Le terrorisme et le difficile chemin de la reprise générale de la lutte de classe

(« il programma comunista », Nos 7, 8, 9, 10, 11, 1978 / « programme communiste », Nos 77, 78, 1978 /  / « Communist Program », Nos 5, 6  / 1979,1980)

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 Sommaire

 

●  Une série de réponses insuffisantes

●  Une longue lutte sur deux fronts

●  D’abord la rupture

●  Ensuite, le dépassement du terrorisme individualiste sur un plan plus élevé

●  La « répétition générale » de 1905

●  La méthode marxiste face au problème du terrorisme

●  L’incompatibilité entre le marxisme et le terrorisme individualiste

●  De quoi les masses ont-elles besoin ?

●  Le « parti combattant »

●  A la lumière d’Octobre  

 

 

 

On ne peut porter sur le terrorisme individuel un jugement critique qu’en se plaçant du point de vue du marxisme, qui reconnaît dans la violence de classe l’accoucheuse de l’histoire et est seul capable d’y rattacher les épisodes sporadiques de violence prolétarienne contre l’oppression bourgeoise. Ce jugement critique doit tout d’abord montrer les causes sociales matérielles d’un phénomène qui reparaît régulièrement dans l’histoire de la lutte entre les classes, puis analyser son idéologie caractéristique, ses traits fondamentaux et ses variantes historiques, en se plaçant du seul point de vue possible : celui de la lutte de classe prolétarienne, c’est-à-dire d’une lutte qui doit inévitablement finir par déboucher sur une guerre ouverte dans laquelle le parti apportera l’organisation, l’orientation et la discipline, dans une situation objective certes lointaine mais à laquelle il doit se préparer dès aujourd’hui, politiquement avant tout, mais aussi matériellement.

Après les nombreux articles déjà consacrés à ce sujet dans notre presse (1), nous le reprenons ici à partir de larges citations de textes classiques du mouvement marxiste.

 

*     *     *

 

« Le marxiste se tient sur le terrain de la lutte de classes, et non de la paix sociale. Dans certaines périodes de crise aiguës, économiques et politiques, la lutte de classes aboutit dans son développement à une véritable guerre civile […] Toute condamnation morale de celle-ci est absolument inadmissible du point de vue du marxisme » (2).

Dans ces lignes, Lénine condense les critères de principe fondamentaux dont doivent s’inspirer les marxistes pour juger les diverses manifestations contingentes et immédiates du terrorisme, pour apprécier l’importance et le rôle de la « lutte armée des individus ou groupes particuliers » au cours d’une succession de situations différentes mais toutes situées dans un processus inexorable qui, s’il n’est pas toujours la guerre civile, n’est jamais la paix sociale.

Lorsqu’il s’agit d’apprécier telle ou telle manifestation de « terrorisme », ces critères de principe interdisent d’avance toute tentative de fonder un jugement sur quoi que ce soit d’autre que l’opposition irréductible et permanente à l’Etat de la classe dominante qui caractérise les communistes. Ils interdisent non seulement d’adhérer ouvertement, comme l’opportunisme déclaré, au pacifisme social, mais également la tentative, plus subtile mais aussi funeste, d’esquiver le problème en renonçant à se placer ouvertement et constamment sur le terrain de la lutte de classe (même quand elle ne peut encore éclater en guerre directe) et de ses exigences implacables.

En fonction de ces critères, les marxistes ne peuvent pas plus « déplorer » le phénomène du terrorisme individuel qu’ils ne peuvent « déplorer » n’importe quelle autre manifestation de la crise endémique de la société bourgeoise. Ils doivent d’abord montrer ses causes matérielles et ses racines historiques, puis se poser la question suivante : que signifie ce phénomène du point de vue de la lutte de classe, non en général et dans l’abstrait, mais ici et maintenant ? Comment faut-il le considérer en fonction du développement de la lutte de classe qui, tôt ou tard (et, en ce qui concerne aujourd’hui, pas tout de suite) doit, « dans certaines périodes de crise économique et sociale aiguë » se transformer en guerre civile ? Quelles tâches impose-t-il au parti, qui doit non pas « faire » mais diriger la révolution, lui donner (comme dit Lénine) son empreinte ? Quelle attitude impose-t-il à un parti qui sait d’avance qu’il n’atteindra ce but qu’à travers un parcours accidenté, fait de hauts et de bas, de « petits heurts » élémentaires et spontanés précédant la « grande bataille », et qui ne peut prétendre diriger cette dernière s’il ne s’y est préparé activement en s’efforçant de prendre la direction de ces combats avant-coureurs ? En particulier, comment doit-il répondre (sous peine de se suicider en tant que parti politique) à ceux qui réduisent toute la lutte de classe au terrorisme et en font le seul et unique moyen d’action du parti de classe – à supposer que dans une telle conception on puisse encore parler de parti ? Car si quiconque refuse la violence en général, la lutte armée en général, le terrorisme en général, est par définition en dehors du marxisme, il ne suffit pas de les revendiquer en général, c’est-à-dire de revendiquer la révolution en général, pour avoir le droit de s’appeler marxiste.

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Une série de réponses insuffisantes

 

Les innombrables groupes dits de gauche prétendent bien répondre au « terrorisme en tant que méthode absolue » (ou « en tant que principe »). Mais en réalité, leurs réponses sont tout à fait insuffisantes et cachent autant d’échappatoires. C’est Lénine qui, dans le premier chapitre de La guerre de partisans citée plus haut, nous donne les indications nécessaires à cet égard. Il écrit :

 « Commençons par le commencement. Quelles exigences essentielles doit présenter un marxiste dans l’examen de la question des formes de lutte ? En premier lieu, le marxisme diffère de toutes les formes primitives du socialisme en ce qu’il ne rattache pas le mouvement à quelque forme de combat unique et déterminée. Il admet les méthodes de lutte les plus variées, et il ne les « invente » pas, il se borne à généraliser, organiser, rendre conscientes les formes de lutte des classes révolutionnaires, qui surgissent spontanément dans le cours même du mouvement. Absolument hostile à toutes les formules abstraites, à toutes les recettes de doctrinaires, le marxisme veut que l’on considère attentivement la lutte de masse qui se déroule et qui, au fur et à mesure du développement du mouvement, des progrès de la conscience des masses, de l’aggravation des crises économiques et politiques, fait naître sans cesse de nouveaux procédés, de plus en plus variés, de défense et d’attaque. C’est pourquoi le marxisme ne répudie d’une façon absolue aucune forme de lutte. En aucun cas, il n’entend se limiter aux formes de lutte possibles et existantes dans un moment donné ; il reconnaît qu’un changement de la conjoncture sociale entraînera inévitablement l’apparition de nouvelles formes de lutte, encore inconnues aux militants de la période donnée. Le marxisme, sous ce rapport, s’instruit, si l’on peut dire, à l’école pratique des masses ; il est loin de prétendre faire la leçon aux masses en leur proposant des formes de lutte imaginées par des « fabricants de systèmes » dans leur cabinet de travail. Nous savons […] que la crise imminente nous apportera de nouvelles formes de lutte que nous ne pouvons prévoir actuellement.

« En second lieu, le marxisme exige absolument que la question des formes de lutte soit envisagée sous son aspect historique. Poser cette question en dehors des circonstances historiques, concrètes, c’est ignorer l’a b c du matérialisme dialectique. A des moments distincts de l’évolution économique, en fonction des diverses conditions dans la situation politique, dans les cultures nationales, dans les conditions d’existence, etc., différentes formes de lutte se hissent au premier plan, deviennent les principales, et, par suite, les formes secondaires, accessoires, se modifient à leur tour. Essayer de répondre par oui ou par non, quand la question se pose d’apprécier un moyen déterminé de lutte, sans examiner en détail les circonstances concrètes du mouvement au degré de développement qu’il a atteint, ce serait abandonner complètement le terrain marxiste ».

Ainsi, il ne suffit pas de répondre à l’idéologie terroriste : vous êtes pour la violence individuelle et nous pour la violence de classe, la violence collective, voilà ce qui distingue le marxisme de l’« aventurisme révolutionnaire ». Une telle formule, insuffisante sur le plan de la polémique, a aussi des effets négatifs sur la préparation révolutionnaire. Le grain de vérité qu’elle contient est que seule la violence exercée par le prolétariat est accoucheuse de l’histoire ; c’est-à-dire la violence de la seule classe révolutionnaire de la société capitaliste, qui, au cours de sa lutte tourmentée, s’est armée de l’organe parti indispensable pour centraliser tous ses efforts d’émancipation et diriger toutes ses poussées élémentaires, même « irrationnelles », vers l’objectif de la prise du pouvoir.

Il est vrai aussi, et les théoriciens du terrorisme anarcho-spontanéiste ne le comprennent pas, que cet objectif n’est pas accessible à n’importe quel moment. On ne peut y arriver qu’à travers une série de phases qui voient entrer en lutte non de petits groupes de conspirateurs ou d’audacieux, mais des masses toujours plus larges, mises en mouvement non point par la conscience ou un plan rationnel, mais par des déterminations matérielles. Il est incontestable, enfin, que la manifestation suprême de la violence de classe avant la conquête et l’exercice dictatorial du pouvoir, à savoir l’insurrection, ne peut être cet « art » qu’elle doit devenir pour emporter la victoire que dans la mesure où elle repose « non pas sur un complot, non pas sur un parti (3), mais sur la classe d’avant-garde » ; dans la mesure où elle prend appui sur « l’élan révolutionnaire du peuple » et sait saisir ce « tournant dans l’histoire de la révolution montante où l’activité de l’avant-garde du peuple est la plus forte, où les hésitations sont les plus fortes dans les rangs des ennemis et des amis de la révolution faibles, indécis et pleins de contradiction ». Il est certain que le terrorisme ancien ou nouveau, du genre anarchiste fin XIXe ou Baader et Brigades Rouges, ignore totalement ces conditions car, comme nous le verrons, il ne peut que les ignorer.

Cependant la limite entre violence individuelle et collective n’a rien d’absolu. Quand, au cours de l’insurrection et dans le mouvement qui y porte, non seulement la classe d’avant-garde entre en lutte et se mesure avec l’adversaire, mais aussi autour d’elle toute une frange de couches et subdivisions du « peuple », c’est un pur sophisme que d’opposer la terreur individuelle à la terreur collective, et même de chercher une limite nette entre elles. C’est un sophisme de prétendre que dans le cadre d’un mouvement de masse et donc collectif comme celui-là, on peut exclure et éliminer des initiatives violentes et terroristes d’« individus ou de groupes particuliers » du prolétariat. C’est un sophisme de prétendre que le parti doit s’opposer à ces actions, au lieu de placer leur exécution sous son contrôle direct. Un sophisme digne des bavards et des révolutionnaires de salon, des maximalistes de l’autre après-guerre et de leurs descendants actuels, et qui ne sert qu’à renvoyer la violence révolutionnaire, la révolution et la dictature de classe au jour du Jugement Dernier.

En 1906, Lénine constate la multiplication d’interventions armées d’« individus et de groupes particuliers », qui avaient pour but de « tuer certains individus, des officiers ou cadres de l’armée ou de la police », ou encore « de confisquer de l’argent appartenant soit à l’Etat, soit à des particuliers » (4). Et à ceux qui, devant ces actes, s’indignent et crient avec horreur à l’anarchisme, au blanquisme, au terrorisme, il répond vertement : dans la situation actuelle, ces formes de lutte sont inévitables, et la tâche de la social-démocratie n’est pas de les fuir de peur d’en être désorganisée et démoralisée, mais au contraire de leur donner cette organisation qui, fatalement, leur manque, et de chercher à « y jouer un rôle dirigeant » (5).

De même en 1921, alors que le prolétariat italien menait une dure lutte de défense contre le fascisme sans cependant négliger les occasions propices à la contre-attaque, alors que les maximalistes signaient avec les fascistes un « pacte de pacification », le Parti Communiste d’Italie dénonçait leurs arguments hypocrites :

« Le socialisme révolutionnaire reconnaît que, à un moment déterminé de l’histoire […] le heurt entre les classes sociales prend la forme de la guerre civile. Cette guerre, faite avec toutes les armes, se manifeste d’abord épisodiquement, par des accrochages de patrouilles qui augmentent en nombre, élargissent leur activité et leur vigueur agressive. Il y a des gens qui voudraient dicter des règles de chevalerie à cette guerre. L’expérience de la lutte et celle des révolutions passées et récentes montrent à quel point cette tentative est infantile et loin de la réalité anxieusement vécue sur le terrain de l’action.

« Distinguer dans cette guerre la violence collective de la violence individuelle, c’est ergoter sur la possibilité d’un combat dont la violence individuelle pourrait être éliminée ; et, le plus souvent, cela signifie ne pas vouloir mener cette guerre. Vous êtes carrément contre la guerre civile, autrement dit vous niez la lutte de classe – puisque pour des socialistes la lutte de classe ne peut pas ne pas déboucher, vu les raisons mêmes qui l’engendrent, sur la guerre civile ? Alors vous devez le dire clairement au prolétariat, comme les hommes de la droite socialiste ne l’ont que trop souvent fait. Mais si on reconnaît la nécessité historique de la guerre civile, il faut l’accepter avec tous les excès qui l’accompagnent, tout en tâchant de la diriger à travers une discipline politique et en prévoyant ses aboutissement » (6).

A propos de ces « excès » si abondamment dénoncés par la propagande opportuniste, il faut rappeler les recommandations de Marx et Engels aux ouvriers montés sur les barricades de la révolution et bien décidés à ne pas se limiter aux objectifs fixés par la bourgeoisie dans la lutte commune contre l’ancien régime :

« Bien loin de s’opposer aux prétendus excès, aux représailles de la vengeance populaire sur des individus haïs ou des édifices auxquels ne sont liés que des souvenirs odieux, il ne faut pas seulement tolérer ces représailles, mais prendre directement en main leur direction » (7).

On nous dira qu’il s’agissait là de situations bien différentes de celle d’aujourd’hui. Sans aucun doute. Et une des critiques que nous faisons au « terrorisme » classique ou actuel est justement qu’il est incapable de comprendre à quels moments la terreur individuelle a une raison d’être et qu’il l’érige en principe métaphysique, valable en toute circonstance et abstraction faite de toute base matérielle. Cependant le parti ne peut pas considérer uniquement le présent, puisqu’il a précisément pour tâche de construire dans le présent les conditions subjectives de la lutte révolutionnaire future. Il a donc le devoir de préparer dès aujourd’hui ses militants et l’avant-garde du prolétariat aux moments – proches ou éloignés, peu importe – où les actes « d’individus ou de groupes particuliers », spontanés ou organisés par le parti, auront leur raison d’être et ne devront pas être entravés par une répugnance soi-disant justifiée par les « principes ». Il a le devoir de les préparer à la solution « idéale » de ce problème, à savoir que ces actes soient subordonnés à son appréciation de la situation réelle et à sa stratégie générale ; mais aussi de les préparer à l’éventualité, dans une certaine mesure inévitable, que ces actes se produisent en dehors de son contrôle, comme manifestations de saine colère prolétarienne.

S’il ne suffit pas d’opposer la violence collective à la violence individuelle, il ne suffit pas non plus de rejeter la théorie du « geste exemplaire » caractéristique du vieux terrorisme et aussi, quoi qu’il prétende, de l’actuel. Là aussi on commet l’erreur symétrique de celle des idéologues de la « propagande par le geste », en transformant ce qui n’est qu’un moyen, et parfois un expédient, en une entité. Il est certain que ni le geste isolé du « dynamitero », ni l’écho moral que le coup d’éclat secouant l’inertie quotidienne est censé susciter dans la « conscience » des masses (du « peuple », pour employer un langage correspondant mieux au sujet), ne peuvent créer une situation révolutionnaire ou renverser l’appareil de domination de l’adversaire.

Mais cette critique parfaitement juste ne vise pas l’acte lui-même ; elle vise son idéalisation, sa justification théorique. Et les marxistes, précisément parce qu’ils possèdent les instruments théoriques qui les empêchent de tomber dans des idéalisations de ce genre, doivent aussi savoir reconnaître la valeur que ces actes peuvent prendre dans des phases données du heurt entre les classes. Plus encore qu’à intimider l’ennemi, ces actions même sporadiques peuvent servir à tremper la volonté des combattants prolétariens, à leur donner le sentiment de leur propre force et de la vulnérabilité de l’adversaire, à montrer aux exploités que le régime contre lequel ils se révoltent est puissant, certes, mais pas tout-puissant ; qu’il est dur à tuer, mais pas immortel. Par certains aspects et dans certaines limites, la lutte de classe obéit à des lois qui sont celles de toute guerre : on n’a pas attendu notre époque « civilisée » pour découvrir l’effet que les actions d’intimidation ont sur l’attaquant comme sur l’attaqué ; et ce n’est pas pour rien que Marx et Engels nomment « exemples » les fameux excès, et appellent non à les déplorer, mais à les encourager et, si possible, à les diriger.

S’appuyant sur l’expérience vivante de la guerre civile, et en pleine cohérence avec l’action accomplie durant les deux années précédentes, le Projet de programme d’action du Parti Communiste d’Italie présenté au IVe Congrès de l’Internationale Communiste à la fin de 1922 affirme :

« [Le fascisme] tend à démoraliser et à battre le prolétariat par la méthode terroriste, c’est-à-dire en donnant l’impression qu’il est invincible et qu’il est impossible de lui résister. Pour combattre ce processus de démoralisation de la masse, il est nécessaire de faire sentir au prolétariat qu’opposer force à force, organisation à organisation, armement à armement, n’est pas un mot d’ordre vague qui ne prendra effet que dans un avenir lointain, mais une activité pratique et réalisable, dont l’application permettra seule de préparer une reprise de l’action armée du prolétariat. Dans ce domaine d’activité, le Parti ne se pose pas de limites de principe, sinon en ce sens que toute action qui ne serait pas décidée par les organes compétents du Parti, et donc toute initiative individuelle, est à rejeter. Ceci ne veut pas dire qu’on renonce à l’initiative individuelle en tant qu’action destinée à frapper des individus donnés du camp adverse, ou bien en tant qu’action menée sur ordre du Parti par des camarades communistes isolés. Au contraire, l’action ne pourra mettre en jeu des groupes ou des formations militaires que dans les moments où les grandes masses se mettent en mouvement et entrent dans la lutte ; dans le cours ordinaire de la guérilla de classe, on doit organiser des actions d’individus, ou de petits groupes sélectionnés, soigneusement préparées de façon à éviter des conséquences défavorables. Une action de ce type visera non seulement les forces armées fascistes, mais d’une façon générale les biens, les institutions, les personnes de la classe bourgeoise et de tous les partis bourgeois. En règle générale il faut éviter de causer un trop grand dommage, direct ou indirect, aux intérêts des travailleurs ou des couches sociales neutres. Ces luttes doivent avoir pour objectif de répondre par des mesures de représailles à chaque coup de l’adversaire contre des institutions prolétariennes. Sur ce terrain, le Parti Communiste doit agir vis-à-vis de la bourgeoisie comme les formations fascistes le font vis-à-vis de la masse du prolétariat. Un corollaire de cette tactique est que dans la campagne antifasciste il faut se garder de faire le jeu du fascisme en insistant sur les atrocités et le caractère implacable de son action. Tout en lui attribuant toutes les responsabilités, il faut éviter de prendre une attitude larmoyante et donner au contraire le plus de relief possible aux actes de violence par lesquels nos forces, ou le prolétariat spontanément, répondent aux coups de l’ennemi » (8).

Répétons-le encore une fois : ce ne sont pas des critères moraux qui guident le parti de classe dans le choix de ses moyens d’action. Et il n’a pas non plus de recette infaillible pour défaire l’ennemi et vaincre à coup sûr. Mais dans l’offensive comme dans la défensive désespérée et jusque dans la défaite la plus douloureuse, il doit tendre à donner la plus grande efficacité aux facteurs « psychologiques » de la lutte sociale ; ces facteurs ont évidemment un poids très différent dans une agitation économique ou une grève et dans un épisode de guerre civile larvée ou ouverte ; mais ils interviennent dans toutes les situations et il faut toujours en tenir compte, non pour en faire un mythe comme l’idéaliste qui érige le terrorisme en système, mais bien pour les utiliser au mieux en tant que ressources tactiques.

En 1921, on a pu voir à quel point l’orientation dont relèvent les fausses critiques mesquines du terrorisme rappelées plus haut est non seulement insuffisante mais dangereuse. Par réaction contre la stupide théorie de « l’offensive à tout prix » dans la perspective de la crise finale et « irréversible » (certains adjectifs ont la vie dure !) du capitalisme, une aile du Parti Communiste allemand est tombée dans la plus défaitiste des positions défensives… à tout prix ! Bien entendu, elle a stigmatisé comme blanquisme, anarchisme, gangstérisme (9), les actions de terreur et de représailles que des noyaux de prolétaires traqués par la police, l’armée et la justice, organisaient ne fût-ce que pour se défendre et survivre – et malheur à eux s’ils ne l’avaient pas fait !

Du haut de la tribune du IIIe Congrès de l’Internationale Communiste (1921), Lénine et Trotsky proclamèrent que s’il est imbécile de prêcher l’offensive en permanence, c’est de la trahison que de repousser l’offensive en général et « par principe » ; et tout en condamnant l’offensivisme érigé en absolu, l’Internationale rendit hommage aux actions « terroristes » de Max Hölz. Un parti qui doit diriger la classe dont la mission historique est d’attaquer l’ennemi et de détruire ses bastions centraux ne peut évidemment pas renoncer à l’attaque directe et armée sans se suicider, même s’il ne doit pas se croire obligé de s’y lancer à tout moment ! Mais la mise au point allait plus loin que ce rappel général : c’est une règle de guerre élémentaire – nul ne le savait mieux que Trotsky – qu’on ne peut se défendre efficacement si on renonce a priori à attaquer. Même dans une bataille défensive on ne peut donc écarter par principe des actions offensives, et leur opportunité ne doit pas être jugée en fonction d’un principe abstrait, mais d’une appréciation pratique. Un de nos textes fondamentaux développe cette position en plein accord avec l’Internationale :

« Aucun communiste ne peut avoir d’objections contre l’usage de l’action armée, des représailles et même de la terreur, et nier que le parti communiste doive lui-même diriger ces formes d’action qui exigent discipline et organisation. De même, nous considérons comme infantile la conception selon laquelle l’usage de la violence et les actions armées sont réservés à la « grande journée » où sera déclenchée la lutte suprême pour la conquête du pouvoir. Il est dans la nature même du processus révolutionnaire réel que des heurts sanglants entre le prolétariat et la bourgeoisie se produisent avant la lutte finale, et il peut s’agir non seulement de tentatives prolétariennes non couronnées de succès, mais aussi des inévitables affrontements partiels et transitoires entre des groupes de prolétaires poussés à se soulever et les forces de la défense bourgeoise, ou encore entre des groupes de « gardes blancs » de la bourgeoisie et des travailleurs attaqués et provoqués par eux. Il n’est pas juste de dire que les partis communistes doivent désavouer de telles actions et réserver tous leur efforts pour le moment final, car toute lutte nécessite un entraînement et une période d’instruction, et c’est dans ces actions préliminaires que la capacité d’encadrement révolutionnaire du parti doit commencer à se forger et à s’éprouver.

« Ce serait cependant mal interpréter les considérations qui précèdent que de considérer purement et simplement l’action du parti politique de classe comme celle d’un état-major, qui par sa seule volonté pourrait décider du mouvement des forces armées et de leur emploi ; et ce serait se fabriquer une perspective tactique imaginaire que de croire que le parti peut, après avoir créé un réseau militaire, déclencher l’attaque à un moment donné, lorsqu’il le juge assez développé pour pouvoir battre les forces de la défense bourgeoise.

« L’action offensive du parti n’est concevable que lorsque la réalité des situations économiques et sociales met les masses en mouvement pour résoudre des problèmes qui mettent en cause leur sort directement et sur la plus vaste échelle, en créant une agitation qui ne peut se développer dans un sens vraiment révolutionnaire qu’à condition que le parti intervienne en fixant clairement ses buts généraux et en l’encadrant dans une action rationnelle et bien organisée, y compris du point de vue de la technique militaire. Il est certain que la préparation révolutionnaire du parti peut commencer à se traduire dans des actions planifiées même lors de mouvements partiels des masses : ainsi, les représailles contre la terreur des gardes blancs, qui vise à donner au prolétariat le sentiment qu’il est définitivement plus faible que son adversaire et à le faire renoncer à la préparation révolutionnaire, sont un moyen tactique indispensable.

« Mais croire que par le jeu de ces forces, même extrêmement bien organisées et sur une vaste échelle, on peut changer les situations et provoquer, à partir d’une situation de stagnation, le déclenchement de la lutte générale révolutionnaire, est encore une conception volontariste qui ne peut ni ne doit avoir sa place dans les méthodes de l’Internationale marxiste. » (10)

Ce passage indique de façon limpide les considérations matérialistes qui guident les marxistes dans cette question de la lutte de classe comme dans toutes les autres. Il montre qu’on ne peut pas critiquer l’idéologie du terrorisme en s’en prenant à son arsenal de « règles de conduite » (qui, dans un contexte donné, sont inattaquables, et qu’il faut seulement remettre à leur place), ni en combattant les erreurs toujours récurrentes dans l’appréciation des rapports de force, mais qu’il faut l’attaquer dans ses fondements. Sinon, la critique tombe dans le pacifisme vulgaire et défaitiste, qui suscitait à juste titre la fureur du révolutionnaire qu’était Lénine.

Lorsque Fritz Adler assassine le 21 octobre 1916 le premier ministre autrichien Stürgkh, la réaction de Lénine est aux antipodes de tout pacifisme. Prenant la parole devant le congrès du Parti socialiste suisse, il laisse ouverte la question de savoir si, dans ce cas précis il s’agit d’une

« application de la terreur, en tant que tactique (11) consistant à organiser systématiquement des assassinats politiques sans liaison avec la lutte révolutionnaire des masses, ou s’il ne s’agit que d’une initiative isolée marquant le passage de la tactique opportuniste non socialiste des social-démocrates autrichiens officiels, caractérisée par la défense de la patrie, à la tactique de l’action révolutionnaire de masse. »

Quoi qu’il en soit, il déclare :

« En tout état de cause, nous sommes convaincus que l’expérience de la révolution et de la contre-révolution en Russie a confirmé la justesse de la lutte que notre Parti mène depuis plus de vingt ans contre la terreur en tant que tactique. Il ne faut pas oublier toutefois que cette lutte a été menée en relation étroite avec une lutte implacable contre l’opportunisme, qui était enclin à rejeter tout emploi de la violence par les classes opprimées contre les oppresseurs. Nous avons toujours été pour l’emploi de la violence, tant dans la lutte de masse, qu’en relation avec cette lutté. En second lieu, nous avons associé la lutte contre le terrorisme à une propagande de longue haleine, commencée bien avant décembre 1905 en faveur de l’insurrection armée. Nous considérions l’insurrection armée, non seulement comme la meilleure réponse du prolétariat à la politique du gouvernement, mais également comme le résultat inévitable du développement de la lutte de classe pour le socialisme et la démocratie. En troisième lieu, nous ne nous sommes pas contentés d’admettre le principe de l’emploi de la violence et de faire de la propagande en faveur de l’insurrection armée. Ainsi, quatre ans déjà avant la révolution, nous avons soutenu l’emploi de la violence par les masses contre leurs oppresseurs, notamment au cours des manifestations de rue. Nous nous sommes efforcés de faire assimiler la leçon de chacune de ces manifestations par le pays tout entier. Nous nous sommes de plus en plus attachés à organiser une résistance ferme et systématique des masses à la police et à l’armée, à attirer par le moyen de cette résistance la plus grande partie possible de l’armée à prendre part à la lutte entre le prolétariat et le gouvernement, à obtenir de la paysannerie et de la troupe qu’elles participent consciemment à cette lutte. Telle est la tactique que nous avons employée dans la lutte contre le terrorisme et qui, nous en sommes profondément convaincus, a été couronnée de succès. » (12)

Ce bref rappel du processus de formation du parti bolchévique contient un certain nombre de formulations de principe fondamentales. Elles se rattachent à ce que nous avons déjà dit, et jettent un pont vers ce qu’il faut encore dire. Arrêtons-nous y donc.

Premièrement : la critique du terrorisme que, pour les raisons indiquées, il vaut mieux appeler « individualiste » plutôt qu’individuel, et, dans certaines circonstances, la lutte ouverte contre lui, n’est légitime et même obligatoire qu’à condition d’être reliée à la critique de l’opportunisme et, en toutes circonstances, à la lutte implacable contre lui. Il est significatif que Lénine indique ici comme trait distinctif de l’opportunisme le « refus de toute violence de la part des classes opprimées contre les oppresseurs ». Ceux qui adoptent cette position de refus n’ont donc aucun droit de critiquer le terrorisme, pas plus que ceux qui se prévalent de sa critique par Lénine mais ne frappent pas à coup redoublés sur l’opportunisme.

Deuxièmement : on ne peut pas mettre sur le même plan les deux « déviations » que le mouvement a dû combattre historiquement pour se donner une orientation et une solide organisation de classe – la déviation opportuniste et la déviation « terroriste ». De même, Lénine le montre en 1920, on ne peut mettre sur le même plan le « gauchisme, maladie infantile du communisme » et cette forme de dégénérescence sénile qu’est l’opportunisme pacifiste, légalitaire et réformiste. Dans cette dernière, en effet, il n’y a rien à récupérer, et tout est à rejeter. Dans la première on peut au moins, et ce n’est pas rien, sauver la revendication de la violence contre les oppresseurs ; bien entendu on ne peut la récupérer qu’en l’insérant dans le mouvement général et multiforme des masses prolétariennes et même populaires en général, en l’adaptant à son développement et à ses exigences, et en tendant à la soumettre au contrôle et même à l’initiative consciente du parti de classe. C’est seulement ainsi qu’on peut dissiper les idées fumeuses dont l’enrobent ses théoriciens, qui expriment la mentalité petite-bourgeoise et lui donnent inévitablement un caractère individualiste et velléitaire.

Troisièmement : les communistes ne se bornent pas à revendiquer en principe la violence « des opprimés contre les oppresseurs », comme une thèse générale astreignante seulement en théorie. A des degrés et sous des formes évidemment diverses, ils doivent étendre cette revendication à tout l’arc des manifestations de la lutte de classe, des plus élémentaires aux plus complexes (13) ; jusqu’à leur aboutissement dans l’insurrection armée, et donc à la prise et à l’exercice du pouvoir. Ils doivent préparer idéologiquement les prolétaires à la nécessité de l’usage de la violence pour être ensuite en mesure – car c’est là l’important – de les y préparer matériellement. C’est pourquoi, dit Lénine, ils ne doivent pas hésiter à saluer comme digne de « toute notre sympathie » même un geste isolé, individualiste et entaché d’anarchisme comme celui de Fritz Adler si, à travers la réaction instinctive d’un militant ou d’un groupe de militants, il exprime la tendance de l’organisation politique prolétarienne à remonter la pente, et sa ferme décision de sortir du bourbier de l’opportunisme.

Quatrièmement : l’expérience russe, représentative d’un processus historique réel, montre précisément à quelle condition la « lutte contre le terrorisme » peut réussir et repousser ce phénomène à l’arrière-plan. Il faut pour cela que le mouvement ouvrier organisé s’élargisse, se ramifie et se renforce, que ses avant-gardes se portent sur le terrain de la lutte contre la classe dominante et son Etat, et que le parti de classe conquière une influence qui lui permette d’orienter et d’impulser cette organisation, de faire pénétrer dans tous ses secteurs la propagande et l’agitation pour les buts généraux du communisme, pour ses principes, son programme, sa tactique. Alors, le terrorisme en tant que phénomène spécifique tend à passer à l’arrière-plan, mais uniquement dans la mesure où le mouvement de classe et le parti lui ont repris la revendication de la violence en la transfigurant, dans la mesure où ils en font un des moyens tactiques exigés sous des formes et à des degrés divers par les diverses situations, et non plus le moyen unique et fondamental aux vertus miraculeuses. En d’autres termes, parce qu’en dépassant les limites étroites du terrorisme individualiste, on a pu sortir du cul-de-sac dans lequel il s’enferme.

Il ne faut pas oublier en effet que ce type de terrorisme apparaît historiquement dans des situations de crise interne profonde de la société, qui ébranlent des couches plus ou moins larges de la classe dominante et de ses sous-catégories, surtout parmi les intellectuels. Incapables de s’orienter dans le régime existant et de s’y faire leur place, ces catégories sont poussées à occuper la scène politique et sociale et – dans la mesure où le mouvement organisé de la classe ouvrière, le seul révolutionnaire, fait défaut, reflue ou est trop faible – à jouer un rôle éphémère d’avant-garde. En l’absence de la force polarisatrice du prolétariat moderne, ces couches sont abandonnées à leur spontanéité immédiate, et bougent dans le sens qui correspond à leurs motivations et à leur idéologie – idéaliste, volontariste et moraliste.

C’était le cas du terrorisme à base surtout populiste et blanquiste des années 1870 en Russie, ainsi que de ses variantes à base essentiellement anarchiste, qui se sont manifestées en France et en Espagne vers la fin du siècle, après l’écrasement de la Commune de Paris et des mouvements républicains espagnols en 1873-74.

Ou bien, et tel était le cas dans les années précédant la révolution de 1905 en Russie, de même qu’après 1905 et aussi en partie aujourd’hui, le terrorisme naît comme réaction « désespérée », à la fois politique et morale, à la prédominance des courants opportunistes au sein du mouvement ouvrier : « l’anarchisme, dira Lénine en 1920 (en englobant dans ce terme toutes les variétés de terrorisme non seulement anarchiste mais aussi populiste et blanquiste) a été souvent une sorte de châtiment pour les déviations opportunistes du mouvement ouvrier. Ces deux aberrations se complétaient mutuellement » (14). Le déclin du « vieux » terrorisme coïncide, au début des années 1890, avec l’extension et la radicalisation des grèves et la naissance des premiers groupes ou cercles marxistes ; celui du « nouveau » précède la révolution de 1905 et correspond à l’essor tant du mouvement ouvrier qui influence la paysannerie, que du parti de classe. L’histoire a ses lois inexorables – même si elles échappent aux théoriciens du terrorisme individualiste.

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Une longue lutte sur deux fronts

 

Il est très important de voir comment, au sein du parti russe, la critique du terrorisme individualiste s’imbrique dans la lutte implacable contre les tendances opportunistes qui lui fournissent une justification objective. En 1898-1901, la rupture la plus nette et explicite avec la tradition anarchiste et blanquiste, terroriste et conspiratrice, fut une des conditions indispensables à la naissance du parti de classe. Mais au fur et à mesure qu’apparut la complexité des tâches des révolutionnaires marxistes, tant sur le plan de la perspective générale que sur celui de la tactique et de l’organisation, la question de la terreur révolutionnaire et de son usage sortit des brumes du passé pour être mise à sa juste place dans le cadre d’un mouvement étendu à toute la société et dans lequel la classe ouvrière assumait le rôle de protagoniste et de guide.

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D’abord la rupture

 

Dans l’opuscule même qui, en 1898, précise la fonction du prolétariat et de son parti dans la révolution double, avec une netteté qui ne laisse pas le moindre doute sur la signification de la participation de la classe ouvrière à la révolution démocratique, on peut lire :

« Les traditions du blanquisme, de la conspiration, sont terriblement fortes chez les partisans de la « Narodnaïa Volia », si fortes qu’ils ne peuvent se représenter la lutte politique autrement que sous la forme d’un complot politique. Or, les social-démocrates ne pèchent pas par cette étroitesse de vues ; ils ne croient pas aux complots ; ils pensent que l’époque des complots est depuis longtemps révolue, que réduire la lutte politique à un complot, c’est, d’une part, la rétrécir à l’extrême et, de l’autre, choisir les procédés de lutte les moins heureux. »

La critique est donc axée sur l’« étroitesse » de l’horizon des « conspirateurs par principe » et non sur son « illégitimité » ; sur l’« inadéquation » des moyens qu’ils adoptent – et non sur leur « inconsistance » dans l’absolu. Il fallait briser le cercle fermé de leur action et leurs postulats théoriques pour que puisse se développer l’activité multiforme des social-démocrates russes qui

« consiste dans une activité de propagande visant à faire connaître la doctrine du socialisme scientifique, à diffuser parmi les ouvriers une conception juste du régime économique et social actuel, des fondements et du développement de ce régime, des différentes classes de la société russe, de leurs rapports, de la lutte de ces classes entre elles, du rôle de la classe ouvrière dans cette lutte, de son attitude envers les classes qui sont en déclin et celles qui se développent, envers le passé et l’avenir du capitalisme, – une conception juste de la tâche historique de la social-démocratie internationale et de la classe ouvrière russe. L’agitation parmi les ouvriers est en étroite relation avec la propagande ; elle […] consiste en ceci que les social-démocrates participent à toutes les manifestations spontanées de la lutte de la classe ouvrière, à tous les conflits entre ouvriers et capitalistes au sujet de la journée de travail, des salaires, des conditions de travail, etc., etc. » (15)

En 1900, Lénine, qui a déjà tracé dans le Projet de programme de notre parti les lignes maîtresses du puissant travail de réarmement théorique du POSDR des années suivantes, affronte sans réticence dans Les objectifs immédiats de notre mouvement les problèmes délicats de la « période d’hésitations, de doutes poussés jusqu’à la négation de soi-même » que traverse la social-démocratie russe, et les impute à l’orientation défectueuse de l’activité pratique du parti. Ces hésitations et ces doutes se manifestent soit par une tendance à « dissocier le mouvement ouvrier du socialisme », en aidant les ouvriers à mener la lutte économique sans leur expliquer « les buts socialistes et les objectifs politiques du mouvement dans son ensemble » ; soit, inversement, par la tendance à « dissocier le socialisme du mouvement ouvrier », en prétendant que puisque les ouvriers se bornent à la lutte économique, la lutte contre le gouvernement doit être menée par « les intellectuels avec leurs propres forces ». L’erreur économiste engendre par contrecoup l’erreur qui réduit la politique à l’activité conspiratrice, et vice-versa. La voie révolutionnaire exige de dépasser ces deux déviations et d’abolir le caractère unilatéral d’activités qui, encadrées dans un plan tactique général, ont toutes leur rôle à jouer :

« Aider au développement et à l’organisation politiques de la classe ouvrière, voilà notre premier objectif, notre objectif fondamental. Quiconque le relègue au second plan et ne lui subordonne pas tous les objectifs et les méthodes particulières s’engage dans une voie fausse et porte un grave préjudice au mouvement. Or, c’est le cas, premièrement, de ceux qui appellent les révolutionnaires à combattre le gouvernement par le moyen de cercles isolés de conspirateurs, coupés du mouvement ouvrier. C’est le cas, deuxièmement, de ceux qui rétrécissent le contenu et l’ampleur de la propagande, de l’agitation et de l’organisation politiques, qui n’estiment possible et opportun de régaler les ouvriers de « politique » que dans des moments exceptionnels de leur vie, dans les grandes occasions […]

« La social-démocratie ne se lie pas les mains, ne borne pas son activité à un plan préconçu ou à un procédé de lutte politique préétabli ; elle admet tous les moyens de lutte, pourvu qu’ils correspondent aux forces disponibles du Parti et permettent d’obtenir le maximum de résultats dans des conditions données. Si le Parti est fort et organisé, une grève isolée peut se transformer en manifestation politique, en victoire politique sur le gouvernement. Si le Parti est fort et organisé, une insurrection locale peut prendre les proportions d’une révolution victorieuse. » (16)

En 1901, une fois définies les bases programmatiques du parti et les grandes lignes de sa tactique (« la tactique-plan » de Que faire ?), le problème des tâches organisatives se pose avec urgence. Quel rôle joue de ce point de vue le terrorisme ? Cette fois encore, le problème n’est pas abordé dans l’abstrait mais en fonction de la perspective, des tâches et des buts généraux du mouvement, et du degré de développement de son organe de direction, le parti. C’est de ce point de vue que Lénine, dans Par où commencer ? envisage le problème : un moyen tactique donné, le terrorisme par exemple, peut-il contribuer à renforcer le mouvement, ou risque-t-il au contraire de conduire à son affaiblissement ou même à sa destruction :

« Sur le plan des principes nous n’avons jamais rejeté ni ne pouvons rejeter la terreur. C’est un des aspects de guerre, qui peut convenir parfaitement, et même être indispensable à un certain moment du combat, dans un certain état de l’armée et dans certaines conditions. Mais le fait est justement qu’on nous propose aujourd’hui la terreur non point comme l’une des opérations d’une armée combattante, opération étroitement rattachée et articulée à tout le système de la lutte, mais comme un moyen d’attaque isolée, indépendant de toute armée et se suffisant à lui-même. D’ailleurs, à défaut d’une organisation révolutionnaire centrale et avec des organisations révolutionnaires locales faibles, la terreur ne saurait être autre chose. C’est bien pourquoi nous déclarons résolument que, dans les circonstances actuelles, la terreur est une arme inopportune, inopérante, qui détourne les combattants les plus actifs de leur tâche véritable et la plus importante pour tout le mouvement, et qui désorganise non pas les forces gouvernementales, mais les forces révolutionnaires […] Loin de nous l’idée de refuser toute importance à des coups héroïques isolés, mais notre devoir est de mettre en garde de toute notre énergie contre cet engouement pour la terreur auquel tant de gens sont si enclins aujourd’hui, au point d’y voir notre arme principale et essentielle. […]

« L’objectif immédiat de notre Parti ne peut pas être d’appeler toutes les forces dont il dispose à se lancer dès maintenant à l’attaque, mais d’appeler à mettre sur pied une organisation révolutionnaire capable de rassembler toutes les forces et d’être le dirigeant non seulement en titre, mais réel, du mouvement, c’est-à-dire une organisation toujours prête à soutenir chaque protestation et chaque explosion, en les mettant à profit pour accroître et endurcir une armée apte à livrer le combat décisif […] » (17).

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Ensuite, le dépassement du terrorisme individualiste sur un plan plus élevé

 

Le mouvement ouvrier ne peut dépasser et ne dépassera les limites étroites dans lesquelles l’enferme une vision liée aux circonstances immédiates et à leurs variations, qu’en dépassant son propre immédiatisme spontané. Les deux pôles de cette spontanéité, qui tendent tous deux à soumettre le mouvement à l’idéologie et donc aussi à la politique bourgeoise, sont précisément l’économisme et le terrorisme. Et le mouvement ouvrier ne peut la dépasser que grâce à l’assimilation du programme révolutionnaire marxiste, défendu avec une fermeté dogmatique et une constance inflexible, et importé dans ses rangs par un travail tenace du parti. Voici ce que dit Lénine dans Que faire ? :

« Nous avons confronté plus haut, dans une note, un économiste et un non-social-démocrate terroriste qui, par hasard, se sont trouvés être solidaires. Mais, d’une façon générale, il existe entre eux une liaison interne, non pas accidentelle, mais nécessaire […] Economistes et terroristes d’aujourd’hui ont une racine commune, savoir ce culte de la spontanéité […] Au premier abord, notre affirmation peut paraître paradoxale, si grande semble la différence entre ceux qui mettent au premier plan « la lutte obscure, quotidienne » et ceux qui appellent l’individu isolé à lutter avec le plus d’abnégation. Mais ce n’est point là un paradoxe. Economistes et terroristes s’inclinent devant deux pôles opposés de la tendance spontanée : les économistes, devant la spontanéité du « mouvement ouvrier pur » ; les terroristes, devant la spontanéité de l’indignation la plus ardente d’intellectuels qui ne savent pas ou ne peuvent pas conjuguer ensemble le travail révolutionnaire et le mouvement ouvrier […]

« L’activité politique a sa logique, indépendante de la conscience de ceux qui, avec les meilleures intentions du monde, ou bien font appel à la terreur, ou bien demandent que l’on donne à la lutte économique elle-même un caractère politique. L’enfer est pavé de bonnes intentions et, en l’occurrence, les bonnes intentions n’empêchent pas qu’on se laisse entraîner spontanément vers la « ligne du moindre effort » […]

« […] terroristes et économistes sous-estiment l’activité révolutionnaire des masses […] les uns se lancent à la recherche d’« excitants » artificiels, les autres parlent de « revendications concrètes ». Les uns comme les autres ne prêtent pas une attention suffisante au développement de leur propre activité en matière d’agitation politique et d’organisation de révélations politiques » (18).

Dans les chapitres suivants (« De quelle organisation avons-nous besoin? », « Organisation conspirative et démocratie ») Lénine montre dans quel cadre l’action terroriste individuelle cesse d’être ce qu’elle est spontanément, à savoir une manifestation d’« aventurisme révolutionnaire » : uniquement dans le cadre complexe et articulé de l’action du parti, conscient de toute la gamme de ses tâches et prêt à utiliser tous les moyens adaptés à une propagande et une agitation qui investissent toute la société, tous les rapports des classes entre elles et avec l’Etat, du parti qui travaille à « rapprocher et fondre en un tout unique la force destructrice spontanée de la foule et la force destructrice consciente de l’organisation révolutionnaire » :

« […] une organisation révolutionnaire forte est absolument nécessaire justement pour donner de la stabilité au mouvement et le prémunir contre l’éventualité d’attaques irréfléchies. Maintenant que cette organisation nous manque et que le mouvement révolutionnaire spontané fait des progrès rapides, on observe déjà deux extrêmes opposés (qui, comme de juste, « se touchent ») : un économisme tout à fait inconsistant prônant la modération, ou bien un « terrorisme excitatif » non moins inconsistant […] il y a déjà des social-démocrates qui cèdent devant ces deux extrêmes. La chose n’a rien d’étonnant car, abstraction faite des autres circonstances, « la lutte économique contre le patronat et le gouvernement » ne satisfera jamais un révolutionnaire, et les extrêmes opposés apparaîtront toujours tantôt ici, tantôt là. Seule une organisation de combat centralisée, pratiquant avec fermeté la politique social-démocrate et donnant pour ainsi dire satisfaction à tous les instincts et aspirations révolutionnaires, est en état de prémunir le mouvement contre une attaque inconsidérée et d’en préparer une autre promettant le succès » (19).

Et pour lever tous les doutes, et empêcher qu’on utilise ses paroles pour renvoyer la révolution aux calendes grecques, Lénine précise en septembre 1902:

« La social-démocratie mettra toujours en garde contre l’aventurisme et dévoilera sans pitié les illusions qui se terminent nécessairement par une déception totale. Nous devons nous souvenir qu’un parti révolutionnaire ne mérite son nom que lorsqu’il dirige réellement le mouvement de la classe révolutionnaire. Nous devons nous souvenir que tout mouvement populaire prend des formes infiniment variées, en élaborant constamment de nouvelles, rejetant les anciennes, créant des variétés ou de nouvelles combinaisons des formes anciennes et nouvelles. Et notre devoir est de participer activement à ce travail d’élaboration des procédés et des moyens de lutte. […] Sans nier en aucune façon dans le principe la violence et le terrorisme, nous demandions que l’on travaillât à préparer des formes de violence incluant la participation immédiate de la masse et assurant cette participation. Nous ne fermons pas les yeux sur la difficulté de cette tâche, mais nous y travaillerons fermement et opiniâtrement, sans nous laisser troubler par ceux qui objectent qu’il s’agit d’un « avenir lointain et indéterminé ». Oui, messieurs, nous sommes aussi pour l’avenir, et pas seulement pour les formes de mouvement du passé. Nous préférons œuvrer longuement et difficilement à quelque chose qui a de l’avenir plutôt que répéter « facilement » ce qui est déjà condamné par le passé » (20).

Un travail long et difficile qui a l’avenir pour lui… Trois années plus tard, le 26 septembre 1905, Lénine consacre un court article enthousiaste, De la défensive à l’offensive, à une nouvelle de Riga : ce qu’on appellerait aujourd’hui un « commando », mais qui comprenait quelque 70 personnes, y avait attaqué la prison centrale en tuant et blessant des gardiens, libéré deux prisonniers politiques et réussi à décrocher sans pertes importantes :

« Voici que les pionniers de la lutte armée se confondent non seulement en paroles, mais aussi en actions avec la masse, se mettent à la tête des détachements et des groupes de combat du prolétariat, forment par le fer et par le feu de la guerre civile des dizaines de chefs populaires qui sauront demain, au jour de l’insurrection ouvrière, soutenir de leur expérience et de leur héroïsme des milliers et des dizaines de milliers d’ouvriers […]

« Nos trophées sont deux chefs révolutionnaires arrachés à la captivité. Mais c’est une brillante victoire ! C’est une victoire authentique remportée sur un ennemi armé de pied en cap. Ce n’est déjà plus un complot contre quelque personnalité exécrée, ce n’est plus une vengeance, ce n’est plus un acte de désespoir, ce n’est plus une mesure d’« intimidation », c’est un début d’action des détachements de l’armée révolutionnaire, mûrement réfléchi et préparé du point de vue du rapport des forces. « Les temps sont, par bonheur, révolus, ou à défaut de peuple révolutionnaire, quelques terroristes isolés « faisaient » la révolution. La bombe a cessé d’être l’arme du terroriste livré à lui-même. Elle devient un élément nécessaire à l’armement du peuple » (21).

Pour en arriver là, et pour que cet épisode se reproduise à grande échelle, pour passer du terrorisme individuel au terrorisme de masse qui l’absorbe et l’utilise, il ne suffisait pas du mouvement prolétarien qui entraînait les grandes masses en 1905. Il fallait un parti qui eût déjà affronté les problèmes de l’insurrection armée et de la lutte de partisans, lutte d’individus ou de groupes utilisant la terreur révolutionnaire ; il fallait qu’il eût résolu ces problèmes et fondé sur leur solution la préparation d’un avenir peut-être éloigné, peut-être précédé de déceptions et de défaites, mais que sa perspective marxiste lui permettait de prévoir avec certitude et qui, après la « répétition général » de 1905, se réalisera en octobre 1917.

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La « répétition générale » de 1905

 

Ce n’est pas par hasard que Lénine a appelé la révolution russe de 1905 « répétition générale » de celle de 1917. Elle fut effectivement une répétition générale pour le prolétariat, qui a expérimenté au cours de cette année de bouleversements toutes les formes possibles de luttes : des manifestations aux combats de rue, des grèves partielles et locales aux grèves générales, des révoltes urbaines et rurales aux tentatives d’insurrection, des coups de main audacieux contre les prisons et les arsenaux aux mutineries dans l’armée et surtout dans la marine, de l’organisation immédiate à la constitution des premiers Soviets de délégués ouvriers. Elle fut aussi une répétition générale pour le Parti : dans le déroulement dramatique des luttes, celui-ci a affûté ses armes théoriques, programmatiques et tactiques, mettant à l’ordre du jour le problème de l’insurrection armée (et de « l’art de l’insurrection ») avec tout ce qu’implique non seulement sa réalisation, mais aussi sa préparation ; et s’il n’a pas pu alors tester ces armes au vif des évènements, il les a transmises comme un patrimoine intangible à l’Octobre rouge de 1917.

Dans la succession des évènements révolutionnaires, la violence et la terreur, y compris celles exercées par des « individus et des petits groupes », perdaient leur caractère volontariste, idéaliste et « blanquiste » dans le mauvais sens du terme ; il appartenait aux bolcheviks de les revendiquer dans ce contexte précis, non seulement contre les opportunistes déclarés, mais aussi contre les révolutionnaires en paroles, contre les mencheviks et contre Plekhanov lui-même.

La révolution avait éclaté depuis peu lorsque, au IIIe Congrès du POSDR réuni à Londres du 17 avril au 10 mai 1905 (12-25 avril du vieux calendrier), Lénine présente une résolution sur L’attitude devant l’insurrection armée ; bien qu’il ait accepté par la suite d’atténuer certaines formulations et d’en préciser d’autres, nous la reproduisons ici :

« Considérant :

« 1) que le prolétariat, étant de par sa situation la classe révolutionnaire la plus avancée et la plus conséquente, est par là-même appelé à jouer dans le mouvement révolutionnaire démocratique de Russie le rôle de chef et de guide ;

« 2) que seul l’accomplissement de cette mission en temps de révolution assurera au prolétariat les positions les plus avantageuses dans la lutte ultérieure pour le socialisme contre les classes possédantes de la Russie bourgeoise démocratique sur le point de naître [Remarquons que ces deux premiers points résument la tâche du prolétariat dans la révolution double : diriger la révolution démocratique-bourgeoise en la poussant jusqu’au bout, et créer ainsi les prémisses de la révolution prolétarienne future, à réaliser en liaison avec la révolution européenne - Ndlr] ;

« 3) que le prolétariat ne peut remplir ce rôle qu’organisé sous le drapeau de la social-démocratie en une force politique indépendante agissant dans les grèves et les manifestations avec l’unité la plus achevée,

« le IIIe Congrès du POSDR décide que la tâche d’organiser les forces du prolétariat pour la lutte immédiate contre l’autocratie par des grèves politiques de masse et par l’insurrection armée, ainsi que la création à cette fin d’un appareil d’information et de direction, constitue un des objectifs essentiels du parti dans la situation révolutionnaire actuelle. Aussi le Congrès charge-t-il le Comité central, les comités locaux et les unions de préparer la grève politique de masse, d’organiser des groupes spéciaux pour l’acquisition et la répartition des armes, l’élaboration du plan de l’insurrection armée et la direction immédiate de celle-ci. L’accomplissement de cette tâche peut et doit, non seulement se poursuivre sans porter le moindre préjudice au travail général du parti pour éveiller la conscience de classe du prolétariat, mais encore contribuer à l’approfondissement et au succès de ce travail » (22).

C’est la révolution elle-même qui « instruit les masses populaires ». Pour le Parti, le problème est de savoir si de son côté il saura « enseigner quelque chose à la révolution » (23). Le Parti qui, depuis qu’existe le mouvement ouvrier, a la double tâche d’armer les prolétaires « d’un besoin brûlant de s’armer » en vue de la prise du pouvoir et de « faire obligation à ceux qui l’éprouvent de compter avec la nécessité de l’organisation et de l’action coordonnée, comme avec la situation politique générale » ; le Parti qui, dans une situation « normale », oppose toujours à la volonté généreuse mais impuissante « d’en finir immédiatement avec les bourgeois et leurs larbins » la force « de l’organisation et de la discipline, la conscience que les meurtres individuels sont absurdes, que l’heure n’est pas encore venue de la lutte révolutionnaire sérieuse des masses populaires, que la situation politique générale voulue n’existe pas » ; le Parti qui « ne dit et ne dira jamais au peuple en de pareilles circonstances : Armez-vous ! mais il l’arme toujours (faute de quoi il ne serait pas un socialiste, mais un vain bavard) du besoin brûlant de s’armer et d’attaquer l’ennemi » ; ce Parti lance aujourd’hui, en 1905, « à la suite des ouvriers doués d’initiative révolutionnaire, le mot d’ordre : AUX ARMES ! » (24).

Ce passage montre clairement la position des marxistes révolutionnaires. Elle s’oppose à celle des « bavards » qui évitent en toute circonstance (ou y ont renoncé une fois pour toutes) de propager la nécessité de se préparer à cette insurrection armée sans laquelle la conquête du pouvoir et le passage ultérieur au socialisme ne sont que des fantasmagories ; elle s’oppose aussi à celle des volontaristes qui prennent les armes ou appellent les prolétaires aux armes à n’importe quel moment, sans s’occuper sérieusement du rapport de forces réel. Si les premiers sont méprisables parce qu’ils ont en réalité abandonné la perspective révolutionnaire, les seconds, par leur prétention à se substituer à la force des choses qui est aussi la force de la classe et du parti révolutionnaire, sont inefficaces et désorganisateurs. De même, au cours des mouvements insurrectionnels, la position marxiste s’oppose aussi bien à ceux qui confondent l’insurrection avec le combat de certains individus contre d’autres individus, qu’à ceux qui prônent effectivement la nécessité de l’insurrection, mais se refusent à l’organiser dans le vif de la lutte générale de classe parce que, même s’ils ne l’avouent pas, « ils sont terrorisés à l’idée que c’est à eux de la réaliser ».

A partir de cette position solidement affirmée, Lénine suit avec une lucidité anxieuse et passionnée les développements infiniment variés et complexes de la lutte révolutionnaire, enregistre ses enseignements, indique aux militants marxistes comment y assumer un rôle de « guide et de direction » dans tous les domaines, y compris (mais pas seulement) celui de la préparation militaire. Citons quelques fragments de ses réflexions et indications ; en août 1905, il écrit :

« Vous avez beau faire une moue dédaigneuse, messieurs, quand on parle des attaques de nuit et autres questions spéciales de tactique militaire […]. La vie l’emporte, la révolution instruit, stimulant et réveillant les pédants les plus figés. Les questions militaires, même les plus spéciales, doivent être étudiées en temps de guerre civile, et l’intérêt que les ouvriers y portent est on ne peut plus légitime et sain. Les quartiers généraux (ou les tours de garde des militants) doivent être organisés lorsqu’il le faut. Désigner des patrouilles, loger des détachements, voilà des fonctions purement militaires, voilà les premières opérations de l’armée révolutionnaire, voilà l’organisation de l’insurrection armée, l’organisation du pouvoir révolutionnaire, qui mûrit et s’affermit dans ces petits préparatifs et ces légères escarmouches, y éprouvant ses forces, y apprenant à combattre, se préparant à la victoire » (25).

Il est aussi urgent d’affronter ces problèmes extrêmement délicats. Même dans le passage le plus violent de Lénine, il n’y a pas un poil d’« aventurisme » ou de précipitation :

« Insurrection : le mot est très grand. L’appel à l’insurrection est chose très sérieuse. Plus la société est complexe, plus le degré d’organisation du pouvoir est élevé, plus la technique militaire est parfaite et moins il est loisible de formuler ce mot d’ordre à la légère. Nous avons dit plus d’une fois que les social-démocrates révolutionnaires se préparaient depuis longtemps à le formuler, mais n’en firent un appel direct que lorsque aucun doute ne fut plus permis sur le sérieux, l’étendue et la profondeur du mouvement, lorsqu’il ne fut plus permis de douter de l’approche du dénouement au sens propre du terme […]. Le mot d’ordre de l’insurrection confie la décision à la force matérielle ; or, dans la civilisation européenne actuelle, la force matérielle n’est constituée que par la force des armes. Ce mot d’ordre ne doit pas être formulé tant que les conditions générales de la révolution ne sont pas mûres, tant que l’effervescence et la disposition des masses à agir ne se sont pas clairement manifestées, tant que les circonstances extérieures n’ont pas abouti à une crise flagrante. Mais du moment que ce mot d’ordre est lancé, il serait tout bonnement déshonorant de reculer devant lui pour venir à la force morale, à l’une des conditions de la montée de l’insurrection, à l’une des « transitions possibles », etc. Non, du moment que le sort en est jeté, il faut cesser de biaiser, il faut expliquer directement et ouvertement aux masses quelles sont actuellement les conditions pratiques du succès de la révolution » (26).

Encore une fois, il faut savoir apprendre de la révolution, et savoir lui enseigner quelque chose ; il faut savoir décider énergiquement après avoir froidement apprécié la situation et choisi le moment ; il faut devancer le mouvement des masses, mais après les avoir préparées moralement et matériellement à la nécessité d’une décision irrévocable. Il ne faut pas prétendre que les masses se suffisent à elles-mêmes, ni que le parti se suffit à lui-même, encore moins son « bras armé » que certains schémas transforment en son substitut. Le processus révolutionnaire est caractérisé par l’éruption volcanique de forces sociales qui se fraient la voie dans mille directions, qui créent et recréent, abandonnent et reprennent les formes organisatives dans lesquelles leur énergie cherche peu à peu à se canaliser et à se discipliner : chacune d’elles renvoie aux autres, elles sont toutes liées, elles se maintiennent ou tombent toutes ensemble.

En juillet 1906 la première vague révolutionnaire avait reflué, mais tout annonçait une reprise vigoureuse ; c’était si net que les bolcheviks devaient boycotter ouvertement les élections à la Douma, proposées comme soupape à la colère des ouvriers et des paysans. A ce moment, Lénine relève que le « dernier mot » du mouvement de masse au cours du dernier trimestre de 1905 avait été la grève générale politique. Il montre que si cette grève est une condition nécessaire pour le développement d’une situation de haute tension sociale, elle reste toutefois insuffisante si elle ne débouche pas sur l’insurrection ; celle-ci était appelée par le fait même que la grève politique générale se heurtait à un adversaire conscient de jouer ses dernières cartes : « indépendamment de notre volonté, au mépris de toute « directive », la situation révolutionnaire aiguë transformera la manifestation en grève, la protestation en lutte, la grève en insurrection ». Et c’est seulement le développement de cette chaîne ascendante dont les maillons s’imbriquent les uns dans les autres qui posera avec une évidence absolue, même pour les grandes masses, le problème de la conquête du pouvoir.

De même, à la fin de 1905, on a vu surgir de la grève les Soviets des délégués ouvriers « comme organes de la lutte immédiate de masse ». Mais « la nécessité les a poussés à devenir très vite des organes de la lutte révolutionnaire générale contre le gouvernement », elle les a transformés « irrésistiblement en organes de l’insurrection ». Si cependant les Soviets sont « indispensables pour grouper les masses, pour les unir en vue du combat, pour transmettre les mots d’ordre de la direction politique du parti (ou des partis qui se seraient mis d’accord), pour intéresser, réveiller, attirer les masses », ils « ne suffisent pas pour organiser directement les forces de combat, pour organiser l’insurrection dans le sens le plus strict du mot ». Bien plus, la survie même des Soviets implique l’existence, « à côté des Soviets, d’une organisation militaire pour les défendre, pour organiser l’insurrection sans laquelle resteraient impuissants tous les Soviets et tous les élus des masses populaires ». La création de ces organes militaires ne peut évidemment pas être l’œuvre exclusive du Parti : « l’esprit d’organisation des masses, structurées en petits groupes mobiles de combat, permettra au moment de l’action de résoudre le problème de l’armement » (27).

Ceci ne suffit pas encore. L’insurrection de Moscou en décembre 1905 n’a pas seulement montré, contre Plekhanov qui soutenait qu’« il ne fallait pas prendre les armes », qu’il fallait au contraire les prendre « d’une façon plus résolue, plus énergique et dans un esprit plus agressif », en appliquant la thèse de Marx selon laquelle « l’insurrection est un art, et la règle principale de cet art c’est l’offensive menée avec une audace extrême et une décision sans faille ». L’insurrection a aussi montré qu’on ne peut pas parler d’une lutte sérieuse « si la révolution ne gagne pas les masses et l’armée elle-même » ; elle a montré que cette « conquête de l’armée » n’est nullement « une chose facile, un acte tout simple », mais bien le fruit d’une lutte longue et tenace « hardie, entreprenante et irrésistible », et qui devra « aussi employer la force » (28) au moment de l’insurrection.

Enfin, et réciproquement, l’insurrection armée, point culminant de la lutte révolutionnaire générale de masse, est inconcevable sans l’action de « détachements mobiles très petits, des groupes de dix, de trois ou même deux personnes » ; cette action est le sens même de la « tactique de la guerre de partisans », et elle est rendue à la fois possible et nécessaire par les développements de la technique militaire moderne, tant comme prélude que comme composante de l’insurrection proprement dite :

« la guerre de partisans, la terreur générale, qui en Russie se répandent partout presque sans discontinuer depuis décembre, contribueront incontestablement à enseigner aux masses la juste tactique, au moment de l’insurrection. Cette terreur exercée par les masses, la social-démocratie doit l’admettre et l’incorporer à sa tactique ; elle doit, bien entendu, l’organiser et la contrôler, la subordonner aux intérêts et aux nécessités du mouvement ouvrier et de la lutte révolutionnaire générale ; elle doit écarter, éliminer sans merci la tendance à faire tourner la guerre de partisans en « gueuserie », déformation dont les Moscovites ont si bien, si implacablement fait justice lors de l’insurrection, et les Lettons pendant les fameuses Républiques lettones » (29).

Il faut bien penser qu’on n’arrive à l’insurrection qu’à l’apogée d’une longue série de manifestations et de grèves, économiques et politiques ; qu’on n’arrive à la conquête de l’armée qu’à l’apogée d’un effort d’auto-armement et de réarmement du prolétariat ; qu’on n’organise vraiment les détachements de défense des Soviets qu’à l’apogée de la formation et de la généralisation des Soviets, et ainsi de suite. Tout se tient, tout concourt au résultat final. C’est dans cette perspective immense, sans commune mesure avec la vision myope et bornée du terrorisme individualiste et volontariste, que se place Lénine dans le projet de Plate-forme tactique pour le congrès d’unification du POSDR.

Après une nouvelle Résolution sur l’insurrection armée qui résume les points que nous avons évoqués, il propose la célèbre résolution sur Les actions armées, complètement déformée par ceux qui prétendent s’y référer aujourd’hui. La voici :

« Attendu que :

« 1) depuis l’insurrection de décembre, presque nulle part en Russie les combats n’ont complètement cessé, combats qui se traduisent maintenant de la part du peuple révolutionnaire par des attaques isolées contre l’adversaire ;

« 2) ces actions, inévitables lorsque deux forces armées adverses se trouvent en présence et lorsque se déchaîne une répression militaire provisoirement triomphante, servent en même temps à désorganiser l’adversaire et préparent de futures actions armées massives et ouvertes ;

« 3) des actions de ce genre sont également indispensables pour former et éduquer militairement nos groupes de combat, qui, au moment de l’insurrection de décembre, se sont révélés en de nombreux endroits dépourvus de préparation pratique dans une activité nouvelle pour eux.

« Nous reconnaissons et nous proposons au congrès de reconnaître que :

« 1) le Parti doit reconnaître que les actions armées des groupes de combat appartenant au Parti ou luttant à ses côtés sont admissibles sur le plan des principes et opportunes dans la période actuelle ;

« 2) le caractère des actions armées doit être adapté à la tâche qui consiste à former les dirigeants des masses ouvrières en période d’insurrection et à acquérir l’expérience des actions offensives soudaines ;

« 3) le but immédiat le plus important de ces actions doit être la destruction des appareils gouvernemental, policier et militaire et une lutte impitoyable contre les organisations cent-noirs actives qui pratiquent la violence et la terreur contre la population ;

« 4) il faut admettre aussi les actions armées destinées à s’emparer de moyens financiers appartenant à l’ennemi, c’est-à-dire au gouvernement autocratique, et à détourner ces moyens au profit de l’insurrection ; ce faisant, il importe de veiller sérieusement à ce que les intérêts de la population soient le moins possible lésés ;

« 5) les actions armées de partisans doivent s’effectuer sous le contrôle du Parti et de telle sorte que les forces du prolétariat ne soient pas gaspillées en vain, et qu’en même temps, on prenne en considération les conditions du mouvement ouvrier dans la localité donnée et l’état d’esprit des larges masses » (30).

C’est l’ensemble de ces conditions (que le volontarisme et le romantisme anarchiste ou blanquiste, nés de l’individualisme bourgeois « à l’envers », ignorent systématiquement) qui fait de « l’action de partisan », du « terrorisme de masse » un élément, subordonné certes, mais inséparable de la lutte insurrectionnelle pour la prise du pouvoir. Ces affirmations nous ramènent à notre point de départ, aux citations de La guerre de partisans de Lénine et de notre texte Parti et action de classe rappelées dans la première partie de cet article. Après avoir reparcouru, sur le plan de la lutte théorique comme des indications pratiques, l’histoire du bolchévisme depuis sa naissance jusqu’au seuil de la lutte pour le pouvoir dans la révolution de 1905 qui anticipe sur celle de 1917, nous pouvons donner notre appréciation critique non seulement du terrorisme individualiste en général mais aussi de ses versions actuelles.

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La méthode marxiste face au problème du terrorisme

 

Si nous avons suivi cette voie indirecte, c’est pour rendre claire l’attitude du marxisme face au terrorisme, une attitude qui, comme le dit Trotsky à propos du rôle de la conspiration dans le processus révolutionnaire, n’est contradictoire qu’en apparence : la critique de principe du terrorisme individualiste et romantique va de pair avec la revendication de la violence et de la terreur dans le cadre de la stratégie classiste générale de la conquête du pouvoir. C’est sur cette base qu’on peut combattre l’avalanche de falsifications intéressées à laquelle la « geste » de la Fraction Armée Rouge ou des Brigades Rouges a donné naissance dans les groupes politiques les plus divers.

Le marxisme rejette toutes les explications de ce phénomène social qu’est le terrorisme qui ne reposent pas sur une base matérialiste, et qui ont à leur tour besoin d’être expliquées. Si on admettait que le terrorisme individualiste est purement et simplement le produit d’une certaine idéologie, il faudrait chercher les racines objectives de celle-ci : toutes les idéologies sont des reflets de réalités matérielles. Si on admettait que le terrorisme individualiste résulte systématiquement des « menées souterraines » des gens du bord opposé, il faudrait expliquer pourquoi la « provocation » trouve un terrain si propice. Si on admettait que le terrorisme est (en général, et pas seulement dans quelques rares cas pathologiques) une « variante politique » de la criminalité courante, il faudrait encore expliquer aussi bien ce phénomène éminemment social qu’est la criminalité, que le phénomène non moins social de sa « transfiguration » politique.

Le marxisme, pour sa part, relie le phénomène du terrorisme individualiste à un contexte historique et social bien précis – faute de quoi il n’aurait pas le droit de s’appeler science. N’en déplaise à ceux qui osent se revendiquer de lui alors qu’ils avancent ou couvrent de son nom des « explications » comme celles que nous avons évoquées ci-dessus, c’est bien ainsi qu’il a toujours agi pour étudier tant les actions que les « doctrines » terroristes.

Dans la plupart des cas, presque toujours, il a ainsi trouvé les racines du terrorisme dans une violente crise interne de la classe dominante elle-même, une crise qui pousse à la révolte contre l’ordre établi jusqu’à ses propres fils, y compris ceux des catégories les plus élevées, mais surtout ceux des couches inférieures, plus directement frappées ou menacées par le séisme social qui se déroule ou s’annonce : les intellectuels, les étudiants et, plus généralement, une fois le capitalisme installé ou en cours d’implantation, la petite bourgeoisie, surtout urbaine. Plus rarement et accessoirement, il a trouvé ces racines dans une réaction élémentaire et spontanée (les premières Sociétés secrètes, par exemple) de la classe ouvrière naissante contre le bouleversement de toutes les habitudes de vie et travail provoqué par l’accumulation primitive du capital et le développement de la grande industrie. Dans le cas particulier des Brigades Rouges, le cordon ombilical qui les rattache aux mouvements universitaires et surtout à 68, c’est-à-dire à une matrice sociale petite-bourgeoise, est évident.

Dans la mesure où il connaît et comprend les racines du phénomène, le marxisme est seul capable de le justifier historiquement alors même qu’il procède à sa démolition théorique. Il est seul capable de reconnaître la valeur symptomatique d’évènements qui doivent se produire non seulement indépendamment de la volonté, des décisions et des objectifs conscients des acteurs qui occupent le devant de la scène sociale, mais contre leur volonté, contre leurs décisions, contre leurs objectifs conscients. Et, pour le marxisme, la valeur positive ou négative à attribuer à ces évènements dépend des données matérielles de la situation historique, jamais de considérations abstraites et encore moins de jugements moraux !

Il y a bien là de quoi dérouter tous les idéalistes. Ainsi, en 1847, Engels fustigeait avec Marx le « tyrannicide » Heinzen, en dénonçant la vaine prétention de renverser les rapports politiques et sociaux existants en éliminant le « personnage », grand ou petit, qui en réalité n’est pas la cause de ces rapports mais leur produit. Et en 1878-79, voici le même Engels qui salue en Russie les signes annonciateurs d’une révolution qui, certes, « partira d’en haut, du sein d’une noblesse appauvrie et frondeuse » (31) mais qui, « une fois en mouvement, entraînera les paysans » et produira alors des scènes « à faire pâlir 1793 » ; qui salue « la conspiration puissante dans l’armée et jusque dans la cour impériale » ; qui salue « l’assassinat politique » comme le « seul moyen qui reste aux hommes intelligents, dignes et fiers pour se défendre contre les agents d’un despotisme inhumain » (32).

De même, alors qu’il a mené de 1875 à 1894 une critique impitoyable de l’idéologie populiste en Russie et de ses origines blanquistes afin de jeter les bases théorico-programmatiques de l’organe du prolétariat naissant, le parti communiste, c’est encore Engels qui écrivait en 1885 à propos de la poudrière qu’était devenu l’empire tsariste :

« C’est un des cas exceptionnels où il est possible pour une poignée d’hommes de faire une révolution ; c’est-à-dire de faire crouler par un petit choc tout un système en équilibre plus que labile […] et de libérer, par un acte en lui-même insignifiant, des forces explosives indomptables après. Eh bien, si jamais le blanquisme – la fantaisie de bouleverser toute une société par l’action d’une petite conspiration – avait une certaine raison d’être, c’est certainement à Pétersbourg. Une fois le feu mis à la poudre, une fois les forces libérées et l’énergie nationale, de potentielle, transformée en cinétique […] les hommes qui ont mis le feu à la mine seront enlevés par l’explosion qui sera mille fois plus forte qu’eux et qui cherchera son issue comme elle pourra, comme les forces et les résistances économiques décideront » (33).

A l’inverse, Marx a condamné les rêves velléitaires de Schapper et Willich dans les conditions négatives d’après 1850 (« prise immédiate du pouvoir, ou alors on va se coucher »), rêves dans lesquels il ne voyait même pas l’indice d’une situation favorable. Engels a condamné de la même façon les rêves dont se berçaient en 1874 les communards blanquistes réfugiés à Londres, en plein dans le reflux qui suivait l’écrasement de la Commune de Paris.

Mais en même temps ils expliquaient ces rêves par la situation désespérée d’une classe ouvrière réduite à l’impuissance, privée même du droit de « parole, de presse et d’association » après les terribles défaites de 1848-49 en Allemagne et de 1871 en France ; et par cette généreuse mais impuissante impatience qui, ne comprenant pas qu’on ne pourrait sortir de cette situation que « dans 15, 20 ou 50 ans » et à condition de travailler à construire le parti prolétarien de demain, voulait en sortir tout de suite par un acte volontaire.

Dans tous les cas, la compréhension du phénomène terroriste – acte ou en projet – est la condition nécessaire de son dépassement par une vision classiste et matérialiste du processus révolutionnaire et du rôle que le parti y joue. Cette compréhension est d’autant plus nécessaire que le terrorisme romantique trouve non seulement un champ ouvert mais presque une raison d’être dans l’absence ou l’éclipse momentanée de la seule force historique capable de polariser les « énergies explosives » qui dorment dans la société, qu’il s’agisse de pousser la révolution démocratique-bourgeoise jusqu’à ses conséquences extrêmes ou de réaliser la révolution prolétarienne et communiste ; à savoir le prolétariat agissant comme classe.

Il faut souligner ensuite que le jugement sévère des marxistes ne porte pas sur le terrorisme en général mais sur la forme spécifique que lui donnent ceux qui, suivant la formule lapidaire de Marx à propos de Schapper-Willich, mettent « à la place de la conception matérialiste une conception idéaliste, [pour qui] au lieu de la situation réelle, c’est la simple volonté qui devient la force motrice de la révolution » (34). Ce qui nous sépare d’eux, ce n’est pas le fait de vouloir ou non employer la violence et la terreur, mais une vision différente et même opposée du processus révolutionnaire, de la lutte et de la guerre de classe. Dans notre vision, le geste terroriste, l’acte exemplaire, le coup de main audacieux, accomplis même par des « individus ou des groupes », sinon par la masse en effervescence, dirigés et de préférence organisés par le parti, trouvent leur place naturelle et leur fonction positive tout comme la « conspiration », aspect nécessaire de l’insurrection, parce qu’ils sont insérés dans un cycle historique qu’on ne peut pas réduire aux proportions d’un… putsch.

Le principe fondamental de la conception marxiste c’est que le heurt entre les classes ne se résout pas sur le terrain du droit mais sur celui de la force, force dont la manifestation la plus haute est la violence révolutionnaire, autoritaire et centralisée qui frappe l’Etat capitaliste, et qui se transforme après la conquête du pouvoir en une autre forme de violence systématique et planifiée, la dictature. C’est cela le sens de la célèbre phrase du Capital sur « la violence, accoucheuse de la vieille société grosse d’une nouvelle ». L’affirmation, aujourd’hui banale à droite comme à gauche, selon laquelle Marx et Engels n’auraient pas vu toutes les implications nécessaires de cette formule, et que l’histoire aurait réservé à Lénine (soi-disant père de… Staline !) le privilège de les découvrir, n’est qu’un mensonge aussi infâme que stupide.

Certes, à Londres après 1850, Marx et Engels ont tourné le dos aux faiseurs de révolution affairés à projeter « de futurs gouvernements provisoires » alors qu’« une nouvelle période de prospérité industrielle inouïe s’était ouverte » et que la base des conditions sociales était « tellement sûre et […] tellement bourgeoise » (35). Mais dans le feu des batailles révolutionnaires des années précédentes, inspiré par les besoins de la lutte et non par la froide réflexion ou un « libre choix », c’est celui que la bourgeoisie a appelé le red-terror doctor qui écrivait : « pour abréger, pour simplifier, pour concentrer l’agonie de la vieille société et les souffrances sanglantes de l’enfantement de la nouvelle, il existe un seul moyen – le terrorisme révolutionnaire » ! Car si le prolétariat n’a pas le « cannibalisme » de la contre-révolution bourgeoise, il dédaigne aussi l’hypocrisie avec laquelle celle-ci cache la férocité de ses représailles. « Nous n’avons pas l’habitude de prendre des ménagements, nous n’en réclamons pas de votre part », disait Marx à la police prussienne qui interdisait la Nouvelle Gazette Rhénane, « quand ce sera notre tour, nous n’embellirons pas le terrorisme » (36).

En 1850, Marx et Engels coupent les liens avec Schapper et Willich, ces hommes – toutefois admirés personnellement – qui « remplacent le développement révolutionnaire par la phrase révolutionnaire » ; ils se consacrent à préparer pour un avenir qu’ils savent éloigné le « parti d’opposition du futur », le parti prolétarien de classe, et à défendre ses « positions rigoureusement indépendantes ». Mais en mars de la même année, dans la fameuse Adresse, ils donnaient comme disposition impérative à ce parti de faire « le nécessaire pour que tout le prolétariat soit armé de fusils, de carabines, de canons et qu’il ait des munitions », sachant bien que les « alliés d’hier » sont les ennemis d’aujourd’hui et plus encore de demain ; ils proclamaient qu’« il ne faut, sous aucun prétexte, se dessaisir des armes et des munitions, et il faut empêcher, au besoin par la force, toute tentative de désarmement » ; bref, ils appelaient à « réaliser immédiatement l’organisation autonome et l’armement des ouvriers » (37). La même année, dans Révolution et contre-révolution en Allemagne, Engels fixe les normes tactiques impératives de « l’insurrection en tant qu’art », opposées à l’idée d’une insurrection abandonnée à sa propre spontanéité, privée de centralisation et donc d’efficacité, normes qui imposent d’« agir avec la plus grande détermination et de façon offensive » (38).

Certes en 1874 les marxistes condamnent sans appel le volontarisme qui règne parmi les blanquistes exilés. Mais dans Les luttes de classe en France Blanqui est évoqué comme l’homme dans lequel la bourgeoisie reconnaît à juste titre pendant les journées de 1848 – c’est le plus bel hommage qu’elle pouvait lui rendre – le spectre terrifiant « de la déclaration de la révolution en permanence et de la dictature de classe du prolétariat » ; en 1861 encore, Marx l’exalte comme « la tête et le cœur du parti prolétaire en France » (39) parce qu’il n’a pas hésité à affronter l’ennemi sur son propre terrain, celui de la force, et donc aussi de la violence.

En 1871, les yeux fixés sur l’exemple sublime des communards, Marx écrit à Kugelmann que « s’ils succombent, seul leur caractère « bon garçon » en sera cause », avant tout parce qu’ils n’ont pas voulu « commencer la guerre civile » en marchant immédiatement sur Versailles (40). Aujourd’hui, les opportunistes tremblent à l’idée que les Brigades Rouges pourraient, pensez donc, déclencher la guerre civile ! Après la défaite de la Commune, c’est encore Marx qui revendique dans « la guerre des asservis contre leurs oppresseurs, la seule guerre juste dans l’histoire », ces mesures de rétorsion, d’intimidation et de terreur non dissimulée dont la vile classe dominante faisait usage contre les vaincus sans hésiter une seule seconde à donner à ses forces l’ordre de « tuer, brûler et détruire » (41). Quant à Engels, qui critique en 1874 la « phrase révolutionnaire » des blanquistes, c’est lui qui, la même année, rappelle aux adversaires de l’autorité qu’

« une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui existe, un acte par lequel une partie de la population impose sa volonté à l’autre partie à l’aide de baïonnettes, de fusils, de canons, moyens autoritaires s’il en fut ; et le parti qui a triomphé doit maintenir son autorité par la terreur que ses armes inspirent aux réactionnaires. Est-ce que la Commune de Paris aurait pu se maintenir plus d’un jour, si elle ne s’était servie de l’autorité d’un peuple en armes contre la bourgeoisie ? Ne pouvons-nous pas au contraire la blâmer de ce qu’elle ait fait trop peu usage de son autorité ? » (42).

Est-ce clair, messieurs ? – pouvons-nous dire en reprenant les paroles de Marx aux autorités prussiennes. Ces passages – ces quelques passages choisis parmi d’innombrables – n’annoncent-ils pas l’épopée de l’Octobre Rouge et de la guerre civile menée à la victoire sous la direction de ces prétendus « barbares », « asiates » ou encore « jacobins » que furent Lénine et Trotsky ?

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L’incompatibilité entre le marxisme et le terrorisme individualiste

 

Connaissant les racines sociales du terrorisme individualiste, le marxisme peut sans difficulté définir et critiquer l’idéologie qui lui est inhérente et qui gouverne ses actions.

C’est sur ce plan, en considérant non les particularités de ses manifestations dans des circonstances données mais ses constantes historiques, que la démarcation entre le romantisme terroriste et le marxisme devient incompatibilité, que les divergences se transforment en antithèses. Dans leur lutte ou leur réaction instinctive contre l’ordre établi, les membres des couches sociales où germe le terrorisme individualiste – les classes moyennes et, dans leurs interstices, l’intelligentsia – traînent fatalement avec eux le bagage de motivations idéologiques propres à leurs origines sociales et les formes d’action qui y correspondent. C’est en tant qu’individus qu’ils se révoltent contre le poids des structures productives, sociales et politiques qui étouffent toujours plus la « personne humaine », et l’étouffent d’autant plus qu’elles prétendent davantage la libérer, la respecter, lui permettre de s’épanouir. Même lorsqu’ils utilisent des bribes de terminologie marxiste, même quand ils en appellent au « prolétariat » et parlent de « lutte pour le communisme », ils placent fatalement leur révolte sous le drapeau de l’« individualisme bourgeois à l’envers », de cet « individualisme, base philosophique de l’anarchisme » (22) dans lequel Lénine reconnaît l’essence même de l’une des branches idéologiques du terrorisme populiste. Le complément nécessaire de cet individualisme (il rejoint là l’autre branche, le terrorisme élevé en système, le blanquisme), c’est l’idéalisme dans l’interprétation de l’histoire et le volontarisme dans la théorisation des moyens d’action destinés à modifier son cours, choses que Marx critiquait déjà chez Schapper et Willich.

Au centre de cette vision du monde ne se trouvent pas les classes et, à leur racine, les modes et les rapports de production, mais les individus déliés les uns des autres. Contrairement aux classes qui sont nécessairement poussées à agir par des déterminations matérielles, ces individus agissent à la suite d’un « libre choix » et d’une décision de leur volonté : ce choix et cette décision opposent au « mal », au pouvoir et aux privilèges détenus par des individus oppresseurs et exploiteurs, l’indignation morale, la volonté passionnée, la force de l’idée et de la représentation d’un modèle « plus juste » de société que se font les individus opprimés et exploités.

On retrouve ici la triple «incompréhension » que Lénine relevait dans la conception anarchiste, et qui marquait déjà le côté pré- et antimarxiste du blanquisme, comme Engels le souligne dans sa critique des réfugiés blanquistes : « Socialiste uniquement par sentiment, plein de sympathie pour les souffrances du peuple, Blanqui ne possède ni une théorie socialiste, ni des proposition pratiques d’intervention sociale bien définies ». Cette triple incompréhension – « incompréhension des causes de l’exploitation […] du développement de la société qui conduit au socialisme […] de la lutte de classe en tant que force créatrice réalisant le socialisme » – reflète une vision idéaliste du processus révolutionnaire. Cette vision part de la donnée brute et immédiate du rapport opprimé-oppresseur, exploité-exploiteur, dominé-dominateur, etc., rapport commun à toutes les sociétés divisées en classes et donc indépendant de la société particulière dans laquelle on vit et agit, et n’arrive pas à en sortir. Elle est incapable de remonter aux causes matérielles qui déterminent ce rapport, non dans l’abstrait et hors du temps, mais dans le mode de production et de vie sociale actuel ; elle est incapable de remonter aux forces de classe que ce mode de production engendre en son sein et qui tendent irrésistiblement à le déborder, incapable donc d’arriver aux voies et moyens qui seuls permettent de briser son cadre, et aux finalités que son évolution même rend à la fois possibles et nécessaires. Elle est par conséquent condamnée à tourner en rond dans un cercle vicieux d’illusions et de désillusions, dont elle croit pouvoir sortir par « l’acte volontaire » à la fois destructeur et créateur.

C’est pour cela que Lénine met en parallèle l’économisme et le terrorisme : ce sont deux manifestations, opposées seulement en apparence, d’une même soumission fondamentale à la spontanéité, à la donnée immédiate. Alors que la lutte « purement économique » (trade-unioniste, syndicale) réduit le conflit historique entre la classe prolétarienne et la classe bourgeoise à la simple opposition salarié-patron qui limite son horizon, la lutte « purement terroriste » ne voit que l’opposition sujet-souverain (avec ou sans couronne…) et réduit le conflit historique dont elle attend une société « plus humaine » à l’opposition esclave-maître en général.

Si les actions terroristes (issues aujourd’hui de l’éclatement des rêves de 68 de « contre-pouvoir » ou de « pouvoir alternatif », tout comme le nihilisme russe était né des désillusions de ceux qui avaient voulu « aller au peuple » dans les années 1870) s’opposent par leur éclat à l’activité terne de l’économisme, elles n’en ont pas moins le même horizon idéologique qui reste enfermé dans le cadre de cet ordre que les uns et les autres croient – sincèrement, admettons-le – combattre. Et si le terroriste est plus « respectable » que l’économiste dans la mesure où c’est un insurgé, il est aussi plus abstrait : il raisonne en des termes qui s’appliquent indifféremment à une société esclavagiste, féodale ou capitaliste, et agit en conséquence.

Sur ce terrain, les illusions du terroriste fleurissent non par hasard, mais inévitablement. Il est inévitable qu’il s’imagine « frapper le cœur de l’Etat » en frappant la personne de ses instruments, ou frapper l’appareil productif dans la personne de ses agents ; qu’il confonde le réseau d’intérêts, de rapports, d’institutions sur lequel repose la « société civile » avec une hiérarchie ou même une « clique », pur et simple agrégat d’individus, qui serait par là-même exposée aux entreprises hardies d’un autre groupe d’individus.

Il est inévitable qu’il confonde la révolution avec une conjuration des élus visant à abattre une conjuration universelle des méchants, sans voir que dans la trame serrée de la structure économique et de la superstructure sociale et politique le personnel dit exécutif n’est qu’un ensemble de pièces de rechange, remplaçables et de fait constamment remplacées, au service d’une machine impersonnelle, historiquement déterminée.

Il est inévitable qu’il isole la partie – le « centre de pouvoir », tel gouvernement, tel parti, etc. – du tout, et s’imagine « désarticuler » le tout en désarticulant une partie (même pour cela, la bombe classique ou l’enlèvement, plus moderne, ne suffisent d’ailleurs pas…) ; ou qu’il cherche partout la main des « multinationales » dont il découvre aujourd’hui (!) la naissance inexplicable (!) dans un monde qui, sans elles, lui semblerait encore vivable.

Il est inévitable qu’il mesure le degré révolutionnaire ou contre-révolutionnaire des situations au thermomètre de son propre enthousiasme : qu’importe le jeu complexe des rapports de forces si c’est la volonté pure qui les crée et les dirige ? La surévaluation des situations historiques par le terroriste extra- et antimarxiste ne résulte nullement d’une « erreur d’analyse » : elle est au contraire systématique, elle fait partie de sa nature et de sa « raison d’être ».

Or cette soumission à la spontanéité ne se traduit pas seulement par la tentative impuissante d’égratigner la cuirasse du « système ». Le terrorisme individualiste n’est pas seulement incapable de « désorganiser » l’adversaire, même s’il peut lui créer d’indéniables difficultés ; il est tout aussi incapable d’organiser les forces sociales dont il s’érige en représentant et en défenseur ; pire, il contribue généralement à les désorganiser.

Ainsi les populistes propageaient le mythe du peuple et surtout du paysan russe qui serait « révolutionnaire par instinct » ; qui aurait conservé intactes les institutions communautaires anticipant la société socialiste future, et qui serait prêt à reprendre sa voie lumineuse pourvu qu’on fasse sauter la chape de plomb d’une superstructure purement politique et policière, l’autocratie tsariste. Tkatchev, par exemple, est

« convaincu qu’« suffirait de faire éclater en même temps dans plusieurs localités les sentiments accumulés de rancœur et d’amertume qui grondent toujours au sein de notre peuple » pour que « l’union des forces révolutionnaires se fasse d’elle-même et que la lutte… se résolve par le triomphe de la cause du peuple. La nécessité pratique, l’instinct de conservation » créeront par eux-mêmes « une alliance indestructible entre les communes en révolte ».

Engels lui répond :

« On ne saurait imaginer de révolution plus commode, plus agréable. Il suffit de frapper en même temps en trois ou quatre lieux différents, et le « révolutionnaire par instinct », la « nécessité pratique », « l’instinct de conservation » se chargeront de faire le reste. Et pourquoi donc, puisque c’est un jeu d’enfant, la révolution n’est-elle pas déjà faite depuis longtemps, pourquoi n’a-t-elle pas déjà libéré le peuple et transformé la Russie en pays modèle du socialisme ? C’est tout à fait inexplicable » (44)

A quelques légères modifications de vocabulaire près, c’est le même mythe qu’exprime l’idéologie des terroristes actuels qui, même lorsqu’ils parlent de « prolétariat », le confondent systématiquement avec le peuple : il suffit de frapper, le prolétariat est là, tout prêt, il s’insurgera de lui-même ; il suffit de s’insurger, le socialisme est là, tout prêt, il naîtra de lui-même.

Parler ainsi, c’est ignorer toute l’histoire de la classe ouvrière qui, à l’échelle historique, est faite d’une succession d’avancées et de défaites ; c’est ignorer le poids de ces vicissitudes, le frein que constituent les inerties héritées du passé, et le passage à l’ennemi de groupes entiers de dirigeants ; c’est ignorer l’influence de l’idéologie bourgeoise, répandue avec insistance du haut de toutes les chaires, et les effets dissolvants de la « concurrence entre salariés » ; c’est ignorer la difficulté à accomplir le saut – car il s’agit d’un véritable saut – de la lutte purement économique à la lutte politique, et l’impossibilité (malgré tous les volontarismes) de construire des îlots de « pouvoir alternatif » au sein de la société bourgeoise. Pour couronner le tout, c’est ignorer que le Parti mondial de classe a été détruit par ce stalinisme que d’aucuns ont admiré si longtemps et admirent peut-être encore aujourd’hui. C’est ignorer que ce Parti ne se crée pas dans la lutte et ne naît pas spontanément ; qu’il n’attend pas son programme – le programme de l’émancipation prolétarienne – des réflexions d’une « fraction armée » ; qu’il ne peut jouer son rôle d’organe dirigeant de la révolution que dans la mesure où il l’a précédée, et dans le programme (qui n’est pas à inventer aujourd’hui, car il est formulé depuis un siècle et demi) et dans l’organisation pratique ; et qu’il doit jouer ce rôle pour que la révolution, si elle éclate, ne succombe pas une fois de plus.

Que faut-il donc faire, ici et maintenant, au sein d’une classe ouvrière qui commence à peine à secouer le poids de l’opportunisme qui la soumet à la bourgeoisie, qui commence à peine à se défendre sur le terrain économique immédiat, et qui ne se pose pas encore le problème de son autodéfense physique ? Que faire au sein d’une classe ouvrière qui cherche péniblement à retrouver les méthodes et les instruments les plus élémentaires de la lutte de classe, et à se redonner ces organes de résistance syndicale qu’un long cycle de contre-révolution a détruits ou profondément déformés ? Que faire pour combattre et liquider peu à peu non seulement l’influence de l’opportunisme déclaré, mais celle de ses mille variantes « de gauche » ? Quel rapport peut-il y avoir entre les luttes immédiates que la classe ouvrière doit mener aujourd’hui sur un terrain encore difficile et défavorable, et une « organisation armée » qui ne peut exister que dans une phase de très haute tension sociale, et seulement en tant que « bras armé » du parti politique ? Peut-on établir à travers les luttes une solidarité réelle entre travailleurs, chômeurs, laissés pour compte, si on leur fait miroiter la perspective irréaliste d’une révolution imminente ? Quel jugement faut-il porter sur les « socialismes » russe, chinois, cubain, yougoslave, vietnamien ou albanais, et sur les déguisements « socialistes » des mouvements révolutionnaires nationaux-démocratiques, dont l’idéologie se combine dans le romantisme terroriste actuel avec l’héritage anarchiste et blanquiste ? Le parti de classe n’est-il pas indispensable non seulement pour la prise du pouvoir, mais aussi pour diriger et exercer la dictature prolétarienne ? Ne faut-il pas reconstituer ce parti sur la trace d’une tradition ininterrompue, qu’il doit redonner à la classe ouvrière entière et inaltérée, débarrassée de toutes les déformations et aberrations accumulées par la droite comme par la « gauche » ? Et qu’est donc au fond le communisme, que tant de gens ramènent à une mauvaise copie du capitalisme ?

Toutes ces questions et bien d’autres encore restent ouvertes dans ce qui s’intitule « avant-garde révolutionnaire ». Or si on veut pouvoir parler de révolution en marche, il faut leur donner une réponse claire et nette. Cela, nos terroristes actuels ne savent pas plus le faire que leurs aînés. Tout ce qu’ils savent dire, c’est qu’il faut frapper l’Etat au cœur (ou ce qu’ils croient être le cœur), en ignorant purement et simplement les énormes tâches, humbles parfois et pas toujours enivrantes, mais essentielles, de la préparation révolutionnaire.

Or, ignorer ces problèmes et ces tâches, ou s’en remettre au choc de la terreur gratuite pour les résoudre, c’est non seulement esquiver le travail difficile et indispensable de préparation des conditions subjectives de la révolution, c’est en fait idéaliser l’état de désorganisation et de désorientation programmatique et tactique dans lequel la classe ouvrière se trouve aujourd’hui. Cela ne revient pas seulement, comme Plekhanov le disait en 1884, à détourner « notre attention de l’essentiel : de l’organisation de la classe ouvrière pour la lutte contre ses ennemis présents et à venir » (45) ; cela signifie nier la nécessité même de cette organisation, c’est-à-dire ajouter à la désorganisation réalisée par l’opportunisme réformiste sa propre désorganisation et son propre amorphisme, que le bruit de la phrase révolutionnaire et des rafales de mitraillette ne suffit pas à cacher.

Comme l’écrit très justement Trotsky :

« dans toute société de classe, il y a assez de contradictions pour que, dans les fissures, on puisse bâtir un complot [… Mais] la conspiration, même en cas de victoire, ne peut donner que le remplacement au pouvoir de différentes cliques de la même classe dirigeante, ou bien, moins encore : des substitutions d’hommes d’Etat. La victoire d’un régime social sur un autre n’a été apportée dans l’histoire que par une insurrection de masse. [Or] les masses, à plusieurs reprises, attaquent et reculent avant de se décider à donner le dernier assaut » (46).

Si on pense que Trotsky disait cela d’une période déjà pré-révolutionnaire, on voit le dur et long travail de préparation devant lequel nous nous trouvons aujourd’hui. C’est ce difficile travail qu’il faut entreprendre, c’est à lui qu’il faut consacrer le meilleur de ses forces ; l’issue révolutionnaire sera le fruit d’une conquête longue et acharnée, et non le résultat d’un simple coup d’épaule porté à l’édifice du capitalisme, encore solide, hélas, sur ses fondations minées.

Le terrorisme individualiste refuse de s’engager dans cette voie. C’est dans ce refus que réside sa « folie » – et non dans la revendication de la nécessité historique de la violence, comme l’affirment nos braves démocrates toujours prêts d’ailleurs à l’utiliser sans retenue pour défendre les institutions bourgeoises ; c’est ce refus qui le condamne.

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De quoi les masses ont-elles besoin ?

 

Il n’y a pas de contradiction entre l’idéalisme individualiste qui caractérise la doctrine et la pratique du terrorisme romantique, ancien ou moderne, et le fait qu’à un certain point de sa trajectoire il essaie de sortir du cercle vicieux de son isolement réel, et s’imagine pouvoir « se projeter dans le mouvement des masses » comme dit par exemple une « résolution » des Brigades Rouges de février 1978. Cette tentative confirme au contraire sa nature, car ou bien il prétend susciter le mouvement des masses pour ensuite « s’y insérer », ou bien il s’autodéfinit comme la « pointe de l’iceberg » d’une révolution en marche ; dans un cas comme dans l’autre, il ne fait que porter son volontarisme congénital sur un autre plan pour mieux le combiner au spontanéisme : il rêve d’organiser dès à présent le « pouvoir ouvrier dans les usines, les quartiers, les prisons » et de mettre à sa disposition le bras armé d’une organisation militaire.

L’histoire se répète. En été 1902, Lénine a dû combattre les socialistes-révolutionnaires qui

« se donnent bien du mal pour défendre le terrorisme, dont l’expérience du mouvement révolutionnaire russe a si clairement démontré qu’il ne mène à rien : ils déclarent ne l’admettre qu’associé au travail dans les masses, et que par conséquent les arguments à l’aide desquels les social-démocrates russes ont réfuté (et réfuté pour longtemps) le bien-fondé de cette méthode de combat ne les concernent pas » (47).

Tout en exaltant les épisodes de « duel » armé avec les autorités, les socialistes-révolutionnaires proclamaient : « Nous appelons au terrorisme non pas en remplacement du travail dans les masses, mais précisément au nom de ce travail et parallèlement à lui ». La réponse de Lénine est d’autant plus instructive qu’elle s’appuie sur une situation radicalement différente de celle d’aujourd’hui. A l’époque, les masses étaient effectivement en train de se soulever. Le grave problème qui se posait à la révolution était de combler le vide creusé entre un mouvement de masse en montée vigoureuse et la fragilité d’une organisation incapable, ne disons pas de le diriger, mais de répondre à ses besoins les plus élémentaires d’orientation, d’organisation et de préparation politique au sens large. Or « l’incompréhension du rôle de l’organisation et de l’éducation des ouvriers » a toujours été, pour Lénine et pour le marxisme, un des traits caractéristiques de l’anarchisme. Les économistes, enfermés dans une vision immédiatiste du mouvement, réduisaient les tâches révolutionnaires au « travail minutieux » d’intervention dans les luttes économiques ; les « économistes à l’envers », les terroristes, affligés d’une maladie analogue, les réduisaient aux « grandioses » actions d’éclat. Les uns et les autres ignoraient les besoins urgents, à la fois « minutieux » et « grandioses », de ce mouvement auquel ils prétendaient se dévouer ; les uns et les autres détruisaient les conditions subjectives du renforcement de l’organe sans lequel le mouvement est condamné à tourner en rond, le parti de classe.

Aujourd’hui, nous subissons les effets à long terme de la contre-révolution social-démocrate et stalinienne, qui rendent si difficile la renaissance d’un authentique « mouvement de masse » et qui surtout pèsent d’un poids terrible sur la reconstitution des bases programmatiques, tactiques et organisationnelles du Parti révolutionnaire de classe ; c’est pourquoi ces paroles de Lénine, écrites dans une période de tension sociale énorme, alors que se tissait la trame du futur Parti d’Octobre, prennent une résonnance encore plus forte :

« Cette erreur [des socialistes-révolutionnaires] réside, comme nous l’avons déjà maintes fois démontré, dans l’incompréhension du défaut essentiel de notre mouvement […]. En un temps où les révolutionnaires manquent de forces et de moyens pour diriger une masse déjà en mouvement, appeler à une action terroriste telle que l’organisation, par des individus isolés ou des petits groupes qui ne se connaissent pas, d’attentats contre les ministres, c’est par là-même non seulement négliger le travail dans les masses, mais y semer directement la désorganisation. »

Et, habitué à ramener même les questions théoriques les plus ardues sur le terrain anti-démagogique et anti-rhétorique du travail de parti, Lénine explique :

« Celui qui mène effectivement son travail révolutionnaire en liaison avec la lutte de classe du prolétariat, celui-là sait, voit et sent parfaitement quelle masse de besoins immédiats et directs du prolétariat (et des couches du peuple capables de le soutenir) restent insatisfaits. Il sait qu’en de très nombreux endroits, dans d’immenses régions, la masse ouvrière brûle littéralement d’engager la lutte, mais que ces élans sont rendus vains par le défaut de publications et de dirigeants, par l’indigence en forces et en moyens des organisations révolutionnaires. Et nous nous trouvons – nous voyons que nous nous trouvons – dans ce même maudit cercle vicieux qui, comme une fatalité, a pesé si longtemps sur la révolution russe. D’une part, l’élan révolutionnaire d’une foule insuffisamment éclairée et inorganisée ne débouche pas. D’autre part, les coups de feu des « individus insaisissables » qui perdent foi dans la possibilité de marcher dans le rang, de travailler la main dans la main avec la masse restent vains » (48).

C’est pour cela (nous l’avons déjà rappelé plus haut) que Lénine oppose à la « répétition « facile » de ce qui est déjà condamné par le passé », c’est-à-dire aux seules « formes passées du mouvement », « ce qui a l’avenir pour lui », les « formes futures du mouvement ». C’est pour cela que, en déclarant « une guerre résolue et sans merci aux socialistes-révolutionnaires », il écrit entre autres :

« Ni protestations oratoires ni adjurations ne peuvent infirmer ce fait indubitable que le terrorisme actuel, comme le pratiquent et le prônent les socialistes-révolutionnaires, n’a aucun lien avec le travail dans les masses, pour les masses et avec les masses, que l’organisation par le parti d’actes terroristes détourne [non dans l’absolu ni par principe, comme Lénine le répète inlassablement, mais dans des circonstances de ce type - Ndlr] nos forces organisatrices déjà trop peu nombreuses de leur tâche très difficile et qui est loin d’être accomplie, d’organisation d’un parti ouvrier révolutionnaire, qu’en fait le terrorisme des socialistes-révolutionnaires n’est rien d’autre qu’un combat singulier entièrement condamné par l’expérience historique [ne serait-ce que parce qu’il sème des illusions et que] ces illusions nuisibles ne peuvent conduire qu’à une rapide déception et à un affaiblissement du travail pour la préparation de l’offensive des masses contre l’autocratie » (49)

ou, aujourd’hui, contre l’Etat bourgeois démocratique.

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Le « parti combattant »

 

Les terroristes actuels croient peut-être avoir rallié la position de Lénine parce qu’ils utilisent une de ses formules, celle du « parti combattant ». S’agit-il vraiment de leur part de la reconnaissance de la nécessité fondamentale du parti, et faut-il voir là l’indice d’un changement qualitatif dans la théorie et le programme du terrorisme individualiste ? Il n’en est évidemment rien, et c’est tout à fait hors de propos que ces gens utilisent l’expression de Lénine.

Dans la conception marxiste (non pas « revue et corrigée » par Lénine comme le disent certains, mais simplement développée dans toutes ses conséquences explicites et implicites), le parti de classe, le parti politique, porte dès sa naissance inscrit dans son programme immuable que sa raison d’être en tant qu’« organisation politique du prolétariat en classe » est la préparation du bond qualitatif vers « l’organisation en classe dominante », en d’autres termes la préparation de la prise révolutionnaire du pouvoir. Celle-ci implique l’insurrection armée et la dictature exercée sur les classes vaincues par le pouvoir victorieux et dirigé par le parti, tant pour briser les résistances internes et externes de la bourgeoisie que pour faire passer sur le plan de la guerre révolutionnaire, lorsque les conditions objectives le permettront, la lutte par définition internationale contre le capitalisme. Le parti sait cependant qu’on ne peut atteindre ce but et réaliser cette préparation qu’à condition non seulement d’avoir accompli dans toute la période qui précède la situation révolutionnaire l’ensemble complexe des activités de propagande, de prosélytisme, d’agitation, d’organisation, d’intervention dans les luttes ouvrières, etc., qui caractérise le parti, mais aussi à condition de continuer à les assumer toutes (dans des proportions différentes) pendant la situation révolutionnaire. Ce n’est qu’ainsi, en effet, qu’il pourra répondre aux besoins d’organisation et de préparation politique du prolétariat en fonction desquels il est apparu et qui le définissent comme parti de classe.

« A l’époque de la guerre civile, écrit Lénine dans l’article sur La guerre de partisans déjà cité, l’idéal du parti du prolétariat est le parti combattant ». Justement, à l’époque de la guerre civile ! Pas n’importe quand, pas dans n’importe quelle situation que les élucubrations ou la volonté de certains décrètent situation de guerre civile ! Le parti ne devient « parti combattant » que lorsque « le mouvement de masse est déjà arrivé pratiquement à l’insurrection, et que des intervalles plus ou moins longs apparaissent entre les « grandes batailles » de l’insurrection » ; lorsque, pour éviter que le mouvement ne s’effiloche dans la désagrégation et la démoralisation implicitement contenues dans sa spontanéité généreuse mais dépourvue d’orientation, le parti doit se montrer capable de le diriger. Si le parti devient alors « parti combattant », c’est parce qu’il s’est préparé depuis longtemps à la nécessité de se donner son « bras armé », tâche qui n’est pas adaptée à n’importe quelle situation ni réalisable n’importe quand. Mais en aucun cas le parti ne peut être confondu avec ce bras armé, ni se réduire à lui.

S’il est « parti combattant », c’est parce qu’il a appris de longue date à combattre, et qu’il est prêt à utiliser les moyens propres à une « époque de guerre civile », les moyens et les méthodes militaires, et à diriger le prolétariat aussi sur ce terrain. Mais ces moyens-là, il ne les considère « jamais comme les seuls ni comme les principaux moyens de lutte », au contraire, il les « subordonne aux autres, les adapte aux principaux moyens de lutte et les anoblit grâce à l’influence éducatrice et organisatrice du socialisme » (50).

Il utilise donc ces moyens en les encadrant dans un plan stratégique et tactique qui ne permet jamais de transformer le parti politique en un réseau plus ou moins serré de « brigades », ni en une quelconque « armée ». Ce plan impose par contre au parti politique de construire dans cette phase son propre appareil militaire, rigoureusement soumis aux objectifs, au programme, au réseau organisatif, aux décisions tactiques du parti. Il lui impose de préparer à l’avance les conditions subjectives de la constitution de cet appareil, et de ne pas se laisser arrêter, le moment venu, par les manifestations inévitables de « désorganisation » qu’entraîne le passage à toute action de guerre et à « toute nouvelle forme de lutte accompagnée de nouveaux dangers et de nouveaux sacrifices ». Ces troubles inévitables seront d’ailleurs d’autant moins graves que les militants du parti seront mieux préparés à y faire face et que le parti dans son ensemble aura conquis la sympathie et l’appui de couches toujours plus larges de la classe au cours d’un travail mené avec ténacité et continuité sur un terrain et avec des moyens qui ne sont et ne peuvent encore être militaires.

Ce parti, dont le « bras armé » n’est qu’un instrument et un instrument secondaire, technique et rigoureusement subordonné, ne s’amuse pas à « choisir la clandestinité » (comme on dit dans la phraséologie typiquement volontariste du terrorisme romantique) même s’il prévoit qu’il sera contraint à un certain moment de son parcours à une existence souterraine. Il ne donne d’ailleurs pas dans l’erreur idéaliste qui présente la clandestinité comme mécaniquement synonyme de lutte armée ou d’action militaire, même s’il prévoit que dans la phase cruciale de l’insurrection, l’action clandestine deviendra un – mais un seulement – de ses principaux modes d’action. Bien au contraire, il ne cessera alors de développer par des moyens illégaux toutes les activités qui caractérisaient sa vie auparavant « légale », de même qu’il doit s’appliquer dans les temps « normaux » à tisser un réseau clandestin plus ou moins rigide, non pas comme alternative au réseau ouvert et déclaré du parti, mais comme son complément nécessaire, son système de défense indispensable.

Bref, le parti ne s’imagine pas que sa tâche permanente, qui consiste à organiser et à orienter les masses pour pouvoir les diriger, et qu’il devra encore assumer bien après la fin de la guerre civile et la conquête du pouvoir, puisse se réduire à ce qui n’est qu’une de ses phases ; une phase particulièrement délicate certes, mais par conséquent aussi une de celles qui ont le plus besoin d’être politiquement contrôlées, et aussi une des plus limitées dans le temps.

Que peut-il y avoir de commun entre un organisme qui agit selon ces critères et le « parti combattant » dont se réclament les terroristes de type blanquiste ? Ces derniers érigent en parti ce qui pour le marxisme n’est qu’un des instruments du parti, un instrument dont il exige avant tout une discipline et une obéissance politique autant qu’organisative, parce que c’est seulement à cette condition qu’il pourra lui confier, à l’heure H, une fonction de commandement momentané dans un secteur spécifique (51).

Pour le marxisme, l’organe-parti ne naît pas « du mouvement » comme le prétendent tous les spontanéistes, et il peut encore moins naître d’un mouvement réduit à l’expression de commandos militaires à l’échelle homéopathique, comme le voudraient les brigadistes actuels. Il ne fabrique pas son programme au jour le jour, en ramassant toutes les théories soi-disant nouvelles ; il ne fait pas dépendre son organisation des attentes, réelles ou imaginaires, du moment ; il ne subordonne pas son plan tactique aux sollicitations immédiates de la conjoncture. Sa capacité de diriger le mouvement réel – qu’il ne crée pas, dont il ne peut décider quand il naîtra, ni sous quelles formes toujours variées se manifesteront ses exigences multiples – dépend de sa capacité à le précéder. Elle dépend de sa capacité à prévoir aussi bien le débouché final que le chemin qui y conduit, les phases qu’il faudra parcourir sur cette longue route, les moyens qu’il faudra employer tour à tour, et dont aucun n’exclut les autres, même lorsqu’il passe au premier plan.

Cette capacité découle par conséquent de la possession d’une théorie et d’un programme qui éclairent les voies de la révolution dans la mesure où ils incarnent des intérêts et des finalités qui ne correspondent pas à une phase isolée du mouvement mais qui dépassent les objectifs qui peuvent sembler essentiels aux membres de la classe pris individuellement, et même à la classe dans son ensemble, à tel instant particulier de son histoire. Bref, le parti doit être le point de départ pour pouvoir être le levier décisif du processus d’émancipation de la classe ouvrière. L’appareil militaire, par contre, organe vital de l’insurrection mais ni suffisant ni autonome, ne peut être qu’un des points d’arrivée de l’échelle ascendante de la révolution, jamais son point de départ.

C’est pour cela que Lénine montre dans Que Faire ? que les phénomènes apparemment opposés de l’économisme et du terrorisme sont les deux faces d’une même médaille qui a nom : soumission à la spontanéité. C’est pour cela qu’il écrit :

« Ce serait une très grave erreur si, en bâtissant l’organisation du Parti, on ne comptait que sur des explosions et des combats de rue, ou sur « la marche progressive de la lutte obscure, quotidienne ». Nous devons toujours faire notre travail quotidien et toujours être prêts à tout […]. L’on ne saurait se représenter la révolution elle-même sous la forme d’un acte unique : la révolution sera une succession rapide d’explosions plus ou moins violentes, alternant avec des phases d’accalmie plus ou moins profonde. C’est pourquoi l’activité essentielle de notre Parti, le foyer de son activité doit être un travail qui est possible et nécessaire aussi bien dans les périodes des plus violentes explosions que dans celles de pleine accalmie, c’est-à-dire un travail d’agitation politique unifiée pour toute la Russie, qui mettrait en lumière tous les aspects de la vie et s’adresserait aux masses les plus profondes » (52).

C’est pour cela que Lénine indique comme instrument vital du Parti non pas… le pistolet ou la bombe, mais cet instrument d’éducation et d’organisation politique qu’est le journal, véhicule des principes, du programme et du plan tactique, auxquels chaque moyen de lutte particulier est et doit rester subordonné. C’est autour de cet instrument que se constituera le réseau organisatif qui, précisément,

« sera prêt à tout, aussi bien à sauver l’honneur, le prestige et la continuité dans le travail du Parti au moment de la pire « oppression » des révolutionnaires, qu’à préparer, fixer le départ et réaliser l’insurrection armée du peuple » (53).

C’est pour cela que « la tâche de créer [dans les périodes de haute tension sociale] des organisations qui aient la plus grande capacité de diriger les masses aussi bien dans les grandes batailles que, dans la mesure du possible, dans les petites rencontres », et, lorsque « la lutte de classe s’exaspère en guerre civile, tant de participer à cette guerre civile que d’y assumer un rôle dirigeant », cette tâche Lénine ne la confie pas à une organisation, quelle qu’elle soit, née comme expression immédiate de la lutte ou de la volonté de lutte, armée ou non. Il confie cette tâche au parti révolutionnaire de classe (54), incarnation non pas métaphysique mais physique de la théorie, du programme et des traditions de lutte d’un siècle de mouvement ouvrier.

C’est seulement sur ce plan qu’on a le droit et le devoir de se battre pour le « parti combattant ». Ceux qui ne se placent pas sur ce terrain se battent seulement pour les phantasmes nés de leur propre volontarisme, et par là-même désorientent et désorganisent ce « mouvement de masse » qu’ils glorifient par ailleurs.

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A la lumière d’Octobre

 

Les bolcheviks ont été rigoureusement fidèles à cette vision globale, ni étroite ni immédiate, du rôle du parti dans la révolution prolétarienne et dans sa préparation. C’est cela qui leur a permis en Octobre 17, non seulement de donner le signal de l’insurrection, ce qui aurait été insuffisant, mais de la diriger et de la mener à la victoire.

De février à octobre, le Parti a parcouru toutes les phases de son développement, accompli toutes ses tâches, poussé sa propagande, son agitation, ses efforts pour organiser le prolétariat dans toutes les directions. Loin de se complaire dans sa position minoritaire, il a cherché à la surmonter en travaillant dans les rangs de la classe, aussi bien « sous terre » qu’en plein jour, dans les manifestations de rue comme dans les batailles économiques, dans les attaques audacieuses des moments d’offensive comme dans les combats prudents des jours de repli ou de défense ; il a travaillé en prêtant une attention extrême non à ses propres désirs ou impatiences mais aux aspirations réelles et aux besoins profonds des masses, s’appliquant toujours à devancer le mouvement, quitte à rejeter de ses propres rangs les « suivistes » enclins à rester à sa remorque. C’est cette activité qui caractérise le « parti combattant », et non sa parodie à la sauce de la guérilla urbaine. C’est cette activité de Parti qui a produit ce « chef d’œuvre de l’art militaire » que fut l’insurrection d’Octobre. C’est grâce à elle qu’Octobre fut simultanément l’enterrement du terrorisme individualiste et la plus sublime exaltation de la violence et de la terreur de classe.

Dans toute cette étude nous nous sommes efforcés de remettre en place les enchaînements dialectiques qui seuls permettent de réaffirmer, contre les bêlements de la démocratie et de ses prêtres « ouvriers », la substance révolutionnaire du marxisme, sans pour autant atténuer la critique plus que centenaire du terrorisme romantique. Nous ne pouvons mieux conclure qu’en citant les pages où Trotsky, en plein accord avec le Lénine des lettres au Comité central à la veille et à l’avant-veille d’Octobre, remet la conspiration à sa juste place, la restitue au prolétariat comme une de ses armes indispensables.

Après avoir souligné la différence énorme qu’il y a entre « l’entreprise concertée d’une minorité » et « l’insurrection, s’élevant au-dessus de la révolution comme une cime dans la montagneuse chaîne des évènements » et qui, pas plus que la révolution dans son ensemble, « ne peut être provoquée arbitrairement », Trotsky écrit :

« Ce qui vient d’être dit ne signifie pourtant pas du tout que l’insurrection populaire et la conspiration s’excluent l’une l’autre en toutes circonstances. Un élément de conspiration, dans telle ou telle mesure, entre presque toujours dans l’insurrection. Etape historiquement conditionnée de la révolution, l’insurrection des masses n’est jamais purement élémentaire. Même ayant éclaté à l’improviste pour la majorité de ses participants, elle est fécondée par les idées dans lesquelles les insurgés voient une issue aux peines de l’existence. Mais une insurrection des masses peut être prévue et préparée. Elle peut être organisée d’avance. Dans ce cas, le complot est subordonné à l’insurrection, il la sert, facilite sa marche, accélère sa victoire. Plus élevé est le niveau politique d’un mouvement révolutionnaire, plus sérieuse est sa direction, plus grande est la place occupée par la conspiration dans l’insurrection populaire […].

« Renverser l’ancien pouvoir, c’est une chose. Prendre le pouvoir en main, c’en est une autre. La bourgeoisie, dans une révolution, peut s’emparer du pouvoir non point parce qu’elle est révolutionnaire, mais parce qu’elle est la bourgeoisie : elle a en main la propriété, l’instruction, la presse, un réseau de points d’appui, une hiérarchie d’institutions. Il en est autrement pour le prolétariat : dépourvu de privilèges sociaux qui existeraient en dehors de lui-même, le prolétariat insurgé ne peut compter que sur son nombre, sur sa cohésion, sur ses cadres, sur son état-major.

« De même qu’un forgeron ne peut saisir de sa main nue un fer chauffé à blanc, le prolétariat ne peut, les mains nues, s’emparer du pouvoir : il lui faut une organisation appropriée à cette tâche. Dans la combinaison de l’insurrection de masses avec la conspiration, dans la  subordination du complot à l’insurrection, dans l’organisation de l’insurrection à travers la conspiration, réside le domaine compliqué et lourd de responsabilités de la politique révolutionnaire que Marx et Engels appelaient « l’art de l’insurrection ». Cela suppose une juste direction générale des masses, une souplesse d’orientation devant des circonstances changeantes, un plan médité d’offensive, de la prudence dans la préparation technique et de la hardiesse à porter le coup […].

« [La social-démocratie] ne nie pas la révolution en général, en tant que catastrophe sociale, de même qu’elle ne nie pas les tremblements de terre, les éruptions de volcans, les éclipses de soleil et les épidémies de peste. Ce qu’elle nie, comme du « blanquisme » ou, pis encore, du bolchévisme, c’est la préparation consciente de l’insurrection, le plan, la conspiration. […]

« D’après ses observations et ses méditations sur les échecs de nombreux soulèvements auxquels il prit part ou dont il fut témoin, Auguste Blanqui déduisit un certain nombre de règles tactiques à défaut desquelles la victoire de l’insurrection est rendue extrêmement difficile, sinon impossible. Blanqui réclamait la création en temps opportun de détachements révolutionnaires réguliers, leur direction centralisée, un bon approvisionnement en munitions, une répartition bien calculée des barricades. […] Toutes ces règles, procédant des problèmes militaires de l’insurrection, doivent, bien entendu, être inévitablement modifiées en même temps que les conditions sociales et la technique militaire ; mais, en elles-mêmes, elles ne sont nullement du « blanquisme » dans le sens où l’on entend à peu près chez les Allemands le « putschisme » ou « l’aventurisme » révolutionnaire.

« L’insurrection est un art et, comme tout art, elle a ses lois. Les règles de Blanqui étaient les exigences d’un réalisme de guerre révolutionnaire. L’erreur de Blanqui consistait non point en son théorème direct, mais dans sa réciproque. Du fait que l’incapacité tactique condamnait l’insurrection à l’échec, Blanqui déduisait que l’observation des règles de la tactique insurrectionnelle était capable, par elle-même, d’assurer la victoire. C’est seulement à partir de là qu’il est légitime d’opposer le blanquisme au marxisme. La conspiration ne remplace pas l’insurrection. La minorité active du prolétariat, si bien organisée soit-elle, ne peut s’emparer du pouvoir indépendamment de la situation générale du pays : en cela, le blanquisme est condamné par l’histoire. Mais seulement en cela. Le théorème direct conserve toute sa force. Pour la conquête du pouvoir, le prolétariat n’a pas assez d’une insurrection des forces élémentaires. Il lui faut une organisation correspondante, il lui faut un plan, il lui faut la conspiration » (55).

C’est pour toutes ces raisons, qui forment un bloc inséparable, qu’il a besoin du parti révolutionnaire de classe, solidement enraciné dans les Soviets, dans les syndicats, les conseils d’usine, etc., et fort de son appareil militaire, mais sans être subordonné à aucun de ces organes. Et Trotsky poursuit en ces termes, qui rejoignent les positions caractéristiques de notre courant :

« Grâce à une combinaison favorable des conditions historiques, tant intérieures qu’internationales, le prolétariat russe trouva à sa tête un parti exceptionnellement doué de clarté politique et d’une trempe révolutionnaire sans exemple : c’est cela seulement qui permit à une classe jeune et peu nombreuse d’accomplir une tâche historique d’une envergure inouïe. En général, comme en témoigne l’histoire – celle de la Commune de Paris, des révolutions allemande et autrichienne de 1918, des soviets de Hongrie et de Bavière, de la révolution italienne de 1919, de la crise allemande de 1923, de la révolution chinoise des années 1925-1927, de la révolution espagnole de 1931 – le plus faible anneau dans la chaîne des conditions a été jusqu’à présent celui du parti : le plus difficile pour la classe ouvrière est de créer une organisation révolutionnaire qui soit à la hauteur de ses tâches historiques. Dans les pays les plus vieux et les plus civilisés, des forces considérables travaillent à affaiblir et à décomposer l’avant-garde révolutionnaire. Une importante partie de ce travail se voit dans la lutte de la social-démocratie contre le « blanquisme », dénomination sous laquelle on fait figurer l’essence révolutionnaire du marxisme. »

Une tâche énorme attend les communistes : lutter contre ces forces d’origine social-démocrate et aujourd’hui surtout stalinienne, tout en empêchant la fausse réaction, l’idéologie qui nie la fonction centralisatrice du parti, de reprendre pied.

C’est pour cela que, tout en mettant à nu l’inconsistance du « côté négatif » du blanquisme terroriste et de toutes ses variantes, nous appelons les jeunes prolétaires à lutter avec la plus grande énergie contre les illusions funestes du gradualisme réformiste, contre la peste opportuniste, sans tomber dans les rêves stériles et impuissants du terrorisme individualiste. Nous les appelons à lutter afin que la substance révolutionnaire du marxisme apparaisse en plein jour ; afin que l’anneau de la chaîne des conditions nécessaires qui dans les pays avancés s’est montré jusqu’à présent le plus faible, le parti politique marxiste, se renforce et se manifeste avec toute sa vigueur ; afin que la révolution prolétarienne renaisse de la conjonction du parti avec l’insurrection spontanée des forces nées du volcan de la vie économique et sociale, et qu’au lieu d’être écrasée dans l’œuf une fois encore, elle l’emporte.

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(1) Voir en particulier en français notre brochure Violence, terrorisme et lutte de classe qui rassemble un certain nombre d’articles et de tracts, et les articles L’idéologie des Brigades Rouges et Critique du romantisme terroriste respectivement dans les nos 264 et 265 du Prolétaire.

(2) La guerre de partisans (1906), Œuvres, tome 11, p. 222. La longue citation reproduite un peu plus loin se trouve pp. 215 et 216.

(3) Il faut bien comprendre : ni sur un complot ni sur un parti, dans la mesure où les situations révolutionnaires ne se créent pas à volonté. Mais l’auteur de ces paroles (Lénine, Le marxisme et l’insurrection, 26-27/9/1917, Œuvres, tome 26, p. 13) est aussi celui qui a expliqué inlassablement aux camarades hésitants que, une fois ces conditions objectives réalisées, l’intervention du parti est indispensable pour orienter et discipliner le mouvement ; qui a montré la nécessité au sein du parti d’un organe spécial clandestin, conspirateur, militaire, chargé pratiquement de mettre en application « l’art de l’insurrection ». Ainsi, il ne suffit pas de dire que les marxistes repoussent le blanquisme: ils repoussent la conspiration élevée en schéma absolu et suprahistorique, mais doivent utiliser aussi des méthodes conspiratives ; nous le verrons en suivant les textes de Lénine et Trotsky, et l’histoire du parti bolchévique à la veille de l’Octobre rouge.

(4) Sans parler des prises d’otages, de l’exécution d’espions ou de provocateurs, d’actions pour libérer des prisonniers politiques, etc. Nous y reviendrons.

(5) La guerre de partisans, op. cit., p. 226. En ce qui concerne cette question, on peut se reporter à l’article très détaillé et minutieux Les objectifs des détachements de l’armée révolutionnaire (1905), Œuvres, tome 9, p. 436.

(6) Pendant qu’on prépare « l’expédition pacificatrice », article publié dans Il Comunista du 31-7-1921.

(7) Adresse du Comité Central de la Ligue des Communistes, 1850.

(8) Ce Projet de programme d'action a été publié intégralement dans le no 67 de cette revue [il s’agit de programme communiste, Ndlr] ; le passage cité ci-dessus se trouve p. 57.

(9) Comme d’habitude, ces clameurs étaient assorties (de la part de Paul Levi surtout) de mises en garde contre le danger de compromettre le parti avec le sous-prolétariat, les Lumpenproletarier et les voyous, le tout accompagné de citations mal digérées de Marx et Engels. En 1906 déjà, Lénine avait répondu :

« On nous dit : la guerre de partisans rapproche le prolétariat conscient des déclassés, des ivrognes tombés dans la dégradation. C’est vrai. Mais de cela, la seule conclusion à tirer est que jamais le parti du prolétariat ne doit considérer la guerre de partisans comme l’unique ou même le principal moyen de lutte ; que ce moyen doit être subordonné à d’autres, qu’il doit être employé dans une juste mesure par rapport aux moyens principaux, et qu’il doit être ennobli par l’influence éducatrice et organisatrice du socialisme. Si cette dernière condition n’est pas remplie, tous les moyens de lutte sans exception, dans la société bourgeoise, rapprochent le prolétariat des diverses couches non prolétariennes au-dessus ou au-dessous de lui, et, livrés au cours spontané des choses, s’usent, se dénaturent, se prostituent » (La guerre de partisans, op. cit., p. 226).

(10) « Parti et action de classe », publié dans Rassegna Comunista du 31-5-1921. Traduit dans notre brochure Parti et classe ; le passage cité se trouve pp. 64-65.

(11) On peut objecter que le terrorisme de type individualiste relève d’une stratégie plutôt que d’une tactique. Mais il ne faut pas oublier que Lénine parle ici en pleine guerre impérialiste, et dans l’hypothèse non seulement d’une situation révolutionnaire mais d’une stratégie révolutionnaire fondée sur la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile : c’est dans ce cadre qu’il s’agissait de définir les tâches tactiques de l’avant-garde prolétarienne et communiste en les plaçant sur le bon terrain ; en ce qui concerne les actes de terreur individuels ou collectifs, en les plaçant sur le terrain d’une liaison avec l’action de masse des prolétaires et des exploités en général, et non sur celui du « geste exemplaire ».

(12) Discours au congrès du Parti socialiste suisse, Zurich, 4 novembre 1916, Œuvres, tome 23, p. 135.

(13) Dans le discours assez bref cité plus haut, Lénine parle seulement de « manifestations de rue », c’est-à-dire de quelque chose qui dépasse déjà notablement le niveau des luttes ouvrières immédiates. Mais nous avons déjà vu et verrons encore qu’il envisage aussi des actions plus modestes et sporadiques, à commencer par les piquets de grève, qui sont aussi une forme élémentaire, défensive, de violence.

Dans les 30 thèses sur les tâches des zimmerwaldiens de gauche dans le Parti socialiste suisse, Lénine illustrera quelques mois plus tard le travail varié de propagande et d’agitation à développer dans tous les domaines pour porter les masses sur le terrain du défaitisme révolutionnaire. Il soulignera la nécessité « de la création de groupes social-démocrates dans toutes les unités » de l’armée ; il rappelle qu’il faut « expliquer que l’usage des armes est historiquement inéluctable et légitime du point de vue du socialisme, dans la seule guerre légitime qui soit, celle du prolétariat contre la bourgeoisie pour libérer l’humanité de l’esclavage salarié ». S’il suggère de faire de la « propagande contre les attentats isolés », c’est seulement « afin de rattacher la lutte de la partie révolutionnaire de l’armée au large mouvement du prolétariat et des exploités dans la population en général ». Enfin, il appelle à intensifier la propagande qui « recommande aux soldats de refuser l’obéissance quand la troupe est lancée contre les grévistes, et qui souligne la nécessité de ne pas se borner à un refus d’obéissance passif ». (Œuvres tome 23, p. 158).

(14) La Maladie infantile, Œuvres, tome 31, p. 26.

(15) Lénine, Les tâches des sociaux-démocrates russes, Œuvres, tome 2, pp. 347 et 335. Inutile de rappeler qu’à l’époque « social-démocrate » était synonyme de socialiste ou de communiste.

(16) Œuvres, tome 4, pp. 384 et 386 (souligné par nous).

(17) Œuvres, tome 5, p. 15-16 (souligné par nous)

(18) Œuvres, tome 5, pp. 427 à 430 (souligné par nous).

(19) Œuvres, tome 5, pp. 488-489 (dernière phrase soulignée par nous).

(20) L'aventurisme révolutionnaire, Œuvres, tome 6, pp. 196-197 (souligné par nous).

(21) Œuvres, tome 9, pp. 291-292 (souligné par nous).

(22) Projet de résolution sur l'attitude du POSDR à l'égard de l'insurrection armée, Œuvres, tome 8, p. 370.

(23) Préface à Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique (1905), Œuvres, tome 9, p. 12.

(24) Lénine, Devons-nous organiser la révolution ?, 21 février 1905, Œuvres, tome 8, pp. 168-169.

(25) Lénine, Les cent-noirs et l’organisation de l’insurrection, 29 août 1905, Œuvres, tome 9, pp. 208-209. Pour éviter qu’on donne au terme d’armée révolutionnaire un sens banalement « technique », Lénine précise ailleurs : « … la force armée, celle du peuple révolutionnaire (et non du peuple en général), force qui se compose : 1) du prolétariat et des paysans en armes, 2) des détachements de choc formés de représentants de ces classes, 3) des troupes prêtes à passer au peuple. Cet ensemble constitue l’armée révolutionnaire » (Le dernier mot de la tactique de l’Iskra, 17 octobre 1905, Œuvres, tome 9, p. 379). « Cet ensemble », notons-le bien, et non un seul de ses trois termes, le deuxième par exemple, ou, pis encore, le troisième !

(26) Le dernier mot de la tactique de l’Iskra, op. cit., pp. 380-381 (souligné par nous).

(27) Lénine, La dissolution de la Douma et les tâches du prolétariat, juillet 1906, Œuvres, tome 11, pp. 120-123.

(28) Lénine, Les enseignements de l’insurrection de Moscou, 29 août 1906, Œuvres, tome 11, pp. 173-174.

(29) Ibid., pp. 176-177. Nous avons souligné les phrases où Lénine donne la clé de voûte de la vision marxiste de l’emploi de la violence et de la terreur dans la lutte révolutionnaire directe.

(30) Le texte, publié le 20 mars 1906, se trouve dans les Œuvres, tome 10, pp. 156-157 (souligné par nous). De telles affirmations font évidemment bondir les bourgeois : elles sont faites pour la révolution prolétarienne, et donc contre la bourgeoisie et ses institutions, qu’elles soient démocratiques ou non. Mais lorsqu’il s’agit de défendre ou de restaurer ces mêmes institutions et d’écraser le prolétariat, la bourgeoisie ne se contente pas d’y souscrire ; comme on l’a vu, pendant la « résistance » par exemple, elle les applique sans réserve aucune, en se moquant pas mal de « léser les intérêts de la population » ! 

(31) Quelques dizaines d’années plus tard, les représentants de cette noblesse feront assassiner Raspoutine, aux applaudissements de tous les démocrates bien-pensants. En tout cas Engels, même quand il critique durement les tenants de la révolte, ne les insulte jamais ; aujourd’hui, non seulement bourgeois et opportunistes, mais même une partie de l’extrême (!) gauche couvrent d’opprobre ceux qu’Engels considérait toujours comme d’« héroïques combattants d’avant-garde ».

(32) Dans La Plebe des 22 janvier 1878 et 21 mars 1879. Ce passage a été traduit d’après le recueil en italien d’écrits de Marx et Engels India, Cina, Russia, Milan 1965, pp. 232-233.

(33) Engels à Vera Zassoulitch, 23 avril 1885, in Marx-Engels Correspondance, Moscou, 1971, p. 396.

(34) Marx, Révélations sur le procès des communistes de Cologne (1853), in Marx-Engels, Textes sur l’organisation, Paris, Spartacus, 1970, p. 8.

(35) Engels, Quelques mots sur l’histoire de la Ligue des Communistes (1885), Textes sur l’organisation, op. cit., pp. 30-31.

(36) Marx, Victoire de la contre-révolution à Vienne, Nouvelle Gazette Rhénane, no 136 du 7-11-1848, et L’élimination de la Nouvelle Gazette Rhénane par la loi martiale, NGR n° 301 du 19-5-1849, in Marx-Engels La Nouvelle Gazette Rhénane, Paris, Ed. Sociales, 1963-71, tome II p. 97 et tome III p. 365.

(37) Marx-Engels, Adresse du Conseil Central à la Ligue, mars 1850, in Textes sur l’organisation, op. cit., pp. 42-43.

(38) Lénine citera longuement cette page d’Engels à la veille d’Octobre. Voir Révolution et contre-révolution en Allemagne, par exemple dans le recueil La révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, Paris, Ed. Sociales, 1952, pp. 289-290.

(39) Marx à L. Watteau, 10 novembre 1861, in Marx-Engels, Correspondance, op. cit., p. 120.

(40) Marx à Kugelmann, 12 avril 1871, en annexe à La guerre civile en France, Paris, Ed. Sociales, 1952, p. 77.

(41) Marx, La guerre civile en France, op. cit., p. 65.

(42) Engels, De l’autorité (1873), in Textes sur l’organisation, op. cit., p. 119.

(43) Lénine, Anarchisme et socialisme, 1901, Œuvres, tome 5, p. 333.

(44) Engels, Soziales aus Russland (1875), traduction française dans Marx-Engels, La Russie, Paris, U.G.E., 1974, p. 251. Même dans le langage, Tkatchev annonce nos terroristes actuels : « terroriser le gouvernement et le désorganiser […] toute la question, pour nous révolutionnaires matérialistes [sic !] se réduit [rien moins qu’à !] à s’emparer d’un pouvoir dont la force est actuellement tournée contre nous », etc.

(45) Plekhanov, Nos controverses (1884), Œuvres philosophiques, Moscou, tome 1, p. 162.

(46) Trotsky, Histoire de la révolution russe, Paris, 1950, p. 907.

(47) Lénine, L’aventurisme révolutionnaire, Œuvres, tome 6, p. 191.

(48) Ibid., pp. 194-198.

(49) Lénine, Pourquoi la social-démocratie doit-elle déclarer une guerre résolue et sans merci aux socialistes-révolutionnaires ? Œuvres, tome 6, p. 176.

(50) Lénine, La guerre de partisans, Œuvres, tome 11, p. 226.

(51) Ainsi, le « Comité militaire révolutionnaire » d’Octobre fut un magnifique instrument technico-politique du Parti bolchevik, dont il recevait les ordres et devant lequel il était responsable. Personne, et Trotsky moins que quiconque, n’aurait jamais eu l’idée de l’élever au rang de parti !

(52) Lénine, Que Faire? Œuvres, tome 5, pp. 528-529.

(53) Ibid.

(54) Voir La guerre de partisans, op. cit.

(55) Cette citation et la suivante (soulignées par nous) sont tirées du chapitre de L’Histoire de la Révolution russe intitulé L’art de l’insurrection, op. cit., pp. 908-914. Il est clair qu’avec la prise du pouvoir s’ouvre un nouveau chapitre, celui de la terreur rouge au cours de la guerre civile et de la dictature. Cet aspect sort du cadre de notre article. Rappelons que Trotsky l’a traité dans Terrorisme et Communisme de façon exhaustive et avec une formidable force dialectique.

 

 

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