyennes (en dehors même de celles qui soutiennent Haftar) avec lesquelles il doit à chaque fois négocier le soutien de son gouvernement et la défense de Tripoli. Un nombre non négligeable de factions opérant à Tripoli et à Bengazi à Misrata,  Syrte, pour ne citer que les villes les plus importantes, sont liées à Daech et combattent les milices fidèles au GAN ou à Haftar – sachant que cette« fidélité » est des plus variables et qu’elles peuvent changer de camp selon les opportunités du moment. En outre certaines de ces milices gèrent les camps de concentration où sont internés, exploités, torturés ou massacrés les migrants venus de divers pays africains ou moyen-orientaux pour passer en Europe. En même temps dans le Fezzan qui est la région désertique confiant au Tchad au sud de la Tripolitaine, opèrent des milices liés à des groupes armés tchadiens qui contrôlent certains puits de pétrole et s’adonnent surtout au trafic d’armes, de drogue et d’être humains et avec lesquelles Haftar comme al-Sarraj tentent régulièrement de s’entendre.

Si le premier contrôle une bonne partie des gisements de pétrole, le second contrôle la Banque centrale qui administre tous les paiements : d’où l’importance pour Haftar de conquérir Tripoli et détrôner al-Sarraj.

Derrière les discours des uns et des autres sur  « l’orgueil national », sur la lutte contre le terrorisme islamiste (dont se vante en particulier Haftar grâce à sa « libération » de Benghazi), sur la volonté de pacifier le pas, il reste le fait que le conflit entre ces deux factions est en réalité un conflit international.

On sait que le général Haftar est soutenu ouvertement avec armes et argent par l’Egypte, la Russie (plusieurs centaines de mercenaires russes combattent à ses côtés), les Emirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite ; il est également soutenu, de façon moins ouverte, par la France et dernièrement par les Etats Unis qui jusqu’alors appuyaient le gouvernement de al-Sarraj (mais actuellement ils semblent avoir déserté le théâtre libyen). Aucun de ces pays n’est intervenu pour freiner l’avancée de ses troupes sur Tripoli. La France est même intervenue avec son aviation dans le Fezzan pour attaquer des groupes armés tchadiens, facilitant l’avancée de la progression par le sud de l’armée de Haftar.

Fayez al-Serraj est toujours reconnu comme chef du gouvernent légitime par l’ONU, l’Italie, le Qatar et dernièrement par la Turquie. Il a reçu de l’Italie des vedettes de surveillance pour ses garde-côtes afin d’empêcher le départ de migrants vers les côtes italiennes (les migrants interceptés sont ramenés dans les camps dont ils s’étaient enfuis à cause des sévices subis) ; le Qatar accorde financement et armes. Mais  c’est surtout la Turquie qui a fourni le soutien le plus important ; c’est cela qui a été le facteur déterminant dans le changement du rapport des forces sur le terrain, et non les cessez-le-feu et la série des rencontres avec les puissances impérialistes à Paris, à Moscou, à Palerme ou à Berlin: ce sont les armes et non les paroles qui dialoguent entre elles.

Sur ce plan, la Russie et la Turquie qui soutiennent des factions opposées ont un objectif commun : le contrôle du pétrole et du gaz, en mettant un obstacle supplémentaire aux fournitures énergétiques de l’Europe. Les Russes et les Turcs alimentent l’Europe à travers respectivement les gazoducs Nordstream qui arrive en Allemagne, et  Turkishstream qui débouchera en Turquie d’Europe en venant de la Mer Noire.  En contrôlant le pétrole et le gaz libyen (n’oublions pas que la Libye détient les plus grandes réserves d’Afrique), la Russie et la Turquie placeraient les pays européens dans un étau pour en tirer non seulement des profits, mais aussi pour accroître leur poids politique et diplomatique envers eux.

Pour renforcer son chantage envers al-Serraj et les Etats qui le soutiennent ou qui tentent une conciliation (comme l’Italie et l’Allemagne), Haftar continue à bombarder les quartiers sud de Tripoli, a mis le siège  Misrata et, avant la Conférence de Berlin, bloqué les terminaux pétroliers de Sirte. Cela faisait perdre au gouvernement de Tripoli 55 millions de dollars par jour. Ce blocage a continué  après la Conférence, les pertes financières au 25 janvier dernier se chiffrant à 260 millions en 6 jours (4).

      

LA TURQUIE AU PREMIER PLAN

 

   L’intervention de la Turquie avec ses mercenaires syriens (aux 600 déjà présents à Tripoli se sont ajoutés 3000 autres arrivés  la fin janvier), ses navires remplis d’armes et de véhicules blindés, a été justifiée par Erdogan comme une action nécessaire pour défendre le « gouvernement légitime », pour faire décoller le «  processus de paix », mais surtout pour éviter que  « les organisations terroristes comme Al Qaïda qui ont subi une défaite militaire en  Syrie et en Irak trouvent un terrain fertile en Libye pour se remettre sur pied. Entre autres, insiste Erdogan, certains groupes qui partagent l’idéologie de ces organisations terroristes, y compris les Madkhali Salafistes, combattent aux côtés de Haftar. Si le conflit s’envenime, la violence et l’instabilité alimenteront aussi l’immigration irrégulière vers l’Europe » (5).

Au-delà des hypocrites paroles pacifistes typiques de toute bourgeoisie, l’intérêt  de la Turquie envers la Libye a des raisons économiques très concrètes. A l’époque de Kadhafi, les entreprises turques de construction avaient conclu des contrats pour une valeur de près de 20 milliards de dollars qu’elles ne veulent pas perdre ; en outre les accords d’assistance militaire passés en décembre dernier avec le GAN ont eu comme contrepartie l’obtention d’une concession de recherche de gaz et de pétrole dans la zone maritime exclusive libyenne qui en regorge. Cela représenterait un pas vers l’indépendance énergétique de la Turquie qui est pauvre dans ces ressources. C’est d’ailleurs aussi la raison pour laquelle Ankara n’a pas hésité à interférer avec des navires de guerre dans les concessions accordées par Chypre aux sociétés ENI (Italie), Total, EKOGAS (Corée), Noble Energy et surtout Exxon Mobil (Etats-Unis), au risque d’incidents diplomatiques avec ces pays. L’activisme turc envers la Syrie et la Libye s’inscrit en fait dans le cadre d’une vaste opération politico-économique qui comprend aussi la signature d’accords bilatéraux avec certains pays africains : le Sénégal, la République du Congo et la Somalie ; il s’agit de projets d’infrastructures et d’exploitations minières pour des centaines de millions de dollars (6) visant aussi à trouver des alliés politiques face à ses adversaires européens, africains ou moyen-orientaux. De même on a vu comment à propos de la Syrie et de l’Irak, la Turquie s’est rapprochée de la Russie, elle aussi active au Moyen Orient et qui cherche à occuper l’espace laissé par les Etats-Unis et les Européens en Méditerranée orientale.

 

CE SONT LES ARMES QUI COMPTENT, PAS DISCOURS

 

La guerre actuelle en Libye n’est que le prolongement des heurts d’intérêt internationaux déjà en acte à l’époque de Kadhafi, une série d’Etats qui défendent des intérêts non négligeables, s’étant ajoutés aux vieilles puissances européennes ex-coloniales. Il suffit de considérer la liste de ceux qui soutiennent l’une ou l’autre des deux factions libyennes les plus importantes pour comprendre que la Méditerranée redevient le théâtre d’affrontements entre Etats prêts à se faire la guerre pour mettre la main sur des ressources vitales pour leur économie et pour accroître leur importance politico-stratégique. En outre l’intervention militaire directe de la Turquie en Libye fait resurgir les âpres différends sur la « question chypriote » : Ankara est en concurrence avec la Grèce, Israël et l’Egypte qui développent conjointement le gazoduc sous-marin Eastmed pour transporter le gaz d’Israël et d’Egypte vers l’Europe à trav ers ;les eaux territoriales chypriotes en excluant la Turquie. La Russie est d’ailleurs impliquée dans cette concurrence, quoique de façon secondaire.

Nous avons souvent montré et démontré que l’instabilité est une caractéristique permanente de la vaste région qui va de l’Afrique du Nord au Moyen Orient. Et dans cette région perpétuellement déchirée, la Turquie a surgi au milieu d’un jeu complexe dont les protagonistes principaux sont l’Arabie Saoudite et l’Iran auxquels s’est ajouté récemment la Russie. Ankara veut se tailler une fraction de pouvoir dans cette grande région pour sortit de la marginalisation à laquelle elle était reléguée jusqu’ici ; et pour y arriver, ne voulant pas suivre le rythme lent des rencontres diplomatiques et des négociations avec une dizaine de capitales diverses, elle a choisi la classique option militaire : devant les navires de guerres le « droit international » et les accords de pais font naufrage.

L’ échec de l’énième Conférence de pais, réunie à Berlin en raison d’une initiative diplomatique de l’Allemagne, pays non directement impliqué dans le soutien à l’une ou l’autre des factions en conflit, était en réalité déjà annoncée non seulement par l’échec des conférences précédentes, mais aussi par l’action de Haftar ; si  d’un côté celui-ci n’a pas dit non à un cessez-le-feu et aux propositions qui l’aurait rendu possible, de l’autre il a poursuivi ses opérations militaires contre Tripoli, résistant à la pression de la Russie et de l’Egypte qui lui demandaient de se calmer et d’accepter d’ouvrir les négociations avec Sarraj. Cela lui a valu de dures réprimandes égyptiennes pour ne pas avoir pas suivi ces conseils russo-égyptiens et avoir plutôt cédé aux pressions de l’Arabie Saoudite et des Emirats Arabes Unis dont les intérêts sont opposés à ceux de la Turquie, pour qu’il continue ses opérations.

Plus la parole passe aux armes et moins valent les appels au dialogue et à la paix à travers les négociations projetées par l’ONU, l’Allemagne et l’Italie. L’ « Europe », représentée par l’axe italo-allemand, ne pouvait avoir concrètement aucun poids étant donné que les facteurs décisifs se trouvent dans les rapports, bilatéraux mais militaires, entre les fractions libyennes et les Etats qui les soutiennent. C’est aussi pour cette raison que l’Italie qui se reposait sur son histoire de bons rapports avec Kadhafi et la Libye grâce à la présence dans le pays depuis plus de 50 ans de l’ENI, mais qui à la différence de la France n’a pas voulu appuyer militairement l’une des fractions, se retrouve en marge des événements, sans aucune possibilité d’influer sur eux. « Pauvre Italie, écrivions nous en avril dernier, restée Grosjean comme devant. Son ”pouvoir de négociation” pas tant avec la Libye –ou, mieux, avec la partie de la Libye encore contrôlée par Sarraj – qu’avec les pays bien plus puissants engagés dans le conflit, s’est tellement affaibli en quelques années qu’il est devenu proche de zéro» (7).

 

LA CHINE À L’HORIZON

 

Mais un autre protagoniste apparaît silencieusement à l'horizon: la Chine. C'est un pays au capitalisme particulièrement agressif, qui a poussé son industrialisation à marché forcée et qui brûle rapidement les étapes de la concurrence mondiale les unes après les autres, au point de devenir, selon les chiffres des instituts internationaux de statistique, la deuxième ou la troisième économie mondiale. Son besoin de matières premières de toutes sortes et bien sûr de pétrole et de gaz, pousse la Chine à investir d'énormes capitaux dans les pays qui en possèdent et à forger des accords et nouer des relations avec les pays qu'elle parvient à impliquer dans la réalisation des dites « Nouvelles routes de la soie ». L’une d’elles implique la Grèce, l'Italie et les Pays-Bas, points d'arrivée de la route qui part de Fuzhou en passant par Jakarta, Colombo, Calcutta, Nairobi ; traversant la mer Rouge et le canal de Suez, elle se jette dans la Méditerranée orientale pour se diriger vers Athènes et continuer sur Rotterdam. Ce n'est pas par hasard si les Chinois ont acheté le Pirée, le port d'Athènes, et s’ils mettent également la main sur le port de Trieste. Dans le même temps, la Chine a pris contact avec pas moins de 50 dirigeants de pays africains (avec un œil particulier sur les pays d'Afrique du Nord), dont 11 ont signé des accords avec Pékin ; le gouvernement chinois leur a accordé l'année dernière 60 milliards de dollars à taux non remboursables ou super subventionnés (8). Il est facile de comprendre pourquoi Pékin est si intéressé par le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord: les dernières données dont nous disposons indiquent qu'en 2017, la Chine, qui était pourtant le septième producteur mondial de pétrole, en était le premier importateur, avec une part de près de 30% des importations mondiales. Et comme l'industrialisation en Inde requiert également une grande quantité de pétrole (l'Inde en est le deuxième importateur mondial), ces deux pays sont en train de mettre sur pied un cartel d'achat afin de faire baisser le prix moyen du baril.

La région de la Méditerranée et du Moyen-Orient redevient dans les faits une zone de tempêtes où les heurts  inter-impérialistes et interétatiques entre puissances régionales sont destinés à s'intensifier: les guerres de concurrence sur le marché mondial ne peuvent que déboucher, tôt ou tard, sur des guerres générales. Et dans les guerres ce sont surtout les prolétaires et les masses déshéritées qui y laissent leur peau!

                  

EN LIBYE, COMME AILLEURS, UN MOUVEMENT OUVRIER EMPOISONNE PAR LE COLLABORATIONNISME INTERCLASSISTE

 

Après la deuxième boucherie impérialiste mondiale et l’entrée en Libye des troupes alliées, mettant ainsi fin a la phase historique de sa colonisation par l'Italie, et après une courte période d'administration conjointe du pays par la Grande-Bretagne et la France, la Libye déclara son indépendance  en décembre 1951, en tant que « Royaume-Uni de Libye », avec le roi Idris premier à sa tête. Entre 1947 et 1951 furent fondés les premiers syndicats et les premières organisations politiques (y compris le parti communiste libyen clandestin stalinien), le Mouvement des Travailleurs Libyens et le Syndicat des Travailleurs Libyens implantés parmi les travailleurs portuaires, qui  déclenchèrent plusieurs grèves en juillet 1950 pour des droits élémentaires, salaires et conditions de travail (9). Mais sous la monarchie du roi Idris, puis sous Kadhafi, la répression systématique détruisit complètement ces organisations de travailleurs. A l’époque de Kadhafi, elles furent remplacées par des organisations corporatistes sur le modèle fasciste ; intégrées dans les institutions étatiques, ces organisations menaient une politique purement collaborative dont hérita l’actuelle Union Syndicale des Travailleurs. Saad Dinar al Fakhri, le dirigeant du plus important syndicat du pays, celui du secteur pétrolier, a donné une preuve du dévouement patriotique de ce syndicat : arrêté fin avril 2019 par les autorités de sécurité de la Cyrénaïque, et libéré début juin de la même année, il déclara que son arrestation n'était rien d’autre qu’ « un interrogatoire normal qui nécessitait une détention provisoire », ajoutant qu'il fallait comprendre « l'imposition de telles mesures étant donné les conditions dans lesquelles le pays se trouve et la guerre menée par le Frères Musulmans contre l'Armée Nationale Libyenne » (c'est-à-dire contre les milices armées de Haftar); mais, ce qui est le plus important, c'est son appel aux travailleurs: « J'ai un message important pour tous les travailleurs du secteur pétrolier sur le territoire national: nous devons rester solidaires et unis, en nous maintenant aux côtés de la patrie comme cela a été fait au cours de ces dernières années » (10). ). Impossible d’être plus clair!

Aujourd'hui, les seuls prolétaires qui pourraient s'opposer à ces opérations de guerre et qui sont plus directement impliqués dans le soutien à l'impérialisme de leur pays, sont les prolétaires des pays impérialistes, particulièrement italiens, français, allemands et russes, ainsi que les prolétaires des puissances régionales émergentes, égyptiens, turcs et israéliens, enrégimentés par des pouvoirs politiques particulièrement durs qui utilisent à fond la religion et la répression pour obtenir une « cohésion nationale » sans laquelle ils n'auraient pas la même force pour aller exploiter et massacrer d'autres peuples.

Mais le prolétariat de ces pays a été habitué depuis des décennies à collaborer avec sa bourgeoisie nationale pour défendre à la fois un prétendu privilège économique, si on le compare aux conditions de misère et d'exploitation des prolétaires de pays comme la Libye, et un prétendu privilège de « supériorité nationale » drapé de traditions historiques et de civilisations anciennes. Que les capitalistes et leurs dirigeants se réfèrent à Allah, à Jéhovah ou au Christ, qu'ils agitent le drapeau de la « démocratie » et de la « souveraineté populaire » ou qu’ils exaltent la grandeur de leur vénérable histoire, ils ne respectent en fait qu’une chose: le capital, qui se moque des dieux, des civilisations et des histoires; leur seul dieu est l'argent et pour en défendre la possession et les moyens de l’accumuler toujours plus, ils n’hésitent jamais à tuer, à massacrer, à affamer, à plonger des peuples entiers dans la misère. Les capitalistes et leurs gouvernants ont fait, font et feront tout pour leurs intérêts de classe, contre les peuples et les prolétaires étrangers et contre leur propre prolétariat s'il ne se plie pas à leurs besoins. Les flatteries d'aujourd'hui peuvent rapidement se transformer en brutale répression, les miettes économiques accordées aujourd'hui peuvent être éliminées soudainement pour « raison d'État supérieure », le bleu de travail à l'usine peut soudainement être transformé en uniforme militaire sur un front de guerre. Et tout cela au nom de la « nation », de la « patrie », de la défense des  intérêts nationaux, non seulement dans le pays, mais aussi dans des pays lointains où il faut aller  combattre  un « terrorisme », qui est toujours « étranger ».

Mais le premier terrorisme auquel les prolétaires doivent faire face, se trouve au contraire dans leur propre pays : c'est le terrorisme de leur bourgeoisie dominante qui, pour défendre ses intérêts de classe, décide de la vie et de la mort de millions de prolétaires.

 

LA PERSPECTIVE DE VIE RESIDE UNIQUEMENT DANS LA LUTTE DE CLASSE SURTOUT DANS LES PAYS IMPERIALISTES

 

Pour l’arrêter, il n'existe qu'une seule voie, la plus simple et la plus directe, mais aussi la plus ardue et la plus difficile: la voie de la lutte de classe.

Voie simple et directe car elle identifie l'ennemi principal dans la bourgeoisie de son propre pays, et donc aussi dans les bourgeoisies étrangères, alliées ou non de cette bourgeoisie; voie simple et directe parce qu’elle est basée sur des intérêts matériels dans lesquels tous les prolétaires, en tant que salariés, se reconnaissent, unissent leurs forces et s'organisent pour lutter sur un front de classe, en dehors de toute collaboration interclassiste et de prétendus mais inexistants intérêts « nationaux » communs avec la bourgeoisie.

Mais voie ardue et difficile, car les forces de conservation sociales et opportunistes qui ont systématiquement collaboré pendant des décennies avec la bourgeoisie et ses fractions les plus diverses, ont détruit la tradition de classe du prolétariat des vieux pays capitalistes, tout en empêchant le prolétariat des pays de jeune capitalisme de s'inspirer de cette tradition; voie ardue et difficile car tant les prolétaires des pays impérialistes que les prolétaires des pays opprimés doivent reconstruire entièrement une expérience et une tradition de lutte de classe sur une base solide, sans laquelle ils n'auront jamais la force de s’émanciper du capitalisme ; voie ardue et difficile, car les illusions et les préjugés que la bourgeoisie, et surtout la petite bourgeoisie, répandent de toutes leurs forces en termes de démocratie, de collaboration des classes, de droits constitutionnels, de parlementarisme, de nationalisme, de suprématie religieuse ou raciale, ne se combattent pas par d'autres illusions et d'autres préjugés en termes de culture, de bonté humanitaire, de partage des richesses, etc. Les illusions et les préjugés ne peuvent être éliminés que par la lutte des classes, dans l’affrontement social réel où les classes ennemies se reconnaissent et se combattent ouvertement en tant que telles. La classe prolétarienne ne s’émancipera qu'en abattant  la domination sociale et politique de la classe bourgeoise, en brisant sa dictature pour établir sa propre dictature de classe, initiant ainsi un processus révolutionnaire qui passera de la révolution politique à une révolution sociale et économique.

Ce qui manque encore au prolétariat de tous les pays, ce n'est pas seulement la lutte des classes et la perspective qu’ouvre cette dernière vers l'émancipation du capitalisme et de la domination de la bourgeoisie. Ce qui manque, c’est le déplacement des prolétaires du terrain de l'esclavage complet à leurs propres bourgeoisies et de la collaboration des classes, au terrain du choc ouvert des intérêts de classe, au terrain de la reconnaissance matérielle par le prolétariat que la bourgeoisie et toutes les forces de la conservation sociale sont ses ennemis jurés qui ne pourront jamais devenir ses amis ou ses alliés. Dans le scénario social de chaque pays – qu’il soit en guerre ou provisoirement en paix – ce déplacement du prolétariat du terrain bourgeois vers le terrain de l’affrontement ouvert avec la classe bourgeoise ne peut arriver que come conséquence de la rupture verticale et drastique des liens sociaux, politiques et économiques et miliaires avec lesquels toute  bourgeoisie nationale lie à elle le prolétariat qu’elle écrase, exploite et massacre systématiquement au nom de ses intérêts exclusifs de pouvoir et de profit.

 


   

(1) Cf. « Avec la désintégration de l’URSS, un nouveau partage du monde est commencé », Le Prolétaire n°415, mars –avril 1992.

(2) Cf. «Libia: boccone petrolifero su cui continuano a gettarsi i briganti imperialisti», il comunista, n. 159, mai 2019.

(3) Cf. Il corriere della sera, 29/1/2020.

(4) Cfr. Il messaggero, 25/1/2020

(5) Cfr. www.huffingtonpost.it/ (18/1/2020).

(6) C. il fatto quotidiano, 30/1/2020.

(7) Voir note 2.

(8) Cf. www.focus.it/comportamento/economia/che-cose-la-nuova-via-della-seta-cina, 1/3/2019; et www.ispionline.it/pubblicazione/sempre-piu-cina-nel-golfo-e-nord-africa-24937, 29/1/2020.

(9) Cf. www.unitrespoleto.it/2019/04/04/conferenza-di-antonio-cordani-la-libia-di-ieri-oggi-e-domani/.

(10) Cf. www.agenzianova.com/a/0/2468298/2019-06-01/libia-liberato-il-capo-del-sindacato-del- settore-petrolifero

 

 

Partito comunista internazionale (il comunista)

31 janvier 2020

www.pcint.org

 

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